J.G. Neukirch (p. 34-43).

NOTES.




A.


Extrait d’un rapport adressé par le général en chef (Bonaparte) au directoire, du quartier-général à Milan, le 25. Floréal an V. (14. Mai 1797.)
(Voyez Correspondance inédite de Napoléon.)


„J’ai chargé Comeyrat de se rendre à Sion pour chercher à ouvrir une négociation avec le Valais, afin de conclure un traité au nom de la France et de la république Cisalpine qui nous accorde le passage depuis le Lac de Genève au Lac Majeur en suivant la vallée du Rhône. J’ai envoyé un excellent ingénieur des ponts et chaussées pour savoir ce que coûterait cette route à établir. Elle irait de Versoix à Bouveret, par le lac, 15 lieues — de Bouveret à Sion, 10 lieues - de Sion à Brieg, 8 lieues — de Brieg à d’Ossola 8 lieues - de d’Ossola au Lac Majeur, 8 lieues - du Lac Majeur à Milan, 12 lieues ; ce qui ferait 61 lieues de Versoix à Milan, ou 160 de Milan à Paris. Sur ces soixante et une lieues, les quinze du Lac et les vingt de d’Ossola à Milan, c’est-à-dire, 35 sont en grande route ; il reste donc 26 lieues à faire, dont se chargerait le Milanais.”

„J’ai chargé le même ingénieur d’aller jusqu’au pont de . . . . et de voir ce qu’il faudrait pour faire sauter le rocher dans lequel s’enfuit le Rhône, et par là rendre possible l’exploitation des bois du Valais et de la Savoie, bois immenses et qui peuvent seuls relever notre marine. On m’assure qu’il ne faut pas plus de 2 ou 300,000 Frs. pour cette opération.”

„La Toscane et les Grisons vont conclure un traité d’alliance avec la nouvelle république Cisalpine ; il faudrait obtenir des Suisses les baillages italiens qui n’ont qu’une population de 40,000 âmes : nous pourrions leur donner le Freythal[1] et, s’il était nécessaire, la nouvelle république s’obligerait à fournir tous les ans, une certaine quantité de riz et de blé.”


Bonaparte.

Paris, le 3. Messidor an 3.


QUATREMÈRE DISJONVAL,


Chef d’État-Major de l’expédition du Mont-Simplon,


Au Général en Chef de l’armée de Réserve.




Citoyen Général en Chef,

Il appartient peut-être à ceux qui ont franchi la montagne des Alpes, réputée la plus difficile, de vous rendre compte des obstacles, des évènemens, des résultats qui peuvent servir à caractériser pour jamais ce passage. Il importe même d’autant plus de vous en instruire, que ceux qui ont fréquemment et constamment lutté contre les obstacles du Mont-Simplon en se familiarisant, si j’ose dire, avec ses horreurs, ont conçu l’idée de changemens majeurs à opérer dans tout ce qui le concerne, ont des plans de la plus haute importance à proposer, tant pour le tems de paix que pour le tems de guerre.

C’est le 6. Prairial que vous avez ordonné au général Bethencourt, chargé de conduire l’expédition par le Simplon, de commencer à en tenter le passage. La nature, pour ainsi dire, aux ordres du premier Consul, même sur les lieux où elle domine avec le plus d’empire, avait pris soin d’aplanir cette année deux mois plutôt que d’ordinaire un obstacle qui ajoute beaucoup aux difficultés de ces routes si étroites et si scabreuses. La neige était disparue de dessus les chemins : mais sa chute en avalanges avait rompu les mêmes chemins en plusieurs endroits, et je me hâte de vous faire voir les Français conduits par un de ces éboulemens à l’une des situations les plus extraordinaires qu’on puisse concevoir. Le général Bethencourt arrive avec environ mille hommes, tant de combat que de suite, à l’un de ces points où le passage n’est obtenu que par des pièces de bois dont une extrémité est posée dans le rocher creusé, l’autre est supportée par une poutre en travers. Cette espèce de pont avait été emporté par un éclat de roche, parti de la plus grande élévation et qui avait tout entraîné dans un torrent, roulant au-dessous des eaux avec le plus horrible fracas. Le général Bethencourt avait vos ordres ; il déclara que nul obstacle ne devait arrêter ; et aussitôt il fut résolu d’employer le moyen suivant : il ne restait de tout ce que l’art avait ici tenté pour vaincre la nature, que la rangée de trous dans lesquels avait été engagée l’une des extrémités de chaque pièce de bois. Un des volontaires les plus hardis s’offre à mettre les deux pieds dans les deux premiers trous, puis à tendre une corde à hauteur d’homme en marchant de cavité en cavité ; et lorsqu’il est parvenu à fixer la corde jusqu’à l’autre extrémité de l’intervalle, entièrement vide, au-dessus de l’abîme, c’est le général Bethencourt qui donne l’exemple de passer ainsi suspendu par les bras à une corde, même très-peu forte ; et c’est ainsi que près de mille Français ont franchi un intervalle d’environ dix toises, chargés de leurs armes, chargés de leurs sacs. On les avait vus se servir de leurs bayonnettes, employer des crochets pour pouvoir gravir des montagnes dont l’escarpement semblait avoir banni à jamais les humains. Je crois vous les présenter ici, Citoyen Général, luttant contre les plus affreux périls, dans une attitude nouvelle ; et je les crois bien dignes des regards de la postérité, lorsqu’ils sont ainsi suspendus entre le ciel et le plus effroyable, abîme, par l’unique espoir de vaincre, par l’unique envie de vous obéir.

Si quelque chose peut aider à concevoir, quel a été le péril des hommes, c’est le sort des chiens. Cinq seulement suivaient la colonne. L’amour de leurs maîtres ne leur a pas permis, ici plus qu’ailleurs, de s’en séparer ; car la nature a aussi sa discipline qui semble prescrire à certains animaux d’aimer plus leur devoir que leur conservation. Les chiens donc, ces animaux dont l’histoire offre tant d’actions de morale et de courage plus ou moins touchantes, les chiens, après avoir vu partir leurs maîtres pour placer leurs pieds dans les trous où des pieds d’hommes seulement pouvaient entrer : après les avoir vus se suspendre à la corde que des mains d’hommes seules pouvaient encore saisir, les cinq chiens enfin se précipitent dans le gouffre comme d’un commun accord. Trois sont à l’instant entraînés pour jamais dans les flots du torrent qui infestait le fond du précipice : mais deux sont assez vigoureux pour lutter contre le torrent, pour se tirer de ces eaux écumantes, pour triompher aussi des roches à pic qui les séparaient du chemin redevenu praticable, pour arriver enfin, moins mouillés encore que meurtris, jusqu’aux pieds de leurs maîtres. J’aime à penser qu’ils leur sont devenus bien chers.

Je reviens à nos combattans. Il est tems de vous rappeler, Citoyen Général, que c’étaient des détachemens de la 102ème et de la 44ème demi-brigade, auxquels se joignaient quelques compagnies de l’infanterie helvétienne. Les noms du général, des officiers de son état-major, tant français qu’helvétiens, qui ont donné l’exemple d’une telle audace, sont déjà gravés sur le roc qui leur avait refusé le passage. Ils trouveront là, sans doute, le plus beau temple de mémoire ; mais ils y ont trouvé de plus cette force d’élan qui leur a fait ensuite renverser, surprendre les postes autrichiens avec tant de bonheur ; ceux-ci dormaient, pour ainsi dire, appuyés sur cette barrière. Avec quelle stupeur ils ont vu arriver les Français sur leur front, sur leur flanc, et descendre le Simplon, lorsqu’ils les croyaient loin de pouvoir même le gravir !

Il est tems aussi de développer les avantages réels que présente pour les opérations militaires la montagne du Simplon, tout horrible qu’elle est, quand on la compare impartialement et judicieusement, soit au Gothard, soit aux deux Bernards. Elle est d’abord notablement moins haute que chacune de ces trois montagnes[2] son élévation semble s’arrêter juste au point qui commence à compromettre la sensibilité humaine, et tandis que les autres font ressentir en tout tems un froid insupportable, le Simplon commence à vous offrir les moyens de redescendre, lorsque l’ascension cesserait de vous donner du ton, lorsqu’elle ne vous ferait plus sentir que ce froid, l’ennemi ou plutôt la mort tant du moral que du physique. Le point des Alpes qu’occupe le Simplon, est aussi bien plus central, soit par rapport à la capitale de la république Italienne, soit par rapport à celle de la république Helvétique, soit à l’égard de Paris même. Vous avez cherché. Citoyen Général, à faire arriver en même tems deux colonnes par le Gothard et par le Simplon ; mais quelle différence a eu lieu dans ce moment d’arrivée entre les deux colonnes ! L’avant-garde de la division du Gothard, partie le 6. Prairial du pied de cette montagne pour la franchir, n’a pu arriver que le 25. à la hauteur du reste de l’armée de réserve, c’est-à-dire, le matin de la fameuse bataille de Marengo. Quant à l’avant-garde de la division du Simplon, partie également le 6. du pied citérieur de cette montagne, elle a pu combattre aux avant-postes dans les affaires de Montebello, Voghera, St. Julien, Marengo ; mais la 44ème demi-brigade qui fournissait cette avant-garde, réunit en elle un autre genre de mérite bien plus mémorable encore. Son dernier bataillon, commandé par le chef de brigade Saudeur, n’a pu partir du pied citérieur du Simplon que le 16. Prairial ; et grâce aux facilités très-réelles pour les marches qu’offre cette montagne ; grâce aussi, je n’ai garde de vouloir le dissimuler, à l’indicible activité du chef de brigade Saudeur, cinq cents hommes de cette même demi-brigade sont arrivés pour six heures du soir le 25. Prairial sur le champ de bataille de Marengo, avec chacun soixante cartouches : en sorte que, si c’est un bataillon de cette demi-brigade qui a soutenu avec tant de vigueur le premier choc des Autrichiens, c’en est un autre qui a peut-être le plus contribué à décider la victoire, en arrivant avec des hommes frais et un si grand nombre de cartouches, pour appuyer le général Désaix.

On avait dit que le Simplon, à peine praticable pour des hommes, ne le serait jamais pour ces chevaux ; et je l’ai passé la dernière fois, suivi de quinze cavaliers montés, sans avoir été jamais contraint par une nécessité réelle à descendre de cheval.

On avait dit que le Simplon ne se prêterait jamais au passage de l’artillerie ainsi que de ses munitions ; et le général Bethencourt a réussi à se faire suivre de deux pièces de trois, de quatre pièces de quatre et de deux obusiers ; et j’ai réussi, moi, à me faire suivre de deux pièces de huit.

Vous voyez, Citoyen Général, que tous ceux qui avaient été chargés de reconnaître jusqu’à ce moment, le Simplon, se sont laissé probablement imposer par une double espèce de prestige. Rien de si beau par endroits et rien de si affreux en d’autres que ce que cette montagne présente ; c’est précisément d’elle qu’on doit dire avec l’auteur du Voyage d’Anacharsis : « Le pays n’est qu’une suite de tableaux où la nature a déployé la grandeur et la fécondité de ses idées, et qu’elle a rapprochés négligemment sans égard à la différence des genres. La main puissante qui fonda sur des bases éternelles tant de roches énormes et arides, se fit un jeu de dessiner à leurs pieds, ou dans leurs intervalles, des prairies charmantes, asyle de la fraîcheur et du repos ; partout des sites pittoresques, des contrastes imprévus, des effets admirables. »

« Combien de fois, parvenus au sommet d’un mont sourcilleux, nous avons vu la foudre serpenter au-dessous de nous ! Combien de fois encore, arrêtés dans la région des nues, nous avons vu tout-à-coup la lumière du jour se changer en une clarté ténébreuse, l’air s’épaissir, s’agiter avec violence et nous offrir un spectacle aussi beau qu’effrayant ! Ces torrens de vapeur qui passaient rapidement sous nos yeux et se précipitaient dans des vallées profondes ; ces torrens d’eau qui roulaient en mugissant au fond des abîmes ; ces grandes masses de montagnes qui, à travers le fluide épais dont nous étions environnés, paraissaient tendues de noir ; les cris funèbres des oiseaux ; le murmure plaintif des vents et des arbres ; voilà l’enfer d’Empedocle, voilà cet océan d’air louche et blanchâtre qui pousse et repousse les âmes coupables, soit à travers les plaines des airs, soit au milieu des globes semés dans l’espace. »

Ces derniers traits me semblent néanmoins convenir bien mieux encore à une autre montagne helvétique, appelée le Mont-Gemmi, dont il me reste à vous exposer les avantages et les horreurs. Elle est située en face du Simplon, à l’autre rive du Rhône, entre le canton de Berne et le Valais. Je crois que c’est la cour assidue que j’ai faite à cette montagne, qui m’a valu de pouvoir envisager celle du Simplon avec beaucoup plus d’exactitude et de sang-froid. Le Mont-Gemmi n’est exactement qu’un composé d’horreurs entassées les unes sur les autres, et qui a pu les passer une fois, perd toute espèce de crainte, comme ceux qui avaient passé le fleuve Lethé perdaient tout souvenir ; mais on peut en tirer aussi un parti très-avantageux, de cette montagne si effrayante ; il y a déjà un chemin de tracé. Sur le compte que j’ai rendu au ministre Reinhard et au gouvernement Helvétique, de l’inappréciable communication que l’on pouvait établir par le Mont-Simplon et le Mont-Gemmi, entre la France et l’Italie, déjà cette communication a été singulièrement facilitée ; et il ne tient qu’aux généraux français en Italie, ainsi qu’aux gouvernans Italiens, de communiquer avec la France par un chemin de quatre-vingts lieues plus court que celui qui passait pour le moins long. Les troupes, les prisonniers, l’artillerie, les transports d’argent peuvent également en faire leur profit ; et je ne doute pas que le premier Consul ne mette le sceau à une campagne qui le couvre de tant de gloire, par la création d’une route qui manqua à celle du vainqueur des Gaules, à celle de Jules César même.

Que j’aurais de plaisir à vous ajouter d’autres observations, si je n’étais plutôt à vous rendre compte d’une expédition militaire que d’une expédition scientifique ! Il en est une cependant que je croîs pouvoir joindre ici. Elle s’attache à la découverte que j’ai faite, de la singulière influence du premier quartier de la lune sur les vicissitudes atmosphériques ; elle rend compte d’un des phénomènes météorologiques qui m’avaient le plus souvent et le plus infructueusement occupé jusqu’à mes voyages fréquens, tant au Mont-Simplon qu’au Mont-Gemmi ; elle détrompera, je crois, aussi ceux qui attribuaient uniquement les pluies, ordinairement si abondantes, fin de Mai et commencement de Juin, au solstice d’été. Non, ces pluies, pour la France par le vent d’est, et pour l’Italie par le vent d’ouest, ne tiennent qu’à l’état détrempé par la fonte des neiges que contracte alors l’immense superficie des montagnes, qu’à la renaissance d’une infinité de lacs, de ruisseaux et de rivières vers cette même époque, sans que la chaleur soit encore assez forte pour absorber tant d’humidité ; je les ai vus, ces réservoirs éternels des eaux qui doivent entretenir les rivières lorsque les pluies hybernales cessent de les grossir. Le commencement surtout de la fonte des neiges métamorphose en surface humide celle qui était avant très-sèche, par l’effet de la neige, et qui le redevient ensuite par l’effet de la chaleur ; mais le vent d’est ne peut d’abord qu’apporter en France des pluies très-froides, très-abondantes, comme il le fait toujours à cette époque, et comme il cesse entièrement de le faire après cette même époque.



  1. Frikthal.
  2. La hauteur comparée de ces quatre montagnes est, d’après le voyage de Mr. de Saussure dans les Alpes : Petit St. Bernard 1125 toises au-dessus de la mer, grand St. Bernard 1246 toises, St. Gothard 1065 toises, Simplon 1029 toises.