La Roumanie et la question agraire

La Roumanie et la question agraire
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 174-203).
LA ROUMANIE
ET
LA QUESTION AGRAIRE


I

L’antique colonie romaine qui a résisté à toutes les invasions et qui, comme un rocher battu des flots mais jamais entamé, a maintenu la race et l’esprit latins au milieu du monde slave et mongol, la Roumanie, attire aujourd’hui plus que jamais l’attention de l’Europe. C’est à elle que nous devons les bienfaits de la paix : sans son intervention aussi énergique qu’opportune, la Bulgarie et la Serbie seraient peut-être encore aux prises à l’heure où nous écrivons ; la Grèce et la Turquie auraient été entraînées de nouveau dans la lutte, et une troisième guerre balkanique désolerait le Sud-Est de notre continent. Depuis plus d’un an, les hommes d’Etat de Bucarest suivaient avec une anxiété bien compréhensible la marche des événemens ; à plus d’une reprise, ils avaient songé à mobiliser : la sagesse du roi Carol s’était opposée à des décisions prématurées. Ce souverain qui, après l’empereur d’Autriche, est le doyen des princes régnans, considérait avec raison qu’il convenait de laisser se dérouler les premières péripéties du draine avant de faire entendre la voix de son pays ; le Cabinet conservateur qui était au pouvoir a Bucarest partageait sa manière de voir. Mais, au printemps de 1913, lorsque la Bulgarie victorieuse se retourna contre ses alliés de la veille, et attaqua les Serbes et les Grecs, il apparut que l’heure avait sonné. Ce ne furent pas seulement les ministres qui en eurent le sentiment : le peuple roumain tout entier fut traversé par un de ces courans électriques qui, à de certaines minutes, font battre tous les cœurs à l’unisson : la mobilisation fut décrétée le 20 juin (3 juillet de notre style) 1913. Il se présenta deux fois plus d’hommes que la loi n’en appelait. A la minute où les convocations étaient publiées, les réservistes se précipitaient à la gare la plus proche pour sauter dans le premier train en partance ; lorsqu’ils ne trouvaient pas de place dans les compartimens, ils se couchaient sur les toits des wagons : on en vit qui franchirent à pied des distances de 50 et de 100 kilomètres parce qu’ils n’avaient pas la patience d’attendre que leur tour vînt d’être transportés par chemin de fer. Un conducteur de tramway dans la capitale entend l’appel de sa classe ; il arrête sa voiture, descend de sa plate-forme et court à la caserne, en laissant le véhicule et les voyageurs ébahis en panne au milieu d’une place. Trois fils d’un vieux paysan viennent annoncer à leur père qu’ils partent pour l’armée : « Je vous bénis, mes enfans, leur répond-il, j’ai fait la campagne de 1877 : vous reviendrez sains et saufs, comme moi. » Dans une ferme voisine, l’aïeule voit tous ses petits-fils assemblés sur le seuil ; elle ne dit pas un mot, ne verse pas une larme : mais, quand ils sont sur la route, elle tombe évanouie.

En sept jours, les têtes de colonne roumaines avaient franchi le Danube, alors que l’attaché militaire autrichien assurait aux Bulgares que trois semaines au moins étaient nécessaires à l’opération. Le général Boteano, ancien élève de nos écoles militaires, avait, en sept heures, jeté sur le fleuve un premier pont de bateaux sur lequel passa l’avant-garde. C’était le moment où le sous-chef de l’état-major général de l’armée roumaine, le colonel Christesco, ancien élève de notre école supérieure de guerre et imbu de ses principes, détaché au quartier général des Serbes, encourageait ceux-ci à reprendre l’offensive et à attaquer sur tout le front les Bulgares, de façon à permettre à la mobilisation roumaine de se faire sans être inquiétée. On sait le reste. Les Bulgares, voyant s’avancer sur eux une armée de 500 000 hommes, comprirent à quel danger mortel ils étaient exposés. Ils traitèrent, et cédèrent la portion de territoire que les Roumains ont nommée le quadrilatère et qui est comprise entre les villes de Tourtoukaiïa, Balcik, Rutschuk et Varna : ces deux dernières sont restées bulgares. C’est une surface de 7 525 kilomètres carrés d’excellentes terres qui s’ajoute au royaume moldo-valaque et qui porte sa superficie totale à 138 000 kilomètres. C’est désormais de beaucoup le plus étendu des Etats et principautés qui occupent l’extrémité sud-orientale de l’Europe. Le tableau suivant indique les surfaces et la population :


Kilomètres carrés Population.
Roumanie 138 000 7 500 000
Bulgarie 12 077 4 700 000
Grèce 121 268 4 251 000
Serbie 87 38 4 167 000
Albanie 32 000 880 000
Monténégro 14 256 515 000
Turquie d’Europe 16 201 1 800 000

Tel est le résultat de la courte campagne qui a conduit les Roumains en Bulgarie et qui a, pour beaucoup de Français, été une révélation. Car peu de pays européens sont aussi mal connus chez nous que celui dont nous avons été les principaux créateurs. La seule excuse de l’ignorance où nous sommes trop longtemps restés à son égard est dans la rapidité de son développement. La transformation des principautés moldo-valaques, telles qu’elles étaient il y a un demi-siècle, en une nation moderne, s’est opérée brusquement. Certaines préventions aidant, nous n’avons pas su ou voulu nous tenir au courant de ce qui se passait à Bucarest et dans les provinces. Des livres ou des articles remarquables ont cependant été publiés par certains de nos compatriotes, qui ont pris la peine de se rendre compte par eux-mêmes des progrès réalisés. Nous voudrions apporter aujourd’hui notre pierre à l’édifice, en dressant un tableau sommaire de la situation économique du pays, en rappelant les progrès accomplis et en indiquant les problèmes qui restent à résoudre. Parmi eux, celui de la réforme agraire est au premier plan.

La Roumanie a tout d’abord été formée par la réunion des deux anciennes principautés de Moldavie et de Valachie : la première, située au Nord, entre le Pruth à l’Est et les monts Carpathes à l’Ouest, a pour ville principale Jassy, tandis que la Valachie, qui s’étend au Sud et vers l’Ouest, est bornée au Nord par les Carpathes, au Sud et à l’Est par le Danube ; au-delà de ce fleuve, vers l’Orient, entre lui et la Mer-Noire, s’étend la Dobroudja, que la Russie donna, en 1878 à la Roumanie, ou plutôt dont elle lui imposa l’échange contre la Bessarabie, province beaucoup plus fertile, annexée à l’empire moscovite par le traité de Berlin.

Dans le discours que le roi Carol prononça le 13 mars 1900, à la séance solennelle de l’Académie roumaine, il rappelait en termes excellens que l’appréciation judicieuse des conditions d’existence et de développement d’un peuple ne peuvent s’acquérir sans la connaissance approfondie de son histoire. Il remettait en même temps à l’Académie un document qui lui paraissait constituer un élément d’information précieux, le journal de l’abbé Comte d’Hauterive, nommé en 1785 secrétaire de l’Hospodar de Moldavie par le comte de Choiseul-Gouffier, ambassadeur de France à Constantinople. Avant de quitter son poste, Hauterive soumit à Alexandre Maurocordato un mémoire sur l’état ancien et actuel de la Moldavie, dans lequel nous trouvons à la fois des renseignemens sur cette province, qui forme aujourd’hui la moitié du royaume de Roumanie, et une série de considérations sur la condition de ses habitans et sur les mesures propres à l’améliorer, dont plusieurs ont été appliquées au XXe siècle.

Après les invasions des Grecs primitifs, dont Ovide, dix siècles plus tard, retrouvait les traces pendant son exil au bord du Pont-Euxin, après celles des Scythes et des Daces, l’empereur Trajan conquit le pays et le divisa en trois districts ; le premier comprenait la Hongrie et la partie occidentale de la Valachie, le second la Transylvanie, et le troisième l’espace qui s’étend du Pruth aux Carpathes, c’est-à-dire le reste de la Valachie et de la Moldavie. Cette dernière province, ouverte du côté du Nord, devint la proie successive de conquérans barbares, tandis que les colons romains se réfugiaient dans les montagnes de la Transylvanie. Au commencement du XIVe siècle, Dragosh s’établit dans la Moldavie. Parmi ses successeurs, Stephan Voda a laissé le nom d’un prince puissant et heureux ; il maintint l’indépendance de son pays, dont il porta les confins aux Carpathes, au Dniester et à la Mer-Noire.

Le peuple, quoique privé de toute propriété territoriale, parut à Hauterive doué de qualités remarquables qui, aujourd’hui encore, distinguent le paysan roumain. Mais les augmentations arbitraires d’impôts, décrétées à tout instant par les boyards, irritaient les populations. L’incertitude de certaines taxes avait des effets plus funestes encore, toute demande inattendue étant, aux yeux des contribuables déjà mécontens, une vexation insupportable. Hauterive conseille aux seigneurs de se rapprocher du peuple, afin de le mieux comprendre et de le mieux traiter. Chemin faisant, il accumule les observations judicieuses, non seulement sur ce qu’il voit, mais sur ce qu’il conviendrait de faire. Il énonce des maximes d’une haute sagesse, qui aujourd’hui encore devraient guider la conduite des gouvernans. Il critique la manie de tout rapporter à une capitale « comme si la richesse de quelques hommes et la beauté d’un lieu faisaient la prospérité publique. » Il propose de planter d’arbres les terrains marécageux ; il craint de voir les villes se peupler aux dépens des campagnes et un luxe ruineux remplacer ce luxe rural qui fait l’ornement et la richesse d’une province agricole, « luxe bienfaisant qui ne sacrifie pas des trésors à des goûts insensés, mais qui se glorifie de clôtures bien soignées, de beaux haras, de villages bien entretenus, de campagnes bien cultivées… Les boyards se rapprocheront du peuple et sentiront mieux, en le voyant de plus près, l’intérêt attaché au devoir de le traiter avec ménagement, de prévenir ses malheurs, sa ruine et ses émigrations. » On croirait entendre les discours prononcés en 1908 au parlement de Bucarest, au moment de la réforme agraire, dont le Cabinet libéral, au lendemain de la révolution de 1907, prit l’initiative, en même temps qu’il punissait, avec la plus grande énergie, les fauteurs de désordre.

La très grande majorité de la population étant adonnée aux travaux de la terre, la question agraire est la première de celles qui doivent être étudiées par celui qui veut se rendre compte de l’état de la Roumanie et de son avenir. C’est elle que nous traiterons d’abord ; nous donnerons ensuite quelques détails sur les autres élémens de la vie économique, commerce, industrie, finances. Nous terminerons en montrant la situation que le royaume occupe aujourd’hui dans le Sud-Est de l’Europe et l’importance du rôle qu’il est désormais appelé à jouer et auquel la part qu’il a prise aux derniers événemens lui donne des droits incontestables.


II

De tous temps, la question agraire a joué un rôle considérable dans l’histoire de l’humanité : on peut dire qu’elle en forme comme la trame : les luttes entre peuples et, au sein d’une même communauté, entre individus, ont eu surtout pour objet la possession du sol. Dès la plus haute antiquité, aussitôt que des rudimens de société s’organisèrent et que chacun voulut assurer à lui et aux siens les alimens et certaines matières premières indispensables à la vie, les hommes cherchèrent à devenir ou à rester maîtres de la plus grande étendue possible de terres. Sans remonter plus haut que l’histoire romaine, on sait quelle place ces querelles tinrent dans la politique de la République : les séditions des Gracques sont présentes à notre mémoire. Toute l’histoire du Moyen âge est remplie des combats sanglans entre les divers Etats et monarques, qui veulent s’arracher les uns aux autres des territoires. Dans les temps modernes, ces luttes internationales continuent et se doublent de bouleversemens intérieurs qui, à de certaines époques, viennent modifier profondément le régime de la propriété foncière. Tantôt ils sont la suite de révolutions politiques violentes, comme en France à la fin du XVIIIe siècle ; tantôt, comme en Espagne et en Italie, ils se produisent sans qu’il y ait de sang répandu, par une législation qui sécularise les biens du clergé, brise la mainmorte et morcelle, en les vendant aux particuliers, les vastes domaines des congrégations. En Russie, dès 1861, un tsar libéral supprime le servage qui attachait le paysan à la glèbe et rend celui-ci propriétaire en forçant les seigneurs à se défaire d’une partie de leurs domaines que l’Etat achète et cède aux ex-serfs moyennant le versement d’un certain nombre d’annuités. A la suite des troubles violens qui ont suivi la guerre japonaise et des soulèvemens de paysans qui, dans certaines provinces, ont pris une allure révolutionnaire, le gouvernement russe s’est préoccupé d’améliorer les conditions de la propriété rurale : une loi nouvelle a été soumise à la troisième Douma, à la fin de 1909. La propriété commune, le mir, est en voie de se transformer en domaines individuels. Les rapports annuels du ministre des Finances au Tsar donnent des renseignemens précieux sur les heureux effets de cette réforme.

Quand on compare l’état actuel de la Roumanie avec le tableau qu’Hauterive traçait, il n’y a guère plus d’un siècle, de la plus grande partie des territoires qui constituent le jeune royaume, on mesure le chemin parcouru. On pourrait même remonter beaucoup moins haut dans l’histoire, examiner les hommes et les choses au début du règne de Carol Ier : on constaterait un progrès tel que ce qui reste à faire paraîtrait peu de chose en comparaison de ce qui a été accompli.

Les cinq sixièmes de la population roumaine s’adonnent aux travaux des champs et à ceux qui s’y rattachent directement ; ces familles rurales lui fournissent les élémens excellens d’une armée qui a fait ses preuves à Plevna et a depuis lors réalisé encore de sérieux progrès. L’industrie, au sens moderne du mot, la métallurgie en particulier, jouent un rôle bien moindre dans la vie nationale : des efforts suivis ont été faits et sont faits tous les jours pour développer cette partie de l’activité nationale : la mise en valeur des champs pétrolifères atteste la grandeur de l’œuvre entreprise ; mais le caractère dominant n’en reste pas moins l’agriculture. Les problèmes qui y ont trait ne cessent de s’imposer aux préoccupations de ses hommes d’Etat : ils se sont dressés devant eux avec une soudaineté et une violence extrêmes en 1907.

Les origines de la question agraire roumaine sont complexes et doivent être cherchées dans l’histoire de ces populations paysannes qui, pendant de longues années, vivaient sur les terres du seigneur en lui payant une redevance en argent ou en nature, sous forme de travail ou de dime. Elles consentaient à acquitter cette charge, mais elles n’auraient pas compris que le suzerain expulsât le vassal, dont le droit, non écrit, de vivre sur le domaine où il était né leur paraissait évident. Aussi longtemps d’ailleurs que régnait la vie pastorale, il ne s’élevait pas de grandes difficultés. Elles naquirent le jour où, les relations internationales ayant changé de caractère grâce aux voies ferrées et à la navigation à vapeur, la culture des céréales se développa dans les plaines fertiles de la Valachie et de la Moldavie. Les pâturages cédèrent alors la place aux champs de maïs et de blé, et le caractère individuel de la propriété s’accentua. Les grands propriétaires, dont les revenus s’accroissaient considérablement, abandonnèrent à des fermiers le soin de les faire rentrer, en imposant aux serfs des conditions souvent dures. Le mécontentement de ceux-ci grandissait : il fallut leur abandonner une partie des terres. Une série de mesures, dont les premières remontent à l’origine de l’État roumain moderne, eurent précisément pour objet d’amener le morcellement des latifundia, c’est-à-dire des grands domaines. Une partie de ceux-ci avaient déjà disparu en 1863, par l’effet de la loi qui avait sécularisé les biens des couvens grecs.

En 1864, une loi fondamentale du 15 août avait aboli le servage, imposé aux grands propriétaires l’obligation de céder une partie de leurs domaines et ordonné la mise en vente de terres de l’Etat. Elle avait aboli la corvée, la dime et les autres charges en nature ou en argent qui pesaient sur le sol. D’après un rapport de M. Antoine Carp, plus de 408 000 paysans sont alors devenus propriétaires : parmi eux, 72 000 sont dans une position aisée (fruntas, c’est-à-dire de front, en première ligne) ; 202 000 dans une condition moyenne {mijlocas, ayant deux bœufs) ; 134 000 n’ont point de capital (pàlmas). À côté de ceux à qui des terres ont été attribuées, beaucoup sont restés sans en recevoir : d’abord ceux qui, à la suite d’accords intervenus entre eux et les propriétaires, ont cessé d’être corvéables et ont obtenu une maison et un jardin, puis les nouveaux mariés qui n’ont pas encore le droit de résidence ; enfin ceux qui vivent sur des domaines seigneuriaux dont la fraction prescrite par la loi a été aliénée. Il arrivait en effet que dans les districts très peuplés, notamment dans les parties accidentées du pays, même les deux tiers des propriétés que la loi obligeait leurs possesseurs à céder ne suffisaient pas à doter de terres toutes les familles de paysans. Celles-ci pouvaient s’établir sur les terres domaniales les plus proches, où l’État était autorisé à leur vendre jusqu’à 12 pogones (6 hectares). Dès 1876, une circulaire du président du conseil Oratiano, le père du président actuel du Cabinet libéral, invitait les préfets à hâter l’application de cette dernière disposition. Une loi de 1881 réglementa la vente des terres domaniales aux paysans par lots de 2, 4, 6 et 8 hectares. Elle leur donnait des facilités de paiement, tandis que les acheteurs de plus grandes étendues étaient obligés de verser la totalité du prix dans les neuf mois. La loi de 1884 fixe à 5 hectares la contenance maximum des petits lots et interdit aux acquéreurs d’en réunir plus de deux. Elle donne la préférence, lors de la mise en vente, à ceux qui ne possèdent encore aucune terre, et ensuite à ceux qui possèdent moins de 5 hectares. Une loi de 1887 institua dans chaque arrondissement une commission chargée de vérifier si les terres avaient bien été attribuées aux ayans droit. Une statistique de 1906 constate que 48 622 paysans « nouveaux mariés » sont devenus propriétaires de 229 000 hectares, que l’Etat leur a vendus depuis 1878, la part de chacun variant de 1 à 6 hectares. Le 7 avril 1889, une nouvelle loi modifia les conditions de vente des biens domaniaux, qui ne pourront désormais être acquis que par des cultivateurs roumains. Les trois quarts de chaque terre devront être divisés en petits lots ; un quart seulement pourra échapper au morcellement. En même temps on imposa aux acquéreurs l’obligation de s’établir sur le domaine acheté par eux. Une loi de 1896 supprima la vente par lots de plus de 5 hectares et permit aux instituteurs, prêtres et desservans, de se porter acquéreurs. Une enquête récente a établi que les cinq sixièmes environ des acquéreurs ont cultivé eux-mêmes leurs lots, tandis que les autres les ont aliénés ou loués, faute de capital leur permettant de les exploiter, ou à cause de l’éloignement de leur résidence.

En 1905, la propriété se répartissait comme suit :


Genre de la propriété Superficie en hectares Proportion pour 100 Nombre de propriétaires
Petite propriété jusqu’à 10 hectares 3 320 000 41 1 015 302
Moyenne propriété. 10 à 50 hectares 696 000 9 36 318
« 50 à 100 hectares 165 000 2 2 381
Grande propriété 100 à 500 hectares 786 000 10 2 608
« au-dessus de 500 hectares 3 002 000 38 1 563
Total 7 969 000 100 1 058 172

Ces chiffres ne contiennent que les terres de labour, les prairies, les pâturages et les plantations de pruniers ; ils laissent de côté les forêts, les vignobles, les marécages, les carrières, qui couvrent plus de 5 millions d’hectares. Parmi les 1 563 propriétaires qui possédaient alors les trois huitièmes de la superficie considérée, se trouvaient les institutions publiques de bienfaisance, en première ligne l’Ephorie des hôpitaux civils de Bucarest, qui possédait 141 671 hectares de terres arables, les sociétés d’assurance, l’administration des hôpitaux Saint-Spiridon à Jassy, les communes, les églises, la fondation Brancovan. L’Etat, de son côté, détenait encore plus de 400 000 hectares, répartis en un millier de propriétés, reste d’un domaine quadruple au début du règne de Carol Ier. Une loi de 1911 a obligé l’Etat et les établissemens publics à affermer la plus grande partie de leurs domaines[1].

En quarante-six ans, les paysans ont reçu plus de deux millions et demi d’hectares, dont 1200 000 cédés par les grands propriétaires en vertu de cette loi de 1864 avant laquelle on peut dire, avec M. Djuvara, qu’il n’existait pas de régime de la propriété foncière, et 1 300 000 provenant des domaines de l’Etat et vendus par lui. La difficulté du problème réside à la fois dans la nécessité de distribuer des terres aux paysans et dans celle de maintenir la grande propriété et de développer la propriété moyenne. Car il serait déraisonnable de croire que la division à l’infini du sol serait un bonheur pour la Roumanie. La culture des céréales se fait d’autant mieux qu’elle couvre, jusqu’à une certaine limite, des espaces plus considérables. L’emploi des machines n’est pas à la portée du petit agriculteur. Des domaines étendus permettent le recours aux méthodes modernes : grâce à celles-ci, le travail ne manquera pas aux ouvriers agricoles, qui trouveront largement à gagner leur vie, même s’ils ne possèdent aucune parcelle en propre. La meilleure preuve en est l’immigration régulière d’ouvriers agricoles étrangers, qui, en dépit d’une réglementation très sévère, viennent tous les ans, au nombre d’une vingtaine de mille, prendre part aux travaux de culture. Aujourd’hui, l’étendue moyenne des propriétés paysannes est d’environ 3 hectares : il ne faudrait pas qu’elle descendît au-dessous de ce chiffre, bien qu’il soit encore supérieur à celui qui lui correspond en France et en Allemagne : et on arriverait infailliblement à un morcellement ultérieur dans un pays où la population croît tous les ans de 100 000 âmes. Il se produirait alors un phénomène analogue à celui qui s’observe en Russie, l’insuffisance des lots accordés a chacun. Il est vrai que dans ce dernier pays la situation était » jusque dans les temps récens, aggravée par le mode de répartition des terres dans le mir, où des parcelles infinitésimales et souvent très éloignées les unes des autres étaient données au même individu. En Roumanie, la loi ne s’oppose pas encore à la pulvérisation de la propriété. On a songé à écarter ce péril en rétablissant un régime qui existait jadis, celui du minorât : en vertu d’une vieille coutume roumaine, c’était le cadet de la famille qui conservait le domaine paternel. Il continuait d’y vivre avec sa mère, tandis que les aines cherchaient fortune au dehors.

Malgré les efforts du législateur, beaucoup d’anciens serfs, bien que libérés, restaient dans la dépendance des seigneurs, et en vinrent à regretter le régime sous lequel ils n’étaient pas propriétaires, mais exerçaient sur la terre une sorte de droit de jouissance permanente, moyennant partage des produits. Cette organisation résultait de longues traditions de vie pastorale, qui n’impliquait ni partage des terres, ni division de la richesse entre les membres d’une même famille ou d’une tribu. Un demi-siècle n’a pas suffi à en chasser le souvenir de l’âme du paysan roumain ; en 1907, il s’est révolté brusquement contre un état de choses qu’il comprenait mal et qui lui semblait contraire à tout l’héritage des pensées ancestrales. Comme l’a fait observer un homme d’Etat aux vues profondes, la loi de 1864 avait bien libéré les serfs, mais elle avait du même coup affranchi les propriétaires des obligations qu’une tradition, non contestée, leur imposait vis-à-vis de ceux qui vivaient sur leurs terres. Quoi qu’il en soit, la sédition fut terrible. La répression fut impitoyable : mais elle était nécessaire. La discipline de l’armée roumaine fut mise à une cruelle épreuve, dont elle sortit à son honneur. Pas un soldat ne refusa de marcher, — et pourtant, dans bien des cas, il lui fallut tirer sur des frères, sur de proches parens.

Aussitôt l’ordre rétabli, le gouvernement ordonna une enquête, qui porta sur environ 40 pour 100 des contrats agricoles dans différentes régions du pays ; elle avait, entre autres objets, celui d’indiquer les prix du travail et de mettre en lumière les clauses de ces contrats agricoles, souvent très onéreuses pour les paysans. La loi du 23 décembre 1907, qu’un auteur a qualifiée d’une des plus audacieuses et étranges qu’ait vues le monde moderne, a cherché à remédier à ces maux. Désormais le fermage ne peut plus être payé qu’en argent ou en dîme prélevée exclusivement sur la récolte : les propriétaires ou fermiers ne pourront plus empêcher le paysan de faire celle-ci au moment qu’il choisira. Auparavant, on lui défendait souvent de l’opérer autrement que sous la surveillance de son bailleur, qui venait quand bon lui semblait. Les contrats pour travaux agricoles seront enregistrés ; chaque ouvrier devra posséder un carnet sur lequel son compte sera tenu. Des commissions régionales, composées de l’inspecteur agricole et de deux délégués, l’un des propriétaires, l’autre des paysans, seront créées dans chaque district : elles fixent le minimum du salaire, d’après les prix de la main-d’œuvre pendant les trois dernières années, déterminent le travail qu’un ouvrier doit exécuter par jour, arrêtent les prix maxima de fermage de la terre de culture ou de pacage. Les prix doivent être approuvés par le Conseil supérieur de l’Agriculture et publiés au Moniteur Officiel. Ces mesures étaient justifiées, d’après l’exposé des motifs du projet de loi, par le caractère confus, abusif et souvent usuraire de beaucoup de contrats.

On a créé en même temps des pâturages communaux, qui permettent au paysan de nourrir son bétail et ses bêtes de somme ; car la hâte avec laquelle on avait étendu de tous côtés la culture des céréales avait fini par diminuer d’une façon inquiétante le troupeau roumain. Ces pâturages, dans l’esprit du législateur, sont destinés à se transformer progressivement en cultures de fourrages artificiels. A cet effet, les propriétaires sont invités à vendre aux communes des prairies en rapport avec le nombre de bestiaux à nourrir, jusqu’à concurrence d’un huitième des propriétés de moins de 300 hectares, et d’un septième des autres. En trois ans, il a été vendu aux communes environ 500 pâturages d’une superficie de 66 000 hectares, pour un prix d’environ 40 millions. L’Etat garantit aux propriétaires le paiement, en douze ans, du capital et des intérêts. Les communes sont tenues d’ensemencer les deux cinquième« de ces pâtures en luzerne, deux cinquièmes en fourrage artificiel et de laisser le dernier cinquième en herbe pour le pacage des bestiaux. Chaque paysan paie à la commune une redevance proportionnelle au nombre de têtes d’animaux qu’il possède.

Afin de faciliter l’exécution de ces diverses mesures, le gouvernement fit voter, le 3 avril 1908, la loi instituant la Caisse rurale, qui a pour objet essentiel de donner aux paysans roumains le crédit nécessaire à l’achat de terres ; ses droits ne peuvent être modifiés ni restreints directement ou indirectement avant trente ans. Le capital est de 10 millions. Les actions sont nominatives et ne peuvent être possédées que par des Roumains ; l’Etat en a la moitié. Par son intermédiaire, il intervient d’une façon constante dans les relations entre grands propriétaires et paysans. Dans le cas, disent les statuts, où il n’y a pas eu de négociation entre eux et où le propriétaire recourt à la Caisse, celle-ci fixe, d’accord avec lui, les conditions d’achat. Si les négociations se sont faites en dehors d’elle, les conditions arrêtées entre vendeur et acheteur lui sont soumises : dans les deux cas, son Conseil d’administration détermine le prix maximum que les paysans payeront. Le Conseil nomme une commission qui examine la qualité des terrains, la situation économique et les conditions d’exploitation, et fixe la valeur de chaque catégorie de terrains aussi bien que de l’ensemble.

Les paysans qui ont acheté des terres à la Caisse rurale ou par son entremise sont tenus de les cultiver ; ils ne doivent les donner à bail qu’avec le consentement de la Caisse, qui n’autorise cet affermage que quand les propriétaires sont dans l’impossibilité de travailler eux-mêmes ; ces terres ne peuvent être affermées qu’à des paysans roumains. Les baux passés sans le consentement de la Caisse rurale sont nuls de plein droit. Les paysans sont tenus d’établir leur habitation dans la commune où sont situées les terres achetées par eux, faute de quoi ils peuvent, au bout de trois ans, être dépossédés, sans mise en demeure ni jugement, par voie administrative.

Les lots achetés ne peuvent être aliénés que dans deux cas : 1° les lots de 5 hectares peuvent être vendus à d’autres paysans, sans que ceux-ci aient le droit d’acheter plus de deux lots ni de constituer des propriétés de plus de 15 hectares ; 2° les prêtres et maîtres d’école qui possèdent moins de 5 hectares pourront acheter aux paysans deux lots de terrain. Toute vente faite en dehors de ces cas est nulle. Les paysans possédant de grands lots ne pourront les vendre que grevés des obligations qui leur sont imposées, la Caisse rurale ayant un droit de préférence pour l’achat.

Les terres achetées par l’entremise de la Caisse ne seront hypothéquées qu’avec son consentement et seulement jusqu’à concurrence de la somme que les acheteurs auront pavée à valoir sur le total dû par eux à la Caisse. Toute hypothèque contraire à ces dispositions est nulle. Les paysans ne peuvent concéder l’exploitation du sous-sol qu’avec le consentement de la Caisse.

D’autre part, les communes autorisées à se constituer des pâturages communaux pourront emprunter les fonds nécessaires à cet achat auprès de la Caisse rurale. Les sommes à verser annuellement par les communes pour les emprunts contractés par elles en vue de l’achat des pâturages communaux seront inscrites d’office dans leurs budgets.

La Caisse achète aux enchères publiques, ou de gré à gré, des terres d’une étendue supérieure à 200 hectares, pour les revendre ensuite aux paysans. Elle peut acheter des terres de moindre étendue, pour le même objet, des institutions publiques et de personnes morales. Elle dirige, contrôle et exécute toutes les opérations relatives au parcellement et au paiement du prix. Elle accorde aux paysans, au taux maximum de 5 pour 100 l’an, des prêts hypothécaires. Elle en consent aux communes, en vue de constituer ou de compléter les pâturages communaux. Elle émet des bons ruraux, qui seront donnés en paiement des lots achetés par les paysans ou des pâturages communaux, ou des terres achetées par la Caisse. Elle emploie exclusivement au paiement des coupons et des obligations sorties au tirage les intérêts et amortissemens encaissés par elle. Elle fait aux agriculteurs des prêts soit sur lettres de change, soit sur effets publics d’Etat ou garantis par l’Etat, sur lettres foncières et tous autres effets acceptés comme caution par l’État, à l’exception des bons ruraux.

Le propriétaire, désireux de vendre, soumet une offre au Conseil de la Caisse. Une fois l’entente établie entre lui et les paysans sans l’intervention d’autres intermédiaires, le Conseil nomme une commission qui examine la qualité des terrains, la situation économique et les conditions d’exploitation. Pour fixer le prix, le Conseil tiendra compte du rapport de la commission. Si le propriétaire est d’accord, il est procédé à l’accomplissement des formalités d’achat.

La Caisse rurale cessera pendant deux ans toute relation avec les propriétaires et les paysans qui auraient eu recours soit directement, soit indirectement à des intermédiaires. Quiconque, pour en tirer profit, aura promis aux paysans de leur procurer des terres par son intervention ou par tous autres moyens, sera puni conformément au Code pénal. Dans le cas où on aurait eu recours à des menaces, agressions ou tous autres moyens violens en vue de contraindre l’une des parties à vendre ou à acheter une terre, ou seulement de l’influencer, ladite terre ne pourra plus être achetée par l’entremise de la Caisse rurale pendant dix ans. Sera refusé pendant le même laps de temps l’achat des terres sur lesquelles, au cours des deux années précédentes, des incendies volontaires auront été provoqués, ou bien où les paysans auront opposé un refus collectif d’exécuter les contrats agricoles, afin de forcer le propriétaire à vendre. Les ventes effectuées contrairement à ces dernières dispositions sont inexistantes : le ministère en demandera l’annulation d’office.

Les contrats de vente-achat sont déposés au tribunal ainsi que l’acte par lequel les paysans acheteurs constituent hypothèque au profit de la Caisse rurale pour toutes sommes qu’ils doivent à cette institution. Les inscriptions ainsi constituées n’ont pas besoin d’être renouvelées : elles sont imprescriptibles ; elles garantissent les intérêts jusqu’au paiement intégral de la créance, sans qu’il soit besoin de prendre une nouvelle inscription à l’expiration des trois ans prévus par le Code civil. Aucune action d’éviction des terres achetées par l’entremise de la Caisse rurale ou par elle ne pourra jamais être exercée.

Il sera établi des lots de 5 hectares, sauf dans les régions de collines viticoles, où l’étendue peut en être réduite à 3 hectares. Un même paysan peut acheter jusqu’à 5 lots, mais les acheteurs d’un lot sont préférés aux acheteurs de plusieurs. Les acheteurs d’un lot versent, au moment de la signature de l’acte, un minimum de 10 pour 100, ceux de 2 ou 3 lots 25 pour 100 ; ceux de 4 ou 5 lots 35 pour 100. Dans le cas où les paysans contracteraient des emprunts aux banques populaires pour payer une partie des lots ou acheter du bétail ou des instrumens aratoires, ils ne pourront emprunter une somme supérieure à celle qu’ils ont à leur crédit dans les Banques.

La Caisse rurale peut également acheter des terres pour les lotir et les revendre : s’il ne se présente pas assez d’acheteurs de lots de 5 hectares, la Caisse peut vendre par 50 hectares à des acheteurs n’ayant pas d’autre propriété d’une étendue Supérieure à 25 hectares. Les acheteurs de lots de 50 hectares devront en verser intégralement le prix, qui ne pourra dépasser de plus de 10 pour 100 celui auquel la Caisse les aura achetés.

La Caisse consent aux communes des prêts destinés au paiement des dettes contractées pour constituer ou compléter leurs pâturages communaux et garantis par une hypothèque de premier rang inscrite sur ces pâturages. La Caisse pourra aussi consentir des prêts hypothécaires de second rang aux communes qui, pour former ou compléter leurs pâturages communaux, achèteraient des domaines grevés d’une première hypothèque en faveur de la Première société de Crédit foncier roumain. L’Etat garantit à la Caisse rurale le remboursement, en capital et intérêts, des dettes communales.

On voit quel a été le but poursuivi par les fondateurs de cette institution, qui, dans leur pensée, devait être un organe essentiel de la réforme agraire. Les prescriptions minutieuses dans lesquelles le législateur est entré, montrent qu’il a voulu travailler avec énergie au morcellement des grandes propriétés et à la répartition de la terre entre les paysans roumains. Il met à la disposition de ceux-ci une aide puissante sous forme de prêts, au taux de 5 pour 100 l’an, pouvant s’élever jusqu’à 85 pour 100 du prix d’acquisition. Il favorise les acheteurs de petits lots qui, lors des adjudications, ont un droit de préférence et obtiennent des avances plus fortes que les autres : l’acquéreur d’un lot n’est tenu de verser d’abord qu’un dixième du prix, tandis que celui de quatre lots doit en fournir les sept vingtièmes. Les possesseurs de plus de vingt-cinq hectares ne peuvent même pas se porter adjudicataires aux lots de 50 hectares mis en vente par la Caisse rurale.

Celle-ci toutefois ne paraît pas avoir obtenu de résultats bien considérables. En six ans, elle n’a guère acheté qu’une centaine de milliers d’hectares, dont elle n’a revendu qu’une faible partie. Cette modicité de transactions contraste avec l’activité générale des échanges immobiliers qui, bon an mal an, atteignent une valeur de 150 à 200 millions de francs, représentant plus d’hectares que la Caisse n’en a acquis depuis l’origine. Le motif en est que la Caisse a obtenu des terres là où elles sont bon marché, parce que les habitans n’en réclament pas, en Moldavie par exemple. Au contraire, elle n’a pas opéré en Olténie, en Valachie, là où la demande est incessante et où les paysans paient le sol jusqu’à 2 500 francs l’hectare. Il est donc permis de se demander si cet établissement a donné tous les résultats que ses créateurs en attendaient. Son insuccès relatif semble démontrer, une fois de plus, que l’intervention officielle dans le domaine économique n’est pas toujours heureuse.

Un autre but poursuivi est la suppression des intermédiaires entre le vendeur et l’acquéreur du sol : des sanctions civiles et même pénales très sévères sont édictées à cet égard. D’autre part, des garanties exceptionnelles sont accordées à la Caisse, dont les créances hypothécaires sont établies de façon à donner toute sécurité aux acheteurs de ses bons.

Un dernier article du programme de la réforme a consisté à vendre aux paysans la plus grande partie du domaine de l’Etat, qui comprenait jadis plus de 1 600 000 hectares de terres cultivables, et qui est aujourd’hui réduit au quart de cette étendue. L’augmentation régulière de la population, qui dépasse 7 500 000 d’habitans, fait que la demande de terres augmente sans cesse. En même temps qu’il travaillait ainsi au morcellement du sol, le gouvernement a cherché à empêcher la concentration dans quelques mains d’entreprises d’exploitation agricole. La loi du 23 décembre 1907 limite à 4 000 hectares la faculté d’affermage à un seul preneur. Les orateurs du parti libéral ont attaqué ce qu’ils appellent les trusts agricoles, c’est-à-dire les associations de personnes et de capitaux qui prennent à bail les terres : une seule famille, dit-on, avait affermé 174 000 hectares. Cette organisation favorisait l’absentéisme des propriétaires, qui n’avaient plus qu’à recevoir une rente de leurs locataires, lesquels s’efforçaient à leur tour de tirer du sol le revenu le plus élevé possible et pressuraient le paysan.

En même temps qu’il faisait voter la loi sur les contrats agricoles et celle qui créait la Caisse rurale, le gouvernement remaniait les cadres de l’administration et réorganisait les communes. Le nombre des arrondissemens, qui comprenaient en général une demi-douzaine de communes, a été augmenté ; l’administrateur qui est à la tête de chacun d’eux doit visiter, trois fois par mois au moins, les villages et communes de son arrondissement : il a le droit de prononcer des amendes jusqu’à concurrence de 10 francs pour les contraventions de simple police, de 25 francs pour infractions aux lois sur les routes, la pêche, la chasse. Il est assisté, dans chaque commune, par un notaire, agent de l’État.

Quel sera le résultat des réformes ? Les détracteurs prétendent que la Caisse rurale donne beaucoup trop aisément le crédit aux paysans : avec le faible acompte exigé d’eux pour les petits lots, ils ne sont que trop enclins à acheter, mais ne se préoccupent pas ensuite de payer les termes successifs. Au fond de l’âme, ils ont l’idée que la terre leur est due, qu’elle doit être non pas vendue, mais donnée. Le député Jorga ne déclarait-il pas, dans la séance du 4/17 mars 1914, que, par la réforme, on ne donnerait pas la terre aux paysans, mais qu’on la leur restituerait ? Or même en Russie, même en Angleterre, c’est-à-dire dans les pays où la grande, la très grande propriété couvrait la majeure partie du sol, on ne l’a pas distribuée gratuitement. La Caisse ne sera-t-elle pas, à leurs yeux, le créancier indulgent qui doit se transformer en bienfaiteur ? D’autre part, les restrictions mises à l’étendue des lots qu’il est permis à chacun d’acquérir ne sont-elles pas de nature à empêcher les plus énergiques, les plus forts parmi les agriculteurs, de se créer un domaine important, sur lequel ils pourraient exercer leur activité et déployer leurs qualités ? La législation nouvelle est non seulement socialiste, mais communiste, puisque, en limitant pour chacun la faculté d’acquérir, elle cherche à établir une sorte de nivellement par en bas qui est de nature à étouffer les initiatives. C’est la crainte qu’expriment un certain nombre de Roumains, inquiets de voir l’État intervenir dans chaque détail des contrats agricoles et substituer des règles d’airain au libre jeu des fonces économiques. Il est trop tôt pour juger l’œuvre, mais il est permis de concevoir des doutes sur son efficacité. Certes, le Parlement obéit à un motif louable lorsqu’il cherche à organiser sur de meilleures bases la propriété rurale, fondement de l’existence du pays ; la Roumanie est encore trop près de l’époque féodale, son territoire renferme trop de vastes domaines, ses paysans sont trop pauvres, pour que le législateur ne continue pas ses efforts bientôt demi-séculaires, en vue d’une amélioration du sort de ces derniers et d’une plus grande division des terres. Il ne faut donc pas juger le code rural qu’elle vient d’établir avec les idées que nous apporterions à l’examen de plusieurs de ces mesures, si elles étaient proposées en France, où elles seraient d’ailleurs sans objet. Les critiques que nous avons le droit de formuler ou les doutes qu’il nous est permis d’exprimer portent sur l’efficacité de certaines prescriptions. N’y a-t-il pas là excès de réglementation, intervention abusive de la loi dans le domaine des relations entre particuliers ?

Au surplus, ce n’est pas seulement en leur donnant de la terre que le gouvernement s’est efforcé de venir en aide à ses paysans. Il s’est préoccupé de leur hygiène morale et physique. Il a eu le courage de limiter le nombre des cabarets. La loi du 27 mars 1908 en a institué le monopole. Dans les communes rurales il ne peut pas y en avoir plus d’un pour 150 familles. Le droit d’ouvrir un débit de boissons spiritueuses n’est accordé qu’à des personnes d’une moralité reconnue : il leur est défendu de recevoir des terres à bail. Autrefois, le paysan payait son alcool en affermant sa propriété, moyennant un prix dérisoire, au cabaretier et en s’engageant à travailler pour lui. A neuf heures du soir, les locaux doivent être clos. Les autorités administratives et sanitaires ont le droit de contrôler les boissons, d’imposer des amendes et des peines : en cas de récidive, le débit est fermé. Cette loi paraît avoir donné de bons résultats. Elle a contribué indirectement à la prospérité des banques populaires et à la constitution d’une épargne agricole : les paysans y portent l’argent qu’ils ne dépensent plus en achats d’alcool. Leurs associations (obstié) trouvent dans ces banques les sommes dont elles ont besoin pour prendre à bail l’exploitation de domaines, qui leur donne en général d’excellens résultats. Ils gagnent des salaires qui atteignent 6 francs par jour.

La question agraire domine la politique roumaine. Lorsque M. Jean Bratiano, chef du parti libéral a publié son manifeste au mois de septembre 1913, il a inscrit tout d’abord parmi les réformes qu’il demande celle de la loi sur l’expropriation. La Constitution, qui ne permet celle-ci que pour des motifs d’hygiène ou de travaux publics, oppose un obstacle au morcellement rapide des grands domaines qui paraît, à un certain nombre d’hommes d’Etat, la condition essentielle d’une organisation définitive de la propriété dans le pays. Faudra-t-il en venir à ce remède radical ? Parmi ceux mêmes qui sont désireux défavoriser la répartition des terres aux paysans, il en est qui croient l’action de la Caisse rurale suffisante : elle paraît devoir l’être en Moldavie, où les propriétaires ne trouvent pas aussi aisément qu’en Valachie à affermer leurs terres, où le paysan n’a pas toujours le capital nécessaire pour entreprendre une exploitation fructueuse. Quoi qu’il en soit, la question est posée. Le parti libéral, revenu au pouvoir dès le début de l’année 1914, a dissous le Parlement. Les élections lui ont donné la majorité. Le Cabinet demande à la Chambre nouvelle de décider la convocation d’une Constituante, qui aura pour mission de modifier la Constitution. Cette proposition a été votée en première lecture le 5/18 mars 1914. Le principal changement consisterait à rendre l’expropriation plus facile, en obligeant le propriétaire à aliéner une fraction d’autant plus importante de son domaine que celui-ci est plus vaste. L’extension du droit de vote à un plus grand nombre d’électeurs, qui est le second article du programme réformiste, n’a pas, aux yeux de la nation, la même importance que le premier.

Le parti libéral et le parti conservateur étaient d’accord sur la nécessité d’une réforme agraire ; mais les vieux conservateurs, représentés par M. Majoresco, ne considèrent pas comme nécessaire de modifier l’article de la Constitution qui ne permet l’expropriation que dans des cas nettement spécifiés. Ils jugent que la mise en vente des terres domaniales, des biens de mainmorte, et, en dernier lieu, des propriétés particulières volontairement offertes, doit suffire à améliorer la situation. Les libéraux déchirent que, sans l’expropriation, la réforme ne peut se faire que d’une façon incomplète. Les conservateurs démocrates, par la voix de leur chef, ont déclaré qu’ils admettaient l’expropriation, mais à condition que le prix fût fixé par des magistrats inamovibles et payé en argent. Dans un éloquent discours prononcé à la Chambre le 3/1G mars 1914, M. Take Jonesco a expliqué pourquoi il considérait que l’expropriation, moyennant juste et préalable indemnité, était la méthode la plus sûre et la plus honnête, afin d’arriver au résultat désiré. Même une fois le principe voté, de graves problèmes se poseront au sujet de l’emploi à faire, par le gouvernement, de cette faculté. Les terres expropriées devraient, semble-t-il, être remises aux paysans, puisque c’est leur intérêt seul qu’on met en avant. Dès 1864, le prince Couza, en vertu d’un décret-loi rendu pendant que la Constitution était suspendue, leur avait distribué des terres domaniales, en stipulant que ceux qui en auraient reçu ne pourraient pas les aliéner pendant 30 ans. En 1884, lors de la révision de la Constitution, le délai a été prorogé de 20 années. C’est donc aujourd’hui qu’expire cette interdiction qui a été la source de beaucoup de misères, les lots primitifs, diminués successivement par les partages à la mort des ascendans, suffisant de moins en moins à la nourriture des familles. Aussi est-on décidé à ne pas la renouveler.

D’autre part, des associations de paysans ont réussi à prendre à bail des domaines importans et à les exploiter avec succès. C’est un mode de culture qui paraît donner de bons résultats et qui, en assurant un revenu convenable à un grand nombre de travailleurs, facilite la solution du problème. Nous ne saurions d’ailleurs trop insister sur sa complexité. Il ne suffit pas de concevoir l’idée généreuse et séduisante au premier abord de favoriser la petite propriété, en ayant présens à l’esprit les heureux résultats que celle-ci donne dans un pays comme la France. Il faut se demander si la Roumanie est mûre pour ce système et si, au contraire, la grande propriété n’est pas une des conditions de sa prospérité. Les paysans ont souvent été plus heureux en gagnant des salaires qu’en ayant pour seule ressource la culture d’un lopin de terre. En tout cas, la combinaison des deux occupations doit leur être favorable, et l’existence de domaines cultivés selon les méthodes modernes assure l’emploi d’une main-d’œuvre abondante.

Le Cabinet libéral, qui défend en ce moment la réforme devant le Parlement, n’ignore pas la difficulté de sa tâche. Aussi s’est-il gardé de faire connaître jusqu’ici les détails de son programme. Il est probable qu’il se réserve d’accepter, au cours de la discussion, bien des amendemens à la rigueur supposée de ses premiers projets. Il ne veut pas donnera l’opposition l’occasion de triompher, si elle devait obtenir trop aisément des modifications à un texte présenté dès le début du grand débat qui vient de s’ouvrir et dont l’issue exercera une action profonde sur les destinées de la Roumanie.


III

Les finances roumaines sont parmi les mieux ordonnées de l’Europe. Pendant les premières années du siècle, les budgets non seulement étaient en équilibre, mais se soldaient par des excédens appréciables. Pour l’année 1913-14, voici comment se présentaient les prévisions de recettes et de dépenses :


Recettes Millions de lei Dépenses Millions de lei
Impôts directs 49 Ministère de la Guerre 75
Impôts indirects 85 « des Finances 207
Droit de timbre et d’enregistrement 29 « des Cultes 48
Monopoles de l’Etat 29 « de l’Intérieur 47
Services publics 134 « des Travaux publics 95
Domaine de l’Etat 29 Ministère de la Justice 11
Subventions 23 Ministère de l’Agriculture et des Domaines 9
Ministère des Finances 70 Ministère du Commerce et de l’Industrie 4
Autres ministères 13 Ministère des Affaires étrangères 3
505 Fonds spéciaux pour l’ouverture de crédits supplémentaires et extraordinaires 5
505

Les rentrées effectuées l’année dernière ont dépassé les prévisions de 100 millions.

En 1903, le budget n’était que de 218 millions, en 1908, de 408 millions ; l’augmentation en 10 ans a été d’environ 140 pour 100. Il convient de remarquer que ce total comprend des recettes provenant de l’exploitation de monopoles et de services publics qui ne sauraient être assimilées à des impôts. Non seulement il n’a pas été créé une seule taxe nouvelle ; mais on a supprimé la contribution foncière paysanne. Los sommes encaissées par les chemins de fer ne sont que le prix de services rendus ; celles qui entrent dans les caisses de l’Etat du chef des monopoles ne constituent une charge pour la population que dans la mesure où le prix de la marchandise fournie au consommateur dépasse celui qu’il aurait à payer si le marché était libre. Dans les 600 millions de recettes de l’année dernière, les impôts proprement dits ne figurent pas même pour un tiers. On ne saurait dire que les Roumains soient lourdement taxés. Ils le seraient moins encore si l’Etat se déchargeait de certains services, tels que ceux de la navigation, qui sont régulièrement en déficit. Le ministre des Finances Costinesco, dans son exposé des motifs du budget 1910-11, déclarait que celle-ci est une des plaies des finances roumaines ; elle est en perte annuelle de 2 millions, sans compter les dépenses extraordinaires. Il en est de même du chantier de Turnu-Severin, au bord du Danube. « En dehors des postes et télégraphes, disait le ministre, qui donnent environ 2 millions de bénéfice, des chemins de fer dont les profits couvrent environ la moitié de l’annuité de leur capital de fondation, tous les autres services publics ne laissent aucun bénéfice, ne couvrent rien de l’annuité de leur capital de fondation. Malgré cela, l’État est obligé de fournir ces services au pays. Seul l’avenir, en élargissant la vie publique et économique, en améliorant les élémens par lesquels sont dirigées les administrations publiques, allégera la charge des contribuables. » Heureusement pour la Roumanie, ces diverses sommes n’atteignent pas un total bien considérable et n’ont pas empêché les premiers budgets du XXe siècle de se solder régulièrement par des excédens. Le capital engagé dans les chemins de fer de l’État, dont la longueur dépasse 3 400 kilomètres, est d’environ 1 milliard. On a calculé qu’il va y avoir près d’un demi-milliard à dépenser en travaux sur le réseau, notamment pour l’étendre, pour doubler les voies et augmenter le matériel. Celui-ci est insuffisant et une partie des récoltes se perd faute de pouvoir être transportée en temps utile.

Le commerce extérieur ne cesse de se développer : il a passé de 646 millions de francs en 1901 à 1 026 millions en 1910. Les exportations ont progressé plus rapidement que les importations : en 1910, elles ont dépassé celles-ci de 206 millions. Dans la période 1901-1912, les recettes des chemins de fer, qui sont tous entre les mains de l’Etat, se sont élevées de 55 à 110 millions, laissant un excédent de 45 millions sur les dépenses d’exploitation. Les banques sont au nombre de 183, au lieu de 30 en 1901 : elles ont près de 400 millions de dépôts et de comptes-courans.

Le système monétaire et fiduciaire du pays repose en partie sur la Banque Nationale, un des meilleurs établissemens d’émission du monde : fondée en 1880, elle a le monopole de la création des billets au porteur. Ses réserves représentent presque le triple du capital social, qui est de 12 millions de lei, L’unité monétaire est un poids d’or égal à celui de notre franc. Les services que la Banque rend au pays sont considérables : elle a escompté en 1912 pour 700 et en 1913 pour 846 millions d’effets ; le Conseil des ministres autorisa l’établissement, comme les statuts permettent de le faire en temps de crise, à abaisser de 40 à 33 pour 100 la proportion de l’encaisse métallique à la circulation. Le 20 octobre 1912, le chiffre du portefeuille atteignait 170 millions ; un an auparavant, à la même date, il n’était que de 102 millions. Le 31 décembre 1913, il était de 181 millions. La Banque de Roumanie avait élevé son taux d’escompte de 5 à 6 pour 100 ; elle n’a pas dépassé ce dernier chiffre, qui a été, durant la même période, en vigueur à Berlin et à Vienne. Elle s’est appliquée à empêcher une hausse excessive des changes, en faisant venir de l’or et en vendant des traites aux importateurs : grâce à son portefeuille étranger, qui s’élevait au début de 1912 à 175 millions, elle a réussi à maintenir le cours du franc aux environs de 103, ce qui, aux époques critiques qui ont marqué les deux dernières années, peut être considéré comme un niveau relativement modéré. C’est un des grands services qu’elle rend au pays. Au moment de l’exportation des céréales, les traites sur l’étranger acheteur des produits indigènes sont offertes. La Banque les achète alors et se constitue, sur les autres places, des réserves qui lui permettent, pendant le reste de l’année, de satisfaire les demandes des Roumains qui ont des paiemens à effectuer au dehors. Si un puissant établissement n’intervenait pas de la sorte, les oscillations des cours seraient beaucoup plus violentes ; grâce à la Banque Nationale, le change sur Paris n’a guère dépasse, depuis 1901, 2 pour 100 ; en moyenne, il a été inférieur à 1 pour 100. C’est un résultat qui atteste à la fois la bonne situation de la Roumanie au point de vue de ses échanges internationaux et l’excellente gestion de son institut d’émission.

A côté de la Banque Nationale, il existe un certain nombre de banques particulières dont plusieurs ont des relations étroites avec la France, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie. Ce sont, pour la plupart, des établissemens sérieux et prospères, tels que la Banque Marmorosch Blank, qui a des points d’attache avec les trois pays que nous venons de nommer, la Banque Générale, qui est une dépendance de la Disconto-Gesellschaft de Berlin, la Banque de crédit roumain, émanation de la Banque, des pays autrichiens, la Banque commerciale, fondée par l’Union parisienne et le Wienerbankverein, la Bank of Rumania, d’origine anglaise, la Banca Romanesca, purement roumaine.

Le développement des banques populaires a été remarquable. D’un million il y a vingt ans, leurs ressources ont passé à 130 millions. Les paysans souscrivent des actions, qu’ils s’engagent à libérer au moyen de versemens mensuels. En outre, ils y ont des dépôts libres. Ces banques font surtout du prêt personnel : quand leurs disponibilités sont insuffisantes, elles s’adressent à la Caisse centrale, qui elle-même reçoit un appui de la Banque Nationale. Certains de ces établissemens ont déjà un capital de près d’un demi-million, une réserve de même importance ; l’un d’eux a consacré 2 millions a l’acquisition de forêts. Ils prêtent à des taux élevés, mais modiques par rapport à ceux que les paysans payaient encore il n’y a pas longtemps.

Six villes ont plus de 50 000 habitans : Bucarest, Iassy, Galatz, Braïla, Ploesti, Craiova : la première a une population qui dépasse 380 000 âmes et s’étend sur une superficie qui lui permet d’entrevoir une rapide augmentation. Sur 13 millions d’hectares qui représentent la surface du royaume avant l’annexion du « quadrilatère, » plus de la moitié était en terre arable, un quart en pâturages et en forêts. En quarante ans, la production du blé a sextuplé : elle dépasse 40 millions d’hectolitres. Le chiffre de production du mais est à peu près le même ; l’orge et l’avoine atteignent environ 20 millions d’hectolitres.

L’industrie roumaine est encore peu importante en regard de celle des grandes nations européennes. Elle a toutefois accompli des progrès intéressans, dus en partie à l’initiative éclairée du Roi, qui n’a pas hésité à ouvrir la voie à son peuple sur ce terrain comme sur beaucoup d’autres : il a fondé des fabriques et démontré le parti qu’on pouvait tirer des ressources naturelles du pays. L’industrie qui tient aujourd’hui le premier rang est celle du pétrole, qui produit 1 800 000 tonnes et qui semble appelée à de brillantes destinées. Une conduite à laquelle on travaille activement amènera le précieux liquide à Constanza, port d’embarquement ; on espère qu’elle sera inaugurée en 1914 : elle aura le double avantage de faciliter l’exportation du pétrole et de dégager le trafic des chemins de fer, qui sont encombrés et ne suffisent pas aux autres transports.

On évalue à-200 millions de lei (francs) le capital fixe des industries roumaines, dont une moitié est employée dans l’industrie subventionnée, un quart dans l’industrie libre et un autre quart dans les manufactures de l’État. Le capital de roulement est d’environ 150 millions. Les ouvriers sont au nombre de 35 000, le personnel technique et administratif comprend 2 000 individus. Les matières premières employées proviennent, pour près des quatre cinquièmes, du pays ; le surplus est fourni par l’étranger. Les manufactures de tabac et les usines métallurgiques de l’État sont celles qui achètent la plus forte proportion de produits du dehors, sous forme de tabacs d’Orient et de métaux destinés à être transformés. On évalue à 300 millions de francs environ la valeur de la production des industries, réparties entre 500 établissemens. Plus d’un tiers émane de l’industrie de l’alimentation, c’est-à-dire de moulins, de fabriques de sucre et de glucose, des distilleries, des brasseries, ce qui s’explique aisément par la prépondérance de l’élément agricole en Roumanie. L’industrie du pétrole et de ses dérivés occupe le second rang. L’industrie qui vient en troisième ligne est celle de la construction ; les scieries en représentent la moitié. L’industrie textile vient au quatrième rang, avec les tanneries, fabriques de draps et de tricots, de cotonnades, de cordages. Enfin les fabriques de papier, de cellulose, de cartons, les imprimeries constituent le cinquième groupe par ordre d’importance.

A diverses reprises, l’Etat s’est efforcé de provoquer par des mesures législatives la création de fabriques, La loi de 1887 « pour l’encouragement de l’industrie nationale » promettait à tout établissement possédant un capital fixe d’au moins 50 000 lei la concession gratuite d’un terrain pouvant aller à 5 hectares, l’exemption de tout impôt envers l’Etat, le district et la commune, certaines franchises de douane, une réduction de transport de 45 pour 100 sur les chemins de fer pour les produits fabriqués, et de 30 pour 100 pour les matières premières entrant en fabrique. La loi du 4 juin 1906 a accordé aux filatures de chanvre et de lin certains avantages spéciaux, notamment l’exemption de droits d’entrée, pendant dix ans, sur des quantités déterminées de chanvre et de lin roui. Une autre loi de la même année a concédé l’exploitation des joncs et roseaux des marécages du Bas Danube qu’on voulait utiliser pour la fabrication de la cellulose. La loi sur les brevets d’invention du 17 janvier 1906, en restreignant à quatre ans la validité d’un brevet qui n’aurait pas été exploité d’une manière effective, a contribué au développement de l’industrie nationale. Celle-ci est également protégée par le tarif qui est en vigueur depuis le 1er mars 1906.

La Roumanie, on le voit, est encore à la période heureuse où l’industrie agricole est prédominante. C’est sa production en céréales qui constitue le fonds de sa richesse : à elles seules elles représentent les onze douzièmes de ses exportations. La quantité et la valeur des récoltes annuelles ont progressé rapidement ; on estime le revenu du pays à 3 milliards de francs, c’est-à-dire au triple de ce qu’il était il y a vingt-cinq ans.


IV

Tels sont les élémens économiques de la vie roumaine. Mais les chiffres ne suffisent pas à en donner une idée complète. Il est nécessaire, pour la comprendre, de savoir quelles sont les idées qui animent ce peuple et de connaître l’ardent patriotisme dont les témoignages ont été si éclatans et si nombreux lors des événemens de 1913. L’économiste doit ici faire une incursion sur le terrain politique. Pendant longtemps, nous avons considéré que la Roumanie était inféodée à la Triple-Alliance, et nous nous refusions à croire qu’une nation sur laquelle règne un prince de la maison de Hohenzollern pût avoir pour la nôtre d’autres sentimens que ceux d’une sympathie platonique. Nous oubliions d’autre part la situation très délicate dans laquelle se trouvaient les Roumains, depuis 1878, vis-à-vis de la Russie, qui leur avait pris la Bessarabie sans égard pour le concours décisif que leur armée lui avait donné dans la guerre contre les Turcs. Placés entre les deux grands empires moscovite et autrichien, les hommes d’Etat de Bucarest avaient une tâche particulièrement délicate à remplir. La guerre de 1912-13 leur a permis de s’orienter avec plus de netteté. D’une part, le rapprochement avec Pétersbourg s’est accentué. Le Tsar n’a pas toujours eu lieu d’être satisfait de l’attitude de ses cliens balkaniques : il a plus d’une fois dû élever la voix pour se faire écouter à Sofia, et il a pu redouter, lors de l’agression contre les Serbes, de voir s’établir au profit de la Bulgarie une hégémonie écrasante pour les Slaves du Sud-Est. Il a reconnu que le roi Carol pouvait beaucoup pour maintenir l’équilibre. Il ne lui a pas ménagé les témoignages de satisfaction : le bâton de maréchal, la perspective d’un mariage qui unirait les deux familles régnantes ont marqué aux yeux de tous l’évolution qui s’est opérée. D’autre part, la politique autrichienne a irrité les Roumains. Il paraît avéré que, par haine de la Serbie, elle n’a cessé d’encourager les Bulgares dans leurs projets de domination et qu’elle a une grande part de responsabilité dans la seconde guerre balkanique. Or celle-ci a porté au plus haut degré l’inquiétude de la Roumanie, qui voyait là une menace de rupture de l’équilibre entre les alliés de la veille, devenus les ennemis acharnés du lendemain. Elle s’est décidée à mobiliser. Et ce n’est pas le gouvernement seul qui a pris cette résolution. L’opinion publique, avec une clairvoyance rare chez les foules, s’est prononcée énergiquement pour la marche en avant. Tout le monde sentait que l’heure était décisive et qu’il fallait montrer à des voisins devenus trop ambitieux que la question ne se réglerait pas sans que les 7 millions d’hommes qui forment l’agglomération la plus homogène de cette partie de l’Europe fissent entendre leur voix.

Nous assistâmes alors à ce spectacle, nouveau dans le monde, d’une armée qui envahit le territoire de ses voisins, sans que pour ainsi dire ceux-ci offrent de résistance, et d’un Etat qui obtient satisfaction sur toute la ligne sans verser le sang de ses sujets ni celui de ses adversaires. On a voulu faire un grief à la Roumanie de la facilité apparente avec laquelle elle a obtenu, à la suite de cette guerre en dentelles, le double résultat de s’assurer une rectification de frontières et d’imposer la paix aux trois Puissances qui avaient commencé une guerre fratricide. Ce reproche ne nous semble nullement fondé. Lorsque l’armée roumaine franchit le Danube, personne ne savait si les Bulgares n’allaient pas faire front contre elle et lui opposer une résistance sérieuse. C’est à la merveilleuse rapidité de ses mouvemens et au déploiement imposant de forces considérables qu’a été due la résolution prise par le roi Ferdinand de ne pas entamer la lutte. À ce moment, tout était à craindre. Le mérite d’avoir pris une décision énergique à la minute opportune et de l’avoir exécutée avec vigueur n’est pas à dédaigner. L’Europe doit être reconnaissante au Roi et à la nation qui ont jeté 500 000 hommes au Sud du Danube pour amener la signature de la paix de Bucarest. Celle-ci, conclue en dix jours, a eu un sort plus heureux que le traité péniblement échafaudé à Londres en 1912, qui, malgré la collaboration des grandes Puissances, n’avait pas empêché la guerre de renaître.

La Roumanie peut contempler son œuvre avec satisfaction. Elle a été modérée dans ses revendications : le territoire qu’elle s’est annexé contient plus de Turcs que de Bulgares : elle s’est bien gardée de vouloir imposer sa domination à des populations qui lui seraient restées hostiles. Elle a démontré la puissance de son organisation militaire et affirmé sa volonté de maintenir l’équilibre entre les divers royaumes qui se partagent le Sud-Est de l’Europe. Elle va continuer à développer son agriculture et son industrie et mérite d’obtenir, pour cette œuvre pacifique, le concours de ses amis occidentaux. Des sceptiques nous diront que les dispositions du peuple roumain, hostiles ou amicales à l’égard de certaines grandes puissances, ne survivront pas aux circonstances qui les ont provoquées : ils font déjà grand état d’une visite que le prince héritier a rendue à l’archiduc Ferdinand, futur empereur d’Autriche. Ils oublient qu’il ne s’agit pas seulement entre les deux pays de combinaisons diplomatiques ou militaires, qui peuvent n’avoir qu’un caractère passager. Ils négligent une question, qui touche les fibres intimes de la nation : c’est celle de la Transylvanie et de la Bukowine, des 4 millions de Roumains qui peuplent ces provinces et qui, sous la domination austro-hongroise, ont conservé leur langue, leur caractère, leurs idées. C’est là un problème d’une gravité indéniable, que les événemens de 1913 ont remis à l’ordre du jour. Nous ne prétendons pas qu’il soit de nature à susciter un conflit immédiat : mais il est une source de méfiance, d’hostilité sourde, entre Bucarest d’un côté, Vienne et Budapest de l’autre. Le jour où des complications européennes naîtraient, cette question ne manquerait pas de se poser. Les anciens légionnaires de Trajan ont implanté dans les Carpathes une race vigoureuse qui a résisté et persisté, et qui semble destinée à une expansion remarquable sur les deux rives du Danube, entre les Slaves du Nord et ceux de la péninsule balkanique. Ceux-ci d’ailleurs sont moins nombreux qu’eux, car il paraît bien établi que les Bulgares, au point de vue ethnique, ne se rattachent pas à la même origine que la majorité des Russes.

De toute la politique étrangère de l’empereur Napoléon III, qui n’a pas toujours été aussi bien inspiré, l’acte le plus intelligent fut celui par lequel il aida à la formation de cette principauté, destinée à devenir bientôt un royaume, où la langue et les idées françaises sont plus en honneur que partout ailleurs. Nous avons là-bas une sorte de sentinelle avancée dans le Sud-Est de l’Europe, avec laquelle nous devrions entretenir des rapports beaucoup plus suivis que ceux qui existent aujourd’hui. Nos amis roumains se plaignent de ne voir assez souvent ni nos hommes politiques, ni nos hommes de science, ni nos financiers, ni nos commerçans. Sachons comprendre cette nation comme elle nous comprend ; montons souvent dans l’orient-express qui nous transporte en quarante-huit heures à Bucarest, et nous verrons notre commerce, notre industrie, nos finances ressentir les effets bienfaisans de l’établissement de relations suivies entre les deux pays. La foule qui s’était massée en juin 1913 devant le Palais royal de Bucarest pour réclamer la mobilisation contre la Bulgarie, se porta ensuite devant la Légation de France et acclama notre drapeau. C’est elle aussi qui en 1870 affirma hautement ses sympathies pour le vaincu. N’oublions pas ces témoignages : ils ne nous sont pas prodigués de par le monde ; sachons les apprécier et agir en conséquence.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.

  1. D’après le rapport de notre attaché commercial, M. Lefeuvre-Méaulle, en 1912 : 1 840 000 hectares étaient cultivés par 3 838 grands propriétaires et 4 122 000 hectares par 1 075 000 paysans.