La rive gauche du Rhin
Julien Rovère

Revue des Deux Mondes tome 42, 1917


LA
RIVE GAUCHE DU RHIN

III. [1]
ENTRE DEUX GUERRES (1870-1914)


I. — LA GUERRE DE 1870-1871

Mener une enquête sur l’état de l’opinion rhénane pendant le conflit qui, en 1870, met aux prises la France et l’Allemagne est chose assez délicate. Les territoires de la rive gauche ne forment pas un État autonome, possédant des Chambres et un ministère. Il n’y a donc pas de débat public sur la question de la guerre, non plus que de négociations diplomatiques où, par la voix d’hommes autorisés, se heurtent les intérêts et les points de vue. Il s’agit de régions conquises, occupées militairement par des troupes prussiennes, administrées par des fonctionnaires prussiens, et dont la population ne peut exprimer librement son opinion. Il est bon également de se défier des journaux, surveillés par la police, et auxquels il ne faut pas demander, en des circonstances aussi graves, de traduire d’autres sentimens que ceux officiellement tolérés. Le 16 juillet 1870, une grande feuille rhénane publie un ardent article d’où l’on conclurait facilement que toute la contrée désire l’écrasement de la France :


Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand ! Levez-vous, habitans de la côte où l’on pêche l’ambre, vous, braves Prussiens de l’Est qui en 1813 avez ouvert la lutte pour la liberté ! Levez-vous, Silésiens qui avez rougi de sang français la Katzbach ! Levez-vous, Hanovriens, qui, couverts (Se gloire, avez combattu le despote en Espagne !… Debout, tout ce qui est allemand ! Au Rhin, au Rhin sacré, et, si c’est possible, avec les ailes de l’ouragan ! Ici nous faisons ce que nous pouvons ! Riches et pauvres, vieillards et jeunes gens, accourez vers les étendards ! Que les classes supérieures des gymnases soient licenciées, puisque les enfans eux-mêmes tremblent de colère et brûlent de venger l’honneur de leur roi et du nom allemand !… C’est une croisade, c’est une guerre sainte !


Mais ces lignes paraissent dans la Gazette de Cologne, qui depuis vingt ans soutient la politique berlinoise et mène une campagne francophobe. En outre, l’auteur de l’article est Heinrich Kruse, un immigré, un Prussien de Stralsund qui depuis 1847 est venu se fixer dans la grande ville rhénane. Le document n’a donc aucune signification.

Les plumes allemandes sont très sobres de détails sur l’attitude des populations rhénanes lors de la déclaration de guerre. On peut supposer que dans les grandes villes, où les immigrés étaient en nombre, ceux-ci l’ont accueillie par des démonstrations frénétiques. On peut supposer encore que les élémens ralliés à la Prusse, quoique avec plus de tiédeur, ont pris part à ces mouvemens. Mais il semble bien que la grande masse des habitans se soit cantonnée dans une réserve muette.) On ne mentionne pas qu’il y ait eu, comme en 1866, des refus d’obéissance, ni que les réservistes aient tenté d’empêcher la mobilisation : et en effet, les événemens avaient prouvé que l’insubordination n’avait aucune chance de succès. L’attitude générale avait donc été recueillie et grave, dans l’attente d’une délivrance prochaine, sous l’œil soupçonneux de maîtres qui se sentaient menacés par une offensive française, mais, qu’il était inutile d’exaspérer.

Car il est certain que les Prussiens, à la mi-juillet, n’étaient pas sûrs de la victoire. Sous les réticences de Kentenich, le dernier historien de Trêves, on peut deviner qu’ils avaient tout préparé pour une évacuation rapide. La conjecture se transforme en évidence par ce que nous savons des mesures prises à Bonn. Ici nous sommes renseignés par une note du bourgmestre Kaufmann : il raconte que dans des conférences secrètes qui eurent lieu chaque jour entre le colonel commandant le régiment de hussards et lui, les dispositions nécessaires furent arrêtées pour faire passer les troupes de l’autre côté du Rhin dès que les circonstances l’exigeraient. Le recueillement et le silence que nous avons signalés se vérifient d’ailleurs à Mayence, où le roi de Prusse, encouragé par notre inaction, vint établir d’abord son quartier général : il est très remarquable que, parmi les personnages de sa suite, dont beaucoup ont écrit des mémoires, aucun ne mentionne que Guillaume Ier ait été accueilli par des marques de sympathie. L’on doit en conclure que le souverain et son état-major ont été reçus avec une froideur glaciale, qui contrastait désagréablement avec les ovations dont la vieille Prusse et la ville de Berlin avaient été si prodigues. Pourtant il est des endroits où l’aversion des Rhénans pour leurs maîtres a pris des formes plus actives. Les Prussiens ont avoué qu’en maintes localités les paysans avaient mis des vivres en réserve pour nous les fournir. Le journal des officiers de la sixième division de cavalerie, à la date du 5 août, porte la note suivante qui condense les observations faites pendant leur passage à travers le Palatinat : « Les villages allemands-bavarois de la frontière montrent des sympathies françaises. »

Ce sont à peu près là les seuls témoignages de source germanique que nous ayons pu recueillir. Sans doute ce ne sont pas les seuls qui existent, mais, depuis la fondation de l’empire, on aimait assez peu s’étendre sur ce passé, fixer des dates, des faits et des noms. Emportés par des polémiques de presse, il arrivait assez souvent que les journaux officieux, dans le pays rhénan, reprochaient aux catholiques d’avoir fait dire en 1870 des prières pour le succès des armes françaises. Pour qui sait avec quelle décision les catholiques répondaient aux calomnies protestantes, avec quel acharnement ils menaient leurs campagnes et s’efforçaient de confondre leurs adversaires, le silence qui a toujours suivi ces attaques pour passer pour un aveu. C’est donc que, depuis leur ralliement à l’Empire, le clergé et les fidèles rhénans avaient beaucoup à se faire pardonner. On n’oubliera pas non plus que Bismarck, pendant le Kulturkampf, a dénoncé à plusieurs reprises le manque de patriotisme du Centre. S’il l’a fait le plus souvent en termes vagues, c’est assurément que ses allusions étaient assez claires pour être comprises de tout le monde, et c’est justement parce que ses imputations étaient gênantes que Mallinkrodt, dans la séance du 16 janvier 1874, utilisant les révélations faites par le livre alors récent de La Marmora, et parlant au nom du parti catholique, a fait connaître à l’Allemagne impériale que Bismarck, en 1866, envisageait comme possible la cession à la France de Coblence, de Trêves et du Palatinat. Ce coup droit n’avait pour but que de forcer au silence le chancelier. Ainsi tout s’éclaire.

Mais, à défaut de documens allemands, il y a d’autres sources qui nous éclairent sur l’état de l’opinion rhénane. Au début de la guerre de 1944, l’auteur de ces lignes a rencontré deux vétérans de l’armée*de Metz, le premier, un Alsacien qui n’a pas voulu rester dans son pays natal après l’annexion, le second, petit-fils d’un de ces Saxons qui, après avoir servi sous les ordres de Napoléon, sont venus s’établir en France à la chute du grand empereur. Tous les deux étaient d’anciens engagés volontaires ; tous les deux avaient été faits prisonniers au moment de la capitulation et avaient traversé le pays rhénan avant d’être internés en Allemagne. « Nos souvenirs sont lointains, a déclaré l’Alsacien. Je-n’ai fait d’ailleurs que passer sur la rive gauche du Rhin et je n’y ai pas séjourné. Je me rappelle seulement que, sur le quai de la gare de Landau, des jeunes filles en grand nombre se sont approchées de notre train. Elles pleuraient en nous voyant et disaient qu’elles voulaient être Françaises. Elles savaient le français mieux que moi… Et puis, j’ai été à Mayence. La un cordonnier m’a recueilli, m’a caché et m’a offert de me garder. Lui aussi disait qu’il voulait être Français. Mais les gendarmes m’ont découvert, et j’ai été envoyé au bout de quatre jours à Stettin. C’est tout ce que j’ai constaté. »

L’autre prisonnier de Metz a fait une déposition beaucoup plus riche et plus complète. Son récit peut se résumer de la façon suivante. Il a d’abord été dirigé sur Trêves ; dans la foule énorme qui attendait le convoi, il n’a pas entendu un cri hostile ; au contraire, les enfans ont offert des fruits à nos soldats. Au moment où la colonne s’est mise en marche, quelques bourgeois se sont glissés auprès de lui, et l’un d’eux, l’air navré, lui a dit en français : « Pourquoi n’avez-vous pas été vainqueurs ? Nous avions préparé nos drapeaux. » Après un court arrêt, il a continué son voyage. Des chalands traînés par des remorqueurs ont fait descendre le cours de la Moselle au groupe dont il faisait partie, 1 500 hommes environ. Il a passé la nuit dans un gros bourg dont il ne sait plus le nom ; les habitans étaient là, chargés de provisions, Le curé en tête, qui parlait très bien le français. « Ne vous bousculez pas, mes enfans, il y en aura pour tout le monde. » Ce prêtre a fait coucher les prisonniers dans son église, en prenant d’eux tout le soin possible. Le lendemain, au petit matin, des paysans sont arrivés, ont entraîné chez eux quelques hommes et leur ont fait boire leur meilleur vin, mais ils ne savaient que l’allemand. Quelques heures après, la colonne s’est embarquée de nouveau, et elle a fait halte à Coblence. Dans cette ville, la population avait préparé le ravitaillement ; au débarcadère, chaque soldat recevait un gros morceau de pain garni de jambon ou de fromage, avec un verre de punch. « Pauvres Français ! » murmurait-on. Le jour suivant, les mêmes chalands descendirent le Rhin. Partout des canots se détachaient de la rive pour apporter des douceurs aux malheureux captifs. Ils atteignirent ainsi Düsseldorf, où ils firent un séjour de trois semaines. Là encore il n’y eut pas un cri hostile ; au contraire, des bourgeois s’approchèrent de la colonne et emmenèrent beaucoup de nos soldats dans des brasseries ; il fallut l’intervention de la troupe pour arrêter ce mouvement qui serait devenu général. Les prisonniers furent internés dans la caserne des uhlans, dite caserne Napoléon (elle s’appelait encore ainsi) ; ils n’avaient pas le droit de sortir, mais tous les matins des habitans de la ville, qui parlaient très correctement le français, venaient leur distribuer des vivres, du linge et des couvertures : à travers les grilles, les enfans leur apportaient des pommes et du tabac. Ensuite l’ordre de départ fut donné pour Spandau, auprès de Berlin. A mesure que le convoi s’enfonçait dans la Vieille-Prusse, l’accueil se faisait plus froid. Bientôt même ce furent des pierres, et, dans les stations, des poings tendus et des injures : Franzosen ! Canaille ! A Spandau, le régime ne fut pourtant pas trop dur ; le colonel qui commandait le camp était catholique (sans doute un Westphalien) ; il y avait aussi un jeune lieutenant qui était de Sarrebrück et qui traita nos prisonniers fort convenablement.

Ces deux témoignages suffisaient à indiquer dans quelle voie l’enquête devait être poursuivie. Il s’agissait de feuilleter les mémoires composés par les anciens combattans de 1870. Parmi les soldats de Metz qui avaient traversé les provinces rhénanes, il s’en trouverait certainement qui auraient livré au public leurs souvenirs. De la sorte, les documens oraux que nous avons cités, toujours facilement récusables, recevraient un contrôle et une confirmation. Or, les livres qui répondent aux conditions ci-dessus définies existent, quoique peu nombreux : ce sont ceux du lieutenant-colonel Meyret, du commandant J. Girard, du capitaine Mège, de G. Masson, et il faut y ajouter l’ouvrage du chanoine E. Guers, qui visita en 1870 les camps d’Allemagne où étaient internés nos prisonniers.

Comme tous les récits de choses vues, ceux-ci sont de valeur très différente. Le capitaine Mège, ancien enfant de troupe, n’est pas très renseigné sur l’histoire des pays qu’il traverse. Il ne sait qu’une chose, c’est qu’il est chez l’ennemi, il ne distingue pas les immigrés des indigènes ; il raconte les événemens auxquels il est mêlé sans en faire ressortir la signification ; il ne nuance ni ne définit. Le commandant Girard et le colonel Meyret sont infiniment plus avertis et observent beaucoup mieux. Le second particulièrement discerne avec une rare sagacité : « Il y a ici, note-t-il, deux populations très différentes d’éducation et de sentimens : le peuple rhénan qui a été français et qui a aimé la France, et le monde des employés prussiens qui nous hait et nous méprise : l’orgueil de ces drôles est devenu incroyable ; ils poussent la population paisible à nous insulter, tout en devenant humbles et plats, si l’on fait mine de résister à leurs sottes injures. »

Or, les faits parlent très clairement : en 1870, les Rhénans nous attendaient. Et cela, les Prussiens ne l’ignoraient pas. Ce qui le prouve, c’est la façon même dont ils ont pourvu au transport de nos prisonniers. C’est au début de novembre que nos prisonniers traversent les territoires de la rive gauche. Cette saison n’est pas très propice pour les voyages en bateau, surtout sur des chalands découverts. Mais les longues navigations sur des rivières dont il faut suivre toutes les sinuosités présentent d’autres avantages : ce que veulent les vainqueurs, c’est montrer aux populations des Français captifs, et alors ils s’arrangent pour que le spectacle soit bien vu, et dure longtemps. D’autres prisonniers ont été acheminés par chemin de fer ; mais là encore l’intention éclate dans le règlement des haltes et l’allure des convois : « Nous avancions avec une lenteur calculée, écrit G. Masson. On avait soin, à la moindre station, de faire arrêter le train… Les populations pouvaient avoir gardé une vague espérance de redevenir françaises ; on voulait leur montrer que cet espoir était vain, que l’Allemagne était venue à bout de ces ennemis si terribles. Nous étions exposés, pendant plusieurs minutes d’arrêt, à la curiosité de tous ces gens accourus là pour nous voir passer. On les laissait envahir la voie, s’approcher des wagons, nous parler, et regarder ces Français réduits à l’impuissance. »

Mais, dans ces campagnes rhénanes, les témoins, ne signalent nulle hostilité, au contraire. Le colonel Biottot raconte que dans le Palatinat, comme son train s’arrêtait dans une petite gare, il se pencha à la portière en murmurant : « Où sommes-nous ? » Et une voix lui répondit : « Dans le département du Mont-Tonnerre. » C’était un membre de la Croix-Rouge de la région qui lui offrait ses services. Le commandant Girard, qui ne sait pas l’allemand, mentionne, lui aussi, l’affluence des curieux qui viennent voir passer les prisonniers : « Pendant les arrêts, beaucoup montaient sur les marchepieds pour nous regarder de plus près : leurs physionomies traduisaient plutôt la tristesse que la joie arrogante des vainqueurs. » G. Masson ne s’attendait pas aux marques de sympathie qu’il a constatées : « Nous recevions des petits pains et des gâteaux. On nous tendait des cigares et du tabac. Parmi ces hommes et ces femmes, il s’en trouvait même qui nous faisaient part, en s’exprimant en français, des vœux secrets qu’ils faisaient pour le succès de nos armes. » L’accueil, ajoute-t-il, fut tout autre sur la rive droite, au-delà de la Wetzlar.

Dans les villes, les sentimens sont les mêmes. Crefeld est le point le plus septentrional sur lequel nous ayons des renseignemens. C’est là que le capitaine Mège a séjourné pendant plusieurs mois, et il y a travaillé dans une fabrique. Il vante l’humanité des habitans qui l’ont traité avec beaucoup de bonté et de courtoisie ; le fils du bourgmestre lui a témoigné une amitié particulière ; à plusieurs reprises, on lui a demandé de chanter va Marseillaise. Le capitaine raconte sèchement et n’explique rien : il faut se contenter des faits tels qu’il les rapporte. Deux au moins sont intéressans. Un jour, dans une brasserie, l’auteur se prit de dispute avec des employés de chemin de fer qui injuriaient la France ; une partie, des assistans se déclara pour lui : l’affaire dégénéra en bagarre, avec échange de coups. Le lendemain du jour où l’armistice fut signé à Versailles, dit-il encore, une cavalcade parcourut les rues de Crefeld ; tous les généraux français y figuraient avec des têtes d’âne, et des inscriptions outrageantes accompagnaient ces exhibitions ; la cavalcade fut interrompue par une bataille. Ces deux scènes s’interprètent très facilement : les employés de chemin de fer et les organisateurs du cortège sont des Prussiens immigrés ; leurs adversaires sont des Rhénans indigènes blessés dans leurs sentimens et qui défendent la France.

La ville d’Aix-la-Chapelle a été visitée par le chanoine Guers. En 1870, voisine comme elle l’est du pays wallon, ancien chef-lieu de préfecture, elle n’a encore rien de germanique. Les souvenirs de notre domination, déclare le témoin, y sont encore plus vivaces qu’à Cologne : les habitans, qui parlent notre langue, s’intéressent à nos soldats et font tout ce qu’ils peuvent pour adoucir leur infortune. Ils font même parade de leurs sympathies et les manifestent si bruyamment que plusieurs sont incarcérés par les ordres de Bismarck.

Sur Cologne, les documens sont beaucoup plus abondans. Cette ville a été traversée par le chanoine Guers et par le commandant Girard, mais c’est aussi là que le colonel Meyret a passé tout le temps de sa captivité. Le premier dépeint les misères du camp, où la consigne, comme presque partout, était draconienne. Les deux autres ont circulé librement et sont entrés en contact avec la population, stupéfaits de la réception qui leur était faite. Il y avait foule à la gare de Cologne quand le colonel Meyret y a débarqué. « Nous fûmes étonnés, écrit-il, de l’attitude convenable et presque respectueuse de cette multitude… Des habitans s’approchaient, et demandaient, en saluant, si nous étions les combattans de Gravelotte. » Quant au commandant Girard, il voyage avec un petit groupe d’officiers, arrive jusqu’à l’hôtel sans être remarqué. Mais, dès qu’il sort, ses camarades et lui sont entourés par un grand nombre de jeunes gens, des étudians, qui se mettent à chanter la Marseillaise. Immédiatement les gendarmes accourent, arrêtent ceux des chanteurs qu’ils peuvent saisir et les conduisent en prison. « Pendant toute la durée de notre captivité, les étudians nous recherchèrent au risque de s’attirer les rigueurs de l’autorité et firent tout leur possible pour nous être agréables. » Mais l’auteur ne resta pas longtemps à Cologne et fut bientôt envoyé en Westphalie.

Quant au colonel Meyret, il a habité chez un Rhénan nommé Huberty. Il a connu toute la famille et ne tarit pas d’éloges sur ses hôtes ; il a trouvé chez eux un haut souci des convenances et une parfaite délicatesse. Puis, en ville, il a fait d’autres connaissances. Un soir, dans une brasserie, deux bourgeois cossus se sont approchés de lui, et le plus âgé lui a dit : « Je suis M. de la Motte-Fouqué ; ma famille, d’origine française, a été forcée de s’expatrier lors de la révocation de l’Edit de Nantes ; je suis devenu Allemand, mais notre cœur bat toujours pour la France. Voulez-vous nous faire l’honneur de prendre place à notre table ? Monsieur est mon ami. Herr Vilmahser a longtemps habité Paris et aime la France. » Ces braves gens rendirent de grands services à nos officiers ; au moment de la paix, M. de la Motte-Fouqué, à lui seul, leur avait prêté 4 700 francs. Plus intéressante que ces secours délicats fut la déclaration que firent un soir au colonel ses deux amis : « Vous avez dû remarquer que la population a accueilli avec respect ces prisonniers de Metz… Nous avions des drapeaux tricolores tout prêts pour votre arrivée, car il y a encore ici beaucoup de sympathies pour la France ; mais maintenant la grande Allemagne est faite. »

Plus au Sud, nous rencontrons les deux villes de Sarrelouis et de Trêves. Le capitaine Mège est resté fort peu de temps dans l’une et dans l’autre, mais il en a rapporté des impressions concordantes. A Sarrelouis, nos soldats ont été conduits dans une immense fabrique : les femmes sont venues au cantonnement en procession, chargées de tabac, de chocolat, de foulards qu’elles distribuaient aux captifs. A Trêves, même accueil, et, pour commencer, chaque prisonnier reçoit un tricot et une couverture. La ville n’est pas éloignée du Luxembourg et de la Belgique ; il est à la connaissance du capitaine Mège que beaucoup de ses camarades s’évadèrent pendant la première nuit et qu’ils y furent aidés par la population elle-même. D’ailleurs, nous possédons le rapport du bourgmestre, réimprimé par le plus récent historien de Trêves. Ce document n’avoue pas les sentimens français des habitans, mais il nous livre des détails si précis que nous sommes pleinement édifiés. Le premier convoi arriva le 2 novembre, avec 2 000 hommes. Aussitôt les Trévirois accoururent, portant des vivres et des rafraîchissemens. Les trains se succédèrent : le cinquième entra en gare à trois heures du matin. Ceux qu’il contenait étaient destinés au faubourg d’Euren. Pour ne pas laisser les prisonniers, dont beaucoup étaient malades, passer la nuit à la belle étoile sur la terre froide, hommes et femmes quittèrent leurs lits, les leur cédèrent, et se mirent en devoir de préparer des provisions pour leurs hôtes, sans oublier le café chaud avant le départ. « Par les paysans venus aujourd’hui au marché, écrit le bourgmestre, nous avons appris que les mêmes sympathies se sont manifestées partout, pour chacun de ces grands et nombreux convois, à Pfalzel, Ehrang, Quint, et dans beaucoup d’autres communes de l’Eifel. »

Reste enfin la ville de Mayence. Au camp d’internement, la situation est la même qu’à Coblence, et nos soldats y souffrent beaucoup. Mais, ici encore, ce sont les sentimens de la population civile qui nous intéressent. Le colonel Biottot a noté que les Mayençais regrettaient manifestement notre défaite, et non pas eux seulement, car le grand-duc de Hesse vint en personne visiter les Français et leur fit servir un repas. La déposition la plus intéressante est celle du commandant Girard : il n’a guère passé qu’une journée dans la ville, mais il a logé chez l’habitant. A la porte du restaurant où il est entré pour dîner, il a rencontré, parmi la foule des curieux, un monsieur déjà âgé qui lui a tendu sa carte : « E. Stall, Kapuzinerstrasse 22, offre cordialement l’hospitalité à un officier français. » Il l’a suivi, et son hôte l’a présenté à sa femme et à sa fille ; celle-ci est la seule de la famille qui sache le français, mais elle le parle très bien. La conversation s’engage, et la réception est charmante : on s’informe de la famille du commandant et des misères que l’armée a subies pendant le blocus de Metz ; la jeune fille sert d’interprète. « Enfin, écrit l’auteur, ces trois aimables personnes voulurent me conduire jusqu’à ma chambre, au deuxième étage. M. Stall, un flambeau à la main, ouvrait la marche, Mme Stall et sa fille me suivant de près. Arrivé sur le palier, mon hôte se campa fièrement devant une grande armoire à deux portes, qu’il me montrait du doigt d’un air mystérieux… Était-ce là-dedans qu’on voulait me faire coucher ? Mais la jeune fille arriva aussitôt et me dit : Monsieur, nous comptions sut les Français pour délivrer Mayence ; dans cet espoir, papa avait fait confectionner, en cachette, des drapeaux pour pavoiser notre maison le jour de votre entrée ! Le père tira de sa poche la clef de l’armoire, qu’il ouvrit à deux battans : elle était bondée de drapeaux tricolores… »

Nous avons tenu à reproduire tous ces documens dans leur sécheresse et leur nudité, tels qu’ils nous sont rapportés par nos témoins. Ceux-ci sont unanimes dans leurs dépositions. En quoique lieu qu’ils aient été, à Crefeld, Aix-la-Chapelle, Cologne, Coblence, Sarrelouis, Trêves, Landau et Mayence, du Sud au Nord, de l’Est à l’Ouest, partout sur la rive gauche du Rhin ils ont constaté les mêmes attentions et la même douleur de notre défaite. Ces drapeaux en particulier, signalés en trois points différens du territoire, et destinés à fêter notre prise de possession, permettent de conclure à un mouvement populaire extrêmement profond et peut-être concerté, qui avait pour but de rendre à notre domination le pays tout entier. Signe émouvant sans doute de la reconnaissance d’un peuple qui avait participé pendant vingt années à notre vie nationale, qui avait partagé avec nous l’enivrement de la période révolutionnaire et la gloire de l’épopée impériale. Mais aussi preuve très évidente de l’inhumaine dureté et de l’injustice de la Prusse, puisqu’en un demi-siècle de travail acharné et de colonisation patiente, elle n’avait réussi ni à gagner les cœurs, ni même à donner une âme allemande à ceux dont elle était maîtresse.

Il n’est pas niable d’ailleurs que les succès de nos adversaires n’aient agi sur l’opinion. A Trêves, au mois d’octobre 1870, des bourgeois de la ville, parmi lesquels il semble bien qu’il y ait eu des indigènes, écrivirent à Bismarck pour lui demander l’annexion de Metz : ils faisaient valoir que la proximité de la frontière faisait planer sur la contrée le risque d’une invasion, puis aussi que les Messins, par leurs mœurs et leur caractère, étaient proches parens des Trévirois. Quoiqu’il soit d’expérience courante que tous les amis ne demeurent pas fidèles dans le malheur, il faut cependant observer que Trêves, chef-lieu de cercle, était par cela même exposée aux progrès de la propagande prussienne, du moins dans certains milieux, et que la présence d’une forte garnison y était la source de gains appréciables. Le 3 mars 1871, lors des élections au Reichstag, la ville donna en effet 1 038 voix au candidat libéral Lantz, l’un de ceux qui avaient signé l’adresse à Bismarck, contre 526 au Dr Thanisch, candidat du Centre, mais ce dernier fut élu par une grande majorité grâce à l’appoint des campagnes, toujours rebelles.

A Worms, la commission exécutive du conseil municipal, peut-être composée surtout d’immigrés, envoya au chancelier un titre de bourgeois honoraire. Elle le félicitait d’avoir rempli les vœux que les cœurs allemands formaient pour l’unité et d’avoir rattaché à l’Allemagne des provinces qui en avaient été séparées pendant des siècles. Elle rappelait que Worms avait subi de terribles souffrances du fait de « l’ennemi héréditaire. » Pourtant Bismarck, le 24 décembre 1870, ne remercia que par quelques mots presque ironiques, où il marqua combien une telle amabilité lui semblait nouvelle : « Si la ville, maintenant, en présence de l’essor de la nation allemande, comprend l’importance de cet événement et en témoigne de la joie, on ne peut y voir qu’un signe de l’esprit qui anime le peuple allemand. »

En 1871, de mars à juin, les troupes rentrent dans leurs garnisons rhénanes. Elles y sont reçues selon un cérémonial qui est à peu près le même pour tout l’empire. Des arcs de triomphe sont dressés, des discours saluent les héros vainqueurs, des acclamations retentissent, le conseil municipal est présent, les cloches sonnent, les canons tirent des salves. Que les familles, au moment où leurs fils leur sont rendus, se sentent pleines d’allégresse ; que dans le peuple, par la contagion du bonheur, l’optimisme ce jour-là domine ; que même l’ivresse de la puissance et la fierté de la force allemande exaltent quelques imaginations, cela est plus que probable, cela, peut-on dire, est certain. Mais la griserie passe et la joie est éphémère, car Bismarck réserve aux Rhénans des lendemains douloureux, au cours desquels, par un dernier et éclatant retour, nous allons voir briller encore une fois, vive et fidèle, la flamme des sympathies françaises.


II. — LE KULTURKAMPF

Cette lutte intérieure, dont M. Georges Goyau ici même a fait l’histoire, se présente sous des apparences assez trompeuses. Il semble qu’il ne s’agisse que d’une querelle religieuse, tout au plus des tentatives faites par la Prusse et l’empire pour établir leurs droits de police et imposer leurs règles administratives. À ce compte, d’autres nations auraient connu de pareils différends. Or, le débat a un objet bien plus haut : il est d’essence nationale. « Il me faut dix ans pour faire l’Allemagne, » avait dit Bismarck en 1871. Le Kulturkampf constitue le moyen même par lequel il espérait obtenir ce résultat. Il est dirigé avant tout contre l’influence française, qu’il a pour but d’anéantir.

Une lecture des Mémoires de Hohenlohe, même rapide, suffit à convaincre que leur auteur, pendant son ambassade à Paris, a pour mission de surveiller de très près les hommes politiques français et d’empêcher qu’une entente ne s’établisse entre la République et les adversaires allemands du nouvel Empire : il fait alterner les cajoleries avec les menaces voilées, et il est à l’affût de tous les retentissemens que peuvent éveiller chez nous les persécutions de Bismarck contre les catholiques. S’il est d’autre part un homme bien renseigné sur les tendances et les buts du Kulturkampf, c’est assurément Sybel, député au Landtag de Berlin et professeur à Bonn. Il faut voir en lui l’un des plus anciens agens de la Prusse sur la rive gauche, l’un de ces savans d’Etat qui, installés dans leur chaire comme à un poste de combat, montèrent la garde au Rhin en missionnaires de la Kultur. Il est le fondateur du Deutscher Verein, un instrument de germanisation destiné à faire disparaître tout ce qui subsiste encore de welche à l’intérieur de l’Empire, une entreprise d’espionnage dont les ramifications couvrent tout le pays rhénan. En 1874, il écrit contre le catholicisme un factum intitulé la Politique cléricale au XIXe siècle. Ce qu’il reproche aux prêtres, c’est qu’ils sont les ennemis de la Prusse et les amis de la France : « C’était sans doute agir politiquement, avant la défaite de l’armée française, que de ne pas se laisser émouvoir par l’hostilité cléricale ; mais, après l’écrasement de la France, c’est un devoir d’État pressant que de réduire à l’impuissance l’adversaire de notre cause nationale. Jamais lutte défensive n’a été plus légitime. »

D’ailleurs Bismarck lui-même nous a dévoilé le secret de sa politique. Le 30 janvier 1872, il répond à Windthorst. Le parti du Centre, affirme-t-il, cache sous son étiquette confessionnelle les desseins qu’il nourrit contre l’Empire et contre la Prusse ; il se renforce de protestans qui n’ont de commun avec le catholicisme que leur inimitié contre la monarchie des Hohenzollern ; il est soutenu « par tout ce que l’on peut appeler la presse française antiallemande, la vieille presse de la Confédération du Rhin qui a endossé l’habit catholique. » Le 6 mars, il revient à la charge : ses ennemis, dit-il, ont commencé à s’agiter du jour où la Prusse luthérienne a pris son essor, du jour où ils ont entrevu cette possibilité qu’un empire protestant s’établirait en Allemagne ; ils ont laissé paraître leur inquiétude lorsque l’Autriche a été défaite, mais ils ont perdu définitivement leur calme quand la France a succombé. A l’appui de ses dires, il lit une lettre adressée au roi par un ambassadeur, Arnim sans doute : « S’il m’est permis d’exprimer mon opinion, écrit celui-ci, je n’ai jamais hésité à croire que la revanche désirée par la France dût être préparée chez nous par des discordes religieuses… Une bonne partie du clergé catholique, soumis aux directions venues de Rome, est au service de la politique française. »

D’un bout à l’autre de la crise, le chancelier reprend ce thème. Au début du conflit, la guerre confessionnelle ne présente encore aucun danger pour l’Empire, car nous nous remettons à peine des désastres de 1870, et les populations persécutées ne peuvent compter sur notre secours immédiat. Mais peu à peu le Kulturkampf s’aggrave ; de Sarrebruck à Wesel, les prisons s’emplissent de prêtres, tandis que le parti du Centre continue de braver le chancelier et que le pays rhénan semble sur le point de passer à la révolte ouverte. Peu à peu aussi nous reconstituons notre armée. Si cette renaissance française s’était produite après la soumission complète des ennemis de l’Empire, elle n’aurait pas inquiété Bismarck : mais justement elle se manifeste à l’instant même où le conflit est à l’état aigu. De Paris, Hohenlohe trahit son anxiété ; à Berlin, l’on est peu rassuré. C’est alors que va commencer la manœuvre suprême. Le 13 janvier 1874, dans un entretien avec notre ambassadeur, le chancelier lui demande que notre gouvernement sévisse contre quelques évêques, et il le fait avec quelques allusions vagues qui visent évidemment la Bavière et la vallée du Rhin : « Les attaques qui nous viennent de France, dit-il, ont une gravité exceptionnelle, parce qu’elles agissent sur des sentimens mal éteints et parce qu’elles sont un encouragement a des résistances dont nous voulons avoir raison à tout prix. » Le 16, la Gazette de l’Allemagne du Nord écrit que la France doit rompre avec l’ultramontanisme si elle veut réellement la paix. La pensée du chancelier est donc très claire : ou bien les catholiques allemands se soumettront, ou bien nous devrons subir nous-mêmes une guerre préventive d’où nous sortirons si meurtris que personne ne pourra plus jamais espérer en notre secours. En mars 1875, l’ambassadeur Hohenlohe vient dire au duc Decazes que l’Allemagne considère nos armemens comme une menace pour elle, et, le 8 avril, la Post lance son fameux article : « Krieg in Sicht ? La guerre est-elle prochaine ? » L’alarme dure jusqu’en juin, et seule l’intervention de la Russie et de l’Angleterre détourne 1’orage. Mais Bismarck ne renonce pas tout à fait à la solution qu’il a entrevue, et il compte bien recourir aux armes si jamais l’Europe se désintéresse de notre sort. Pendant toute la durée du Kulturkampf ses journaux parlent pour lui : lors du 16 mai encore, ils estiment que le ministère de Broglie, par sa politique cléricale, conduit tout droit à la guerre.

Il importe de se demander si les hommes d’Etat prussiens, au cours de cette lutte si brutalement conduite, n’ont pas été victimes d’une hallucination collective. Or il apparaît bien qu’ils ne se sont pas trompés. Ce n’est pas ici le lieu de faire l’histoire de la persécution dans la vallée du Rhin, mais bien de dire quelle a été la résistance. Dans la coalition catholique qu’il combat, Bismarck démêle vite que les élémens les plus agissans sont les Rhénans, pour ne point parler des Bavarois, des Polonais et des Alsaciens-Lorrains, Il ne lui échappe pas que leur catholicisme s’est exaspéré du jour où la France a été battue, comme s’ils voulaient fortifier leur opposition en la couvrant de la haute autorité du pape, mais sans en modifier la direction. Avant 1870, ils votaient généralement pour des libéraux, parce que ces libéraux, par leur action parlementaire, tendaient à affaiblir la force prussienne. Mais, dès le 1er octobre 1870, par une lettre écrite au chancelier, Ketteler avait fait connaître que l’annexion de l’Alsace-Lorraine inquiétait les fidèles de l’Église romaine et qu’ils craignaient de voir s’ouvrir « une ère de malveillance religieuse pouvant aller jusqu’à des essais de protestantisation. » Les Rhénans aussitôt s’étaient rangés derrière l’évêque de Mayence, montrant qu’ils considéraient Sedan comme un second Sadowa. En 1871, comme le parti libéral s’est rallié au gouvernement, ils élisent en grand nombre des catholiques. Aux élections de 1874, ce mouvement s’accentue ; les derniers démocrates sont balayés dans les grandes villes où ils se maintenaient encore, à Essen, Crefeld, Coblence, Düsseldorf, Bonn, Aix-la-Chapelle et Cologne ; leurs adversaires obtiennent de grandes majorités. Fait significatif assurément, mais qui n’est pas le seul que l’on puisse constater. Et en effet, tandis qu’avant 1871 il n’y avait pas plus de quatre ou cinq journaux catholiques dans le royaume de Prusse, le nombre s’élève en 1874 à 120 quotidiens, dont 85 pour le pays rhénan. Enfin l’on sait à Berlin, où l’attitude des particularistes bavarois cause des appréhensions, que ceux-ci ont partie liée avec les mécontens de l’Ouest, que les évêques ou archevêques de Munich, Spire, Mayence, Cologne et Trêves marchent en étroit accord : on constate le va-et-vient perpétuel des chefs du Centre entre les deux pays, à l’occasion des congrès, colloques, meetings et réunions protestataires qui entretiennent l’agitation.

Pour se rendre compte des tendances du mouvement catholique, ce ne sont pas les débats parlementaires qu’il faut lire, car les députés du parti affirment toujours leurs sentimens allemands, en usant de ces mots vagues qui ne les engagent pas. Ce qu’il faut connaître, c’est ce qu’impriment les journaux, c’est tout ce qui, sous une forme quelconque, nous révèle la pensée profonde des masses. Alors le grand conflit se présente sous son véritable aspect : il est anti-unitaire, anti-prussien et francophile. Dès 1872, ce triple caractère apparaît. Le 8 juillet de cette année-là se fonde à Mayence l’Association des catholiques allemands, présidée par le baron F. de Loë, un Rhénan, et dont le comité directeur se compose de Rhénans, de Westphaliens et de Bavarois. A peine constituée, elle lance un appel ainsi conçu : « L’Allemagne catholique passe par des épreuves auxquelles ne pouvaient s’attendre les fils soumis de l’Eglise, qui ont versé leur sang dans les batailles de la dernière guerre. Ils ont fait des expériences qui ont provoqué des tons discordans dans les allégresses triomphales du nouvel Empire allemand. » Déjà la déclaration est très nette ; les fidèles de l’Eglise romaine manifestent leur aversion pour l’édifice construit par Bismarck. La Reichszeitung de Bonn renchérit encore et menace. « Sur les ruines de l’État moderne, l’Église construira un nouvel ordre de choses, comme elle l’a fait lors de la dissolution de l’Empire romain. »

Lorsque le chancelier a réuni l’Allemagne sous le sceptre des Hohenzollern, il a voulu faire disparaître toutes les oppositions locales. Mais voici que Ketteler prend la plume pour sauver l’existence de ce que Bismarck veut détruire. En 1873, dans un manifeste où-, par une précaution d’habile avocat, il concède que le particularisme doit admettre une puissance impériale forte et pleine de vie, il se fait le défenseur de ce particularisme. Il le nomme « un lien de fidélité et d’amour, » un signe d’attachement au pays natal, à la vieille tribu germanique dont on fait partie, un témoignage d’affection pour les anciennes coutumes et tout ce qui est spécial à la province où l’on a vu le jour ; chaque région doit avoir le droit de gouverner comme elle le veut ses propres affaires et de se refuser à une centralisation qui est la mort de l’âme : autant de propositions qui sentent la révolte et dont on ne peut croire qu’elles n’aient été pesées soigneusement par leur auteur.

Voilà donc quel est le premier point du programme antiprussien. Il s’agit, on s’en est rendu compte, de ruiner l’œuvre de 1871 et de rendre à l’Allemagne sa liberté d’autrefois. Comme les maîtres du moment sont luthériens, la guerre se développe sur le terrain confessionnel, mais elle est bien une guerre politique : « Si l’État, écrit Conrad von Bolanden, traite en ennemie ou tente d’opprimer l’Église catholique, la conséquence naturelle en sera que les catholiques allemands s’uniront à un protecteur étranger contre l’empereur protestant d’Allemagne. » Or, ce protecteur étranger, J. J. Lindau le désigne publiquement dans une réunion tenue à Mayence en 1872 : il s’appelle la France. Les prélats assemblés le 20 septembre à Fulda, sous la présidence de l’archevêque de Cologne, le laissent également entendre : « La lutte contre Rome, déclarent-ils dans leur protestation solennelle, est une explosion du criminel orgueil produit par les victoires remportées sur la France. » En d’autres termes, la grande puissance catholique vaincue à Sedan laissait par sa défaite le champ libre à l’oppression prussienne. Bismarck ne commettait donc aucune erreur quand il prétendait que cette pensée était bien celle des ennemis de l’Empire : le second point de leur programme est en effet la conséquence logique du premier.

Que la résistance au Kulturkampf soit la dernière réaction violente de l’ancienne Allemagne française contre des maîtres abhorrés, cela se marque bien plus encore pendant les années où le conflit va atteindre son maximum d’intensité. Après les incidens d’Emmerich, après l’émeute d’Essen, pendant-laquelle le sous-préfet est lapidé, et dont le gouvernement ne se rend maître qu’au bout de quarante-huit heures, grâce à l’intervention de huit compagnies d’infanterie, les esprits se montent sur la rive gauche du Rhin, où le schisme vieux-catholique est considéré comme une véritable trahison, et l’effervescence revêt un caractère anti-prussien très accentué. Le peuple, raconte Sybel dans son discours au Landtag du 8 mai 1874, est persuadé que Bismarck va fermer toutes les églises le 15 du même mois et qu’il emprisonnera aussitôt les catholiques qui refuseront de se faire protestans : mais dans le cercle de Sarrebrück, l’opinion se console, car on sait de source certaine que, quinze jours après, les Français arriveront et rétabliront lav religion dans ses droits : cet heureux événement doit se produire exactement le 1er juin. Dès 1872, la population rhénane a manifesté contre la fête commémorative de Sedan, et, le 2 septembre, le clergé a organisé des processions pour protester contre les réjouissances prussiennes. En 1874, après que te Centre a voté contre la loi militaire présentée au Reichstag, le mouvement anti-impérial et francophile éclate avec une vigueur inattendue.

Cette fois, ce sont les évêques qui commandent, et on leur obéit. Ils défendent aux fidèles de célébrer la victoire remportée sur la France, sur la vieille protectrice qui seule représente le salut. Le 9 août, a Mayence, Ketteler publie sa Circulaire concernant la fête de Sedan : « Le parti qui en est l’inventeur, écrit-il, est celui-là même qui mène le combat contre le christianisme et l’Église catholique. Si donc il exige avec une impétuosité particulière que la religion, cette religion dont il se montre par ailleurs peu soucieux, participe à la cérémonie, il est évident qu’il ne le fait pas par piété. Il célèbre ainsi bien moins les succès du peuple allemand sur la France que ses propres succès sur l’Église catholique. Il veut la contraindre à figurer dans cette fête, et elle doit jubiler sur ses propres blessures. Sous le prétexte que nous manquons de sentimens patriotiques dont il sait la force, il veut nous contraindre à nous atteler à son char de triomphe. » Le coup droit est porté, et il est terrible, malgré les prudentes affirmations de loyalisme allemand que Ketteler ne néglige pas ; il atteint le gouvernement berlinois, où nul n’ignore que l’évêque de Mayence, en relations avec Dupanloup, a soutenu autrefois la politique française de Datwigk.

Donc Ketteler refuse ses prêtres ; il refuse ses cloches ; il repousse la demande du général commandant la place, qui voudrait disposer des tours de la cathédrale pour y faire jouer un choral par une musique militaire. L’archevêque de Munich, l’évêque de Spire suivent son exemple. Les journaux du Centre font écho : les catholiques ne célébreront pas Sedan, « jour de deuil et non pas jour de joie, » qui a été le signal de la lutte contre la religion romaine. Le ministère de Bismarck pourtant ne recule pas, et il emploie même la contrainte : dans la vallée du Rhin, il change la date des vacances scolaires ; elles commenceront seulement après le 2 septembre, et les élèves, par voie d’autorité, seront ainsi forcés de fêter la victoire prussienne ; ils ne devront pas rester ce jour-là dans leurs classes, leurs maîtres leur feront traverser les villes, les mèneront à la campagne et les feront chanter. La cérémonie officielle a donc lieu, avec revue des troupes, mais l’attitude de la population est la même dans le pays rhénan qu’à Strasbourg et en Alsace. Seuls, les milieux prussiens pavoisent Mayence, les habitans ont arboré à leurs fenêtres leurs feuilles de contributions en protestation contre l’Empire ; dans la vallée de la Moselle, ils ont exposé non pas des drapeaux, mais de vieux balais. L’année suivante, à la même date, les mêmes scènes se reproduisent, avec les mêmes abstentions et les mêmes divisions. Ketteler lui aussi récidive : Sedan, dit-il, est un « jour de deuil et d’humiliation. »

Nous sommes en 1875 ; des prêtres sont arrêtés et jetés dans des cachots : la terreur règne dans le pays rhénan. À Cologne, un beau matin, les trois cent vingt et une rues de la ville sont tapissées de l’affiche suivante : « Les évêques maintenant sont en prison. — On pendra le roi, — on brûlera Bismarck ; — alors, la religion reviendra chez nous. » La police aussitôt promet une prime de 3 000 thalers à celui qui dénoncera le coupable, et se met en devoir de gratter l’affiche séditieuse. La nuit suivante, des mains inconnues en apposent une nouvelle, qui reproche au chancelier l’indemnité de guerre prélevée sur nous. « Avec tes cinq milliards, tu n’as pas assez d’argent pour payer celui qui a fait cela. »

Pour répondre au congrès vieux-catholique de Bonn, favorisé par le ministère berlinois, les évêques organisent le 28 juillet de grandes fêtes à Mayence. L’Univers est le seul journal parisien qui y soit représenté. Son correspondant assiste aux réunions et entend tous les discours, dont l’un, prononcé par le baron de Loë, parait avoir produit sur lui une très vive impression. Mais il ne le résume pas. « Vos lecteurs, écrit-il, me le pardonneront. Ils savent trop bien qu’il y a des choses que M. de Bismarck est forcé d’écouter en Allemagne, mais dont la presse française ne saurait parler sans commettre le crime de lèse-majesté française, en donnant un sujet de plainte aux puissans de Berlin. » Ces lignes suffisent pourtant pour que l’on devine ce que Loë a pu dire.

Les fêtes du 28 juillet ont, d’autre part, permis au haut clergé de mûrir un projet que la presse fait bientôt connaître : l’archevêque de Cologne, les évêques de Mayence et de Munster combinent un grand pèlerinage rhénan et westphalien. Les fidèles qui y prendront part sous la conduite du comte de Stol-berg iront à Paris déposer un ex-voto dans la chapelle de Notre-Dame des Victoires, et de là ils se rendront à Lourdes pour y porter leur offrande, une bannière magnifiquement brodée, représentant en grandeur naturelle saint Boniface, le patron de l’Allemagne catholique. A Berlin, le coup est très vivement ressenti, surtout étant donné qu’il succède au refus de célébrer la fête de Sedan. A Paris, où l’on se remet à peine de l’alerte de mars, l’initiative des évêques suscite une bien compréhensible anxiété. D’après l’Italienische allgemeine Correspondenz, l’ambassadeur français auprès du Vatican demandé au cardinal Antonelli d’interdire le pèlerinage, mais se heurte à une fin de non-recevoir. Sur une nouvelle intervention directe du duc Decazes auprès du Pape, celui-ci charge l’archevêque de Cologne de donner des instructions spéciales à Stolberg. Alors, les organisateurs proposent de modifier le programme : les fidèles se réuniraient d’abord à Paray-le-Monial et se dirigeraient ensuite vers Lourdes. On assure aussi que Decazes aurait proposé de barrer la frontière, mais que Berlin aurait décliné cette offre, en constatant que le gouvernement français n’entrait pour rien dans cette manifestation politique. Toutes ces négociations sont assez obscures, mais il est certain qu’une pression fut exercée sur les pèlerins. Ils traversèrent bien Paris, mais ils le firent sans bruit et se rendirent à Notre-Dame des Victoires sans aucune ostentation ; ils y furent seulement copieusement insultés par une bande de protestans allemands qui les y attendaient, et qui, par leurs injures, témoignèrent de la colère prussienne.

Pour venir à bout de l’opposition particulariste des catholiques allemands, Bismarck comptait qu’il lui fallait encore une fois vaincre leur alliée naturelle, la France. Ses premières tentatives pour nous jeter dans le Kulturkampf datent de 1873. A partir de ce moment, Hohenlohe déploya tous les artifices de sa diplomatie pour provoquer l’évolution attendue : il montrait une Allemagne conciliante, si le gouvernement français se décidait à mater les « ultramontains ; » au contraire, s’il se laissait entraîner par eux, la paix demeurerait précaire. Il n’y a rien à changer ici aux démonstrations de M. Georges Goyau. Les premières élections républicaines sont de 1876 et provoquent les commentaires favorables des journaux bismarckiens. Au 16 mai, ils redoutent une victoire de la Droite et ils agitent le spectre de la guerre : les députés adversaires du maréchal emboîtent le pas avec docilité. Dès le 17 mai, Gambetta donne le mot d’ordre : « Les menées cléricales ne sauraient nous amener que la guerre, » mais déjà, quelques jours avant, il a lancé la formule célèbre : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! »

Sous couleur de libéralisme, l’entente s’établissait donc entre la France, l’Allemagne, et aussi l’Italie. Bismarck, chef de cette coalition, remportait un succès qui lui assurait la consolidation de l’Empire. Les élections ramenèrent à la Chambre les 363, et Mac-Mahon, sans se démettre, se soumit. Ce n’était pas assez pour le chancelier. A l’ancienne Allemagne française il eût voulu montrer sa protectrice d’autrefois sur l’étape même de l’abdication. Au mois d’octobre 1877, il fit répéter par l’un de ses agens à Paris, Henckel de Donnersmarck, que la paix serait assurée si la France renonçait à soutenir le catholicisme, et il le chargea de proposer à Gambetta une entente sur le terrain anticlérical. Henckel de Donnersmarck fît savoir qu’il ne lui serait pas impossible d’amener Gambetta à Varzin. C’est en avril 1878 que l’homme qui avait été pendant la guerre l’âme de la Défense nationale se vit offrir cette entrevue. Il accepta le 23, puis, au dernier moment, il recula et ne partit pas.

Mais l’impulsion était donnée. A partir de ce moment, la République s’engagea de plus en plus dans les voies de l’anticléricalisme : le fameux article 7 et les décrets de 1880 sont présens à toutes les mémoires. Il n’est pas niable que la France, dans cette période qui suivit le traité de Francfort, ne se soit trouvée aux prises avec d’énormes difficultés. Pourtant, quels qu’aient été les dangers auxquels elle était exposée du dehors, il est certain qu’elle a délibérément sacrifié les intérêts de sa politique extérieure à ceux de sa politique intérieure, abandonnant ainsi les restes d’une clientèle nombreuse, qui avait mis en elle son dernier espoir, et que sa défection déçut cruellement.

On a dit que le chancelier était sorti du Kulturkampf est vaincu. Oui, sur le terrain religieux : mais c’est là sans doute qu’une défaite lui importait peu. Sa grande victoire, il l’obtenait dans le domaine politique : c’était la seule qu’il eût désirée passionnément. Sans canons, ni fusils, ni baïonnettes, il venait d’ajouter à Sedan un complément très appréciable, en brisant l’offensive des particularismes allemands et la résistance rhénane : le temps ferait le reste. En 1880, Gambetta pouvait bien de nouveau se montrer inconciliable et parler de la « justice immanente. » Ce n’étaient plus là que des déclamations sans danger, puisque la France avait renoncé aux alliances qu’elle possédait à l’intérieur de l’Empire. La première collaboration du Centre avec Bismarck date de 1879 ; l’entente s’accentua de jour en jour, tandis que le pape cédait aux avances que Berlin lui prodiguait. Il reste à savoir pour quelles raisons la rive gauche du Rhin se laissa peu à peu conquérir par la Prusse et l’Allemagne impériale, à dire ce qui restait du prestige de la France, au début de la présente guerre, chez des populations dont l’âme même nous avait appartenu.


III. — L’ORGANISATION DE LA CONQUÊTE

Dans cette vallée rhénane, si profondément francisée, ce fut la bourgeoisie des villes qui se rallia la première, et le mouvement commença dès les premières années du Kulturkampf., Berlin sut provoquer les dévouemens et les récompenser quand ils s’offraient. Le fils de Hausemann fut anobli en 1872. Le docteur Becker, d’Elberfeld, qui avait été condamné pour avoir pris part aux mouvemens insurrectionnels de 1848, der rothe Becker, Becker le Rouge, devint premier bourgmestre de Cologne et membre de la Chambre des Seigneurs. Les manifestations de loyalisme, d’abord organisées officieusement, tinrent l’opinion en haleine. En 1875, un comité de Dortmund ouvrit un concours pour la composition d’un hymne en l’honneur de Bismarck, et cet hymne fut exécuté pour la première fois à Düsseldorf, le 22 octobre 1876. La ville de Cologne, en 1875, nomma le chancelier bourgeois honoraire et lui éleva une statue. L’année suivante, elle célébra par de grandes fêtes l’achèvement de sa cathédrale ; en présence de l’empereur Guillaume Ier, un poète poméranien, T. Scherenberg, affirma en vers pompeux que les destinées de la cathédrale et celles de l’Allemagne étaient conjointes.

Ce n’était encore qu’un début, et la conquête morale du pays rhénan ne pouvait se faire du jour au lendemain. La pénétration de l’idée impériale et prussienne fut lente : elle s’opéra cependant. En 1830, en 1840, en 1848, en 1866, nous avions reculé devant l’effort nécessaire ; en 1870, nous avions été battus. Les derniers espoirs s’évanouirent pendant le Kulturkampf : il semblait bien que nous eussions quitté le Rhin pour toujours, et il eût été chimérique de prévoir notre retour.

Puis les formes de l’administration prussienne et les institutions allemandes avaient été progressivement substituées aux nôtres, selon un plan longuement suivi et que la bureaucratie berlinoise n’abandonna jamais. Les derniers vestiges du Concordat napoléonien s’effacèrent en 1873, quand fut promulguée la loi du 11 mai, qui annulait la distinction jusque-là maintenue entre les curés inamovibles et les desservans. Le système des impôts n’avait plus rien de français. Nos codes avaient disparu l’un après l’autre^ Notre organisation judiciaire ne laissa plus de traces à partir de 1877 : cette année-là, la Cour d’appel, anciennement établie par nous à Trêves, transférée à Cologne en 1815, cessa d’exister et fut remplacée par un Oberlandesgericht.

L’école, dans la transformation de l’esprit public, joua un rôle considérable. L’Université de Bonn continua la tâche qu’on lui avait assignée de convertir l’opinion à la domination prussienne. On sait quelle propagande y a faite Sybel. Ses collègues l’ont bien soutenu dans sa besogne et n’ont jamais refusé leur concours à la politique du gouvernement. A l’Université de Bonn on avait adjoint deux écoles techniques supérieures, l’une à Aix-la-Chapelle, l’autre à Cologne. Il sortait de tous ces instituts scientifiques, largement entretenus, des médecins, des négocians, des ingénieurs, des avocats, des administrateurs, des professeurs, des prêtres même, qui avaient reçu l’empreinte de l’éducation nationale selon les formules prussiennes.

A tous les degrés, l’œuvre poursuivie par l’école était la même : on pétrissait puissamment les cerveaux et on leur inculquait l’admiration de la grande Allemagne, de sa puissance et de son génie, avec le soin méthodique qui présidait également aux offensives commerciales. L’enseignement primaire déployait dans cette tâche peut-être plus d’activité encore que les autres, car il avait pour mission de former des soldats et de donner une âme à cette armée qui soutenait l’édifice impérial. L’instituteur agissait par le lied patriotique, et sa parole exaltait les souvenirs de 1870, des grandes victoires qui avaient permis de fonder l’Empire si fécond en bienfaits, don béni des Hohenzollern autrefois si détestés. Devenu adulte, le jeune Rhénan passait sous l’autorité des sous-officiers, qui complétaient son instruction et lui apprenaient ce qu’il devait à l’uniforme du roi. Au sortir du régiment, il était recueilli par une de ces associations de vétérans dont le gouvernement avait favorisé la création et que l’on voyait figurer avec leur drapeau dans les cérémonies officielles, lorsque l’on inaugurait, par exemple, l’une de ces statues représentant Guillaume Ier, Bismarck ou Moltke, et qui s’élevaient toujours plus nombreuses dans les villes de la rive gauche. Cinquante années auparavant, c’étaient les anciens soldats de Napoléon qui se groupaient et s’organisaient. Or, la tradition militaire prussienne avait remplacé la nôtre à la suite de nos défaites. C’est ainsi que se forme une « nationalité. »

On la formait contre nous. Une presse à gages s’acharnait à nos dépens en des diatribes toujours renouvelées. En face de la France dégénérée, on dressait la vertueuse Allemagne, maîtresse des sciences et des arts, mère des grands peintres, des grands architectes, des grands musiciens, des grands philosophes, de tous les surhommes enfin qui éblouissaient le monde.

Cette campagne de calomnies, commencée dans le pays rhénan dès 1815, durait encore. Pareillement, l’immigration n’avait jamais cessé. Fonctionnaires originaires de l’Est, sous-officiers, ouvriers même continuaient à affluer. On en trouve la preuve dans les statistiques de la population, si l’on considère les chiffres donnés pour les deux religions catholique et protestante. Il y a dans la province de Prusse rhénane 3 804 341 habitans en 1875, 4 287 392 en 1888, 7 121 140 en 1910 ; à ces trois dates, et sur le nombre total, les protestans figurent pour 906 483, pour 1 171 398 et pour 2 097 619 : les catholiques, au contraire, passent de 2 628 170 à 3 115 994 et à 4 916 022. L’augmentation de la population catholique est donc de 15,6 et de 36,4 pour 100, celle de la population protestante de 22,6 et de 44, pour 100 d’un recensement à l’autre. L’accroissement beaucoup plus considérable des protestans ne peut être attribué qu’à une seule cause, à l’immigration.

Cependant, malgré notre renoncement, malgré la disparition de nos formes administratives, en dépit de l’œuvre accomplie par l’école et par la presse, jamais la rive gauche ne se fût faite à son sort, même après l’extinction de la génération napoléonienne, si elle n’eût profité du bien-être et de la prospérité qu’apportait l’Empire. Le vignoble était en décroissance, mais on importait des raisins étrangers, et l’on vendait des imitations de Champagne dont le placement, à l’intérieur et même hors de l’Allemagne, était facile. Les villes devenaient formidables : Cologne dépassait 500 000 habitans ; Düsseldorf, Essen, Elberfeld, Aix-la-Chapelle, Crefeld, Coblence, Mayence et Sarrebrück prenaient chaque jour une extension plus grande. De 1880 à 1903, le gouvernement avait dépensé 100 millions pour le canal de Dortmund à l’Ems et 250 pour la navigation du Rhin. Sur ce fleuve, le trafic s’était élevé de 6 millions de tonnes en 1880 à 30 millions en 1900. Un chemin de fer longeait les deux rives, reliant le pays à la Hollande, à la Belgique et à la Suisse. Le bassin charbonnier de Sarrebrück s’étendait sur plus de 40 000 hectares, avec des couches de houille qui atteignaient parfois 20 mètres d’épaisseur. En 1897, les filatures de coton, de 40 qu’elles étaient en 1888, avaient passé à 52, et elles utilisaient 267 millions de balles au lieu de 168. Cette même année, les provinces du Rhin et de Westphalie fournissaient 2 683 537 tonnes de fonte ; la Sarre et la Lorraine, 2 341 079 ; la contrée de la Sieg et la Hesse-Nassau, 730 678.

Il est intéressant de rechercher quelle était la situation économique du pays rhénan à une date toute récente. Voici donc les chiffres de l’année 1911, mais valables pour la seule province prussienne, abstraction faite du Palatinat et de la Hesse. Au point de vue agricole, 12 952 hectares de vigne ont donné 461 900 hectolitres de vin ; la récolte a fourni 1 787 000 tonnes de pommes de terre, 524 000 de seigle, 498 000 d’avoine, 219 000 de froment, 59 000 d’orge. Au point de vue minier, on a extrait 3 407 tonnes de cuivre, 27 626 de plomb, 65 485 de zinc, 80 325 de manganèse, 42 117 865 d’un charbon qui représentait à lui seul une valeur de 450 millions de mark. Industriellement, il est sorti des usines 306 048 tonnes d’acide sulfurique ; les fonderies ont produit 55 319 tonnes de zinc, 53 105 de plomb, 69 654 kilogs d’argent ; 31 hauts fourneaux ont livré 5 872 628 tonnes de fer brut valant 335 millions de mark., D’autre part, 1 576 distilleries ont fabriqué 101 706 hectolitres d’alcool et 603 brasseries, 4 809 000 hectolitres de bière. Enfin, 18 sucreries ont donné 613 813 tonnes de sucre brut et 1 200 000 tonnes de sucre raffiné.

Les avantages matériels que le pays rhénan a retirés de l’unité sont donc incontestables. Ce sont eux qui ont permis à l’esprit impérial de s’épanouir. Dans la satisfaction des appétits, les griefs d’autrefois perdaient de leur vigueur, et les gains faciles apportaient l’optimisme. On était Allemands, rien qu’Allemands, et sans doute l’avait-on toujours été, même Prussiens peut-être. On oubliait les persécutions subies sous Bismarck., On oubliait bien d’autres choses encore. J’ai vu débarquer à Mayence, un jour de Pentecôte, des bourgeois de Cologne partis en excursion sur le Rhin. Une musique les accompagnait, et, quand ils s’ébranlèrent, elle se mit à jouer le lied du feld-maréchal Blücher : Was blasen die Trompeten. Aucun d’eux, sans doute, n’en ignorait les paroles, et ils allaient joyeusement : les cuivres chantaient la gloire du vieux sabreur, racontaient comment il avait voué aux Français une haine immortelle, comment il en avait tué dix mille à Lützen, comment il leur avait appris à nager dans les eaux de la Katzbach avant de les vaincre encore à la Wartbourg et à Leipzig. La force de l’habitude opérait : d’avoir souvent entendu ce lied, il semblait tout naturel de l’entendre encore, et ces Rhénans ne songeaient pas qu’aux batailles de Lützen, de la Katzbach et de Leipzig, d’autres Rhénans, leurs grands-pères, luttaient dans les rangs français pour maintenir contre la Prusse de Blücher l’empire de Napoléon.

Et cependant, il y avait des sentimens profonds qui restaient encore intacts, toute une subconscience qui se réveillait à de certaines heures. Dans l’Empire, les populations de la rive gauche se sentaient différentes de celles du Mecklembourg ou de la Saxe. Elles étaient renseignées sur leurs origines : le sol parlait, et les noms de lieux avec lui ; Audernach avait une étymologie celtique, Mayence également, et bien d’autres endroits encore. L’époque romaine avait laissé des monumens ; c’étaient le camp et les tombeaux de Bonn, les thermes et la Porte Nigra de Trêves. Charlemagne passait pour avoir apporté la vigne sur les bords du Rhin, et il était enseveli à Aix-la-Chapelle. On n’ignorait pas non plus que les électeurs ecclésiastiques, depuis le milieu du XVIIe siècle, avaient soutenu la politique de nos rois. On savait enfin, et il suffisait de visiter les musées pour l’apprendre, que l’on avait été Français pendant vingt années, au temps de la République libératrice et du grand Empereur.

Au moindre incident, l’esprit particulariste réapparaissait. Les Rhénans s’irritaient de voir affluer chez eux des immigrés venus d’au-delà de l’Elbe, des Ost-Elbier, comme ils disaient, hôtes arrogans et antipathiques chargés de les coloniser. La cherté de la viande, l’augmentation des impôts, les droits sur le tabac, la bière, les allumettes, indisposaient contre la politique impériale, malgré les avantages qu’elle procurait d’autre part. L’appellation de Preusse demeurait un outrage. « Vous confondez trop souvent en France, s’entendait dire à Trêves en 1884 l’architecte Narjaux, la Prusse et l’Allemagne. Rappelez-vous qu’ici, dans les provinces rhénanes, en Bavière, ou dans les États du Sud, traiter quelqu’un de Prussien, de Prussien de Berlin, est lui adresser la plus sanglante injure. »

Les ultimes manifestations de la résistance à la conquête sont assez difficiles à découvrir, car, depuis de longues années, il y avait des choses que l’on n’imprimait plus, ou du moins fort rarement. Un centre très important était constitué par la Wallonie, où l’opposition se faisait très vive, et dont les habitans, se sentant de plus en plus isolés dans l’Empire, déployaient une grande énergie à défendre leur langue. On peut signaler aussi qu’à diverses reprises, et encore à des dates très récentes, le conseil municipal de Mayence a tenu tête au gouvernement sur des questions d’importance secondaire et toutes locales, mais qui mettaient en jeu certains restes de la domination française auxquels les habitans demeuraient très attachés : la ville n’entendait rien abandonner de son passé. A Trêves, la germanisation fut très longtemps entravée par l’action vigoureuse de l’évêque Korum, un prêtre alsacien qui prit possession du siège en 1882, recommandé par Manteuffel, et dont la nomination, déclare Hohenlohe, fut le résultat d’un malentendu.

Mais l’attitude de Korum n’a pas été un fait isolé, et l’on peut dire que d’autres membres du clergé rhénan, loin d’être éblouis par la prospérité de l’Empire, conservaient entier l’amour de la France. Je n’en veux d’autre exemple que celui de Henri Brück, l’historien du catholicisme en Allemagne au XIXe siècle. Il était né à Bingen en 1839, à une époque où la rive gauche se débattait sous l’étreinte des conquérans ; devenu évêque de Mayence en 1899, il mourait en 1903. Brück avait certainement désiré notre victoire en 1870. Cela résulte avec la dernière évidence de l’hommage qu’il noue rend quand il parle de l’écrasement de la France, « dont les habitans ont combattu pour leur patrie avec une ténacité héroïque. » Il a osé, dans ces territoires asservis, faire sienne notre protestation contre Bismarck. Dans la page qu’il consacre à la séance du Reichstag où, le 4 décembre 1874, le chancelier, répondant au discours du député Jorg, accusa le cabinet français d’obéir à des influences jésuitiques et romaines, Brück s’indigne : « Ceux qui savent, dit-il, les origines de la guerre franco-allemande, et en particulier les révélations faites plus tard sur la dépêche d’Ems, reconnaîtront l’absolue fausseté de ces affirmations. Avec le père de famille de l’Évangile, on peut crier à cet homme : « Je te condamne par ta propre bouche. » Ces lignes sont de 1901.

Notre Code civil a été si longtemps en vigueur qu’il n’est pas inconnu aux générations contemporaines : de très jeunes gens sont nés tandis qu’il régnait encore. Le Code pénal succomba d’abord, mais il fallut des victoires pour faire disparaître le Code civil. Un premier projet présenté après Sadowa, en 1867, échoua devant le Reichstag de la Confédération du Nord. De nouvelles propositions furent apportées en 1871-1872, et reprises en 1873. Il ne fallut pas moins de treize années d’études pour que les commissions se missent d’accord, car les travaux préparatoires commencèrent le 28 février 1874, et la première lecture n’eut lieu que le 27 décembre 1887. Le texte définitif fut adopté le 1er juillet 1896 par 222 voix contre 48, plus 18 abstentions et 92 absences, et peut-être serait-il très intéressant de savoir comment ces votes se sont répartis. Le nouveau Code civil, valable pour tout l’Empire, entra en vigueur le 1er janvier 1900, mais les derniers arrêts rendus dans le pays rhénan en vertu de la législation française datent de 1908.

Il ne semble pas que la rive gauche ait accueilli avec une joie sans mélange le cadeau qu’on lui faisait, et l’anecdote suivante montre que notre souvenir subsiste encore dans les couches profondes de la population ;


Il y a deux ans, écrivait M. Holzhausen en 1902, je suis entré aux environs de Noël dans la vieille auberge d’un bourg prospère aux environs de Bonn. Dans la pièce à côté de celle où je me trouvais, les notables du lieu, devant des verres pleins, discouraient du Grand Napoléon et de son Code, tandis qu’ils parlaient avec ironie de certaines créations juridiques récentes. Aussitôt que l’on eut remarqué ma présence, quelqu’un fit observer que la compagnie tenait là une conversation dangereuse, sur quoi l’on ferma doucement la porte. J’étais seul dans ma chambre avec mon arbre de Noël, mais j’aurais volontiers donné les légendes allemandes qu’il me chuchotait pour prendre part à cet entretien sur l’homme au manteau gris. Cet incident peut paraître un conte des anciens temps, et pourtant il s’est passé dans les derniers jours de 1899.


En effet, la grande mémoire de l’Empereur, toujours vivante dans l’Allemagne napoléonienne, l’était plus particulièrement encore sur la rive gauche du Rhin. Elle a contribué à maintenir à l’égard de la France une certaine sympathie que les prospérités de l’Empire n’ont pas encore détruite ; elle a empêché que les absurdes calomnies répandues sur notre compte par la presse et par l’école ne trouvassent partout la crédulité que l’on espérait. Malgré les anathèmes officiellement lancés contre « l’aventurier corse » et « l’ennemi héréditaire, » il était encore des gens qui ne maudissaient pas notre domination ; il en était aussi qui avaient connu des survivans de l’époque napoléonienne ; il était encore des vieillards dont les parens étaient nés Français. Car l’Empire bismarckien, du fait de sa fondation, n’avait pas tué tous les vestiges du passé. Pendant de longues années, ceux-ci se montrèrent encore, comme un rappel inopportun ou comme un témoignage opiniâtre de ce qui avait été. A Aix-la-Chapelle, en 1873, les portraits de Napoléon et de Joséphine, donnés par l’Empereur en 1804, ornaient encore la grande salle des séances du conseil municipal. M. Holzhausen raconte que, tout enfant, il a assisté, dans la petite ville de Rheine, en Westphalie, à l’un des premiers anniversaires de Sedan. Tout à coup, devant les associations de vétérans alignées pour la parade, une apparition fit revivre les jours d’autrefois. On vit s’avancer une petite vieille qui portait au côté un tonnelet de cantinière. « Les honneurs lui furent rendus, lisons-nous, mais un sentiment étrange s’empara de moi quand on me dit qu’en 1812 elle avait accompagné en Russie le grand Corse dont les bruyères du pays de Munster murmuraient tant de légendes. »

C’est toujours à M. Holzhausen qu’il faut avoir recours pour suivre le bonapartisme rhénan dans ses manifestations les plus récentes : les détails qu’il nous apporte nous conduisent jusqu’à la veille de la présente guerre. Il a encore connu ces anciens élèves des lycées de Mayence, de Bonn et d’Aix-la-Chapelle qui défendirent jusqu’à leur dernier jour la gloire de leur idole, gloire dont nous-mêmes ne voulions plus. Vers 1885, un peu plus tard même, on pouvait en apercevoir encore quelques-uns. C’étaient eux qui, à Enskirchen, avant et après 1870, quand ils assistaient au banquet donné pour l’anniversaire du roi de Prusse, attendaient le départ des autorités pour lever leurs verres aux cris de « Vive l’empereur ! » En 1902, comme M. Holzhausen venait de terminer au Gürzenich de Cologne une conférence sur la mort de Napoléon, il vit paraître un vieillard de quatre-vingt-un ans, l’ancien éditeur E. H. Mayer, qui lut à l’assistance un poème dont il était l’auteur, composé en 1840 pour célébrer le retour des cendres :

« Debout ! France, debout ! — Ouvre tes bras à sa cendre, — Car elle seule peut aujourd’hui t’apporter le salut… »

Les associations des anciens soldats de Napoléon se sont éteintes à mesure que disparaissaient les derniers survivans de la Grande Armée. Mais à Mayence, où se trouve le tombeau de Jean Bon Saint-André, l’ancien conventionnel et préfet du Mont-Tonnerre, décédé dans les derniers jours de 1813, s’élève encore le monument édifié par les vétérans de l’Empereur pour perpétuer leur mémoire et rappeler aux générations à venir des exploits dont ils étaient justement fiers. Les noms de ces morts glorieux, — nos morts, car personne ne peut les revendiquer, sinon nous-mêmes, — se lisent toujours dans la pierre ; et sur le large socle qui la supporte, comme un symbole et comme un cri de leur âme, surgit vers le ciel, brillant au soleil, un casque d’officier de dragons français du premier Empire. Le dernier de ces vieux soldats a cessé de vivre en 1883, mais pendant dix-sept années encore, les familles ont maintenu l’association sous prétexte de bienfaisance : elle n’a été dissoute qu’aux environs de 1900.

Il est donc certain que M. Holzhausen n’exagère nullement lorsqu’il fait en 1902 la constatation suivante : « Les sympathies françaises et spécialement napoléoniennes, dont la force, vers 1840, remplissait d’étonnement le Berlinois Gutzkow, ont duré dans les provinces rhénanes bien au-delà de 1870, et leurs restes sont encore visibles aujourd’hui pour un œil pénétrant. » J’ai connu moi-même quelques-uns de ces fidèles de la France, bonapartistes par tradition, dont les grands-pères avaient été nos obligés et qui entretenaient avec un soin jaloux des musées particuliers où ils recueillaient pieusement les souvenirs de notre domination. Ils savaient encore que telle route avait été construite par tel préfet, que Napoléon, remontant le Rhin en 1804, s’était arrêté dans telle bourgade. Ils avaient accepté l’empire bismarckien, mais ils ne reniaient point, le passé, et même ils avaient conscience que ce passé n’était pas tout à fait mort. « Wir sind mehr nach Frankreich wie nach Berlin orientiert. — Nous regardons du côté de la France plus que du côté de Berlin, » me dit une fois un médecin originaire du pays rhénan. Et un avocat me confia de même : « Wir sind ja halh Franzosen. — Nous sommes à demi Français. » Un Lorrain annexé avait dû faire en 1912 un long séjour à München-Gladbach. Il y avait logé chez de très vieilles gens. Son hôte, plus qu’octogénaire, était fils d’un de nos anciens soldats rhénans ; il ne savait pas un mot de notre langue, mais il lui avait chanté en français les chansons de route de nos troupiers ; son père les lui avait apprises. Le même Lorrain, à Trêves, s’était entendu dire : « C’est grand dommage pour nous que Napoléon ait été battu à Waterloo, car alors les Prussiens sont arrivés, et avec eux le malheur. » Je n’oublierai jamais la rencontre que j’ai faite en 1911 d’un jeune, Mosellan. Il portait en épingle de cravate le petit chapeau et avait à sa breloque l’effigie du vainqueur d’Iéna : « Mon grand-père, me déclara-t-il, l’a vu passer chez nous. Il est inutile que l’on me parle de Frédéric II et de Bismarck : nous ne connaissons pas ces gens-là ! »

Certes, aucun mouvement d’opinion, à la veille de la présente guerre, ne révélait une hostilité violente contre la Prusse et contre l’Empire. Des statues de Moltke s’élevaient sur les places publiques ; les vitrines des libraires exposaient des portraits de Guillaume II ; un pur loyalisme semblait animer les populations. Or il n’est pas bien sûr qu’à Berlin on ait estimé que l’assimilation fût complète. Pourquoi donc l’Empereur, après avoir étudié à Bonn, y envoya-t-il plusieurs de ses fils, tandis qu’un autre était expédié à-Strasbourg, mais aucun dans les anciennes provinces ? N’était-ce point parce qu’on voulait combattre une certaine froideur et susciter un enthousiasme prussien qui faisait encore défaut ? Pourquoi, en 1913, et avec grand fracas, fit-on remonter le Rhin par une petite escadre de torpilleurs ? N’est-ce point pour la même raison ? Tous les ans, le 2 septembre, jour anniversaire de Sedan, les villes rhénanes offraient un bien curieux spectacle : les églises protestantes, pavoisées, étaient en fête et regorgeaient d’une foule recueillie, venue pour entendre de véhémens sermons patriotiques ; les églises catholiques au contraire étaient vides et ne s’ornaient d’aucun drapeau, si bien que l’on avait le sentiment que deux populations différentes, l’indigène et l’immigrée, coexistaient sans se confondre et que la seconde avait des allégresses auxquelles ne participait point la première. La Prusse considérait-elle encore comme vacillant le loyalisme des provinces rhénanes ? Est-ce à cause de cela qu’elle envisageait assez facilement leur perte après des désastres militaires ? « En cas de défaite, disait à M. Ibañez de Ibero une haute personnalité berlinoise dans les derniers mois de 1914, nous perdrions la rive gauche du Rhin. » Et M. Pierre Boutroux a cité cette phrase d’un journal luthérien imprimé en Westphalie, le Sonntagsblatt für die evangelische Gemeinde Unna, du 25 juillet 1915 : « La France, dont la population diminue plutôt qu’elle ne s’accroît, s’arrangerait fort bien des pays et des habitans de la rive gauche du Rhin. »

Ainsi s’achève cette histoire. De 1815 à 1914, la monarchie prussienne ne change ni ses méthodes ni ses buts ; mais, à partir de 1880 et au sortir du Kulturkampf, elle procure aux provinces rhénanes une prospérité matérielle inconnue dans les années précédentes, et elle rencontre seulement alors des dévouemens qui s’étaient refusés jusque-là. Il n’est pas niable que sa colonisation patiente n’ait produit des résultats. La conquête, à prendre les choses en gros, semblait terminée, sauf quelques désaccords qui, dans la satisfaction des appétits et l’orgueil de la puissance, passaient au second plan. Il ne s’ensuivait pas d’ailleurs que les anciennes dissensions, pour un moment apaisées, eussent définitivement disparu : elles avaient en effet des causes bien trop profondes et que nous avons énumérées. Elles s’étaient effacées surtout sous l’influence d’un bien-être accru, mais aussi parce que l’opposition eût été stérile et qu’elle n’eût rencontré nulle part l’appui dont elle avait besoin. L’Allemagne napoléonienne, dans ses régions les plus occidentales, ne pouvait résister à la Prusse qu’en fondant ses espoirs sur la France. Or, du jour où il fut évident que la France faisait défaut, elle n’avait plus qu’à se résigner, en profitant le plus possible de la situation qui s’offrait à elle. La rive gauche du Rhin n’y manqua pas. Du moins peut-on dire que, si la Révolution et l’Empire ont porté fort loin leurs armes, si Rome, Amsterdam, Raguse même ont été pendant plusieurs années des villes françaises, en aucun lieu notre domination n’a été plus appréciée, en aucun lieu notre souvenir n’a plus duré que sur ce coin de la terre gallo-romaine où Custine, en 1792, avait planté notre drapeau.


JULIEN ROVÈRE.


  1. Voyez la Revue des 1er octobre et 1er novembre.