La rive gauche du Rhin
Julien Rovère

Revue des Deux Mondes tome 41, 1917


LA
RIVE GAUCHE DU RHIN

I
LA RÉSISTANCE A LA CONQUÊTE
(1815-1848)

Après 1815, tandis que les États du Sud de l’Allemagne continuaient à vivre de leur existence nationale et s’isolaient dans leur particularisme, la rive gauche du Rhin[1]dut subir les conséquences du démembrement que lui avaient imposé les puissances. Partagée entre la Prusse, qui en reçut la plus grosse part, la Bavière, la liesse et l’Oldenbourg, elle cessa d’obéir à un souverain unique. Or, les Rhénans, par des actes solennels, s’étaient donnés à nous sans esprit de retour. Le 21 mars 1793, la Convention rhéno-germanique de Mayence avait voté à l’unanimité l’annexion à la France. Une délégation, présidée par Forster, avait été chargée de porter cette résolution à Paris, où elle fut reçue le 30 du même mois. Puis des revers militaires avaient fait ajourner la réunion. Mais après de nouvelles victoires, la question s’était posée encore une fois, et, en 1795, de nouvelles adresses avaient réclamé l’incorporation a la France. Quand le traité de Campo-Formio eut été signé, les pétitions recommencèrent, ardentes et enthousiastes. La Convention, par le décret d’octobre 1795, avait déjà indiqué de quelle manière elle entendait régler le sort de ses conquêtes., La rive gauche du Rhin devint française.

Les traités de 1815, auxquels on avait dû se plier sous la contrainte de la force, n’apparaissaient pas comme définitifs, et l’on était convaincu que la force saurait bien les détruire. En Hesse, en Birkenfeld (Oldenbourg), dans le Palatinat, il semblait que les gouvernemens considéraient leurs conquêtes comme très précaires, car ils n’intervenaient qu’assez mollement dans les affaires des pays annexés. Ce n’est pas que l’opinion publique se résignât de bon cœur au nouvel état de choses. La douceur relative du régime ne modifiait pas les sentimens. On sait que Quinet prit pour femme Minna More, originaire de Grunstadt, dans le Palatinat. Or, son beau-père était un homme de 1792, un citoyen du département du Mont-Tonnerre, l’ami et l’hôte de Desaix, devenu notaire de village après avoir été ministre protestant dans sa jeunesse. Ses convictions françaises étaient restées intactes. « Le père de Minna, écrit Quinet le 8 avril 1830, est bien un peu triste que la Bavière du Rhin tarde à se réunir à la France. »

Ce qui n’était que de l’impatience chez les habitans du Palatinat se tournait en véritable fureur dans les régions occupées par la Prusse. Les sujets de Frédéric-Guillaume III s’installaient dans le pays comme s’ils avaient voulu s’y fixer pour toujours, et de hauts fonctionnaires laissaient bien entendre que l’occupation n’avait rien de provisoire. De là une tension latente qui se trahissait quelquefois par de brusques éclats, et que nourrissait d’ailleurs la volonté souvent exprimée par les Français de reprendre le bien perdu.

Chez nous, en effet, personne n’avait oublié. Les manifestations se succédaient. Anéantir les traités de 1815 était l’objectif non seulement des bonapartistes, mais aussi des républicains et des libéraux. Il suffit de lire les articles d’Armand Carrel ou les discours de Mauguin pour s’en persuader. Les militaires, eux non plus, n’abdiquaient pas. « Le Rhin, écrivait le maréchal Gouvion-Saint-Cyr dans ses Mémoires, est le vrai champ de bataille des Français pour défendre leurs frontières du Nord et de l’Est, comme les Alpes et les Pyrénées pour celles du Midi. La ligne de nos places fortes, autrefois redoutable et suffisante, ne l’est plus aujourd’hui qu’elle est entamée par les effets du traité du 20 novembre… La rive gauche est une position défensive inexpugnable, la seule qu’il convienne à la France de prendre quand elle est en guerre avec l’Allemagne, et qu’elle doit se procurer à tout prix. » De son côté, le gouvernement de la Restauration avait été pénétré de ces mêmes idées, et il avait attendu avec impatience le moment favorable, afin de poursuivre le but qui avait été celui de nos rois. Sous le ministère Polignac, Chateaubriand avait composé un Mémoire où il réclamait pour la France, comme agrandissement éventuel, la rive gauche du Rhin : « C’est là, disait-il, que tôt ou tard la France doit poser ses frontières, tant pour son honneur que pour sa sûreté. Les guerres de Napoléon ont divulgué un fatal secret : c’est qu’on peut arriver en quelques jours de marche à Paris après une affaire heureuse, c’est que ce même Paris est beaucoup trop près de la frontière. La capitale de la France ne sera à l’abri que quand nous posséderons la rive gauche du Rhin. » On sait que Polignac avait secrètement prié la Russie de l’aider à rentrer en possession des territoires que Talleyrand, à Vienne, avait dû céder. Sans doute, le 4 septembre 1829, il esquissa un mouvement de recul, craignant que l’acquisition des provinces rhénanes ne nous donnât « une position toute menaçante et agressive contre l’Allemagne. » Il s’en fallait pourtant de beaucoup que la France eût renoncé. La monarchie de Juillet n’abandonna pas ce projet, qui se traduisit non seulement dans les discours et articles des membres de l’opposition, mais encore dans bien des paroles échappées à des hommes de gouvernement, comme Thiers, voire au duc d’Orléans. On ne s’étonnera donc pas que l’opinion rhénane, ainsi tenue en haleine, ait manifesté une aversion profonde pour le régime qu’elle devait subir.


I. — LES SENTIMENS ET LES INTÉRÊTS CONTRE LE RÉGIME NOUVEAU

A en croire certains historiens prussiens, la chute de Napoléon et l’évacuation de la rive gauche du Rhin par les Français avaient été pour les populations la source d’un infini bonheur. « Ce fut un pur et radieux printemps, s’écrie lyriquement Sybel en 1865, que celui qui se leva il y a cinquante ans sur les régions rhénanes… Ces provinces reçurent tout d’un coup, comme une pluie fécondante, la somme et la plénitude de ce que la Prusse avait produit pendant sept années d’un dur et pénible labeur. Elles s’unissaient de nouveau à la patrie allemande, elles entraient dans le courant de la culture allemande ; elles voyaient s’ouvrir les voies de relations naturelles ; elles avaient la perspective, d’une libre constitution. Tous ces présens, dont chacun était d’une valeur inestimable, firent ressembler le commencement de l’année 1815 à un incomparable printemps des peuples, qui s’épandait sur le pays rhénan dans toute sa splendeur et dans toute son abondance. »

Or, ces phrases pompeuses sont d’une complète inexactitude. On pourrait même les qualifier d’impudent mensonge. Que les Prussiens, dans leur orgueil, aient pu envisager les choses comme Sybel, cela n’a rien qui nous étonne. Les populations annexées montrèrent pour eux beaucoup moins d’enthousiasme. C’est à Clèves qu’ils furent le moins mal accueillis, car on se souvenait encore que le roi de Prusse avait été souverain du duché avant la Révolution. En Wallonie également, il n’y eut pas trop d’opposition ; dans cette contrée de langue française, on consentit à l’expérience que commandaient les événemens, et, dès 1816, confiant dans les promesses du monarque, le peuple criait déjà : « Vive le Roi ! » Ailleurs, dans les villes comme dans les campagnes, les nouveaux maîtres rencontrèrent des inimitiés très vives, et qui durèrent fort longtemps., Quand ils prirent possession du pays, on les connaissait fort peu, car les relations étaient pour ainsi dire nulles entre Berlin et Aix-la-Chapelle ; mais ils avaient très mauvaise réputation. « Jesses, Maria, Josef, » s’écria dans son patois le vieux banquier Schaafhausen, lorsqu’il apprit, à Cologne, que Frédéric-Guillaume III annexait la province, « Jésus, Marie, Joseph, voilà Hérode ! » Cette antipathie si naïvement exprimée était celle de presque tous les Rhénans. Ne pouvant rester Français, ils auraient sans doute consenti à être Allemands, mais ils ne voulaient pas être Prussiens, et leur aversion, dans les années qui suivirent, fut si manifeste qu’elle força l’attention des observateurs et provoqua des aveux. En 1866, Bismarck lui-même ne se faisait aucune illusion sur leurs sentimens.

Sans en venir encore à une époque aussi récente, il suffit d’énumérer une certaine quantité de témoignages concordans. Ils prouvent que les Rhénans, en dépit de Sybel, ont été peu touchés des bienfaits que leur apportait la Prusse. Dès le mois d’août 1816, le conseiller de gouvernement Schwerz signale de Coblence à Hardenberg que les annexés sont déjà mécontens. « Il n’y a plus ici une seule personne, dit-il, qui ne remercierait Dieu à deux genoux, si les Français redevenaient les maîtres du pays. » En 1817, dans un rapport adressé au chancelier, le ministre Altenstein reconnaît que les habitans de la rive gauche ne sont presque pas Allemands et que « le caractère de la nationalité s’est chez eux effacé en grande partie. » Dans une lettre du 29 septembre 1818, écrite au cours d’un voyage sur la rive gauche du Rhin, Genz découvre que les Prussiens sont universellement haïs par les populations. Le 28 octobre 1830, au milieu de la crise provoquée par notre révolution de Juillet, le général Rochus von Rochow, qui vient d’inspecter la province, exprime toute sa défiance pour les habitans dans l’une de ses Lettres confidentielles : « En termes modérés, mais pourtant sérieux, j’ai fait remarquer qu’aucun Rhénan ne devait être commis à la garde des forteresses. Car si notre armée, un jour à venir, devait avancer vers la frontière ou vers les Pays-Bas, les citadelles du Rhin seraient exposées aux plus grands dangers, tant qu’elles seraient occupées par des troupes rhénanes. » En 1840, Venedey, natif de Cologne, mais personnellement converti à l’idée allemande, avoue que ses compatriotes haïssent les Prussiens ; il confesse que beaucoup, « mus par un vil sentiment d’égoïsme, » seraient enclins à favoriser les projets de la France.

Une autre déposition non moins digne d’intérêt est celle de Karl Schurz. Celui-ci est né en 1829 près de Cologne et a joué un certain rôle auprès de Kinkel pendant la révolution allemande de 1848. Emigré plus tard en Amérique, il y a occupé de hautes situations politiques et il a écrit ses mémoires bien après la guerre de 1870, à une époque où la gloire de l’empire bismarckien éblouissait les imaginations. Les souvenirs de jeunesse de Schurz reposent donc sur des impressions qui remontent aux environs de 1848. Or, il constate lui aussi l’antipathie des Rhénans pour la Prusse et leur attachement à la France. « La rive gauche, dit-il, dont la population enjouée aime la vie facile, avait passé, pendant un laps de temps relativement court, par des destinées diverses. Avant la Révolution, elle avait vécu sous la domination aimable et dissolue des archevêques-électeurs. Ensuite, conquise par les armées françaises, elle avait appartenu un certain temps à la République et à l’Empire. Enfin, en 1815, on l’avait collée à la Prusse. De ces trois maîtres, dont la rapide succession n’avait pas permis à un véritable loyalisme de prendre naissance, ceux que les Rhénans aimaient le moins, c’étaient les Prussiens. Leur autorité sur les bords du Rhin faisait l’effet d’une domination étrangère, et dès le premier jour, comme c’est presque toujours le cas, elle se heurta au sentiment des habitans. »

Il est inutile d’accumuler les témoignages. Ceux qu’on vient de lire ne laissent rien à désirer. Ils sont clairs et même peu suspects, puisqu’ils émanent d’Allemands. Mais il nous reste à entrer dans le détail des faits, et à exposer les motifs d’une antipathie aussi opiniâtre. On notera d’ailleurs que Sybel lui-même, quoi qu’il en eût, n’osait pas nier les bienfaits de l’administration française. Dans ce même discours où il faisait l’apologie de la Prusse, il reconnaissait, en se donnant à lui-même un singulier démenti, que les Rhénans, dans les années qui précédèrent immédiatement 1815, avaient joui d’énormes avantages. La Révolution, concédait-il, les avait libérés dans leur travail et leur industrie ; elle leur avait apporté l’indépendance sociale ; elle avait jeté dans le domaine public les biens de mainmorte et les propriétés féodales ; le pays tout entier avait prospéré.

Et c’est bien cela qui fut la raison première de la résistance. Dès l’annexion, les Rhénans se nommèrent eux-mêmes Musspreussen, ou Prussiens par nécessité. Puis leur protestation prit des formes plus actives et se fit plus pressante. Ce furent d’abord des placets en nombre infini, des réclamations d’un ton très vif qui prenaient chaque jour le chemin de Berlin. Mais ces placets n’étaient honorés d’aucune réponse. La fermentation devint si vive qu’en 1817 le roi de Prusse se décida à promettre une enquête. Ce fut Hardenberg qui arriva : il était chargé d’examiner les causes du mécontentement et de calmer les esprits. Avertis de sa venue, les adversaires du nouveau régime s’étaient groupés. Parmi eux se trouvait Goerres. En 1797, il avait été de ces Rhénans qui avaient voulu fonder une république cisrhénane. En 1798, il avait approuvé en termes enthousiastes l’annexion par la France. Le Consulat avait fait de lui notre ennemi. On l’avait vu en 1806 professeur à l’Université de Heidelberg, puis il était revenu à Coblence en 1808, avait salué l’invasion comme une délivrance, et approuvé les traités de 1815. Pour récompenser son zèle, la Prusse l’avait nommé directeur général de l’enseignement dans le Rheinland. Mais l’accord n’avait pas duré, et depuis quelque temps déjà, il menait une vigoureuse campagne dans son journal le Merkur. C’est lui qui se présenta devant Hardenberg, à la tête d’une délégation, et porteur d’une pétition pour laquelle il avait réuni 5 000 signatures. L’entrevue eut lieu à Coblence au printemps de l’année 1818. Hardenberg répondit aux réclamations par de bonnes paroles. On lui demandait l’accomplissement des promesses de 1815, l’appointement des deux clergés, l’amélioration de l’enseignement primaire, l’adoucissement de la conscription prussienne, la protection de l’industrie et du commerce. Le gouvernement ne fit rien : il infligea seulement un blâme, au président supérieur de la province, coupable d’avoir toléré la quête des signatures, faisant ainsi comprendre que les remontrances lui déplaisaient. Goerres redoubla. Peu de temps après, il manifesta son opposition en applaudissant a l’assassinat de Kotzebue, puis il publia en 1819 un violent factum : L’Allemagne et la Révolution. Comme on le menaçait d’arrestation, il prit la fuite et se réfugia… en France, à Strasbourg. Il y montra assurément encore quelque insolence, mais il était dorénavant l’ennemi juré de la Prusse.

L’armée prussienne surtout irritait les Rhénans. Elle s’était rendue impopulaire du jour où elle avait mis le pied sur la rive gauche. Pour ses débuts, dans les premiers mois de 1814, elle avait réquisitionné des chevaux, fait verser de l’argent, et levé des hommes. A Clèves, malgré les bonnes dispositions de la ville, on ne voulait pas oublier les exactions auxquelles s’était livré un certain major von Reiche, qui s’y était établi à la tête d’un corps franc. Depuis, on se plaignait d’un service militaire trop lourd, imposé sans ménagement. On s’y soumettait par la force, dans l’impossibilité de s’y soustraire, mais la mort dans l’âme. L’ancien citoyen français, dont le fils était incorporé dans les troupes du Hohenzollern, parlait de lui comme d’un bien qu’on lui avait ravi. Er ist bei den Preussen, disait-il : « il est chez les Prussiens, » et cette seule phrase fait exactement comprendre quel abime séparait les deux peuples. Dans les villes, les conflits avec les civils étaient extrêmement fréquens ; à chaque instant, des collisions et des rixes troublaient la paix des rues. A Mayence, où plusieurs contingens de la Confédération se trouvaient réunis, les Prussiens surtout étaient détestés. Le docteur Bockenheimer avoue qu’ils étaient poursuivis par les quolibets des habitans : eux, au contraire, persuadés qu’ils étaient les soldats de la première armée du monde, se raidissaient dans leur dignité et prenaient fort mal les plaisanteries dont ils étaient l’objet. Ce n’est pas une caricature que ce Feldwebel Hinke dont Clara Viebig nous a tracé l’inoubliable figure[2], sanglé dans son uniforme, pétrifié devant ses supérieurs, incorruptible dans le service, mais injurieux pour ses subordonnés, de misérables Rhénans qui ne veulent pas apprendre le pas de parade, et ne voient nul honneur à porter la tunique de Sa Majesté.

Les événemens qui se passèrent à Cologne en 1846 jettent une lumière très crue sur les rapports des annexés et des conquérans. Le 2 août, jour de la fête patronale de l’église Sainte-Brigitte, des policiers et des gendarmes en grand nombre occupèrent les rues de la ville. Le 3, comme les enfans leur avaient lancé des pétards, ils chargèrent la foule sabre au clair. Cinquante hommes du 28e régiment d’infanterie accoururent, puis cinquante encore, et une compagnie du 10e ; baïonnette au canon, ils firent évacuer la place du Vieux-Marché et barrèrent les rues en distribuant des coups de crosse, accueillis d’ailleurs par une grêle de projectiles. L’un des chefs de l’opposition, le marchand de cigares Baveaux, reçut des coups de sabre, et les perquisitions commencèrent. Un nommé Herbertz, aubergiste, demanda à la police d’entrer chez lui, afin de bien prouver que de son immeuble personne n’avait lancé de pierres sur les soldats. Pendant que l’on visitait son appartement, la troupe à son tour voulut forcer la porte. Le dialogue qui s’engagea entre Herbertz et l’officier commandant le détachement, tel qu’il nous est rapporté par le procès-verbal[3], est caractéristique. « Je ne laisse passer personne, car la police est déjà chez moi, et de plus je donne ma parole d’honneur que de ma maison aucune pierre n’a été lancée. — Votre parole d’honneur ? Vous êtes un imbécile. — Je crois que la parole d’honneur d’un bourgeois de Cologne vaut bien celle d’un lieutenant prussien. »

Le 4, deux cent cinquante soldats sont encore là, commandés par un major. Les collisions recommencent ; un citoyen est tué, et un officier insulte la foule : « Canailles, chiens, gredins. » Les charges à la baïonnette se succèdent ; il y a des blessés ; les habitans protestent par une lettre adressée au procureur général Berghans, personnage bien vu de la population, et ils se plaignent de l’acharnement « barbare » dont la troupe a fait preuve. La chasse aux Colonais, échevelée et folle, se poursuit pendant toute la journée. Le 5 au matin, la ville présente un aspect lamentable ; des flaques de sang, des touffes de cheveux arrachés parsèment les rues ; beaucoup de maisons « ont endommagées ; un grand nombre de blessés légers ont regagné leur domicile ; les grands blessés ont été transportés dans les hôpitaux ; la population, exaspérée, achète des armes et aiguise des faux. Alors les principaux citoyens se réunissent, et le procureur général essaie de les calmer, mais sans succès. Le conseil municipal décide la création d’une garde nationale, afin d’enlever aux Prussiens tout prétexte d’intervention. Les fantassins rentrent dans leurs casernes, et la tranquillité se rétablit aussitôt, mais dix mille personnes assistent à l’enterrement du Colonais tué par les soldats. Le 10 septembre, les ministres de la guerre, de l’intérieur et de la justice, lancent à la population un avertissement courroucé. La mairie répond par une protestation non moins violente. Le 4 octobre, le roi, de Sans-Souci, lance un Ordre de Cabinet foudroyant. Il blâme les mots français qui, émaillent la pétition du conseil municipal, et regrette qu’une garde nationale ait été formée, ce qui donne à son gouvernement une apparence de faiblesse. Il est à la fois dur et provocant, et donne raison à son armée. « Tout soulèvement contre l’autorité publique est un crime grave dont les conséquences sont incalculables, surtout dans une ville qui passe avec raison pour être l’un des boulevards de l’Allemagne- Je désapprouve donc que, dans l’adresse que j’ai reçue, l’on ait désigné comme insignifiante la cause pour laquelle les troupes sont intervenues. Bien au contraire je juge que l’émeute, dans les conditions où elle s’est produite, devait être étouffée par la force des armes ; ce qui ne m’empêche pas de déplorer qu’une telle répression n’ait pu avoir lieu qu’au prix d’une vie humaine et de cruelles blessures. D’ailleurs mes soldats, comme les rapports en font foi, ont montré un sang-froid louable et de la modération, si bien que le général commandant en chef a reçu l’ordre de leur exprimer ma satisfaction. »

L’antipathie des populations ne va pas seulement à l’armée ; elle est bien plus universelle. Les annexés étaient de caractère souriant, légers, avec la gaieté des régions du vin et ces manières faciles propres aux pays démocratiques. Goerres a fait ressortir, dans ses pamphlets, en quelle opposition foncière ils se trouvaient avec des Prussiens, et il s’est plaint que ceux-ci n’aient rien fait pour se mettre à l’unisson. « Litthauer seid ihr ! leur clamait-il indigné, vous êtes des Lithuaniens ! » En effet, les sujets de Frédéric-Guillaume apportaient sur la rive gauche du Rhin leur accent inconnu, leur raideur, leur orgueil, et prenaient des attitudes insultantes. A Cologne, à Düsseldorf, à Aix-la-Chapelle, à Coblence, partout où ils se trouvaient en nombre, ils se conduisaient comme en terrain conquis. Nous avons vu, à propos des émeutes de 1846, en quel style le roi écrivait à ses sujets. Mais ses ministres, ses fonctionnaires, de plus élevés aux plus humbles, proféraient eux aussi des paroles sans aménité et se donnaient des allures cassantes. Alors dans les rapports journaliers entre les envahisseurs et les envahis, les injures se croisaient : « Rheinische Lümmel, Brutes rhénanes ! » disaient les premiers, et les seconds répliquaient : « Preuss, hungriger Preuss, Prussien, Crève-la-faim de Prussien ! » « Le mot de Prussien, écrit Karl Schurz, avait dans la bouche du peuple la valeur générale d’une insulte passablement offensante. En fait, quand dans une dispute d’écoliers l’un avait traité l’autre de Prussien, alors il lui était difficile de trouver mieux. » L’opposition, toujours très âpre, était nourrie par des pamphlets venus du Palatinat ou de la Hesse, comme ce libelle intitulé. Félicité rhénoprussienne, imprimé en 1832 chez Ritter, à Deux-Ponts, et que signale à Berlin le général Rochus von Rochow en indiquant qu’il est propre à soulever le Rheinland.

Donc la Prusse s’était donné pour tâche d’inculquer aux Rhénans la discipline militaire et l’application au travail, mais elle les trouvait frondeurs, entêtés dans la résistance, et fort peu disposés à obéir : elle les méprisait. Alors les sentant rebelles, elle s’ingéniait, par une étrange erreur, à les défier et à les provoquer. Elle les blessa en publiant, le 3 novembre 1817, l’ordonnance sur la conduite administrative des affaires, où l’opinion publique aperçut aussitôt une preuve de la mauvaise volonté prussienne. Les années qui suivirent ne manifestèrent aucune détente. La noblesse rhénane, systématiquement, fut mise à l’écart, comme aussi la haute et la moyenne bourgeoisie. Les annexés étaient faits pour servir, mais en aucun cas ne devaient commander. Se comparant à des esclaves, ils se voyaient exclus de toutes les places, évincés de tous les postes, soit qu’on leur en défendit brutalement l’accès, ou qu’ils prissent eux-mêmes le parti d’y renoncer, à cause des obligations qu’on leur imposait hypocritement. Goerres, en 1822, reprochait à la monarchie prussienne de ne pas gouverner avec les Rhénans, mais contre eux. Dans toute la période qui nous occupe, aucun Rhénan ne fut admis dans la maison du roi ni dans les charges de la cour. Ils ne furent pas appelés aux grands emplois administratifs. On n’en vit pas dans les ministères, ni comme chefs de division, ni comme chefs de section. Ils ne devinrent ni conseillers d’État, ni présidents de province, de régence, ou même de district. Les exceptions du moins sont très rares.

Dans les fonctions subalternes, le même ostracisme frappait les Rhénans. Quelques-uns parvenaient bien à entrer dans l’administration et la magistrature, mais on avait grand soin de leur refuser les postes importans ; l’on veillait à ce qu’ils fussent toujours en très grande minorité et privés de toute influence. Quant aux petits emplois, l’accès en était permis aux anciens sous-officiers qui avaient accompli douze années de service dont trois comme soldats, et neuf comme gradés. Mais les Rhénans avaient une telle aversion pour l’armée prussienne, avec les servitudes qu’elle leur imposait, que tous quittaient le régiment avant de remplir les conditions requises : en conséquence, les places étaient attribuées aux immigrés. Enfin la monarchie des Hohenzollern avait pris le parti, dans un État où les cinq douzièmes des troupes étaient catholiques, de ne donner des grades qu’aux protestans, ou peut s’en faut, ce qui éliminait d’avance les Polonais, les Silésiens et les Rhénans. A une époque où les fonctionnaires d’un rang élevé étaient généralement choisis parmi les officiers, il n’était guère possible aux annexés de forcer les portes défendues : aucun pour ainsi dire ne dépassait le rang de major ; rares étaient ceux qui devenaient capitaines ; on leur accordait tout au plus quelques charges inférieures.

D’autre part, la Prusse avait pris l’habitude de ne jamais consulter la nouvelle province sur ses propres affaires. Elle lui imposait ses décisions de très haut, les lui infligeait d’autorité, sans solliciter un avis ou tolérer la moindre observation. Le 5 juin 1823, elle lui avait concédé une assemblée provinciale, qu’elle destinait uniquement à enregistrer les volontés de Berlin. En quatorze ans, ce Rheinischer Landtag ne délibéra sur rien de ce qui intéressait les habitans du pays, sauf sur le mode d’application de lois promulguées par le souverain, sur les règlemens d’une maison de fous, et sur quelques ordonnances touchant la chasse. Le 14 juin 1837, lassé du mépris qu’on lui témoignait, il envoya à la couronne une retentissante protestation : « D’après la loi du 5 juin 1823, toutes les lois concernant la province devaient être communiquées au Landtag pour en délibérer, ainsi que les projets de lois générales qui ont rapport à l’Etat, aux droits des personnes, à la propriété et à l’impôt. Néanmoins, une grande partie des lois et ordonnances qui, d’après cette loi, auraient dû être soumises à la délibération du Landtag, ont été promulguées sans cela… Dans ce moment même, nous avons à délibérer sur un projet de loi d’après lequel le mariage cesse d’être un pacte civil ; et l’on ne nous permet pas de discuter sur la loi elle-même, mais seulement sur la manière la plus opportune de l’exécuter… Pas un seul budget provincial n’a été mis sous les yeux des députés, pas un seul compte sur l’emploi des deniers provinciaux ne leur a été soumis. »

En fait, les instincts démocratiques des Rhénans se heurtaient chaque jour aux tendances féodales de la Prusse, et le Rheinland était l’un des pays où l’esprit de l’ancien régime luttait le plus violemment contre celui de la Révolution. Les prescriptions françaises sur la chasse avaient été vite remplacées par. une ordonnance très impopulaire aux termes de laquelle toute commune affermait annuellement tout son territoire au plus offrant ; ainsi le possesseur du sol se voyait enlever le droit de tirer le gibier vivant dans son domaine, et ne pouvait empêcher l’adjudicataire de chasser chez lui : cela paraissait incompatible avec le principe de la propriété privée. La place prise dans le royaume par l’aristocratie était la source d’un mécontentement toujours accru. On voyait que la Prusse, malgré toute sa défiance de la noblesse rhénane, s’efforçait peu à peu de reconstituer la grande propriété foncière abolie après 1789, et la tentative soulevait d’autant plus d’inquiétude que les ventes de biens nationaux, qui avaient enrichi tant de particuliers, semblaient menacées. Un Ordre de Cabinet du 18 janvier 1826 abrogea les dispositions françaises qui ne reconnaissaient ni dignités, ni qualifications, ni armoiries, ni privilèges nobiliaires, et invita les nobles à faire les preuves de leurs titres.

Ce n’est point tout. On a noté avec quelle énergie le Landtag, parmi tant d’autres griefs, avait réclamé en 1837 le contrôle des impôts. C’était là l’un des points les plus brûlans de la situation. Le peuple, pour se défendre, aurait voulu que ce contrôle fût exercé par une représentation issue de lui. Il aurait désiré, pour mieux résister à un pouvoir arbitraire, la liberté de la parole et de la presse. Or, tout cela lui était refusé. Aux contributions françaises se surajoutaient, dans les premières années, des contributions prussiennes, et Goerres, dans sa pétition de 1818, n’avait pas manqué de protester. Une nouvelle organisation était survenue, apportant avec elle l’ordre et l’harmonie. Mais il importait peu que l’administration financière fût bonne, du moment que les taxes demeuraient très lourdes. D’ailleurs, la législation fiscale prussienne, introduite en 1821 dans le Rheinland et en Westphalie, n’avait pas supprimé l’impôt foncier français non plus que les centimes additionnels. Que l’octroi fût aboli, cela sans doute était appréciable, mais les charges n’en étaient pas diminuées, bien au contraire. Un fonctionnaire, von Heiman, président du cercle d’Aix-la-Chapelle, voulut prouver que du temps de Napoléon les contributions étaient plus élevées d’un tiers. Benzenberg, de Clèves, présenta des calculs analogues ; il affirma que, dans le gouvernement d’Aix-la-Chapelle, les habitans, en 1813, payaient 5 thalers, 2 groschen d’argent et 8 pfennigs par tête, et qu’en 1822 vis versaient seulement 4 thalers, 8 groschen d’argent et G pfennigs, dont 14 groschen d’impôts communaux.

Mais ces démonstrations officielles ne persuadèrent pas les Rhénans. Ils comptaient en 1830 qu’ils acquittaient par an 49 726 621 francs d’impositions directes, tandis que Napoléon ne leur en avait jamais demandé plus de 7 500 000. De Düsseldorf à Sarrebrück, ils remarquaient que l’administration prussienne coûtait deux fois plus cher que l’administration française, et ils se plaignaient que la province payât des contributions bien plus fortes que le reste du royaume. En 1833, Hansemann consacra à la question un gros travail. Son livre ambigu[4], où le nouveau régime, — sans doute par prudence, — est jugé dans l’ensemble d’une manière favorable, présente dans le détail une série de condamnations implacables. Avec une extraordinaire sûreté et une complaisance visible, l’auteur met à nu les fautes des conquérans. Sans doute, dit-il, le Rheinland est administré à bon marché ; mais en temps de paix et sous la domination prussienne, il verse des impôts bien plus élevés que jadis sous le gouvernement d’un homme de guerre français. D’une façon générale, les charges fiscales sont plus lourdes en Prusse qu’en France. Si l’on considère que l’organisation militaire coûte à la première de ces puissances 27,17 pour 100 de ses dépenses totales, et seulement 24,13 pour 100 à la seconde, il est évident que de nombreuses économies seraient possibles. Elles devraient porter sur les frais de l’administration civile, sur les services de la police et de la justice, sur l’armée, de manière à amortir les dettes de l’Etat. En conséquence, Hansemann propose le renvoi de 60 000 soldats et fonctionnaires qui pourraient alors se livrer à un travail productif. Des mesures sagement conçues réduiraient les dépenses de 16 millions et demi de thalers, les contributions de 11 millions.

Le gouvernement finit par convenir que la nouvelle province payait de plus forts impôts que les anciennes, mais il n’en continua pas moins à faire vivre la Prusse tout entière aux dépens des pays annexés, sous prétexte que ceux-ci coûtaient très cher, et qu’il fallait construire des forteresses pour les protéger. De là chez les Rhénans des doléances jamais apaisées et une amertume que rien ne désarmait. Leurs maîtres s’étaient emparés d’eux par la force, des maîtres durs, sans esprit ni générosité, mais qui de plus étaient pauvres, avides comme des loups affamés, et qui poussaient l’injustice jusqu’à se faire nourrir par leurs victimes. Si encore le commerce eût été florissant, peut-être eût-on beaucoup pardonné ; mais à Berlin on s’occupait des intérêts de la Prusse agricole, et l’on négligeait ceux du Rheinland industriel. Jusqu’en 1830, la situation de la province rhénane fut extrêmement difficile, et dans la suite elle ne s’améliora que lentement. La crise économique s’étendit même au Palatinat et à la liesse, où le nombre des mendians s’accrut dans des proportions considérables. L’année 1817 se signala par une atroce famine. En 1831, le maire de Trêves indiquait que dans la région la détresse et la misère des habitans atteignaient un degré inouï. Une seule culture était d’un intérêt vital pour les Rhénans, celle de la vigne, mais celle-là justement était ignorée de la bureaucratie prussienne ; le ministère avait dégrevé le consommateur, mais il frappait la production ; en 1828, il avait augmenté de 42 000 thalers l’impôt foncier dans le seul cercle de Trêves, et en même temps il avait conclu avec la Hesse une union douanière qui lésait les vignerons.

Une domination qui avait eu de si fâcheux commencemens ne pouvait devenir populaire à bref délai, et les désastres qui en avaient marqué le début, même quand des mesures judicieuses eurent rappelé la richesse, laissèrent dans les esprits une impression qui ne devait pas s’effacer de sitôt. Victor Hugo, en 1840, traduisait très exactement l’opinion des Rhénans, aussi bien que celle des Français, quand il jugeait en ces termes l’œuvre des traités de Vienne : « Jamais opération chirurgicale ne s’est faite plus à l’aventure. On s’est hâté d’amputer la France, de mutiler les populations rhénanes, d’en extirper l’esprit français. On a violemment arraché des morceaux de l’empire de Napoléon… On n’a posé aucun appareil, on n’a fait aucune ligature. Ce qui saignait il y a vingt-cinq ans, saigne encore. » L’analogie est très grande entre la rive gauche du Rhin après 1815 et l’Alsace-Lorraine après 1870 : chez les conquérans, des violences raisonnées et des brutalités systématiques ; chez les annexés, des indignations douloureuses et l’espoir invincible dans une réparation qu’ils croyaient prochaine.


II. — LA LUTTE POUR LE CODE

De toutes les institutions que le pays rhénan devait à la France, celle qu’il appréciait le plus était sans doute le Code. Quand les souverains allemands prirent possession de la rive gauche, ils n’eurent garde de modifier aussitôt la législation existante, et même ils donnèrent leur parole qu’ils la respecteraient. Ainsi les Rhénans conservaient une conquête qu’ils jugeaient précieuse, et ils pensaient bien que l’état de choses créé par les traités de Vienne ne serait que provisoire, puisque les engagemens des princes, jusqu’à un certain point, le laissaient apparaître tel. Ce Code, dans l’opinion publique, était une défense contre l’arbitraire, et en même temps, comme il était fait pour de libres citoyens, il s’accordait merveilleusement avec les tendances démocratiques du pays. Au civil, il confirmait l’abolition des privilèges, l’égalité des nobles et des roturiers. Au criminel, il empêchait les abus du pouvoir et les violences de l’autorité, puisqu’il édictait la publicité des débats, la liberté de la défense, et que, dans les causes relevant des cours d’assises, un jury d’hommes honorables, non pas le tribunal lui-même, prononçait sur la culpabilité. Les Rhénans voyaient dans leur législation le boulevard qui les séparait du reste de l’Allemagne, le lien qui les rattachait à la France, le monument impérissable et solide qui leur rendait toujours présent le souvenir de Napoléon. A défaut d’autres avantages, et si la domination des nouveaux souverains devait durer, le Code était la garantie d’un particularisme qui ne voulait pas abdiquer. En fait, il maintenait les personnes elles-mêmes sous l’influence française. Je n’en veux comme exemple que ce président du tribunal de Mayence, Pittschaft, que Gulzkow aperçut en 1840. Il émaillait ses discours d’expressions françaises, avait toutes les manières des avocats et des juges français, en un mot il ressemblait à un Français annexé : selon l’expression de l’écrivain, les lois qu’il appliquait étaient pour lui « la raison écrite. » Ce sont elles qui l’avaient formé intellectuellement : il leur avait voué sa reconnaissance et son respect.

La Bavière, la Hesse et l’Oldenbourg, du moins pendant très longtemps, ne songèrent pas à modifier le Code Napoléon. Il en fut de même du grand-duché de Bade, où.il était en vigueur depuis 1809 sous la forme d’une traduction officielle. La Prusse au contraire manifesta bien vite d’autres intentions. Le gouvernement de Frédéric-Guillaume III s’irrita de voir la monarchie coupée pour ainsi dire en deux, avec, à l’Ouest, des tribunaux spéciaux et une législation inconnue au reste du royaume. On prouva aux populations que l’on considérait ces tribunaux comme des organes d’un rang inférieur, en n’accordant pas aux juges qui y siégeaient le même rang et le même traitement qu’aux magistrats de la vieille Prusse. Mais le mépris ne suffisait pas, et l’on entreprit de faire table rase d’un passé gênant. Le Rbeinland, seul parmi les onze provinces, possédait une cour d’appel, et celle-ci continuait d’être liée par les décisions d’une cour de cassation qui délibérait à Paris. Cela, la bureaucratie de Berlin, animée d’un esprit unitaire et centralisateur, ne pouvait le permettre. C’était donc aux lois elles-mêmes, au droit français qu’elle devait s’attaquer : c’était lui qu’elle devait faire disparaître. Elle se mit bientôt à l’œuvre. Depuis 1815, il y avait une Commission immédiate de justice qui exerçait les fonctions du ministre pour les territoires de la rive gauche. En 1818, elle reçut la mission d’étudier les conditions d’un changement de législation. En 1825, elle se prononça pour le maintien de la législation française et fut brusquement dissoute. En 1826, le gouvernement annonça que le droit prussien serait introduit à la fin de 1828. La mesure fut alors différée, mais les projets se succédèrent : les menaces de changement reparurent en 1837, en 1839, en 1843 et en 1845. De ces tentatives, la plus complète fut celle de 1843. Cette année-là, le Landtag de Düsseldorf se vit présenter un code criminel qui devait être appliqué dans toute la monarchie et qui devait abroger dans le Rheinland deux des cinq Codes de Napoléon ; les autres auraient été supprimés ensuite, si l’essai avait réussi. Il fallut y renoncer.

Toutefois, en même temps que l’on essayait de forcer l’obstacle par une attaque de front, on l’assaillait aussi de biais, et l’on s’efforçait de détruire la législation française en détail, article par article. Les deux manœuvres furent concomitantes, et l’échec répété de la première ne fit jamais renoncer à la seconde. Celle-ci ne rencontra pas une moindre impopularité que celle-là, car le sentiment public, dans toute modification apportée à l’œuvre juridique du grand empereur, voyait le péril de coups plus rudes et d’innovations plus hardies.

Il serait un peu long, et peut-être fastidieux, d’énumérer toutes les mesures, tantôt obliques, et tantôt brutales par lesquelles la Prusse s’efforça de substituer, dans les pays rhénans, le droit prussien au Code Napoléon. Cet effort obstiné n’alla pas du reste sans d’innombrables et énergiques protestations de la part des pays annexés.

On peut dire qu’au moment où se clôt la période que nous étudions, l’attachement des populations rhénanes à la législation française n’a fléchi en aucune façon. En Prusse, le gouvernement a marqué une capitulation provisoire, mais la défiance est éveillée, et l’on se prépare à repousser des tentatives dont on sent planer la menace. Dans le Palatinat, les institutions napoléoniennes conservent toute leur faveur et sont chéries d’une population qui y voit le gage de ses libertés. En Hesse, les Codes impériaux ont résisté à l’attaque dirigée contre eux, et le ministère a dû s’avouer vaincu. Au plus fort de la lutte, K.-A. Schaab, vice-président du tribunal de Mayence, a publié l’histoire de cette même ville, et il en a profité pour faire un éloge vibrant du droit français. La page qu’il lui consacre est si enthousiaste, elle reflète si bien l’opinion du pays tout entier que nous ne saurions nous dispenser de la citer : « Il est vrai, il est indéniable, lisons-nous[5], que la législation et les institutions établies par suite de l’union de la rive gauche du Rhin avec la France, ont amené un changement total dans tous les rapports politiques et sociaux. Quoique émanant d’une république et d’un peuple étranger, elles n’ont eu qu’une bonne influence sur le caractère allemand et les mœurs allemandes ; bien plus, elles ont fait leurs preuves pendant un demi-siècle… Elles étaient essentiellement basées sur l’égalité de toutes les classes de la société devant la loi et devant le juge, et aussi sur la liberté du citoyen et de l’homme… Des débats publics et oraux dans les affaires criminelles et civiles, la suppression de tous les conflits de compétence, la défense par des spécialistes que l’accusé choisit lui-même, la séparation sévère de la justice et de l’administration étaient des principes fort appréciables. Le système d’impôts nouvellement introduit habitua à l’ordre et à l’exactitude. On accorda aux actes de l’état civil l’importance qu’ils méritaient ; on chargea les autorités municipales d’en prendre soin sous le contrôle des tribunaux. Le Code civil paru en 1804 se signala par sa dignité juridique et par de saines idées. Il abaissa la limite de la majorité, octroya aux femmes non mariées les mêmes libertés qu’aux hommes et les émancipa également, ne soumit pas trop durement à leur mari celles qui étaient mariées et reconnut aux deux époux les mêmes droits quant aux acquêts de la communauté. Il établit encore une protection contre les actes arbitraires des employés de l’Etat, et contre les arrestations injustifiées. Il n’admet en effet ni tribunaux spéciaux pour des citoyens privilégiés, ni classes sociales non soumises à la loi. Qui voudrait faire adopter ce qu’il rejette, commettrait un crime contre l’époque à laquelle nous vivons. »

En vérité, aucun Français n’a mieux écrit que cet Allemand.


III. — LA GUERRE RELIGIEUSE.

La chute du régime français a déterminé en Allemagne une longue crise confessionnelle dont les juifs et les catholiques ont été les victimes. Les premiers, qui avaient été émancipés par l’empereur Napoléon, ressentirent durement la perte de leur protecteur. Sans doute Hardenberg et Metternich, au Congrès de Vienne, avaient pris position en leur faveur, mais la réaction ne se fit pas attendre. A Francfort, on leur enleva leurs droits politiques et la subvention qu’ils recevaient pour leurs écoles : quelques concessions, consenties en 1824, ne les désarmèrent pas. En Prusse, et par conséquent sur la rive gauche du Rhin, il leur fut interdit de devenir professeurs d’université et de gymnase ou de prétendre aux grades d’officiers ; une société protestante, dont le roi Frédéric-Guillaume III approuva l’activité, se fonda bientôt afin de les convertir et de les baptiser. Cette politique de défiance et de vexations a eu pour résultat que les Juifs, pendant de longues années, ont pris la tête du mouvement libéral et se sont fait remarquer par leurs sympathies françaises.

L’histoire des agressions subies par les catholiques dans certaines contrées de l’Allemagne, quoiqu’elle soit déjà connue par les belles études, parues ici même, de M. Georges Goyau, mérite d’être exposée en détail, à cause de la signification politique qu’elle revêt. Le règne de Napoléon n’avait pas été exempt de difficultés. Après la protestation du Saint-Siège contre les Articles organiques, d’autres différends s’étaient élevés ; le pape avait été interné à Fontainebleau, et s’était refusé à instituer les évêques nommés par l’empereur, de telle sorte que plusieurs diocèses se trouvèrent vacans. Mais ces querelles étaient surtout politiques ; elles se passaient entre catholiques et ne suscitèrent aucun trouble intérieur. Il allait en être autrement en Prusse, où les annexés appartenaient à une autre religion que les conquérans.

Sur la rive gauche du Rhin, les difficultés commencèrent de très bonne heure entre la monarchie des Hohenzollern et les annexés. Avant 1815, le pays ne contenait qu’un petit nombre de protestans. C’étaient des indigènes ou des réfugiés de l’Edit de Nantes, répartis en masses assez denses sur quelques points du territoire, dans les régions de Clèves au Nord, puis dans celles qui s’étendent entre Sarrebrück et Kreuznach. La population les désignait sous l’appellation commune de Calviner[6] ou Calvinistes ; ils vivaient en bonne entente avec elle ; dans la suite, ils manifestèrent le même esprit d’opposition : sauf les immigrés, déclare un auteur anonyme de 1842, « les habitans protestans, en général assez tièdes, sont presque aussi hostiles à la Prusse que les catholiques. Comme ceux-ci, ils la repoussent de toute la force de leurs idées libérales… Loin d’applaudir aux persécutions religieuses, ils les ont hautement réprouvées. » Or le royaume de l’Est, essentiellement luthérien, avait acquis ses premiers sujets catholiques au XVIIIe siècle, par la conquête de la Silésie, puis par le partage de la Pologne ; il venait d’en augmenter considérablement le nombre, en vertu des traités de Vienne. Allait-il renoncer à la politique strictement confessionnelle qu’il avait adoptée jusque-là, et tenterait-il d’établir l’union intérieure en appliquant un large programme de paix religieuse ? S’il l’avait fait, il semble bien que sa tâche d’assimilation en eût été facilitée. En 1815, le romantisme catholique représenté par Goerres et Schlegel, quoique libéral, était nationaliste allemand, ébloui par le passé du Saint-Empire et par la splendeur des cathédrales gothiques, celle de Cologne, par exemple, dans lesquelles il croyait voir une création originale du génie des Germains. La Prusse ne sut point profiter de ces bonnes dispositions. Elle ne comprit pas qu’elle devait se départir de son intolérance haineuse et de son fanatisme. Imbue de l’idée que la religion de Luther devait être celle de l’Etat tout entier, elle vit en Rome, puissance à la fois crainte et méprisée, une menace redoutable pour sa propre domination.

Il importe donc de définir les positions respectives. La monarchie des Hohenzollern ne laisse pas ignorer qu’elle défend un certain système confessionnel et qu’elle le considère comme un moyen de contrainte, comme une garantie de son autorité. « Ce ne sont ni les garnisons ni les villes de guerre, déclare en 1818 le ministre Ancillon, ce ne sont pas les forteresses fédérales qui nous couvriront contre la France, protectrice des catholiques, mais le mur d’airain du protestantisme. » D’ailleurs, les Rhénans se sont très vite convaincus que la Prusse était le soldat d’une religion ennemie de la leur. Pour expliquer l’antagonisme des annexés et des envahisseurs, Karl Schurz n’hésite pas à mettre le doigt sur la plaie : « La population, dit-il, était presque exclusivement catholique, tandis que le mot de Prusse est synonyme de protestantisme. » Les paroles d’Ancillon, rapprochées des événemens qui ont suivi, prennent une valeur très significative. A ses yeux, comme à ceux du souverain et de la haute bureaucratie berlinoise, le catholicisme est la religion des Français refoulés en 1815 : il est également celle du grand empereur vaincu à Waterloo. On ne saurait donc s’étonner que la guerre confessionnelle se soit en fait colorée d’une teinte d’opposition nationale. Comme à leur Code, les Rhénans se sont attachés à leur Eglise ; ils ont vu en elle le lien qui les unissait à la France et le sûr retranchement où la Prusse ne pouvait jamais les forcer.

Il n’y a en effet aucune exagération à prétendre que, sur la rive gauche du Rhin, l’idée française et le catholicisme ont été en connexion étroite. Les persécutions coïncident avec le mouvement d’opinion qui, en Allemagne ainsi que chez nous, tend à considérer Napoléon comme le défenseur de la foi romaine. L’année de sa mort, ses vétérans de Mayence célèbrent en lui le catholique accompli. Ils le font parler en vers :

Nicht Philosoph, nicht A theist
Verscheide ich als guter Christ.
In meiner Vater Glauben schreit
Ich in die Welt der Ewigke ;
Das Erdenglück, das ich erzielt,
Hat mir der böse Geist verspielt.
Vergebe, göltliche Geduld !
All’ meinen Feinden ihre Schuld.

« Je meurs non pas en philosophe, non pas en athée, mais en bon chrétien. Fidèle à la religion de mes pères, je pénètre dans le royaume de l’éternité. Le bonheur terrestre que j’ai atteint, l’esprit malin me l’a fait perdre. Pardonne, indulgence divine, leurs fautes à tous mes ennemis ! » D’autre part, les chefs de la résistance, l’archevêque de Cologne, Clemens August von Droste-Vischering, le vicaire général Fonck, les curés Nellesen d’Aix-la-Chapelle, et Binterim de Dusseldorf, adversaires de la Prusse protestante, sont en relations avec Montalembert et les catholiques français. Ils s’allient en outre aux libéraux qui de leur côté sont animés d’une égale aversion contre la monarchie des Hohenzollern. Qu’il nous suffise de citer ici ce qu’écrit un historien allemand pour la période qui précède 1848 : « Avec une inquiétude croissante, on s’apercevait à Berlin que l’opposition confessionnelle, attisée dans le Rheinland par les ultramontains et l’archevêque lui-même, se confondait avec l’esprit particulariste de cette province, toujours étrangère et défiante vis-à-vis de la Prusse. Depuis que la domination ecclésiastique avait disparu, les Rhénans s’étaient trop fortement ancrés dans la conviction qu’ils appartenaient à la France pour se sentir facilement bons Prussiens. » Ces lignes sont de P. Flathe. Il indique aussi que la législation et la situation géographique s’ajoutaient à la religion pour élever comme une haute muraille entre la rive gauche et les anciens territoires du royaume.

Mais il faut maintenant exposer les faits. De 1815 à 1848, le gouvernement prussien a prouvé qu’il conservait toutes ses préventions luthériennes. « J’honorerai et protégerai votre religion, ce que l’homme a de plus sacré, avait déclaré Frédéric-Guillaume III en prenant possession du pays ; je chercherai à améliorer la situation matérielle de ses serviteurs, afin qu’ils maintiennent mieux la dignité de leur charge. » Or, les marques de la malveillance royale furent infinies, tandis que celles de sa bienveillance, presque toutes insignifiantes, se signalèrent par leur rareté. Sans doute, on vit quelquefois les nouveaux évêques prendre possession de leur siège sous l’escorte déférente des autorités. Sans doute le ministère concéda à l’Université de Bonn une faculté de théologie catholique et permit dès 1818 de célébrer à Cologne la Fête-Dieu par une procession solennelle. Il faut ajouter encore à ces manifestations conciliantes l’engagement de respecter la parité entre les deux religions. Mais l’État, pour contre-balancer la faculté catholique, la flanqua d’une faculté protestante. Quant à la parité, il n’eut d’autre souci que de la violer sans merci ni trêve et de la sacrifier sans cesse à son fanatisme intransigeant. La convention signée avec le Pape en 1821 ne le fut que sous l’empire d’une nécessité politique, dans l’intérêt du gouvernement bien plus que des populations. Une ordonnance du 6 mai 1817 avait défendu aux catholiques de s’adresser directement au Saint-Siège pour tout ce qui concernait la religion, à moins qu’ils n’eussent au préalable l’autorisation du ministre de l’Intérieur, qui se chargeait de transmettre à Rome les requêtes. Le 18 septembre 1818, il avait été interdit aux évêques de composer de nouveaux mandemens ou d’accepter ceux d’un supérieur étranger sans la permission de l’Etat. La correspondance avec le Pape ne devint libre qu’en 1841.

En somme, les catholiques, dans ce pays rhénan où ils formaient une écrasante majorité, étaient persécutés par le pouvoir. Bien avant que la crise eût atteint sa plus grande acuité, des voix narquoises ou douloureuses se firent entendre. En 1819, Goerres railla les prétentions de la monarchie prussienne : dans les provinces de l’Est, habitées par des protestans, il était peut-être naturel que le souverain se considérât comme le premier évêque de son royaume, mais aux bords du Rhin, où l’on était de foi romaine, il devait lui suffire d’être à la fois généralissime, juge suprême, directeur général de la police et propriétaire du sol, sans qu’il eût besoin de joindre à toutes ces qualités celle de pontifex maximus et de gouverner les consciences. On se souvenait qu’au temps de la domination française, infiniment plus libérale, Napoléon avait envoyé à Karlsruhe une note énergique pour exiger que les catholiques eussent autant de droits que les protestans. Or ce n’était point là la manière prussienne. L’archevêque de Cologne, von Spiegel, de 1829 à 1834, se plaint dans ses lettres que l’intolérance luthérienne du ministère s’accroisse de jour en jour : on a sans doute l’intention, à Berlin, d’abolir les libertés de l’Eglise catholique, et les agens du gouvernement ne cachent pas leur haine.

Ces doléances sont justifiées. Administrativement, l’oppression est combinée par des volontés expertes. Le 30 avril 1815, une ordonnance royale place les évêques au-dessous des consistoires. Cette mesure est bientôt abrogée, mais le 23 octobre 1817, une instruction ministérielle remet entre les mains des gouverneurs-provinciaux, tous protestans, le soin de décider sur les affaires de l’Eglise catholique. Ils la soumettront donc à des vexations sans cesse renouvelées, tout en ayant l’air de la protéger. Ce sont eux qui se chargent de censurer, avant leur publication, les catéchismes et les lettres pastorales des évêques, et bien souvent ils confient ce travail à des pasteurs luthériens. Ils surveillent les journaux catholiques déjà existans, s’opposent autant qu’ils le peuvent à ce qu’on en fonde d’autres, et s’efforcent d’empêcher la diffusion de ceux qui paraissent à l’étranger. Avec les années, l’abus devient, de plus en plus flagrant, surtout après l’exposition de la Sainte-Tunique en 1845. Les catholiques, qui ont lié partie avec les libéraux, réclament comme ceux-ci la liberté de la presse, et les pétitions se succèdent. Le conseil municipal de Trêves en envoie une en 1843 au Landtag rhénan. Deux ans plus tard, il joint sa protestation à celles de nombreuses villes de la rive gauche. Il demande que les censeurs ne soient plus exclusivement protestans, et que l’exercice de la censure soit commis aux tribunaux. La contrainte religieuse ne se borne d’ailleurs pas à la vie civile ; dans l’année, le soldat ou l’officier catholique qui veut se marier a besoin d’une espèce de permis que délivre après enquête un ministre évangélique ; le sous-officier qui a des enfans, quelle que soit la confession à laquelle il appartient, doit les envoyer obligatoirement dans une école de garnison dont l’inspecteur est toujours le pasteur protestant de l’armée. Aussi le Rhénan, pour se soustraire à cette inquisition, renonce-t-il à solliciter des grades ; il quille le régiment au plus vite dès qu’il a terminé son service militaire.

L’invasion des fonctionnaires vieux-prussiens, que les auteurs les plus variés, de Goerres a Treitschke, en passant par Spiegel, Karl Schurz et bien d’autres, signalent comme une des sources du mécontentement populaire, outre qu’elle a pour but de germaniser les pays annexés, trouve son explication dans la défiance que nourrit le ministère de Berlin à l’égard des catholiques. Le refoulement de ceux-ci hors des divers postes de l’administration est constaté, dès le 19 juillet 1816, dans un rapport que l’Oberpräsident Vinke, de Münster, adresse à Hardenberg. Tous les agens que nomme le ministère dans le Rheinland sont luthériens ; comme tels, ils semblent seuls offrir des garanties suffisantes, car ils appartiennent à la même confession que le roi ; dans la pensée du gouvernement, ils ont une mission religieuse qui est inséparable de leur mission politique. Quant à la malheureuse population soumise à leur autorité, elle gémit et s’indigne. Parfois même elle ose se plaindre ouvertement que la parité reste dans le domaine de la théorie. En 1845, le baron von Loë prend la parole au Landtag rhénan, et, dans un discours bourré d’une masse de faits et déchiffres, prouve combien peu les droits des catholiques sont respectés, tandis que les coreligionnaires du souverain sont favorisés au-delà de toute mesure. Un journal bavarois publie ce discours : le baron von Loë est immédiatement traduit devant les tribunaux pour avoir violé la loi qui interdit de publier les délibérations des États provinciaux.

À l’oppression matérielle s’ajoutent encore les outrages. Il est toujours permis aux ministres protestans, du haut de leur chaire ou dans leurs journaux, d’attaquer la foi romaine, mais les prêtres et les évêques ne jouissent pas des mêmes libertés. En 1822, Goerres raconte que le directeur du gymnase de Coblence, où le ministère s’est empressé de nommer un grand nombre de professeurs protestans, a été obligé de quitter son poste parce qu’un des maîtres, un catholique parlant à des élèves catholiques, a blâmé Luther et la Réforme. Les injures, qui atteignent parfois un degré de violence inouï, sont de tous les instans, et revêtent dans l’esprit public un caractère presque officiel. Tel jour, c’est un immigré qui dénonce avec fracas l’obscurantisme des catholiques ; tel autre jour, c’est un autre immigré qui fait le procès de leurs superstitions. Les prêtres sont en butte à un espionnage continuel, et l’on guette sans répit les jugemens qu’ils portent sur le gouvernement. En 1845, lors de l’exposition de la Sainte-Tunique à Trêves, Sybel et Gildenmeister, tous les deux professeurs à l’université de Bonn, avec un lourd appareil d’érudition, publient un pamphlet où ils tournent en ridicule l’objet de la piété populaire.

De plus, le pays, religieusement, est colonisé comme une terre d’infidèles au grand avantage du protestantisme. Aussitôt qu’une ville contient un petit nombre de luthériens, venus d’au-delà du Rhin, l’État fonde un temple protestant, et la présence d’une garnison, si infime soit-elle, lui sert toujours de facile prétexte ; même il n’hésite pas à saisir les édifices catholiques pour les affecter à son culte : c’est ainsi que, le 25 février 1819, il s’empare à Trêves de l’église des Jésuites. Pour cette besogne de conquête confessionnelle, il n’est jamais à court d’argent. Il subventionne grassement la religion luthérienne, mais ce sont les catholiques qui doivent faire tous les frais de la leur, et qui doivent payer pour l’entretien et les réparations des bâtimens où ils prient. A cet effet, en vertu d’un Ordre de Cabinet du 13 avril 1825, ils sont soumis à des taxes spéciales ou Kathedralsteuer ; ils versent 25 pfennigs pour chaque baptême, 50 pour chaque mariage, 15 pour chaque service funèbre. Ce sont là des impôts supplémentaires que leur vaut leur qualité de non protestans.

Au fond, comme le remarque l’archevêque von Spiegel, tout le travail de la Prusse tend à établir une religion d’Etat et à anéantir le catholicisme dans le Rheinland. Quelques mesures d’un caractère tout spécial le démontrent avec la dernière évidence. Sans doute le gouvernement ne favorisera pas ouvertement l’hérésie de Ronge où il découvre une entreprise révolutionnaire, et il ne la reconnaîtra officiellement qu’en 1848, sous la pression des événemens. Du moins faut-il signaler plusieurs tentatives où percent ses intentions.

Le 27 septembre 1817, paraît un Ordre de Cabinet qui réunit en une seule Eglise évangélique chrétienne, — c’est le nom qu’elle a reçu, — les Eglises luthérienne et réformée, dans l’espoir d’y adjoindre plus tard le catholicisme : la liturgie évangélique, publiée en 1821 et retouchée en 1822, pénètre en 1843 dans la principauté de Birkenfeld. Puis la monarchie prussienne profite de ce que l’armée doit se plier à une obéissance toute passive pour forcer les troupes à recevoir un enseignement confessionnel uniforme. Un Ordre de Cabinet du 2 février 1810 exige que les soldats catholiques assistent une fois par mois à l’office protestant, afin de les habituer à l’indispensable respect qu’ils doivent témoigner à la principale religion de l’État[7]. Une ordonnance de 1832 confirme cette décision, observée jusqu’en 1840, atténuée dans la suite par diverses dispenses, après que les deux Landtags de Westphalie et de Prusse rhénane ont fait entendre leur protestation. cette même année 1832, le 12 février, le gouvernement publie de nouvelles dispositions touchant l’organisation religieuse de l’armée. Il établit un clergé militaire protestant, mais non pas un clergé militaire catholique : tout au plus un prêtre, dans chaque ville de garnison, était-il parfois désigné par le Consistoire évangélique pour remplir les fonctions d’aumônier. « En temps de paix, aucun ecclésiastique catholique ne peut être attaché spécialement à l’armée. »

Il semble bien aussi que la monarchie prussienne, à l’Université de Bonn, ait soutenu et encouragé l’hermésianisme. Le fondateur de cette doctrine, Georges Hermès, né à Dreierwalde, professeur à Bonn depuis 1819 et mort dans cette même ville en 1831, soutenait, dans ses cours et dans la revue qu’il avait créée, des idées toutes particulières, qui n’étaient pas sans analogie avec le protestantisme. Il avait construit une théorie de la connaissance qui conduisait au catholicisme avec une certaine-nécessité, et il faisait un emploi positif de la philosophie pour prouver l’existence de Dieu et la vérité de la religion ; expliquée par lui, la foi romaine devenait une pure affaire d’intelligence et de raison. Sous son influence et sous celle de ses deux principaux disciples, Braun et Achterfeldt, l’Université de Bonn était devenue peu à peu le foyer d’un mouvement assez dangereux, puisque les jeunes prêtres de la province y recevaient leur instruction. Les catholiques bon teint considéraient donc avec quelque inquiétude l’activité de la faculté de théologie, et même ils soupçonnaient la Prusse de se servir d’elle pour ruiner leur religion. Qu’y a-t-il de vrai dans ce grief ? Il est infiniment probable qu’il ne contient rien d’exagéré. Les hermésiens, il est vrai, se défendirent et alléguèrent qu’ils avaient toujours été les (ils soumis de leurs supérieurs ecclésiastiques. Même le gouvernement n’avait-il pas supprimé leur revue pour un article qui lui avait déplu ? Toutefois eux-mêmes ont fait l’aveu que le ministère les avait protégés[8] ; il les défendit encore pendant son différend avec l’archevêque von Droste-Vischering, même après que, de Rome, le Pape eut lancé contre eux son bref Dum acerbissimus. Finalement il dut les abandonner et consentir à ce que la faculté de théologie de Bonn relevât du siège de Cologne.

L’affaire capitale, celle qui fait le mieux éclater l’esprit de prosélytisme de la monarchie prussienne, et qui mit le plus violemment aux prises les Rhénans et leurs nouveaux maîtres, est celle des mariages mixtes. Pour conquérir moralement le pays, l’Etat avait encouragé les alliances matrimoniales entre les immigrés et les jeunes filles indigènes ; protestans d’une part, catholiques de l’autre, quel devait être le statut religieux d’unions ainsi formées ? Dans l’esprit du roi et de ses ministres, la confession luthérienne devait profiter de ces fusions des deux peuples, et c’était là le gage d’un loyalisme futur. Une décision du 21 novembre 1803 avait prescrit que, dans les mariages mixtes, tous les enfans fussent baptisés selon la foi du père. Pendant les premières années de la domination prussienne, cette disposition resta lettre morte dans la province rhénane, soit que le gouvernement ne sentit pas son pouvoir suffisamment affermi ou qu’il s’en remit au temps qui devait servir sa politique. Mais l’aversion était grande contre les conquérans, et le clergé menait la résistance. Le roi Frédéric-Guillaume III, par un Ordre de Cabinet du 6 avril 1819, signifia qu’il briserait les obstacles. Il se plaignait et menaçait. Les prêtres faisaient des difficultés pour bénir les mariages mixtes, et, lorsqu’ils étaient accomplis, troublaient la conscience des conjoints appartenant à la religion catholique : conduite inexcusable et que le roi ne pouvait tolérer. Au besoin, il romprait les négociations en cours avec Rome, — c’était avant l’accord de 1821, — et il cesserait de s’intéresser à l’amélioration de la situation matérielle des ecclésiastiques. Il invitait à dénoncer immédiatement ceux qui persévéreraient dans leur altitude, et il se réservait de les relever de leurs emplois ; il était même disposé à agir avec la dernière rigueur contre les évêques qui toléreraient de tels abus.

Ces remontrances n’eurent aucun succès. Le souverain revint à la charge ; il confirma la décision de 1803 par un rescrit du 7 décembre 1822, puis par un Ordre de Cabinet du 17 août 1825, qui étendait à tous les territoires de l’Ouest les dispositions précitées. La lutte aussitôt devint très âpre. Les immigrés, fidèles à la volonté royale, essayèrent d’imposer leur religion. Les prêtres, sauf dans l’Est de la monarchie où ils se montrèrent assez dociles, ne voulurent point céder à l’intimidation. Ils n’accordèrent pas aux fiancées catholiques l’absolution qu’elles leur demandaient, ou bien ils refusèrent de publier et de bénir les mariages mixtes si les futurs époux ne leur donnaient pas au préalable des promesses suffisantes sur la religion dans laquelle seraient élevés les enfans avenir. Beaucoup d’unions projetées se rompirent devant ces difficultés. Le gouvernement, blessé et hors de lui, cita des prêtres devant les tribunaux criminels ; mais ils furent acquittés parce que leur délit ne tombait pas sous les articles du Code, et cela accrut encore l’irritation de la monarchie contre la législation napoléonienne. On tenta d’agir par le moyen des évêques, mais ils discutèrent si subtilement que l’affaire menaçait de ne jamais devoir finir. On se tourna alors vers le Pape, à qui l’on dépêcha Bunsen, ministre au Vatican. Grégoire XVI, de bonne composition, voulut se montrer conciliant : le bref Literis altero abhine anno abandonnait toute censure ecclésiastique contre les catholiques qui faisaient élever leurs enfans dans la confession protestante : ils ne seraient plus exclus des sacremens. En même temps les prêtres étaient invités à donner une assistance purement passive aux mariages mixtes contractés sans présenter les garanties nécessaires, lorsque les futurs époux persisteraient dans leur résolution.

Le gouvernement se considéra comme battu, mais ne voulut pas accepter sa défaite. Il aurait désiré la cérémonie, sans réserve du clergé. De plus, l’avertissement aux fiancés sur les dangers que couraient les enfans élevés dans la religion du père lui déplaisait. Il s’adressa de nouveau aux évêques : ne seraient-ils pas disposés à adoucir cet avertissement aux fiancés avant l’assistance passive, et à célébrer le mariage sans promesse formelle d’éducation catholique des enfans ? Leur réponse ne donna pas toute satisfaction, mais on espéra qu’avec le temps et sous une pression habile, ils capituleraient. Puis, tout à coup, l’archevêque von Spiegel fut mandé à Berlin pour conférer avec Bunsen. Le ministère, implacablement, poursuivait donc l’affaire avec une rare ténacité, et mettait tous les moyens en œuvre. Spiegel, lassé par cette obstination, signa avec Bunsen la convention du 19 juin 1834 : il renonçait à la promesse d’éducation catholique des enfans et admettait que l’assistance passive serait réduite à des cas très peu nombreux. Les autres évêques du Rheinland, le 4 août 1834, acceptèrent cet accord. Mais beaucoup de prêtres, étonnés de voir des questions religieuses se régler d’une manière administrative, résistèrent sans tenir compte du pacte conclu à Berlin. La crise coïncidait d’ailleurs avec la querelle de l’hermésianisme.

Sur ces entrefaites, Spiegel mourut le 2 août 1835. Il eut comme successeur au siège de Cologne l’archevêque von Droste-Vischering, une âme inflexible que le désir de plaire ne fit jamais transiger. Il prit connaissance des instructions données conformément à l’accord de 1834, et remarqua qu’elles différaient beaucoup du bref pontifical. Vers la même époque, Josef von Hommer, évêque de Trêves, un prélat aimable qui avait mûri dans l’entourage de Dalberg, céda aux reproches de sa conscience, et, comme il était sur son lit de mort, communiqua à Grégoire XVI, jusque-là tenu dans l’ignorance, la convention signée par Bunsen et Spiegel. Le Pape, courroucé de ce qu’on l’eût indignement trompé et furieux de la trahison de Bunsen, signifia qu’il maintenait sa décision. De son côté, Droste, qui prenait en même temps l’offensive contre les hermésiens, déclara que la question des mariages mixtes ne recevrait d’autre solution que celle indiquée par le bref du Pape. Aussitôt, tous les prêtres, qui avaient cédé par déférence pour Spiegel et son vicaire général, revinrent à l’avertissement et à l’assistance passive.

Le conflit allait se développer. En Westphalie, les évêques de Munster et de Paderborn ne se révoltaient pas encore, mais ils étaient hésitans. Le ministère, que l’obstacle exaspérait, somma Droste d’obéir. Il fit entendre qu’en matière religieuse, il ne reconnaissait que l’autorité de Rome. On l’invita à se démettre. Il refusa. Alors on l’arrêta. Ce fut une scène mémorable où la Prusse, une fois de plus, dévoila son véritable visage, car en même temps que le prélat, c’était l’opposition rhénane qu’elle entendait briser. Ce jour-là, le 20 novembre 1837, les troupes furent consignées ; de bon matin, les soldats barrèrent les rues de Cologne, tandis que des canons étaient braqués autour du palais épiscopal pour contenir la foule que l’on savait hostile à la Prusse. Des gendarmes poussèrent dans une voiture Droste, à qui l’on ne permit même pas d’emmener son secrétaire. On l’interna dans la forteresse de Minden et l’on jeta son vicaire général dans les casemates de Magdebourg. Quant à l’archevêché, il reçut un curateur.

A partir de ce moment, l’affaire reçut une portée politique considérable. Le gouvernement, dans une publication officielle, accusa le prélat d’être un révolté qui méprisait les lois de l’Etat et narguait l’autorité royale. Tandis que le Pape, dans une allocution du 10 décembre 1837, prenait fait et cause pour Droste, toutes les forces luthériennes se mobilisèrent contre le catholicisme, et la Vieille-Prusse, l’injure à la bouche, se leva contre la Nouvelle pour appesantir sur elle sa haineuse oppression. Le directeur du Kanonischer Wächter écrivit un pamphlet insultant que son pédantisme chargea d’un titre pesant : ce fut : L’archevêque de Cologne en conflit avec le chef de l’État prussien, ou nouvel exemple de la révolte ouverte et de la résistance opiniâtre contre la suprématie religieuse du gouvernement, avec des considérations sur les multiples intrigues révolutionnaires du parti de la réaction catholico-romaine.[9]. Un autre pamphlet[10]accusa les catholiques d’ « arrogance canonique, » de « fanatisme novateur, » d’ « obstination mesquine, » d’ « opiniâtreté égoïste, » de « menées ambitieuses dangereusement empoisonnées par des alliances conclues avec les ennemis de l’Etat, même à l’étranger… » J’en passe. Le professeur Krug, un Prussien qui enseignait à Leipzig, se distingua par de plates insolences : « Le droit ecclésiastique des catholiques, considéré comme tel, a pour les protestans aussi peu de valeur que le droit ecclésiastique juif, musulman ou païen, et un gouvernement protestant, comme d’ailleurs tout protestant, n’a du Pape, en tant que soi-disant chef de l’Église catholique, qu’une connaissance historique, semblable à celle qu’il peut avoir du grand muphti turc, du Dalaï-Lama thibétain et du Dairo-Soma japonais. Dans ses mesures administratives, il n’a pas besoin de tenir compte de lui le moins du monde, s’il ne le veut pas. » Le roi à son tour, le 9 avril 1838, lança un Ordre de Cabinet par lequel il enjoignait à la police d’arrêter immédiatement, et, selon les cas, d’interner dans une forteresse, sans préjudice d’une instruction judiciaire et de peines sévères, toutes les personnes de condition ecclésiastique ou autre, qu’elles fussent ou non de nationalité prussienne, qui transmettraient à des sujets prussiens, on qui répandraient, ou qui soutiendraient, soit par la parole, soit par la plume, les décisions des chefs spirituels étrangers, ainsi que celles de leurs agens et de leurs représentans.

L’effervescence, dans tout le pays rhénan, fut considérable. Tandis que le ministère trouvait dans les chanoines de Cologne des fonctionnaires soumis et dociles, le clergé des villes et des campagnes obéit à son archevêque, soutenu par la population. En Wallonie prussienne, les habitans se départirent de l’attitude loyaliste qu’ils avaient eue jusque-là. À Ahrweiler, le curé de l’église Saint-Rémy avait refusé de reconnaître le curateur de l’archevêché Hüisgen, et avait déposé sa charge. Son premier vicaire, invité à administrer la cure, refusa. Le second vicaire accepta, mais à la sacristie pendant le catéchisme, et le soir, comme il était en chaire, des voix s’élevèrent qui l’appelèrent traître et Judas. Le jour de la fête de Droste, à Cologne, beaucoup de maisons furent illuminées par les particuliers, et, les soldats de la garnison ayant voulu faire éteindre ces illuminations, il en résulta des scènes de désordre.

De toutes les parties de l’Allemagne, les ennemis de la Prusse répondirent aux pamphlets luthériens. En premier lieu il faut mentionner les catholiques : de Munich, où il s’était réfugié, Goerres lança ses Triarier et son Athanasius, où il adjurait ses coreligionnaires rhénans et westphaliens de rester fermement attachés à leur Église et de défendre leur particularisme. Les libéraux, si nombreux dans l’Allemagne du Sud, où la France jouissait d’un très grand prestige, profitèrent de l’occasion pour accabler la monarchie de l’Est., En Bade, où dix années plus tard Buss devait signaler la communauté des intérêts catholiques en France et en Allemagne, ce fut un protestant, Rotteck, dont la mère, une Poirot d’Orge-ron, était Lorraine, qui se chargea de mener l’assaut. Il le fit dans une vigoureuse réponse au professeur Krug[11]. Il ne partageait pas absolument les idées intransigeantes de l’archevêque Droste, et il trouvait bon que la loi contint des dispositions précises touchant l’éducation religieuse des enfans issus de mariages mixtes, mais encore fallait-il accorder aux fiancés le droit d’agir autrement, si telle était leur volonté, et observer l’égalité confessionnelle. Ce n’était pas l’affaire des gouvernemens de s’immiscer dans les choses de la foi, ni surtout de persécuter une religion qui avait une existence légale : pouvaient-ils en effet demander aux catholiques de respecter l’épiscopat évangélique des princes, si les protestans faisaient profession de mépriser l’autorité du pape ? Quant à l’archevêque de Cologne, la façon dont il avait été traité était contraire à toutes les règles du droit public. « Considéré comme citoyen, personne ne peut contester qu’on lui ait apporté un grave préjudice : ceux-là surtout en seront convaincus qui compareront le procédé avec la législation française encore en vigueur dans la Prusse rhénane. Nous ajouterons, ce qui à notre grand étonnement n’a pas encore été relevé, que son grand vicaire Michaëlis subit un sort pareil et même plus dur. Lui aussi est citoyen, mais il languit dans les cachots de Magdebourg, sans que la nation, à part quelques imputations ou accusations vagues, ait jamais eu connaissance des causes qui l’ont fait incarcérer. »

il ne reste qu’à indiquer l’épilogue de ce drame, et à conclure. Droste, dans sa prison, conserva une attitude inébranlable. Comme le pape, de son côté, refusait de céder, il fallut négocier avec lui. La Prusse, aussi bien, reconnut qu’à persévérer dans ses provocations, elle courait le risque d’une irrémédiable défaite. Pour administrer provisoirement l’archidiocèse, on nomma donc un coadjuteur ; puis l’Etat, en même temps qu’il renonçait à favoriser l’hermésianisme, déclara qu’il se désintéressait des mariages mixtes et permit la libre correspondance des évêques avec Rome.

Cette affaire fit une victime. Ce fut Droste lui-même, qui ne remonta jamais sur son siège, et auquel succéda son coadjuteur Geissel. Quant à la Prusse, elle paya justement le prix de ses. fautes. Elle sortit du débat moralement diminuée, et l’antipathie tenace du peuple qu’elle opprimait s’accrut encore de lourdes rancunes. Assurément la monarchie des Hohenzollern ne renonça ni à ses méthodes, ni à ses desseins autoritaires. Même elle continua à peser sur le pays par ses policiers et ses soldats. Mais elle n’était maîtresse que par le fait de son occupation militaire, et la révolution de 1848, par la tournure qu’elle prit dans le pays rhénan, devait lui montrer à quel point les Rhénans demeuraient hostiles. Sur le moment ce qui apparut le plus clairement, c’est que la France profita des persécutions religieuses. Chez nous, en effet, depuis quelques années déjà, les divers ministères de Louis-Philippe s’étaient départis, à l’égard du clergé, de la malveillance qui avait signalé les débuts du règne. Les Rhénans, offensés et frémissans encore, comparèrent le régime auquel ils étaient soumis avec celui que nous garantissait le Concordat de Napoléon. Heine, très averti sur l’état de l’opinion allemande, écrivit que les catholiques étaient amis de la France, et que, s’ils avaient le pouvoir, ils lui abandonneraient la rive gauche du Rhin. Venedey, dans un texte déjà cité par M. Goyau, fit la même constatation, et son témoignage est d’autant plus précieux qu’il émane d’un Germain convaincu : « L’antipathie des provinces rhénanes à l’égard de la Prusse, avoue-t-il en 1840, antipathie qui s’est changée en haine profonde depuis l’enlèvement de l’archevêque de Cologne, semble augmenter les chances favorables à la France pour sa rentrée en possession de ces provinces. » Ainsi, dans toutes les entreprises où la Prusse s’était dépensée pour s’assimiler le pays rhénan, le bilan de son activité accusait une faillite. Les échecs succédaient aux échecs, tandis que l’opinion publique, impatiente du joug, souhaitait une délivrance et se cherchait un sauveur. Dans l’universel malaise, beaucoup d’yeux se tournaient vers l’antique protectrice, toujours forte et respectée, car il n’échappait à personne que les nouveaux maîtres semaient le trouble et soulevaient la révolte sur des territoires où la domination française avait fait régner la paix.


JULIEN ROVERE.


  1. Je comprends dans cette étude la région de Düsseldorf, sur la rive droite : elle fait partie de la province prussienne ; très pénétrée par l’influence française, elle a appartenu avant 1814 au grand-duché de Berg.
  2. Clara Viebig : Die Wacht am Rhein.
  3. Bericht über die Ereignisse zu Köln vom 3es und 4es August 1846 und den folgendem Tagen (Mannheim, chez II. Hoff, 1846). On croirait lire le récit des événemens de Saverne en 1913.
  4. Hansemann : Preussen und Frankreich (Leipzig, 1833), cf. en particulier la préface, et les p. 315, 327 et sq., 376.
  5. K.-A. Schaab, Geschichte der Sladt Mainz (1847), t. III, p. 127.
  6. C’est le nom qu’indique K. Schurz : Lebenserinnerungen, I, p. 32. « Ein Calviner, wie dort die Protestanten gewöhnlich genannt wurden. »
  7. Textuellement : « Um sie an die nöthige Achtung fur die Hauptreligion des Staates zu gewöknen. »
  8. Sind die Hermesiaver Werkzeuge in den Händen der preussischen Regisrung zur Dekalholisierung der Rheinprovinzen (Cologne, 1839). Cf. p. 31 : « Allerdings stand Hermes und seine Schule fräher in hohem Ansehen bei der preussischen Staatsregierung. »
  9. Exactement : Der Erzbischof von Cöln in Opposition mit dem preussischen Staatsoberhaupte, oder neues(es Beispiel der offenen Auflehnung und starren Reaktion wider die Kirchenhoheit der Staatsrerjierung, mit Rückblicken auf die vielfach vereinigten revolutionären Umtriebe der römisch-katholischen Reaklionspartei.
  10. Ce pamphlet est intitulé : Wem ist es zu trauen, der Krone oder der Bischofsmütze ?
  11. Rotteck : Die Cöôlnische Sache, betrachtet vom Slandpunkt des allgemeinen Redites (1838).