CHAPITRE XII

Vigoureuse attaque de l’ennemi. — Elle est repoussée, mais le troupeau se disperse au bruit du combat. — Scènes du champ de bataille. — La négresse Anna. — Le blessé paraguéen. — Les vivres vont manquer.


Tout à coup, du fond de l’escarpement que contournait la route, sortit un corps d’infanterie paraguéenne qui se jeta sur notre ligne de tirailleurs, la traversa, et se porta sur le bataillon no 17 à quelques cents pas de distance. Pendant que celui-ci se préparait à recevoir l’attaque, nos tirailleurs, revenus de la surprise qui avait permis à l’ennemi de pénétrer dans nos lignes, s’étaient retournés et le chargeaient déjà par derrière, lorsque des groupes nombreux de cavaliers apparurent, lancés au galop, renversant et sabrant tout ce qu’ils rencontraient.

Ce fut une mêlée terrible, où partout on combattait homme à homme, et telle que notre bataillon de volontaires de Minas hésita d’abord à faire feu, la décharge devant porter à la fois sur amis et ennemis : elle se fit pourtant et joncha le terrain de morts et de blessés, obligeant du moins les Paraguéens à reculer et à fuir, mais seulement pour se reformer à quelque distance.

Nous devions nous attendre à une attaque générale. Tous les corps se disposèrent en carrés ; les canons, placés aux angles, commencèrent un feu vif et bien nourri, dont les projectiles portaient dans le ravin où le gros de l’ennemi était logé.

Une nouvelle panique de notre bétail, plus grave dans ses résultats cette fois que la première, vint alors compromettre notre situation, pour ce moment et pour tout le reste de la retraite. Le troupeau, effrayé par le bruit de la canonnade (c’était la plus forte qu’il eût entendue), fut pris d’un vertige de terreur ; et les animaux, s’ouvrant passage à travers gardiens et soldats, se précipitèrent contre les rangs, surtout à l’arrière-garde, plus rapprochée de leur parc. Ils y produisirent au premier abord un désordre qui fut remarqué par le commandant ennemi et lui suggéra sans doute l’idée de la manœuvre qui s’exécuta sur-le-champ.

Toute sa cavalerie, partagée en deux colonnes profondes, s’élança, venant raser les faces latérales de nos carrés, convergeant sur notre arrière-garde pour l’écraser. Cette manœuvre aurait pu entraîner notre perte ; mais elle échoua grâce surtout à notre infanterie, qui, placée comme elle l’était, eut l’ennemi durant quelques minutes sous ses feux croisés et lui fit tomber beaucoup de monde. Ces trouées amortirent l’élan de ses masses, que d’ailleurs les blessés et les morts encombraient.

L’arme blanche ne l’épargna pas plus que les balles et la mitraille. On vit des cavaliers s’enferrer sur nos baïonnettes et y périr achevés par le sabre. Le 21e bataillon se distingua dans cette lutte acharnée, qui donna le temps à notre arrière-garde de se consolider contre le choc qui la menaçait.

La violence n’en fut pas telle qu’on l’avait attendu ; car les ennemis ayant imaginé qu’ils nous trouveraient à demi ébranlés, mais sentant au contraire notre cohésion à la vigueur de la résistance, se laissèrent dévier de leur attaque, et finirent par borner leur effort à envelopper nos animaux, qui couraient effarouchés dans la campagne. Les cerner, les dominer, les pousser en avant fut pour ces péons, les premiers du monde, l’affaire d’un instant ; puis tout disparut : la plaine était libre, le combat avait cessé[1].

Les premiers moments furent donnés au plaisir de la victoire, et les acclamations qui partirent spontanément de toute notre ligne étouffaient le bruit des trompettes et des fanfares.

Toutefois, à cette scène d’enthousiasme et de joie, en succéda une autre de désolation. Le terrain était couvert des mourants et des blessés de l’ennemi : plusieurs de nos soldats, enivrés par la poudre et le feu, voulaient en finir avec eux ; nos officiers, saisis d’horreur, s’efforçaient en vain de leur arracher ces victimes des mains, en leur reprochant l’indignité d’une pareille boucherie. Heureusement que nos Indiens étaient demeurés sous l’impression des menaces du colonel pour les mutilations qu’ils avaient fait subir à des cadavres ; ils s’abstinrent de toucher à aucune forme humaine, animée ou inanimée. Ils n’en furent que plus impitoyables pour les chevaux, dont ils n’épargnèrent pas un seul, qu’il fût étendu par terre et donnant encore quelques derniers signes de vie, ou blessé légèrement, s’étant remis à paître tout harnaché. On voyait d’ailleurs, comme inévitable accompagnement de ces déplorables scènes, le pillage effréné auquel se livraient les petits marchands et les suivants de l’armée ; les femmes aussi en prenaient leur part. Les corps étaient déshabillés, fouillés, et les dépouilles sanglantes passaient de main en main comme des marchandises, souvent disputées avec violence.

Les cadavres paraguéens, objet des premières spoliations, restèrent ainsi tout dénudés, étendus au soleil. Nous en remarquâmes un, celui d’un jeune homme de formes athlétiques, dont la tête avait été traversée par une balle d’une tempe à l’autre : les yeux s’étaient tuméfiés dans leurs orbites, et après tout le sang qui avait déjà coulé en abondance, il s’épanchait encore de dessous le front de grosses gouttes qui ressemblaient à des larmes : saisissant emblème du passage exterminateur de la guerre sur sa vaillante nation sacrifiée par un chef impie.

Quelles idées lugubres n’éveille pas un champ de bataille, et surtout dans ces immenses solitudes où le génie du mal lui-même semble avoir appelé et réuni péniblement quelques milliers d’hommes pour s’entre-tuer, comme si la terre leur manquait pour y vivre en paix des fruits de leur travail !

Les ennemis laissaient sur le terrain plus d’une centaine de morts, au nombre desquels on trouva un capitaine et un autre officier dont le grade, faute d’insignes, ne put être reconnu. Il est rare qu’on voie un aussi grand nombre de cadavres paraguéens sur le lieu d’un combat : les survivants en enlèvent autant qu’ils le peuvent, et même quelques-uns d’entre eux ont le soin de s’attacher par le milieu du corps à l’un des bouts du lasso qu’ils portent toujours avec eux, et d’en fixer solidement l’autre extrémité à l’arçon de la selle, afin que s’ils tombent morts ou gravement blessés, leur cheval, suivant les autres au retour, les ramène chez eux, fût-ce en lambeaux ; précaution farouche, mais qui a sa grandeur.

Nous eûmes de notre côté beaucoup de tués, tous du bataillon d’avant-garde ou des tirailleurs qui le précédaient ; le lieutenant Palestrina, qui commandait ceux-ci, avait eu la poitrine traversée d’un coup de lance dont il mourut quelques jours après.

Le lieutenant Raymundo Monteiro fut relevé pendant l’action, baigné dans son sang ; on l’emporta en litière. En passant devant la compagnie qu’il commandait, il lui cria de venger sa mort. Il avait reçu huit coups de lance, dont le premier le renversa ; il eut encore à souffrir, plus que de tout le reste, du piétinement des chevaux ; il guérit cependant, et nous eûmes le plaisir de voir rétabli assez promptement ce vaillant fils de la province de Minas.

Un grand nombre de blessés brésiliens avaient été rapportés de divers points ; ils furent placés à l’ambulance provisoire où nos médecins les établirent dans les chars à bœufs, à l’étroit, il est vrai, et accumulés, mais recevant tous les secours que les circonstances permettaient encore de leur donner.

Une femme de soldat, négresse nommée Anna, avait devancé les soins de l’administration militaire dans cette œuvre charitable. Placée pendant l’action au milieu du carré du 17e, elle s’était empressée auprès de tous les blessés qu’on apportait, prenant ou arrachant de ses vêtements ce qui manquait pour les pansements et les ligatures : conduite d’autant plus remarquée et admirée, que celle de la plupart de ses compagnes fut plus misérable. Elles s’étaient presque toutes cachées sous les chariots, où elles se disputaient la place avec un horrible tumulte.

Le seul blessé ennemi qu’on releva vivant avait une jambe fracturée. Le colonel voulut le voir, et, pour l’interroger, fit appeler le fils de Lopès qui parlait l’espagnol paraguéen. Ses souffrances semblaient vives : il demanda de l’eau et but avidement, mais l’ombre dont nous le couvrîmes en l’environnant parut lui faire encore plus de plaisir. Il répondit sur quelques questions qui lui furent adressées, que le commandant de la force à laquelle nous avions affaire s’appelait Martin Urbiéta, celui même dont il a déjà été question ; que le corps de cavalerie qu’on avait envoyé contre nous était de huit cents hommes, et qu’il en arriverait prochainement un autre. Aux renseignements qu’on lui demanda sur l’artillerie, il dit n’avoir rien à répondre et ne rien savoir ; mais de lui-même, il nous donna des nouvelles de la guerre du Sud. Le fils du guide lui ayant demandé si Curupaïty avait été pris, il répondit par un seul mot : « Non. » — Et Humaïta ? — « Jamais ! » — Ainsi la guerre n’est pas à sa fin ? — Après une pause pendant laquelle cette question fut répétée, le jeune homme répliqua, comme sortant d’un rêve, et avec le ton d’emphase propre à la langue de son pays : « La terrible guerre est assoupie ! » Il délirait ; on le porta à l’un des chariots de l’ambulance.

La suite de cet incident (ce dont nous avons évité de nous procurer la triste certitude) fut, selon le bruit qui courut, que le malheureux, placé dans une voiture déjà encombrée et où il vint augmenter la gêne d’autres blessés ou de mourants qui ne rêvaient que haine et vengeance, finit par être étranglé. Il est certain que peu d’heures après, pendant la marche, il fut jeté mort sur la route.

Les corps de nos Brésiliens furent tous enterrés dans des fosses qu’on fit creuser par les Indiens. Pour les Paraguéens, on en laissa cette fois la tâche à leurs compatriotes, que nous savions ne devoir pas tarder à revenir sur les lieux, après notre départ. Le colonel, avec ses sentiments d’homme profondément religieux, eut un regret sincère de cet abandon ; mais le nombre des cadavres était trop grand, le jour s’avançait, et la chaleur devenait accablante ; on reprit la marche.

Tel fut le combat du 11 mai, le plus important de la retraite[2]. Déjà l’affaire du 6 avait appris aux Paraguéens ce que notre monde valait ; celle-ci en confirma l’effet dans leur esprit : l’impression s’en fit sentir par l’hésitation et la mollesse qui caractérisèrent plus qu’auparavant leurs entreprises. Il nous fut aussi démontré que, outre la pratique de la guerre, il leur manquait l’inspiration tactique, celle qui sait apprécier les faits à l’instant même où ils se produisent, et deviner les obstacles pour en triompher. Leur attaque d’infanterie avait eu pour objet de mettre le désordre dans notre avant-garde, de manière à la livrer dans la première surprise à leur cavalerie. Ce plan déjoué, ils auraient dû comprendre que leur unique chance de succès était dans des charges de cavalerie des plus impétueuses et soutenues par des renforts successifs. Un peu plus d’habitude de la guerre leur aurait fait reconnaître, d’ailleurs, que notre disposition générale était excellente, qu’il fallait, pour en avoir raison, combiner l’emploi de l’artillerie, puisqu’ils en avaient, avec l’action de la cavalerie. Sous ce double effort, il nous aurait été impossible d’abord de défendre notre bagage et les munitions qui s’y trouvaient, ensuite de maintenir nos carrés, qui auraient offert trop de prise aux boulets ; nos rangs, éclaircis et affaiblis par leur développement même, n’auraient pas résisté à leur cavalerie, puissante comme elle l’est, avec les sabres pesants dont elle est armée.

Quoi qu’il en soit, l’avantage nous était resté, et encore avec cet excellent résultat, que le colonel avait grandi dans l’opinion des soldats par le sang-froid dont il avait fait preuve. Mais malheureusement ce n’était pas tout ; nous avions perdu nos bestiaux. Qu’allions-nous faire désormais sans vivres ? Le commandant fit appeler plusieurs officiers, les uns après les autres, puis s’entretint longuement avec le vieux Lopès, qui en même temps qu’il était intrépide et, on peut le dire, terrible dans l’action, une fois qu’il y était engagé, se montrait plus que personne, dans la délibération, l’homme aux bons conseils et aux expédients inattendus. Il n’y avait de moyen de salut à espérer que de ce côté.


  1. Les Paraguéens y perdirent cent quatre-vingt-quatre hommes. C’est le nombre indiqué sur une grande croix qui y fut érigée par ordre du commandant Urbiéta.
  2. Il y eut plus de deux cent trente hommes tués. L’affaire avait été engagée entre deux colonnes, dont le total montait tout au plus à trois mille hommes.