La Retraite de Laguna/Préface de la deuxième édition

PRÉFACE
DE LA DEUXIÈME ÉDITION


Les Brésiliens sont, au titre le plus légitime, très fiers des victoires que leur flotte et leur armée ont remportées dans la plus grande guerre, on devrait dire l’unique grande guerre où elles aient été engagées depuis la création de l’Empire du Brésil. La lutte qui dura presque cinq ans (1864-1869), et mit en présence quatre des États les plus considérables de l’Amérique du Sud, s’est terminée en consacrant la supériorité très manifeste du Brésil sur ses alliés comme sur ses ennemis. C’était, il est vrai, parmi les quatre belligérants le plus puissant par la population et par les ressources de tout genre ; mais c’était aussi celui qui, par sa situation géographique, était le moins bien placé pour faire la guerre, et celui qui, à raison de sa nationalité et de son gouvernement, était vis-à-vis de tous dans la situation la plus délicate et la plus difficile. Quand on est d’origine portugaise, et, ce qui est plus encore peut-être, quand on est un empire constitutionnel très attaché à sa dynastie et à la forme de son gouvernement, ce n’est pas la chose la plus simple que d’aller à quelque cinq cents lieues de chez soi opérer, d’accord avec des républicains d’origine espagnole, contre un ennemi préparé depuis plusieurs années à la guerre, retranché dans des pays presque inabordables au milieu des marécages du Paraguay et du Parana, animé d’un dévouement absolu pour la cause du maréchal-dictateur, don Francisco Solano Lopez II. Néanmoins, lorsque l’issue de la lutte fut décidée par les victoires finales de M. le comte d’Eu, et tandis que les contingents des Républiques Orientale et Argentine étaient réduits au plus mince effectif, le Dictateur avait payé de sa ruine et de sa vie sa folle entreprise, le Paraguay était partout vaincu, le Brésil, au contraire, qui au début des hostilités ne comptait qu’environ 15 000 hommes de troupes pour garder tout son immense territoire, le Brésil, malgré les pertes énormes que les maladies avaient causées, comptait encore, sur les bords du Paraguay, une armée d’une quarantaine de mille hommes ; il était le véritable vainqueur.

En raisonnant selon le cours ordinaire des choses humaines, on est tenté de croire que de pareils succès ont dû développer singulièrement l’orgueil des Brésiliens. Il n’en paraît rien cependant, et l’on ne voit par aucun symptôme que l’ivresse du triomphe leur ait porté au cerveau. Leurs relations avec leurs voisins et avec tout le monde sont aujourd’hui ce qu’elles étaient auparavant, comme s’il leur suffisait d’avoir maintenu la liberté de navigation sur les fleuves (ce qui était l’objet principal de la lutte pour les parties engagées), comme s’ils ne songeaient plus qu’à améliorer leur situation intérieure et à parer aux conséquences de l’abolition de l’esclavage : résultat indirect, mais non le moins estimable de la guerre. On dirait presque qu’ayant appris par l’expérience ce que peuvent coûter de sacrifices d’hommes et d’argent les fumées de la gloire militaire, ils les estiment pour ce qu’elles valent relativement au bonheur des peuples.

Le livre dont nous publions aujourd’hui une édition nouvelle peut être invoqué comme un témoignage de la sincérité naïve de ces sentiments. Ce n’est pas un chant de triomphe, tant s’en faut ! La Retraite de Laguna, le titre est déjà bien modeste, c’est tout simplement la dramatique histoire d’une petite expédition qui, ayant mis deux ans à s’organiser, si l’on peut dire qu’elle fut jamais organisée, aboutit, après trente-cinq jours seulement de contact avec l’ennemi, à un échec d’autant plus douloureux pour de vaillants soldats, que si, pendant ces trente-cinq jours, ils sentirent en effet perpétuellement le contact de l’ennemi, ils eurent cependant peu d’occasions de l’approcher à distance de combat, ayant surtout à se défendre contre la famine, le choléra, l’incendie allumé autour d’eux dans les prairies, et contre les ruses infernales de sauvages qui font ressembler ce véridique récit aux romans jadis si célèbres de Fenimore Cooper : le Dernier des Mohicans, la Prairie, et tant d’autres qui les ont imités. Ici c’est de l’histoire, et de la plus émouvante, comme on l’apprendra à la lecture. Elle honore beaucoup ceux qui ont subi avec tant de fermeté ces cruelles épreuves, mais enfin c’est l’histoire d’un échec, et si nous pouvions raisonner du Brésil par nos habitudes de l’Europe, ne devrions-nous pas être quelque peu étonnés d’apprendre que le compte rendu de ce lugubre épisode a été publié d’abord par l’Imprimerie nationale de Rio Janeiro ? Ce n’est pas l’usage chez nous que les imprimeries impériale, royale ou nationale consacrent leurs presses à répandre des enseignements de ce genre. Cela se fait cependant au Brésil. Est-ce modestie et amour de la vérité ? Est-ce confiance dans les sentiments de respect sympathique que doivent inspirer les braves gens qui, n’appartenant pas pour la plupart à des corps de troupes réglés, ont cependant supporté avec une constance merveilleuse les plus lamentables souffrances ?

Chargé du soin de cette nouvelle édition, je n’ai usé qu’avec la plus extrême réserve des pouvoirs qui m’ont été confiés. Je n’ai ni supprimé ni ajouté une seule phrase, et ma part de collaboration à cette œuvre consiste presque exclusivement à avoir changé la numérotation des chapitres et modifié la ponctuation, pour donner au récit une allure qui fût plus conforme à nos habitudes européennes. Je savais dès le principe que je n’aurais pas beaucoup plus à faire, l’auteur, M. d’Escragnolle-Taunay, étant lui-même encore quelque peu des nôtres, petit-fils d’un Français qui, obligé de fuir devant la Révolution, se réfugia d’abord à Lisbonne et passa ensuite au Brésil avec le roi de Portugal Jean VI. Dans ces conditions, je croyais n’avoir que bien peu de droits, si même j’en avais aucun, à figurer personnellement dans cette publication, et je commençai par refuser lorsqu’on m’invita à y joindre ma signature ; je craignais d’avoir l’air de chercher à détourner pour mon profit quelque chose de l’honneur qui appartient si entièrement à de vaillants soldats, éprouvés par tant de nobles souffrances. Ce n’était pas cependant ainsi que de l’autre côté on appréciait les choses. On me représenta qu’en venant reparaître chez nous, on tenait vivement à ne pas se reproduire comme un oublié qui n’a plus de relations avec notre monde ; on me fit aussi valoir que la signature d’un Français d’Europe serait considérée de l’autre côté de l’Atlantique comme un témoignage d’intérêt national, adressé à un pays auquel nous rattachent tant d’aimables liens, et dont les sympathies nous ont toujours été fidèles dans toutes nos fortunes, dans la mauvaise comme dans la bonne. À la question posée en ces termes, il n’y avait plus, je crois, qu’une manière de répondre, c’était de céder, et voilà pourquoi, en reportant sur M. d’Escragnolle-Taunay et ses braves camarades tout l’honneur que ce livre leur méritera, je signe :


Xavier Raymond.


Paris, juin 1879.