CHAPITRE IX

Ordre de marche et disposition du corps expéditionnaire. — Le marchand italien. — Le commandant Gonçalvès. — Surprise et enlèvement du camp paraguéen de Laguna.


Le colonel Camisão venait de décider que nous marcherions sur Laguna. Nous levâmes le camp le 30 avril, pour aller faire halte sur les bords de l’Apa-Mi, cours d’eau qui passe à une lieue du fort de Bella Vista. Les soldats semblaient se ressentir de l’insuffisance des distributions : la marche était silencieuse et empreinte d’une sorte de tristesse. Pour l’animer, il fut ordonné que les clairons de tous les corps joueraient tour à tour, et les hommes y prirent plaisir ; c’était comme une provocation, un défi adressé aux Paraguéens qu’on voyait toujours suivre de loin la colonne.

Nos différents corps s’avançaient en quatre divisions distinctes, formées dans la prévision des attaques de cavalerie que nous devions en effet attendre. Dans une réunion des commandants, antérieure à notre occupation de Bella Vista, le colonel avait fait adopter un ordre de marche approprié au caractère du pays et de la guerre. Il avait en même temps proposé deux dispositions de défensive pour deux hypothèses, suivant que la plaine serait, ou nue, ou parsemée de bouquets d’arbres : combinaisons d’une grande simplicité qui, à l’épreuve, nous rendirent par la suite de grands services, en prévenant toute confusion au commencement des combats. S’il est vrai que les charges de la cavalerie ennemie furent en général molles et promptement abandonnées, il y a aussi lieu de penser qu’elles n’avaient pas seulement pour but de juger de notre résistance, mais qu’un premier moment d’hésitation aurait toujours pu être décisif et amener notre ruine absolue.

Pour le cas donc où il se trouverait à portée quelque taillis, quelque groupe d’arbrisseaux ou quelque cours d’eau, l’ordre était de converger vers cet appui naturel, d’y adosser les chariots de munitions et de blessés avec les bagages, et d’en couvrir le front par une courbe formée des quatre divisions de la colonne, alternées avec chacune de nos quatre pièces d’artillerie.

En rase campagne et sans abri, ces corps, toujours alternés avec nos canons, devaient s’établir en carré autour de notre matériel ; en tout cas, il devait être donné avis aux commandants, par des aides de camp ou des exprès, de la formation adoptée selon les circonstances.

1er mai. — Après une nuit paisible, la marche fut reprise et continuée sans incident jusqu’à la ferme de Laguna, la localité désignée par nos réfugiés du Paraguay. Il n’y restait en ce moment qu’une seule hutte de paille, que l’ennemi, en se retirant, avait négligé de brûler. À notre arrivée, nous vîmes un de nos soldats se diriger vers nous, tenant à la main un papier qu’il avait trouvé fixé avec une épine sur le tronc d’un macaoubier : c’était une variante de la première menace en vers adressée au commandant : « Malheureux est le général qui vient ici chercher son tombeau, car le lion du Paraguay rugira, fier et sanguinaire, contre tout envahisseur. »

Ce plateau, qui domine une vaste étendue de pays, invitait le colonel à y camper ; mais cette fois encore les réfugiés firent prévaloir leur avis, qui consistait à se porter sans retard jusqu’au centre même de l’établissement où le bétail pouvait plus aisément être rabattu et cerné. En conséquence, la continuation de la marche fut résolue, et on alla, mais sans qu’il en résultât rien de ce qu’on s’était promis, camper à une demi-lieue de là, sur un terrain de marne nitreux, en triangle entre deux ruisseaux qui se réunissent avant de se jeter dans l’Apa-Mi, et où les troupeaux, à cause de la qualité saline du sol, viennent en général se concentrer dans la saison des grandes pluies ; le lieu est nommé hivernage de Laguna.

Le premier coup d’œil nous montra que là, autant qu’ailleurs, l’ennemi nous disputait surtout les vivres ; en plaçant nos avant-postes, nous pûmes discerner à quelque distance un campement ennemi qui tenait rassemblés de grands troupeaux de bœufs et de chevaux qu’on commençait à interner, tandis que l’avant-garde surveillait nos mouvements. Que pouvions-nous faire sans cavalerie ?

Cependant les journées du 2 et du 3 furent employées à diverses tentatives qui avaient pour but de nous procurer du bétail ou du moins de surprendre quelques sentinelles dont on pût tirer un renseignement sur l’état intérieur du pays : nous n’y réussîmes pas. Quant au grand troupeau que nous avions remarqué, il avait disparu. Nous fîmes bien encore quelques pointes à la recherche de bêtes isolées dans les pâturages ; ce faible recours nous manqua aussi. Seul le 21e bataillon, le jour de notre arrivée, avait eu le bonheur de s’emparer d’une cinquantaine de têtes, malgré les cavaliers ennemis qui ne s’épargnèrent point pour les lui enlever. Nulle autre battue dans le pays n’amena de capture, quoique tous les corps y fussent envoyés les uns après les autres.

Ce que nous gagnâmes à ce service pénible, ce fut que l’avantage restant toujours à nos soldats dans les engagements partiels qui s’ensuivirent, leur éducation militaire sous le feu se compléta sans de trop grands sacrifices ; ils eurent bientôt pris confiance en eux-mêmes et dans leurs chefs.

Le 4, nous vîmes arriver au camp un marchand italien, Michaël-Archangelo Saraco, qui était venu de Nioac sur nos traces avec deux chariots de provisions, ressource insuffisante pour nous. Il avait passé l’Apa et franchi les trois lieues et demie qui nous séparaient, accompagné d’un seul camarade qui l’aidait à conduire ses voitures. Une extrême terreur ne l’avait pas quitté pendant tout le trajet ; mais sa nature de comédien l’avait soutenu. Par une fantaisie calculée pour entretenir son courage, il s’était entouré, nous disait-il, de bataillons imaginaires auxquels il donnait de temps en temps des ordres à haute voix figurant au loin des manœuvres ; et il racontait, entre autres scènes de ce genre, qu’au passage de l’Apa-Mi, à dix heures du soir, par une nuit obscure, il avait commandé, de toute la force de ses poumons, de croiser la baïonnette à la vue d’un bouquet de bois qui avait éveillé ses craintes.

Au milieu de sa joie d’être arrivé et de ses émotions de toute sorte, il n’oublia pourtant point la nouvelle sûre, nous disait-il, de l’approche d’une longue suite de convois qu’il ne faisait que précéder, et qui roulaient sur la route de Nioac à l’Apa, malgré tous les dangers d’une ligne de près de trente lieues à parcourir en pays complètement découvert.

Cette diversion comique peut être excusée, au moment d’aborder des scènes désormais toutes douloureuses. La même soirée devait nous donner une cause sérieuse d’inquiétude ; on reconnut l’absence d’un soldat du bataillon des volontaires. Ce misérable, vicieux par nature et à demi frappé d’idiotisme, ayant volé un de ses camarades, s’était dérobé au châtiment par la désertion, et il y avait lieu de craindre que le commandant paraguéen n’eût par lui des informations malheureusement trop exactes sur notre manque de vivres et sur la nécessité où déjà nous nous trouvions de battre en retraite.

En effet, le colonel avait eu à donner des ordres conformes à cette nécessité. On ne sait s’il se la dissimulait réellement à lui-même, comme il tentait de le faire aux yeux des autres, en qualifiant le mouvement rétrograde de contremarche sur la frontière de l’Apa, pour y occuper solidement une forte position, avant de s’avancer davantage dans le pays ; mais personne n’y fut trompé : c’était une retraite.

Il voulut au moins la couvrir par un fait d’armes qui eût de l’éclat ; car il tenait à montrer aux ennemis du pays, comme aux siens propres, que, si nous revenions sur nos pas, ce n’était point que nous y fussions forcés par la supériorité de nos adversaires. Assuré des excellentes dispositions de ses hommes, il résolut d’enlever le camp paraguéen, et désigna pour l’exécution de ce coup de main le 21e bataillon de ligne et le corps démonté des chasseurs. La matinée du 5 était fixée pour l’action ; mais elle n’eut lieu qu’un peu plus tard.

La cause du délai fut que, dans cette soirée même, à neuf heures, un horrible ouragan se déchaîna sur la campagne. Des torrents de pluie eurent bientôt transformé le sol en marécage bourbeux. Ces phénomènes terribles ne sont pas rares au Paraguay, mais nous n’avions encore rien vu de pareil. Les éclairs qui se croisaient sans cesse, la foudre qui tombait de tous côtés, le vent furieux qui emportait tentes et baraques, formaient un chaos à l’horreur duquel se mêlaient de temps à autre les coups de fusil de nos sentinelles contre des ennemis diaboliques qui ne cessaient alors même de nous harceler : nuit interminable où tout était pour nous image de destruction. À la merci de toutes les colères de la nature, sans abris ni refuges, les soldats presque nus, ruisselants d’eau, plongés jusqu’à la ceinture dans des courants d’une vitesse à les emporter, étaient préoccupés encore de soustraire à l’humidité leurs cartouches ; le matin nous trouva dans cette position.

Dès le surlendemain pourtant, avant les premières lueurs du jour, et malgré le renouvellement de la tourmente dans cette même nuit, les deux corps désignés se mirent en mouvement.

Le commandant du 21e bataillon était un major de commission nommé José Thomas Gonçalvès, homme déterminé et entreprenant, populaire, d’ailleurs, et par son mérite et par la faveur qui s’attache facilement à une physionomie ouverte et sympathique. C’est lui que l’on reverra à la tête de notre expédition, après la mort du colonel Camisão, et qui la conduira au terme désiré. Le commandant du corps de chasseurs, un capitaine du nom de Pedro José Rufino, avait une grande renommée de bravoure et d’activité. Si quelque chose était à craindre, c’était l’excès de leur ardeur à tous deux, car il aurait pu compromettre l’entreprise et perdre ainsi le corps d’armée tout entier ; ce fut au contraire la réunion de ces qualités qui facilita le succès d’une combinaison à laquelle le commandant attachait avec raison tant de prix.

On ignorait à quelle force ils allaient avoir affaire. Le Paraguay fournit encore moins d’espions que de guides, et nous n’avions pu faire de reconnaissances, les chevaux nous manquant. Nous n’avions rien vu ni entendu, bruit, poussière ou fumée, qui pût nous faire présumer que l’ennemi eût reçu des renforts ; mais nous connaissions son habileté à couvrir des mouvements considérables de troupes ; aussi le colonel donna-t-il l’ordre que les officiers commandant la colonne d’attaque n’entrassent pas en action avant que le corps des volontaires fût à portée de les soutenir. À l’heure marquée, il détacha ce corps avec une des pièces de notre parc dans la direction du camp ennemi.

Néanmoins, après avoir pris de longs détours et traversé près d’une lieue de marais, le détachement du commandant Gonçalvès était arrivé sur la position des Paraguéens, de nuit encore, une heure avant le lever du soleil et dans le plus grand silence. Il put reconnaître que la batterie ennemie avait été placée pour défendre le passage du fossé. José Thomas Gonçalvès, qui dans la position à lui assignée devait, dès le lever du soleil, essuyer le feu de cette artillerie, comprit qu’il n’y avait pas un moment à perdre et fit courir sur les canons à la baïonnette, initiative qui fut favorisée par la négligence de l’ennemi. En effet, de toute la cavalerie accumulée derrière le retranchement, il ne se trouvait pas un seul poste à l’extérieur pour couvrir les pièces.

Notre infanterie, lancée au pas de course, arriva sur les canons sans laisser à leurs attelages le temps de nous les enlever des mains. L’entrée du camp, mal défendue contre l’impétuosité de cette surprise, fut forcée en un instant, le capitaine José Rufino avec ses chasseurs s’étant mis de la partie. Tous pénétrèrent comme un torrent dans l’enceinte, poussant et renversant tout ce qui se trouvait devant eux, dans un espace étroit où officiers et soldats, hommes et chevaux, ne faisaient que se gêner les uns les autres et cherchaient moins à se défendre qu’à gagner l’issue du camp sur la campagne. Tout ce qui ne fut pas tué ou blessé se déroba par la fuite.

Ces bonnes nouvelles, apportées par un exprès, nous trouvèrent au sommet d’un tertre qui domine la plaine et vers lequel s’était porté le commandant avec son état-major pour être en mesure de faire donner tout son monde, s’il le fallait. À travers les rayons d’un magnifique lever de soleil, nous apercevions au-dessous de nous nos soldats courant dans la campagne vers le lieu du combat, et plus loin, les Indiens Térénas et Guaycourous qui, après s’être comportés en braves auxiliaires dans la lutte, emportaient maintenant sur leurs épaules les dépouilles des chevaux qu’ils avaient pris aux Paraguéens.

Les commandants ayant laissé un peu respirer leurs soldats, ne recevant pas, d’ailleurs, l’ordre d’occuper la position, et voyant de plus que le colonel, informé de leur succès, ne quittait pas pour marcher vers eux la hauteur où il s’était tenu, pensèrent qu’il ne leur restait plus qu’à évacuer le poste qu’ils venaient d’enlever. Ils commençaient leur mouvement pour nous rallier, lorsque les Paraguéens, rapides comme des Cosaques, ramenèrent à fond de train leur artillerie, soutenue alors par un parti nombreux de cavalerie ; ils ouvrirent le feu sur nous jusqu’à ce que, de notre côté, toute notre batterie, mise en ligne à temps et pointée par nos officiers, eût réduit la leur au silence après quelques décharges.

Le petit nombre des hommes que nous eûmes à regretter, les pertes considérables des Paraguéens, leur infériorité en ligne devant nous, démontrée par le fait même, avaient rétabli le calme dans l’âme du colonel, et rendu son esprit à une appréciation plus juste des circonstances et des choses : « Ces sauvages, disait-il, qui ont massacré tant de monde et ravagé tout le pays quand il était sans défense, ne diront plus que nous les craignons ; ils savent qu’on peut leur faire expier chez eux tout le mal qu’ils nous ont fait. Nous allons attendre à la frontière quelque chance de ravitaillement, et jouir d’un moment de repos que l’on ne pourra me reprocher. »