La Religion de Nietzsche

Revue des Deux Mondes5e période, tome 1 (p. 563-594).

La Religion de Nietzsche


Celui qui espérait être le plus irréligieux des hommes, celui qui allait disant : « J’ai tué Dieu, » n’a-t-il point été lui-même le grand prêtre d’une religion et l’adorateur d’une divinité nouvelle ? Sa philosophie est poésie et mythologie ; par là elle ressemble à tous les mythes que l’humanité a vus naître. Sa philosophie est foi sans preuves, chaîne sans fin d’aphorismes, d’oracles, de prophéties, et par là encore elle est une religion. L’antéchrist du siècle expirant s’est cru un nouveau Christ, supérieur à l’autre, et c’est en exprimant cette foi en lui-même qu’il s’est englouti dans la grande ombre intellectuelle.

Après avoir recherché les causes du succès de Nietzsche, nous nous demanderons quelle est la valeur des principaux dogmes de sa religion : adoration de la puissance, attente de la venue du surhomme, retour éternel des mêmes destinées, culte apollinien et dionysien de la Nature.


I


Le succès de Nietzsche, qui a été pour maint philosophe un vrai scandale, a des causes dont les unes sont superficielles, les autres profondes. Les aphorismes conviennent à un public qui n’a ni le temps ni les moyens de rien approfondir et qui s’en fie volontiers aux feuilles sibyllines, surtout si elles sont poétiques au point de paraître inspirées. L’absence même de raisonnement et de preuve régulière prête au dogmatisme un air d’autorité qui impose à la foule des demi-instruits, littérateurs, poètes, musiciens, amateurs de tous genres. Des paradoxes en apparence originaux donnent à qui les accepte l’illusion flatteuse de l’originalité. Pourtant, il y a aussi des raisons plus profondes à ce succès d’une doctrine fortement individualiste et aristocratique, qui se présente elle-même comme le renversement de toute religion et de toute morale. Outre que Zarathoustra, chef-d’œuvre de la récente littérature allemande, et peut-être de toute la prose allemande, est un merveilleux poème, qui enchante l’oreille indépendamment du sens des doctrines, c’est aussi une réaction en partie légitime contre la morale trop sentimentale mise à la mode par ceux qui prêchent la « religion de la souffrance humaine. » Outre les excès d’un vague sentimentalisme, Nietzsche combat encore ceux de l’intellectualisme. Et les intellectuels auxquels s’adressent les traits de sa satire sont de deux sortes. Voici d’abord les savans, qui croient que les sciences positives peuvent suffire au cœur de l’homme ; voilà ensuite les philosophes, qui croient que le rationnel est la mesure du réel, que le monde en lui-même est un produit de la raison, œuvre intelligible de quelque intelligence immanente ou transcendante. Au lieu d’être une philosophie du cœur ou une philosophie de la raison, la doctrine de Nietzsche, comme celle de Schopenhauer, est une philosophie de la volonté. La primauté du vouloir sur le sentir et sur le penser en est le dogme fondamental.

Ce n’est pas tout. La volonté même peut être prise au sens individuel ou au sens collectif. Ce dernier est cher aux socialistes et aux démocrates, qui subordonnent l’individu à la communauté. Nietzsche est de ceux qui se révoltent contre « l’instinct de troupeau » et qui proclament, à l’image de la Renaissance, la souveraineté de l’individu dans l’ordre de la nature.

Tout notre siècle a été partagé entre le socialisme et l’individualisme, qui ont fini par prendre l’un et l’autre la forme humanitaire. Que fut le romantisme, dans son fond, sinon le culte de la personnalité se développant sans autre règle qu’elle-même, sans autre loi que sa propre force, soit que cette force fût la passion déchaînée, soit qu’elle fût la volonté sans frein ? De là cet individualisme qui devait finalement aboutir aux doctrines anarchistes. Il y a eu en même temps un romantisme socialiste et démocratique, avec les Pierre Leroux, les Victor Hugo, les George Sand, les Michelet ; c’était l’extension à la société entière des idées de bonheur, de liberté universelle, d’égalité et de fraternité, dont s’était inspirée la Révolution française. Nietzsche voit là une déviation et une décadence ; il s’en tient à l’individualisme primitif et élève le moi contre la société entière. À la démocratie qui menace de tout niveler il oppose une aristocratie nouvelle, où il voit le seul salut possible ; à l’homme moyen il oppose le surhomme.

Nietzsche a d’admirables qualités d’esprit et de cœur ; il a la noblesse de la pensée, l’élévation des sentimens, l’ardeur et l’enthousiasme, la sincérité et la probité intellectuelles. Sa poésie est un lyrisme puissant ; sa philosophie a je ne sais quoi de pittoresque qui séduit l’imagination ; c’est une série de tableaux, de paysages, de visions et de rêves, un voyage romantique en un pays enchanté, où les scènes terribles succèdent aux scènes joyeuses, où le burlesque s’intercale au milieu du sublime. Nietzsche est sympathique par les grands côtés. Ce qu’il y a d’antipathique en lui, c’est la superbe de la pensée. Toute doctrine d’aristocratie exclusive est d’ailleurs une doctrine d’orgueil, et tout orgueil n’est-il pas un commencement de folie ? Chez Nietzsche, le sentiment aristocratique a quelque chose de maladif. Il se croit lui-même d’une race supérieure, d’une race slave, comme si les Slaves étaient supérieurs, et comme s’il était Slave lui-même ! Et toute sa vie, cet Allemand pur sang s’enorgueillit de ne pas être Allemand. Fils d’un pasteur de campagne prussien, il s’imagine qu’il descend d’une vieille famille noble polonaise du nom de Nietzky, alors que (sa sœur elle-même en fait la remarque) il n’a pas une goutte de sang polonais dans les veines ; dès lors, son slavisme imaginaire devient une idée fixe et une idée-force : il finit par penser et agir sous l’empire de cette idée. Le noble polonais, dit-il, avait le droit d’annuler avec son seul veto la délibération d’une assemblée tout entière ; lui aussi, à tout ce qu’a décidé la grande assemblée humaine, il dira veto. « Copernic était Polonais » et Copernic a changé le système du monde ; Nietzsche renversera le système des idées et des valeurs ; il fera tourner l’humanité autour de ce qu’elle avait méprisé et honni. Chopin le Polonais (qui était d’ailleurs aussi Français que Polonais, puisque son père était Français) a « délivré la musique des influences tudesques ; » Nietzsche délivrera la philosophie des influences allemandes, il s’en flatte, il le croit ; et il développe en une direction nouvelle la philosophie de Schopenhauer. Retournant le « vouloir-vivre dans un sens optimiste, » il dit oui à toutes les misères du « devenir » que Schopenhauer accueillait par un non. S’il émet une idée, il croit trop souvent que personne avant lui ne l’a entrevue ; chacun de ses aphorismes retentit comme un Fiat lux qui tirerait un monde du néant. Dans tous ses ouvrages, il prend l’attitude romantique d’un Faust révolté contre toute loi, toute morale, toute vie sociale. Oubliant que l’insociabilité est le signe le plus caractérisque de cette dégénérescence contre laquelle il voudrait réagir, son moi s’isole, s’oppose à autrui, finit par grossir à ses propres yeux jusqu’à absorber le monde. Ses théories les plus abstraites ont cet accent lyrique que donne au poète l’éternel retentissement du moi. Dans toute philosophie, prétend-il avec humour, il vient un moment où la conviction personnelle du philosophe paraît sur la scène, où, pour parler le langage d’un vieux mystère :


Adventavit asinus
Pulcher et fortissimus.


Nietzsche en est lui-même le plus bel exemple, avec cette différence que sa conviction, à lui, qui n’a parfois d’autre titre que d’être l’expression de son moi, est toujours sur la scène. « Il y a dans un philosophe, dit encore Nietzsche, ce qu’il n’y a jamais dans une philosophie : je veux dire la cause de beaucoup de philosophies : le grand homme. » Partout, à chaque ligne, perce chez lui l’ambition d’être ce grand homme. Comme la plupart des philosophes allemands, depuis Hegel jusqu’à Schopenhauer, il se croit volontiers seul capable de se comprendre lui-même. « Après-demain seulement m’appartiendra. Quelques-uns naissent posthumes. Je connais trop bien les conditions qu’il faut réaliser pour me comprendre. Le courage du fruit défendu, la prédestination du labyrinthe. Une expérience de sept solitudes. Des oreilles nouvelles pour une musique nouvelle. Des yeux nouveaux pour les choses les plus lointaines. Une conscience nouvelle pour des vérités restées muettes jusqu’ici… Ceux-là seuls sont mes lecteurs, mes véritables lecteurs, mes lecteurs prédestinés : qu’importe le reste ? Le reste n’est que l’humanité. Il faut être supérieur à l’humanité en force, en hauteur d’âme, en mépris[1]. »

Dans le monde des valeurs, selon Nietzsche, règne le faux monnayage ; il est temps de changer à la fois la matière et l’efficacité. Lhumanité entière s’est trompée jusqu’ici sur toutes les valeurs de la vie, mais la vraie vie qui vaut la peine d’être vécue a été enfin conçue par Nietzsche. « Les milliers de siècles à venir, dit-il, ne jureront que d’après moi. » On compte à tort les siècles, ajoute-t-il, à partir « du jour néfaste » qui fut le premier jour du christianisme. « Pourquoi ne les mesurerait-on pas à partir de son dernier jour ? À partir d’aujourd’hui ! Transmutation de toutes les valeurs ! » Ainsi parle le fondateur de l’ère nietzschéenne.

En lisant Nietzsche, on est partagé entre deux sentimens, l’admiration et la pitié (quoiqu’il rejette cette dernière comme une injure), car il y a en lui, parmi tant de hautes pensées, quelque chose de malsain et, comme il aime à le dire, de « pervers, » qui arrête parfois et rend vains les plus admirables élans de la pensée ou du cœur. Le cas Wagner ; un problème musical, tel est le titre d’un de ses livres ; ne pourrait-on écrire aussi : Le cas Nietzsche ; un problème pathologique ? »

En Allemagne, toute une littérature s’est produite autour du nom de Nietzsche ; les érudits et les critiques voudraient faire pour lui ce qu’ils ont fait pour Kant ; Nietzsche a ses « archives » à Weimar, Nietzsche a son « musée ; » c’est une sorte d’organisation scientifique au service d’une gloire nationale. Tandis que l’Allemand met tout son art, toute sa science et même tout son savoir-faire à grandir et à grossir chaque personnalité qui a vu le jour outre-Rhin ; tandis que, avec une piété érudite, il entasse commentaire sur commentaire pour faire du penseur allemand le centre du monde, nous, Français, ne faisons-nous point trop bon marché de nos propres gloires ? N’oublions-nous pas trop volontiers ceux qui furent chez nous les maîtres, soit des Schopenhauer, soit des Nietzsche ? Ce dernier, en particulier, a eu pour prédécesseurs non seulement La Rochefoucauld et Helvétius, mais encore Proudhon, Renan, Flaubert et Taine. Il a subi aussi l'influence de Gobineau, pour lequel il manifesta (comme Wagner) un véritable enthousiasme. Gobineau, en l’honneur duquel s’est fondée une société, — en Allemagne, — a soutenu l’inégalité nécessaire des races humaines, la supériorité de la race européenne et notamment de la race blonde germanique, la légitimité du triomphe de la race supérieure sur les inférieures, la sélection aristocratique au profit des nationalités composées des races les meilleures. Les idées de Gobineau se retrouvent dans celles de Nietzsche sur l’aristocratie des races et sur la possibilité d’élaborer une race supérieure, qui mériterait de s’appeler surhumaine.

Nietzsche a encore eu, sur certains points, pour devancier en France un philosophe-poète dont les commentateurs de Nietzsche ont passé le nom sous silence et dont la plus simple justice oblige les Français à rappeler les titres. En même temps que Nietzsche, se trouvait à Nice et à Menton un jeune penseur, poète comme lui, philosophe comme lui, touché comme lui dans son corps par la maladie, mais d’un esprit aussi sain que ferme, prédestiné, lui aussi, à une vie de souffrance et à une mort plus prématurée que celle de Nietzsche. La même idée fondamentale de la vie intense et expansive animait ces deux grands et nobles esprits, aussi libres l’un que l’autre de préjugés, même de préjugés moraux. L’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction de Guyau parut en 1885 ; Par delà le bien et le mal de Nietzsche fut écrit pendant l’hiver de 1885 à 1886 à Nice et parut en août 1886. La Généalogie de la morale fut écrite en 1887. Le Crépuscule des idoles et l’Antéchrist sont de 1888. L’Irréligion de l’avenir de Guyau avait paru l’année précédente et avait eu un grand retentissement. Sans doute les principales idées métaphysiques et esthétiques de Nietzsche étaient déjà fixées depuis un certain nombre d’années, mais je ne sais si ses idées morales étaient déjà parvenues à leur expression définitive ; en tout cas, elles n’avaient pas le caractère absolument « unique » et « nouveau » qu’il leur attribuait. Nietzsche a lu et médité Guyau. Dans son exemplaire de l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, couvert de notes marginales dont on fera quelque jour la publication, Nietzsche a fortement souligné le passage suivant : « Supposons, dit Guyau, un artiste qui sent en lui le génie, et qui s’est trouvé condamné toute sa vie à un travail manuel ; ce sentiment d’une existence perdue, d’une tâche non remplie, d’un idéal non réalisé le poursuivra, obsédera sa sensibilité à peu près de la même manière que la conscience d’une défaillance morale. » Et Nietzsche ajoutait en marge : « Ce fut là mon existence à Bâle[2]. » Enseigner la philologie, quand on a la tête hantée par tous les grands problèmes de la vie et du monde, n’est-ce pas en effet une déchéance ? Dans son beau livre sur Nietzsche, M. Lichtenberger a cru superflu de rappeler les similitudes entre les idées les plus plausibles de Nietzsche et les idées si connues de Guyau : ces similitudes lui paraissaient évidentes d’elles-mêmes. M. Jules de Gaultier, en écrivant pour le Mercure de France une longue étude intitulée De Kant à Nietzsche, n’a pas même prononcé le nom de Guyau. En France, toute mode rare doit-elle donc venir d’outre-Rhin, d’outre-Manche ou de Scandinavie ? Made in Germany, made in England, sont-ce les seules bonnes marques de fabrique ? Il est vrai que les penseurs français les plus hardis conservent, selon la tradition classique, la raison et même le sens commun ; les penseurs germaniques, eux, poussent l’outrance jusqu’au délire : par là ils attirent davantage l’attention, et leur enthousiasme pour les idées les plus étranges provoque une curiosité faite de stupeur.

Heureusement, a dit Nietzsche lui-même, comme il y a toujours un peu de folie dans l’amour, ainsi il y a toujours un peu de raison dans la folie. » « Nos vues les plus hautes, ajoute encore Nietzsche, doivent forcément paraître des insanités, parfois même des crimes, quand, de façon illicite, elles parviennent aux oreilles de ceux qui n’y sont ni préparés, ni destinés. » Lorsqu’on ne pénètre pas au sein d’une grande pensée, la perspective extérieure nous fait voir les choses « de bas en haut ; » quand, au contraire, on s’identifie par le dedans à cette pensée, on voit les choses dans la direction « de haut en bas. » Suivons donc le conseil de Nietzsche lui-même et efforçons-nous de voir sa doctrine par les hauteurs. Peut-être reconnaîtrons-nous à la fin que, si élevée qu’elle ait paru à Nietzsche, cette doctrine n’en a pas moins besoin, comme toute chose selon lui, d’être « surmontée  » et « dépassée. » — « En vérité, je vous conseille, éloignez-vous de moi et défendez-vous de Zarathoustra !… Peut-être vous a-t-il trompés… Vous me vénérez ; mais que serait-ce, si votre vénération s’écroulait un jour ? Prenez garde à ne pas être tués par une statue ! Vous ne vous étiez pas encore cherchés ; alors vous m’avez trouvé… Maintenant, je vous ordonne de me perdre et de vous trouver vous-mêmes ! »


II


Toute la religion de Nietzsche repose sur l’adoration d’une divinité qu’il appelle la puissance. À la volonté de vie que Schopenhauer avait placée au cœur de l’être, il substitue « la volonté de domination. » Nous retrouvons, dans cette idée de puissance en déploiement, la vieille notion romantique dont se sont nourris tous les littérateurs depuis Schlegel jusqu’à Victor Hugo, tous les philosophes depuis Fichte, Schelling et Hegel jusqu’à Schopenhauer. Des forces qui se déploient sans autre but qu’elles mêmes ou pour les buts qu’il leur plaît de poser, voilà, encore un coup, l’idée fondamentale du romantisme, par quoi il s’oppose à l’intellectualisme classique, aux notions d’ordre, de loi, d’harmonie, d’intelligibilité et, en un seul mot, d’intelligence. La puissance de l’orage et de la tempête qui tourbillonne sans but, la puissance de l’océan qui se soulève sans but, la puissance de la montagne qui se dresse sans rien poursuivre ni rien atteindre, la puissance de l’homme de génie, qui s’épand comme un nouvel océan et au besoin déborde en renversant tous les obstacles, les « droits du génie, » la morale particulière des grands hommes, les « droits mêmes de la passion, » de la simple passion brutale, géniale à force de violence, — amour, colère, vengeance, tout ce qui est déchaîné au point de ne plus connaître de loi ; — voilà ce dont le romantisme s’est enivré et nous a enivrés tous au XIXe siècle. Mais, au point de vue philosophique comme au point de vue scientifique, quoi de plus vague et de plus insaisissable que l’idée de puissance ou que l’idée de force ?

Zarathoustra nous dit : « Celui-là n’a assurément pas rencontré la vérité, qui parlait de la volonté de vie ; cette volonté n’existe pas. Car ce qui n’est pas ne peut pas vouloir, et comment ce qui est dans la vie pourrait-il encore désirer la vie ? » — Schopenhauer eût répondu sans doute : — Ce qui est dans la vie désire la continuation de la vie ; il désire aussi l’accroissement de la vie sous toutes ses formes et notamment l’accroissement de la conscience de vivre. — Mais, objecte Nietzsche, le vrai principe n’est pas la volonté de vie ; « il est, — ce que j’enseigne, — la volonté de puissance. » Et nous répliquerons à notre tour : la puissance est un simple extrait de la vie. « La vie elle-même, reprend Zarathoustra, m’a confié ce secret. — Voici ! dit-elle, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même. » Belle et poétique définition, mais dont la poésie ne doit pas nous voiler le vague. Comment la vie se surmonte-t-elle ? En vivant plus ? en vivant mieux ? Pour Nietzsche, cela veut simplement dire : en acquérant plus de puissance ; mais le mot puissance, Macht, n’est pas plus clair que les autres, puisqu’il reste toujours à dire ce qu’on peut, ce qu’on veut, et ce qu’on doit. Pouvoir, rien de mieux, mais pouvoir quoi ? Le pouvoir est, comme la possibilité, une abstraction qui ne se laisse saisir qu’en se déterminant à quelque réalité. L’homme qui peut comprendre ce que les autres ne comprennent pas, l’homme qui peut, par la science, saisir la vérité, celui-là a aussi de la puissance. L’homme qui peut aimer les autres, sortir de soi et de ses limites propres pour vivre de la vie d’autrui, celui-là aussi a de la puissance. N’appellerez-vous donc puissant ou fort que celui qui a des bras vigoureux ? Il est fort physiquement, cela est certain, il amènera, comme s’en vantait Théophile Gautier, le chiffre 100 au dynamomètre ; mais Théophile Gautier se vantait aussi de pouvoir faire des métaphores qui se suivent, et il considérait cela comme une sorte de puissance. Enchaîner des idées qui se suivent, c’est encore une force. Régler ses sentimens et y mettre de l’ordre, c’est encore une force. Comment donc espérez-vous édifier une doctrine de la vie, et une doctrine prétendue nouvelle, sur une entité aussi vide que celle de la puissance ? Votre conception soi-disant moderne est aussi scolastique que la foi à la puissance dormitive de l’opium. Votre transmutation de toutes les valeurs en valeurs de puissance est une transmutation de toutes les réalités en vapeurs de possibilités ; ce n’est pas de la chimie scientifique, c’est de l’alchimie métaphysique. Où Schopenhauer disait : la volonté de vivre, vous dites simplement : la volonté de pouvoir, et à un mot déjà vague, mais exprimant du moins une réalité qui se sent, vous substituez un terme qui n’exprime plus que la pure virtualité.

Direz-vous que la puissance est la « domination ? » — La domination sur qui ? — Sur soi et sur autrui. — À la bonne heure ! — Mais qu’indique la domination sur soi ? une force de volonté, en supposant que nous ayons une volonté, ce que par ailleurs vous niez ; et il reste toujours à savoir ce que nous voulons, ce que nous faisons ainsi dominer sur nos autres instincts. La volonté, pour vous, n’est qu’un instinct plus fort qui s’assujettit le reste ; mais alors je vous demanderai : — Quel est ou quel doit être cet instinct dominateur ? Répondre : — « L’instinct de domination, » — c’est répondre par la question. Ici encore, vous vous payez de mots abstraits et vides. Serez-vous plus heureux avec la domination sur autrui ? Mais il y a cent manières d’entendre cette domination. Un brutal qui vous renverse d’un coup de poing vous domine. Un argumentateur qui vous réfute par de bonnes raisons vous domine. Celui qui vous persuade en se faisant aimer de vous vous domine. Si Samson dominait avec sa force, Dalila dominait avec sa beauté. Les cheveux de Dalila étaient plus forts que ceux de Samson. Il y a eu aussi, dans le monde, des victoires de douceur plus triomphantes que toutes celles de la force. Qu’est-ce donc que votre volonté de domination ? Encore un cadre vide qui attend qu’on le remplisse, et ce n’est pas avec d’autres mots que vous le remplirez réellement La domination du plus fort ne signifie rien, parce qu’il reste à déterminer la nature et l’espèce de sa force.

Philosophiquement et scientifiquement, la force est le pouvoir de causer des mouvemens et d’introduire des changemens dans le monde ; elle est pour ainsi dire la causalité en action. Eh bien ! s’il en est ainsi, soutiendrez-vous que vos modèles et surhommes, les « Napoléon » et les « Borgia, » sont les seuls à introduire des changemens dans le monde ? Le Christ, pour la faiblesse et la bonté duquel vous n’avez que mépris, n’a-t-il pas introduit non seulement à la surface de la terre, mais au fond des cœurs, plus de changemens que n’en ont causé les victoires éphémères d’un Bonaparte et surtout les orgies et assassinats d’un Borgia ? Qui fut le plus fort de César même ou de Jésus ? Si le premier conquit les Gaules, le second conquit le monde.

Pauvre psychologie que celle qui s’écrie : — « Qu’est-ce que le bonheur ? — Le sentiment que la puissance grandit, qu’une résistance est surmontée. » D’abord, vous reconnaissez là vous-même la relativité de la puissance par rapport à la résistance, comme dans un levier ; mais la résistance, à son tour, n’est que ce qu’est l’objet qui résiste. Surmonter une résistance peut causer un plaisir, ce n’est pas le bonheur. Avoir conscience de la puissance, ce n’est pas non plus le bonheur.


Ô Seigneur, j’ai vécu puissant et solitaire !


Il reste toujours à savoir à quoi les Moïses emploient leur puissance, l’effet qu’elle produit hors de nous et surtout en nous. « Non le contentement, ajoute Nietzsche, mais encore de la puissance ! » et il ne voit pas qu’il est lui-même content de sa puissance, qu’il est ivre de sa puissance ; que, si l’on supprime le contre-coup de l’activité sur l’intelligence et sur la sensibilité, il n’y aura plus de bonheur. — « Non la paix avant tout, mais la guerre ! » Et, là encore, Nietzsche oublie que la puissance qui rencontre un obstacle et est obligée de lutter est par cela même diminuée, tandis que la puissance qui s’épand sans obstacle et sans lutte a un sentiment plus grand de plénitude. La paix dans la plénitude n’a-t-elle pas, elle aussi, sa joie, qui vaut bien la joie du conflit et de la mêlée ? Comment donc un philosophe qui veut restituer à l’âme humaine toute sa richesse commence-t-il par l’appauvrir, en lui retirant la joie de triompher sans combat, le droit d’aimer et de se faire aimer, de vivre en autrui comme en soi, de multiplier ainsi sa propre vie par celle de tous ? Zarathoustra chantera lui-même, il est vrai, d’admirables hymnes d’amour :


Il fait nuit, voici que s’élève plus haut la voix des fontaines jaillissantes. Et mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante.

Il fait nuit : c’est maintenant que s’éveillent tous les chants des amoureux. Et mon âme, elle aussi, est un chant d’amoureux.

Il y a en moi quelque chose d’inapaisé et d’inapaisable qui veut élever sa voix. Il y a en moi un désir d’amour qui parle lui-même la langue de l’amour…


Mais l’amour ne sera encore pour Zarathoustra que le désir d’épandre sa puissance sur autrui ; il sera une des formes, inférieures ou supérieures, du Wille zur Macht. Est-ce bien là le véritable amour ?

La religion de la puissance pure nous ramène à l’antique culte du Père, aux dépens du Fils et surtout de l’Esprit. Si le Fils symbolise la vérité et l’Esprit la bonté, il est à craindre que vérité et bien ne soient rejetés au second plan et même niés par tout adorateur de la pure puissance. C’est, en effet, comme nous allons le voir, ce qui arrive au chantre de Zarathoustra.


III


Au fond, la conception du premier principe de l’être, dans Nietzsche, est celle même de Schopenhauer ; car il n’importe guère de définir l’être par la volonté de vie ou par la volonté de puissance, qui finissent par se confondre. Mais la grande différence entre Schopenhauer et son disciple, c’est que ce dernier supprime tout ce qui n’est pas le pur « devenir ; » au delà du monde des phénomènes, il ne laisse plus rien, et la volonté elle-même ne constitue plus jun fond différent de la surface. Nietzsche est partisan du réalisme absolu. Comme Gœthe, il dit au philistin : Tu cherches le cœur de la nature, mais aveugle, tu y es toujours, au cœur de la nature ; il n’y a pas de réalité distincte du phénomène, il n’y a pas d’au-delà. Le monde « vrai, » imaginé par Platon, est le même que le monde réel. — « Grand jour, déjeuner, retour du bon sens et de la gaieté, rougeur éperdue de Platon ; sabbat de tous les libres esprits. Nous avons supprimé le vrai monde ; quel monde reste-t-il donc ? Serait-ce le monde des apparences ? Mais non, en même temps que le monde vrai, nous avons supprimé le monde des apparences. Midi. Instant de l’ombre la plus courte ; fin de la plus longue erreur ; apogée de l’humanité. Incipit Zarathoustra. » Tel est le grand dogme, la grande découverte. Le phénoménisme, cependant, n était pas étranger aux devanciers de Platon, et ce dernier, en retrouvant Héraclite dans Zarathoustra, n’aurait eu au front aucune rougeur éperdue. « Midi » aura beau resplendir et l’ombre aura beau être la plus courte, il y aura toujours une ombre ; on se demandera toujours si la pensée humaine est égale à la réalité radicale et universelle, si le monde représenté et le monde réel sont absolument identiques. S’ils ne le sont pas, il y a donc un ensemble d’apparences qui peut n’être pas la révélation complète du réel, qui peut, en certains cas, se trouver vrai, en d’autres cas se trouver faux.

Mais Nietzsche, lui, espère être monté par delà le vrai et le faux, comme par delà le bien et le mal. Pour lui, les prétendus libres penseurs » sont loin de penser librement, car « ils croient encore à la vérité ! » Lorsque les Croisés, ajoute Nietzsche, se heurtèrent en Orient « sur cet invincible ordre des Assassins, sur cet ordre des esprits libres par excellence, dont les affiliés des grades inférieurs vivaient dans une obéissance telle que jamais ordres monastiques n’en connurent de pareille, ils obtinrent, je ne sais par quelle voie, quelques indications sur le fameux symbole, sur le principe essentiel dont la connaissance était réservée aux dignitaires supérieurs, seuls dépositaires de ce secret ultime : « Rien n’est vrai, tout est permis. » C’était enfin là, dit Nietzsche, « la vraie liberté d’esprit, une parole qui mettait en question la foi même en la vérité ! » Le savant moderne qui se croit un esprit libre, le Darwin ou le Pasteur qui, par une sorte de stoïcisme intellectuel, se soumet aux faits et aux lois en s’oubliant lui-même, qui finit par s’interdire tout aussi sévèrement le non que le oui, qui s’impose une immobilité voulue devant la réalité, qui pratique ainsi un nouvel ascétisme, le savant a une volonté absolue de la vérité, et il ne voit pas que cette volonté est la foi dans l’idéal ascétique lui-même. « N’est-ce pas, en effet, la foi en une valeur métaphysique, en une valeur par excellence de la vérité, valeur que seul l’idéal ascétique garantit et consacre (elle subsiste et disparaît avec lui[3] ? » L’homme véridique, « véridique dans ce sens extrême et téméraire que suppose la foi dans la science, » affirme par là « sa foi en un autre monde que celui de la vie, de la nature et de l’histoire[4], » en un monde vrai, qui s’oppose aux apparences ! Le savant est donc encore un homme religieux, puisqu’il à la religion de la vérité ; il dirait volontiers que la vérité est Dieu et, en conséquence, que Dieu est vérité, λόγος. Fût-il athée comme Lagrange ou Laplace, il ne se croit pas permis de violer la vérité, ni en pensées, ni en actions. Nietzsche, lui, demande avec Ponce-Pilate, qui était déjà un esprit libre : « Qu’est-ce que la vérité ? » et il finit par répondre avec le chef des Assassins : « Rien n’est vrai ; » d’où résulte, par une conséquence nécessaire : tout est permis.

Ces pages sont parmi les plus profondes de Nietzsche, car il a bien vu que la vérité, la science et la moralité se tiennent comme par la main, que toutes trois sont une affirmation d’un monde autre que celui de nos sens et même de notre pensée. À cet autre monde Nietzsche déclare une guerre sans trêve et sans merci. Il se le représente comme opposé à la réalité, comme ennemi de la réalité même, comme je ne sais quel abîme insondable où on veut nous faire adorer la divinité. Spencer lui-même ne nous invite-t-il pas à nous agenouiller devant le grand point d’interrogation ? C’est à cette conception que Nietzsche oppose le phénoménisme absolu de l’école ionienne.

Mais, demanderons-nous, la vérité que recherche la science est-elle donc aussi mystique et aussi ascétique que Nietzsche se plaît à l’imaginer ? Selon nous, le monde vrai n’est pas distinct du monde réel ; il est le monde réel lui-même, le monde tel qu’il est, tel qu’il se fait, tel qu’il devient et deviendra. Toute la question est de savoir si nos sens incomplets et inexacts nous révèlent, ne disons plus la vérité, mais la « réalité ; » si même nos facultés intellectuelles sont adéquates, ne disons plus à la vérité, mais à la réalité. À ce problème philosophes et savans ont-ils donc tort de répondre : Non ? Avant la découverte de l’électricité, nos sens ne pouvaient nous faire séparer cette force des autres forces de la nature ; avant la découverte des rayons X, nos yeux ne pouvaient nous les faire pressentir. Nietzsche sait tout cela, comme le premier élève venu d’un gymnase ; il a lui-même emprunté à l’école anglaise ce principe que nos sens sont primitivement des instrumens d’utilité vitale, non de connaissance désintéressée et, par conséquent, ne peuvent nous renseigner sur ce que sont les choses indépendamment de nos propres besoins. Comment donc oublie-t-il maintenant ce principe, au point de vouloir nous persuader qu’un monde n’est pas plus vrai que l’autre, que le monde de Copernic n’est pas plus vrai, disons plus réel, que celui de Ptolémée, que les livres de physique aux mains de nos étudians ne mirent pas mieux la réalité que ceux de Thalès ? « Rien n’est vrai, » cela veut dire, en dernière analyse : rien n’est réel. Au delà de la sensation présente et de l’apparence fugitive, il n’y a rien ; non seulement « l’homme est la mesure de tout, » mais la sensation actuelle est la mesure de tout, elle est tout le réel. Si nos savans n’admettent pas une telle aberration de la pensée, ils ne sont pour cela ni des ascètes ni des mystiques ; ils ont, au contraire, le pied appuyé sur la terre ferme, et c’est Nietzsche qui est le jouet d’un mirage aérien. Point n’est donc besoin, à notre avis, de supposer un monde vrai derrière le monde réel, mais, dans le monde réel lui-même, il y a un monde total qui déborde l’homme, et il y a un monde purement humain qui est celui de nos sensations et même de nos connaissances, simple fragment du réel, partie que nous ne devons pas confondre avec le tout. C’est le tout qui est vrai, parce que seul il est totalement réel, et, plus nous embrassons de rapports, de connexions de faits, de lois, plus nous nous rapprochons du tout, de la vérité identique à la réalité. Dans notre conduite même, nous pouvons aller en un sens conforme ou contraire à la vérité et à la réalité tout ensemble, à la « vie, » pour parler comme Guyau et comme Nietzsche lui-même. Et Nietzsche, d’ailleurs, après avoir nié la vérité, est-ce qu’il ne distingue pas une vie plus vraie ou plus réelle, une autre plus fausse et comme moins vivante ? Il croit donc, lui aussi, à une vérité ! Tout en raillant le vrai, il passe ses jours et ses nuits dans la recherche du vrai ; il pratique lui-même ce noble ascétisme dont il se moque : il veut, lui aussi, se mettre en présence de ce qui est, sans y mêler rien qui altère ni la limpidité du regard ni la limpidité de la lumière.

— Soit, dira Nietzsche, il y a de l’erreur et de l’apparence ; mais l’apparence n’est pas là où on la place d’ordinaire, dans le monde du devenir ; c’est, au contraire, le prétendu monde de l’être qui n’est qu’apparent. Les idées mêmes de cause et d’effet, d’espace et de temps, d’unité, d’identité, de similitude ou de dissimilitude, toutes les catégories et formes nécessaires de nos pensées ne sont que des illusions nécessaires. Cette idée de l’illusion innée à l’homme, déjà exprimée par Platon dans son allégorie de la caverne, a hanté tous les esprits depuis Kant[5]. Nietzsche l’adopte à son tour, en l’exagérant jusqu’à supprimer toute « vérité, » mais il se persuade que l’idée est neuve. « Établissons, dit-il, de quelle façon nous (je dis « nous » par politesse…) concevons le problème de l’erreur et de l’apparence. » Nietzsche se croit donc le premier à concevoir le « devenir » comme la réalité, l’unité et l’identité comme des illusions ; il ne sait pas qu’il y a eu avant lui un Héraclite, il a inventé le phénoménisme, il a découvert cette Méditerranée !

Accordons-lui cependant son dogme prétendu nouveau du phénoménisme absolu et de l’illusionnisme absolu ; il n’y gagnera qu’une contradiction de plus avec les autres dogmes de sa religion. Si, en effet, il n’y a que devenir et phénomènes sans lois (et c’est ce que soutient Nietzsche, qui raille l’idée humaine de loi), comment admettre cependant des nécessités et professer le fatalisme le plus absolu ? Nécessité, c’est retour identique des mêmes phénomènes, c’est unité. Et nous verrons tout à l’heure l’importance qu’a prise dans la religion de Nietzsche l’idée de l’éternel retour ; » comment donc peut-il nier toute loi, lui qui fait du retour la loi des lois ? Il ne s’imagine pas, sans doute, que philosophes et savans entendent encore par loi une législation de quelque volonté, et non une nécessité fondée sur la nature des choses !

De plus, comment Nietzche pourra-t-il concilier un phénoménisme et un réalisme aussi absolus avec ses propres efforts pour pousser l’humanité vers l’idéal du surhomme ? — « Personne, dit-il, ne donne à l’homme ses qualités, ni Dieu, ni la société, ni ses pareils et ses ancêtres, ni lui-même… La fatalité de son être n’est pas à séparer de la fatalité de tout ce qui fut et de tout ce qui sera. L’homme n’est pas la conséquence d’une intention propre, d’une volonté, d’un but, — avec lui, on ne fait pas d’écart pour atteindre un idéal d’humanité, un idéal de bonheur, ou bien un idéal de moralité ; il est absurde de vouloir faire dévier son être vers un but quelconque[6]. » Mais est-ce que Nietzsche, lui aussi, ne veut pas faire « dévier notre être » vers un but, et vers un but surhumain ? « Il n’y a rien, dit-il encore, qui pourrait juger, mesurer, comparer notre existence, car ce serait là juger, mesurer, comparer et condamner le tout… Mais il n’y a rien en dehors du tout. » Pourquoi donc juge-t-il lui-même que les maîtres » sont supérieurs aux « esclaves, » les nobles et les forts aux vilains et aux faibles, le surhomme à l’homme ? Pourquoi les compare-t-il ? « Faites comme le vent quand il s’élance des cavernes de la montagne ; élevez vos cœurs, haut, plus haut ! Ainsi parla Zarathoustra. » — Mais à quelle mesure Zarathoustra reconnaît-il ce qui est plus haut ? L’antinomie éclate une fois de plus dans le système de Nietzsche ; entre son déterminisme fataliste et sa morale ou sur morale, — que d’ailleurs nous ne prétendons pas apprécier aujourd’hui, — il y a entière contradiction.

Nietzsche a supprimé tout but et tout sens de l’existence universelle, et cependant il prétend conserver l’idée du « héros » qui, se donnant à lui-même un but, le donne aussi à tout le reste. Mais comment le héros déterminera-t-il un tel but, sinon par un acte de l’intelligence qui peut toujours se juger, ou par un élan du cœur qui peut toujours s’apprécier ? Et qu’importe d’ailleurs le but que se posera le surhomme, si la Nature, — comme Nietzsche va le montrer lui-même, — oppose à ce but un non inflexible et écrase le surhomme avec tout le reste ?


IV


Nietzsche avait étudié les « physiologies » de la Grèce antique qui avaient conçu le retour éternel des choses dans la « grande année, » la conflagration universelle suivie d’un universel recommencement dans le même ordre, dans le même lieu, dans le même temps, pour aboutir de nouveau à l’universel incendie : le phénix renaît de ses cendres pour brûler encore et renaître à l’infini. Spencer a aussi sa « grande année, » puisqu’il suppose une conflagration complète de l’univers, puis une condensation par refroidissement, qui en ferait une seule masse ; lui aussi se demande ce qui adviendra ensuite, et il laisse entrevoir que tout recommencera, mais il ne nous dit pas que ce soit de la même manière et dans le même ordre. Heine, dans les additions au Voyage de Munich à Gênes, écrivait ce passage qui ne figure pas dans les anciennes éditions et que Nietzsche n’a pas dû connaître : « En vertu des lois de combinaison éternelles, toutes les formes qui ont déjà été sur cette terre apparaîtront à nouveau. » Blanqui, dans son Éternité par les astres (1871), avait déduit de la théorie des combinaisons qu’il faut des répétitions sans fin pour remplir l’infini, soit du temps, soit de l’espace. « Ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité sur une table, avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutes semblables. » Chaque individu existe à un nombre infini d’exemplaires. « Il possède des sosies complets et des variantes de sosies. » En 1878, le célèbre naturaliste allemand de Neegeli prononçait, dans son discours sur les Bornes de la Science, ces paroles que les commentateurs de Nietzsche ne semblent pas connaître et que, pour notre part, nous avions notées[7] : « Puisque la grandeur, la composition et l’état de développement restent dans des limites finies, les combinaisons possibles forment un nombre infiniment grand, d’après l’expression consacrée, mais non encore infini. Ce nombre épuisé, les mêmes combinaisons doivent se répéter. Nous ne pouvons éviter cette conclusion par l’objection que des sexti liions de corps célestes et de systèmes célestes ne suffisent pas pour épuiser le nombre des combinaisons possibles ; car les sextillions sont même moins dans l’éternité qu’une goutte d’eau dans l’Océan. Nous arrivons ainsi à cette conclusion rigoureusement mathématique, mais répugnante à notre raison, que notre terre, exactement comme elle est maintenant, existe plusieurs fois, même infiniment de fois, dans l’univers infini, et que le jubilé que nous célébrons aujourd’hui se célèbre juste en ce moment-ci dans beaucoup d’autres terres. » On voit que le retour éternel dans le temps peut et doitse compliquer de la répétition actuelle à l’infini, d’une sorte deretour éternel dans l’espace, dont Nietzsche n’a pas parlé.

Les commentateurs de Nietzsche ont aussi négligé de mentionner que, dans les Vers d’un philosophe, qui parurent en 1881, Guyau avait fait de l’analyse spectrale et de la répétition à l’infini le sujet d’une de ses plus belles pièces lyriques. Lui aussi, il a vu que la conséquence la plus apparente et la plus immédiate de la découverte spectrale est le retour sans fin des mêmes élémens, non pas seulement dans la durée, mais aussi dans l’espace.

 
Partout à nos regards la nature est la même :
L’infini ne contient pour nous rien de nouveau…

Vers quel point te tourner, indécise espérance,
Dans ces cieux noirs, semés d’hydrogène et de fer,
Où la matière en feu s’allonge ou se condense
Comme un serpent énorme enroulé dans l’éther ?

Puisque tout se ressemble et se tient dans l’espace,
Tout se copie aussi, j’en ai peur, dans le temps ;
Ce qui passe revient, et ce qui revient passe :
C’est un cercle sans fin que la chaîne des ans.

Est-il rien de nouveau dans l’avenir qui s’ouvre ?
Peut-être, — qu’on se tourne en arrière, en avant, —
Tout demeure le même ; au loin on ne découvre
Que les plis et replis du grand serpent mouvant.

Devant cette possibilité d’un éternel retour des mêmes choses dans le temps comme dans l’espace, — si bien que le rayon de lumière qui traverse l’immensité, s’il pouvait traverser aussi l’éternité, donnerait toujours le même spectre et révélerait les mêmes scènes, — Guyau n’éprouve pas l’enthousiasme qu’éprouvera Nietzsche ; tout au contraire, il demande à la Nature, avec l’accent d’une désespérance infinie :

Depuis l’éternité quel but peux-tu poursuivre ?
S’il est un but, comment ne pas l’avoir atteint ?
Qu’attend ton idéal, ô nature, pour vivre ?
Ou, comme tes soleils, s’est-il lui-même éteint ?

L’éternité n’a donc abouti qu’à ce monde !
La vaut-il ? Valons-nous, hommes, un tel effort ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oh ! si notre pensée était assez féconde

 
Elle qui voit le mieux, pour le réaliser !
Si ses rêves germaient ! Oh ! si dans ce lourd monde
Son aile au vol léger pouvait un peu peser !

La sentant vivre en moi, j’espérerais par elle
Voir un jour l’avenir changer à mon regard… —
Mais, ma pensée, es-tu toi-même bien nouvelle ?
N’es-tu point déjà née et morte quelque part ?

Ainsi germe chez Guyau le rêve mathématique d’une répétition sans fin, qui ferait que la même pensée d’aujourd’hui est déjà née et morte bien des fois et en bien des lieux. Loin de voir là un sujet d’ivresse, Guyau y voit le dernier mot du découragement et la doctrine du suprême désespoir. Hanté de nouveau par la même idée, un jour qu’il méditait au bord de la mer, Guyau croyait apercevoir dans l’Océan non pas le miroir de Dieu, mais le miroir d’une nature sans but, se répétant sans fin elle-même, grand équilibre entre la vie et la mort, » grand roulis éternel qui berce les êtres. « À mesure que je réfléchis, il me semble voir l’Océan monter autour de moi, envahir tout, emporter tout ; il me semble que je ne suis plus moi-même qu’un de ses flots, une des gouttes d’eau de ses flots ; que la terre a disparu, que l’homme a disparu, et qu’il ne reste plus que la nature avec ses ondulations sans fin, ses flux, ses reflux, les changemens perpétuels de sa surface qui cachent sa profonde et monotone uniformité[8]. » Mais, au lieu d’accepter cette répétition éternelle, au lieu de dire oui au retour sans fin des mêmes misères et des mêmes souffrances, Guyau finit par chercher dans la vie humaine supérieure et vraiment superhumaine le motif d’espérance que semblait lui refuser la nature.

La même année où Guyau publiait les Vers d’un Philosophe, M. Gustave Le Bon publiait l’Homme et les Sociétés, et, au tome II, il soutenait que « les mêmes mondes habités par les mêmes êtres ont dû se répéter bien des fois. »

Ainsi, de tous les côtés, la même obsession se retrouvait chez les esprits les plus différens. C’est alors que Nietzsche, fasciné à son tour par cette notion antique que la science moderne a rajeunie, s’imagina qu’il avait fait une immense découverte, qu’il allait apporter à l’humanité la grande nouvelle d’où daterait l’ère future,

« Moi, Zarathoustra, l’affirmateur de la vie, l’affirmateur de la douleur, l’affirmateur du cercle, — c’est toi que j’appelle, toi la plus profonde de mes pensées !…

« Tout va, tout revient, la roue de l’existence tourne éternellement.

« Tout meurt, tout refleurit ; éternellement coulent les saisons de l’existence.

« Tout se brise, tout se reconstruit ; éternellement se bâtit la même maison de l’existence.

« Tout se sépare, tout se réunit de nouveau ; l’anneau de l’existence se reste éternellement fidèle à lui-même.

« À chaque moment commence l’existence ; autour de chaque ici tourne la boule là-bas. Le centre est partout. Le sentier de l’éternité est tortueux[9]. »

Que le concept mathématique d’élémens finis, combinés dans le temps infini et l’espace infini, ait pu paraître si nouveau à Nietzsche et exciter à ce point son enthousiasme ; que sa doctrine du surhomme ait abouti à nous représenter le surhomme lui-même comme un mirage éphémère, qui s’est produit déjà un nombre infini de fois et a disparu un nombre infini de fois, qui se reproduira de même infiniment pour disparaître non moins infiniment, et que cette conception de l’éternelle identité, qui est celle de l’éternelle vanité, ait pu sembler à Nietzsche la plus haute idée de la vie, c’est ce qu’il est difficile d’expliquer sans admettre déjà je ne sais quoi de trouble dans ce cerveau en perpétuel enfantement.

Nietzsche » comptait sur l’analyse spectrale pour confirmer sa vision du monde ; » il comptait « sur la physique et les mathématiques réunies, » — lui qui avait représenté toutes ces sciences comme roulant sur des notions absolument illusoires ! Est-il donc vrai que le grand dogme de la religion prétendue nouvelle eût pu être confirmé par ces sciences ? Est-il vrai que le monde soit voué à une répétition continuelle, à une sorte d’écholalie, comme ces malheureux fous qui redisent sans cesse la même phrase ou se font l’écho de toute phrase dite devant eux ? — À vrai dire, nous n’en savons rien et le prophète de l’éternel retour n’en sait pas plus que nous. Mais le philosophe peut ici dire son mot. Les spéculations de ce genre, en effet, sont fondées sur cette hypothèse que nous connaissons tous les élémens des choses, que ces élémens, comme les corps prétendus simples de la chimie, sont des espèces fixes en tel nombre déterminé, 80 par exemple ou 81, pas un de moins, comme si ce chiffre était cabalistique et exprimait le nec plus ultra de la nature. Dès lors, en vertu de la théorie des combinaisons, il n’y aurait plus qu’à chercher le nombre des combinaisons de nos 80 élémens, — nombre déjà respectable, mais fini ; et alors nous tomberions sur une loi de répétition dans le temps et dans l’espace, sur une « grande année » qui, une fois révolue, recommencerait identique à soi. Tel un kaléidoscope qui, à force de tourner, ramènerait pour nos yeux la même série de visions. Eh bien ! pour le philosophe, de semblables spéculations scientifiques sont toutes subjectives : personne ne peut se flatter de connaître le nombre des élémens fixes (s’il y a des élémens fixes), ni toutes les forces possibles de la nature, ni toutes ses métamorphoses possibles. Nietzsche se contredit ici lui-même une fois de plus, car il nous a représenté la nature comme inépuisable, le devenir comme un torrent que rien ne peut limiter ni arrêter, qui va toujours plus loin et peut toujours prendre de nouvelles formes ; il n’admet comme déterminé, comme figé et immobilisé, que les mots de notre langue humaine, que les cadres et cases de notre pauvre cerveau humain, que les catégories de notre pensée. Et la nature, pour lui, se moque bien de nos catégories, de notre physique et de ses lois prétendues immuables, de notre géométrie et de ses théorèmes prétendus nécessaires ! Elle va, elle court, elle monte, elle descend, elle change, elle s’échappe, elle est en perpétuelle génération. Voilà ce que nous a dit et redit Nietzsche ; et maintenant il se prosterne devant une loi de combinaison mathématique qui devient pour lui le secret de l’absolu, devant une fraction périodique qui lui semble le dernier mot de l’énigme universelle ! Après avoir prononcé comme Heraclite : rien n’est, tout devient, il nous dit : tout revient ; et il ne voit pas l’antinomie, il ne voit pas la contradiction ! Tout ne devient pas, si la formule du retour identique reste, si la loi de combinaison des élémens est toujours la même, si l’on est sûr que tout reviendra un nombre infini de fois dans un ordre immuable. Tout ne devient pas, si le fleuve d’Heraclite a un rivage qui demeure et des flots qui reparaissent toujours les mêmes. « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, » disait mélancoliquement Héraclite, et Nietzsche croit le consoler en lui répondant : — On s’y baigne et on s’y noie une infinité de fois.

Guyau, lui aussi, avait conçu la vie comme un pouvoir de se dépasser sans cesse, mais il en avait conclu, bien plus logiquement, que nulle combinaison, nulle forme ne peut être considérée comme liant la vie et épuisant sa puissance. « On ne pouvait voir, dit-il, et saisir le Protée de la fable sous une forme arrêtée que pendant le sommeil, image de la mort ; ainsi en est-il de la Nature : toute forme n’est pour elle qu’un sommeil, une mort passagère, un arrêt dans l’écoulement éternel et l’insaisissable fluidité de la vie. Le devenir est essentiellement informe, la vie est informe. Toute forme, tout individu, toute espèce ne marque qu’un engourdissement transitoire de la vie : nous ne comprenons et ne saisissons la nature que sous l’image de la mort. » De quel droit pourrions-nous donc condamner la nature et la vie à revenir sans cesse s’emprisonner dans les mêmes formes au lieu de se surmonter toujours elle-même[10] ? »

Guyau, dans son Irréligion de l’Avenir, examine sous toutes les faces le problème dont, à la même époque et sur les mêmes bords méditerranéens, Nietzsche se tourmentait avec une angoisse tragique. Depuis Héraclite jusqu’à Spencer, dit Guyau, les philosophes n’ont jamais séparé les deux idées d’évolution et de dissolution ; ne sont-elles point pourtant « séparables ? » Remarquons bien que jusques à présent il n’est pas d’individus, pas de groupe d’individus, pas de monde qui soit arrivé « à une pleine conscience de soi, à une connaissance complète de sa vie et des lois de cette vie ; » nous ne pouvons donc ni « affirmer ni démontrer que la dissolution soit essentiellement et éternellement liée à l’évolution par la loi même de l’être : la loi des lois nous demeure x. » Pour la saisir un jour, il faudrait « un état de pensée assez élevé pour se confondre avec cette loi même. » À plus forte raison ne pouvons-nous affirmer que la dissolution et l’évolution recommencent toujours de la même manière et suivant la même loi circulaire. Et Guyau revient sur l’idée qu’il avait exprimée déjà sous une forme poétique dans ses Vers d’un Philosophe. « L’objection la plus grave peut-être à l’espérance, — objection qui n’a pas été assez mise en lumière jusqu’ici et que M. Renan lui-même n’a pas soulevée dans les rêves trop optimistes de ses Dialogues, — c’est l’éternité a parte post, c’est le demi-avortement de l'effort universel qui n’a pu aboutir qu’à ce monde ! » Comment ressaisir un motif d’espérance dans cet abîme du temps qui semble celui du désespoir ? — Guyau se répond à lui-même que, des deux infinis de durée que nous avons derrière nous et devant nous, « un seul s’est écoulé stérile, du moins en partie. » Même en supposant l’avortement complet de l’œuvre humaine et de l’œuvre que poursuivent sans doute avec nous une infinité de « frères extraterrestres, » il restera toujours mathématiquement à l’univers « au moins une chance sur deux de réussir ; c’est assez pour que le pessimisme ne puisse jamais triompher dans l’esprit humain. » Comme Nietzsche, Guyau aime à rappeler la métaphore de Platon sur les coups de dés qui se jouent dans l’univers ; ces coups de dés, ajoute-t-il, n’ont encore produit « que des mondes mortels et des civilisations toujours fléchissantes. » Mais le calcul des probabilités « démontre qu’on ne peut, même après une infinité de coups, prévoir le résultat du coup qui se joue en ce moment ou se jouera demain. » Il est curieux de voir Guyau, avant Nietzsche, s’appuyer sur le calcul des probabilités, mais, tandis que Nietzsche en déduit le retour éternel, Guyau soutient que les probabilités entraînent des possibilités toujours nouvelles.

À vrai dire, l’une et l’autre hypothèse sont scientifiquement indémontrables. Quand on cherche à se figurer, dit Guyau, les formes supérieures de la vie et de l’être, on ne peut rien déduire des élémens qui nous sont connus, parce que ces élémens sont en nombre borné et, de plus, imparfaitement connus. Il peut donc exister des êtres infiniment supérieurs à nous. « Notre témoignage, quand il s’agit de l’existence de tels êtres, n’a pas plus de valeur que celui d’une fleur de neige des régions polaires, d’une mousse de l’Himalaya ou d’une algue des profondeurs de l’Océan Pacifique, qui déclareraient la terre vide d’êtres vraiment intelligens, parce qu’ils n’ont jamais été cueillis par une main humaine[11]. » C’est ainsi que le philosophe poète de l’Irréligion de l’Avenir[12] a répondu d’avance au poète philosophe de Zarathoustra. Il lui donne, il nous donne à nous tous la suprême leçon de sagesse, en disant : « La pensée est une chose sui generis, sans analogue, absolument inexplicable, dont le fond demeure à jamais inaccessible aux formules scientifiques, et surtout mathématiques, par conséquent à jamais ouvert aux hypothèses métaphysiques. De même que l’être est le grand genre suprême, genus generalissimum, enveloppant toutes les espèces de l’objectif, de même la conscience est le grand genre suprême enveloppant et contenant toutes les espèces du subjectif ; on ne pourra donc jamais répondre entièrement à ces deux questions : Qu’est-ce que l’être ? Qu’est-ce que la conscience ? ni, par cela même, à cette troisième question qui présupposerait la solution des deux autres : « La conscience sera-t-elle ?  » À plus forte raison aucun Nietzsche ne saurait démontrer que la conscience sera toujours renaissante et mourante sous les mêmes formes, que l’être est une simple volonté de domination qui aboutit à être toujours vaincue, puis à recommencer la même lutte avec les mêmes péripéties pour subir la même défaite. Au lieu d’admettre un éternel reflux, il est plus logique d’admettre un éternel mouvement en avant, par le moyen même de ces flux et reflux qui sont la vie. « Nos plus hautes aspirations, qui semblent précisément les plus vaines, sont comme des ondes qui, ayant pu venir jusqu’à nous, iront plus loin que nous, et peut-être, en se réunissant, en s’amplifiant, ébranleront le monde… C’est à force de vagues mourantes que la mer réussit à façonner sa grève, à dessiner le lit immense où elle se meut[13]. » — L’avenir, conclut Guyau avec une sagesse étrangère à Nietzsche, n’est pas entièrement déterminé par le passé connu de nous. L’avenir et le passé sont dans un rapport de réciprocité, et on ne peut connaître l’un absolument sans l’autre, ni conséquemment deviner l’un par l’autre. » C’est là, croyons-nous, pour tout philosophe qui a le sentiment des bornes de notre connaissance, le dernier mot de la question. Le cercle éternel de Nietzsche, au contraire, n’est qu’un jeu mathématique, qui ne peut manquer de laisser échapper le fond même des réalités. Et Nietzsche, encore une fois, aurait dû le comprendre lui-même, puisqu’il admet (comme d’ailleurs Guyau) que les mathématiques sont une simple enveloppe dont les mailles enserrent l’être sans le pénétrer.

Nietzsche, en définitive, est réduit à deux antinomies essentielles. La première éclate entre sa conception de « la vie qui va toujours en avant » et sa conception du piétinement universel. La seconde éclate entre son scepticisme à l’égard des lois mathématiques et sa foi aveugle au cercle de Popilius, tracé par les mathématiques. Ne finit-il pas par diviniser ce cercle vicieux lui-même, en s’écriant : « Circulus vitiosus, Deus ? »


V


Nous avons vu le dogme suprême et contradictoire qu’annonce au monde Zarathoustra. Il nous reste à chercher par quelles initiations successives l’homme peut participer aux mystères de la religion néo-païenne. Donnant un nom nouveau à une conception bien ancienne (que Schiller, entre autres, si méprisé de Nietzsche, avait exprimée avant Schopenhauer lui-même), Nietzsche appelle apollinienne la contemplation esthétique du monde, premier degré de l’initiation religieuse. L’adorateur du beau dit au monde et à la vie : « Ton image est belle, ta forme est belle, — quand on te contemple d’assez haut et d’assez loin pour que les douleurs et les misères se perdent dans l’ensemble : — je veux donc te contempler et t’admirer. » Rationnellement inintelligible, le monde n’en est pas moins esthétiquement beau. Renan avait déjà, lui aussi, représenté l’univers comme un immense spectacle qui offre au contemplateur dilettante les scènes les plus variées, où il se garderait bien de rien changer. Un Néron y fait si belle figure à sa place ! Après Renan, Nietzsche nous invite à contempler le monde comme « un drame varié et riche, » — où pourtant recommencent toujours à l’infini les mêmes épisodes ! Le sentiment de la beauté lui paraît une justification suffisante de l’existence. L’homme supérieur doit vivre comme un apollinien, pour rêver et s’enchanter soi-même de son rêve.

Par malheur, le rêve de la vie touche trop souvent au cauchemar pour que la justification apollinienne soit autre chose qu’une illusion où quiconque pense et souffre refusera de se complaire. Cette première initiation aux mystères n’est qu’un leurre. Nietzsche lui-même nous en propose une seconde, qu’il appelle encore d’un nom nouveau, quoiqu’elle ne soit pas nouvelle : l’ivresse dionysienne. Schopenhauer avait distingué l’état artistique de l’âme de l’état métaphysique. Pour l’artiste, le monde est un ensemble d’ « idées » analogues à celles de Platon, qui se réalisent dans les individus et leur donnent leur forme propre ; pour le métaphysicien, au delà des idées et des formes, au delà de toutes les apparences, il y a une seule et même réalité, qui est la « volonté primordiale, universelle et éternelle. » Schopenhauer admet que nous pouvons avoir conscience en nous-mêmes de notre identité radicale avec tous les êtres, que nous pouvons ainsi déchirer le voile de l’illusion individualiste et vivre en autrui : tu es moi. Nietzsche, à son tour, admet ce pouvoir de prendre conscience du tout en sa propre volonté. Mais, ajoutait Schopenhauer, quand on a acquis la conscience de la misère universelle, on ne peut plus éprouver qu’une pitié infinie pour ce monde et un désir infini de l’anéantir. Nietzsche, au contraire, veut nous persuader d’éprouver une ivresse infinie, analogue à celle des bacchantes ; et c’est cet état qu’il décrit sous le nom de dionysien. Ainsi, au sentiment tragique et pessimiste de l’existence succède, chez Nietzsche, le sentiment enthousiaste et optimiste, sans que cependant la conception fondamentale du vouloir-vivre soit changée. Loin de là, le vouloir-vivre est encore plus vain chez Nietzsche que chez Schopenhauer, puisqu’il est conçu comme un cercle éternel où il n’y a rien à changer, au delà duquel il n’y a rien à croire, à espérer, à aimer, à vouloir.

Nietzsche, qui se croit plus optimiste que Schopenhauer, n’est-il point englouti dans un pessimisme plus profond ? Schopenhauer, au-dessus des douleurs de ce monde, élevait avec les bouddhistes le nirvâna. Mais, il avait soin d’ajouter que, « si le nirvâna est défini comme non-être, cela ne veut rien dire, sinon que ce monde (ou sansâra) ne contient aucun élément propre qui puisse servir à la définition ou à la construction du nirvâna. » Ce néant relatif à nous n’est donc nullement le néant absolu ; il peut être, tout au contraire, l’être véritable. « Nous reconnaissons volontiers, dit Schopenhauer dans la phrase célèbre qui termine son livre, que ce qui reste après l’abolition complète de la volonté n’est absolument rien pour ceux qui sont encore pleins du vouloir-vivre. Mais, pour ceux chez qui la volonté s’est niée, notre monde, ce monde réel avec ses soleils et sa voie lactée, qu’est-il ? Rien. » C’est donc la volonté de la vie en ce monde qui, selon Schopenhauer, doit s’anéantir au profit d’un mode d’existence supérieur, que nous ne pouvons ni définir ni construire, mais qui, loin d’être un néant, est sans doute la plénitude de l’être. Aux confins de la nature et de l’humanité, par delà ce monde pour lequel seul il professe le pessimisme, Schopenhauer faisait ainsi luire une espérance de libération, et de libération non pas négative, mais positive. Nietzsche, au contraire, ne saperçoit pas qu’il nous laisse sans le plus léger espoir de délivrance. « Le pessimisme, objecte-t-il avec force à Schopenhauer, est impossible pratiquement et ne peut pas être logique. Le non-être ne peut pas être le but. » Schopenhauer aurait pu lui répondre : le non-être d’un monde voué à la douleur et au mal peut fort bien être un but ; car le non-être de ce monde peut produire l’être véritable, dont nous n’avons, il est vrai, aucune représentation, que nous ne pouvons donc affirmer, mais que nous ne pouvons pas davantage nier. Vous, au contraire, vous ne voulez pas nier la vie telle quelle s’agite dans le monde de nos représentations, qui est aussi le monde de nos souffrances ; vous voulez affirmer la vie comme étant identique à l’être même ; mais votre prétendu être n’est qu’un devenir fou, éperdu, échevelé, une course à l’abîme où, au lieu de rien atteindre, tout vous échappe, où, au lieu d’avancer, vous tournez sans cesse comme les esclaves antiques poussant leur meule ; votre prétendu être est l’éternelle et vaine et vide identité de l’être et du non-être dans le devenir, où Hegel n’avait vu que le plus bas degré de la dialectique, limbes de l’existence sortant à peine des ténèbres du néant absolu.

Malgré votre mépris pour la « petite raison », ni votre petite ni votre grande raison elle-même n’acceptera de dire oui à la vie, si tout a pour conséquence : non. Elle ne le peut, en vérité, que si elle est sous influence d’un excitant ou d’un narcotique ; mais une telle ivresse ne durera pas toute l’existence. Il y a des douleurs de l’âme qui réveillent et dégrisent même Zarathoustra. Il l’aurait avoir à jamais perdu toute sa grande raison, et même tout son grand cœur, pour se réjouir de l’éternelle fuite de toutes choses, de éternelle vanité de tout effort, de l’éternelle défaite de tout amour. Devant le cadavre de ceux qu’on aime et qui, par leur beauté d’âme, leur élévation de pensée, leur doucenr de cœur, eussent mérité d’être immortels, quelle raison saine et quel cœur sain éprouvera l’ivresse joyeuse de « l’anéantissement » et se consolera dans la pensée de l’écoulement sans limites ? En vertu de l’éternel retour, dites-vous, ce que tu as perdu revivra, et toi aussi ; un nombre infini de fois tu aimeras, et un nombre infini de fois tu verras s’anéantir ce que tu aimes ! Tel est le nouveau mystère proposé à notre loi ; et vous croyez que la révélation de cette éternelle duperie plongera l’humanité dans l’ivresse ! Ixion sera d’autant plus heureux qu’il saura que la roue tournera toujours ; les Danaïdes, d’autant plus folles de joie quelles sauront que jamais l’eau ne comhlera l’abîme ! Sisyphe s’enivrera de voir son rocher retomber toujours sur sa tête ! L’enfer trouvera sa consolation dans la pensée qu’il est éternel ! Vous avez beau nous prêcher « l’affirmation de la vie, même dans ses problèmes les plus étranges et les plus durs ; la volonté de vie, se réjouissant dans le sacrifice de nos types les plus élevés à son caractère inépuisable. » Cela se comprendrait, si nous étions sûrs, en effet, que la vie produira toujours mieux, se dépassera vraiment elle-même, ne sera jamais emprisonnée dans les formes du présent, entraînera toutes choses dans un progrès sans fin. Mais vous nous avez enseigné, contrairement à Guyau, que les combinaisons de la vie sont finies et épuisables, qu’une fois épuisées, elles n’ont d’autre ressource que de recommencer dans le même ordre et de dérouler le même alphabet depuis l’alpha jusqu’à l’oméga, les mêmes élémens depuis l’hydrogène jusqu’à l’hélium. Vous nous avez enlevé une aune toutes les raisons de vivre, et vous voulez que nous aimions la vie !

Ma formule pour la grandeur d’un homme, écrivait Nietzsche dans son journal de 1888, est amor fati, amour du destin ; ne vouloir changer aucun fait dans le passé, dans l’avenir, éternellement ; non pas seulement supporter la nécessité, encore moins la dissimuler, — tout idéalisme est un mensonge en face de la nécessité, — mais l’aimer. » Ainsi Nietzsche s’écrie, comme le stoïcien : « Ô monde, je veux ce que tu veux ; » ô devenir, je veux devenir ce que je deviendrais alors même que je ne le voudrais pas ! — Mais pourquoi ce consentement à l’éternel tourbillon de l’existence, si l’existence n’est pas conçue comme bonne, comme produisant ou pouvant produire plus d’intelligence, plus de puissance, plus de bonté, et, conséquence finale, plus de bonheur ? Nietzsche a rejeté toute finalité de la nature, soit transcendante, soit immanente ; il ne voit partout que le flot qui pousse le flot et, au plus fort de cette tempête sans but qui épouvantait Guyau, il veut que nous aimions la vague qui nous engloutit !

— Pourquoi ? — C’est, répond-il, que nous sommes nous-mêmes « parties de la destinée ; nous appartenons au tout, nous existons dans le tout ; » fragmens de la nature, la volonté de la nature est notre loi. Or, la nature tend à l’homme et au surhomme » comme à son but ; de là notre amour pour ce but. La nature tend aussi à anéantissement de l’homme et du surhomme lui-même comme de tout le reste ; de là notre amour de l’anéantissement. — Parler ainsi, c’est personnifier la nature, c’est en faire un dieu, c’est oublier ce que vous avez dit vous-même : qu’il n’y a aucune unité dans le flux universel, aucune cause, aucune fin. Qu’est-ce donc que la nature ? Il n’y a pas plus de nature que de dieu ; πάντα ρεῖ. L’adoration de la nature n’a pas de sens. L’adoration du torrent universel où nous roulons n’en a pas davantage. Amor fati est une formule vide. Le destin n’a pas besoin de mon amour.

Après avoir parlé d’ivresse et d’enthousiasme, Nietzsche est obligé finalement, en face de l’univers qu’il conçoit, de faire appel à notre courage ; et il le fait en accens héroïques.

« Il y a quelque chose en moi que j’appelle courage : c’est ce qui a tué jusqu’à présent en moi tout mouvement d’humeur…

« Car le courage est le meilleur meurtrier, — le courage qui attaque : car dans toute attaque il y a fanfare.

« L’homme, cependant, est la bête la plus courageuse ; c’est ainsi qu’il a vaincu toutes les bêtes. Aux sons de la fanfare, il a surmonté toutes les douleurs ; mais la douleur humaine est la plus profonde douleur.

« Le courage tue aussi le vertige au bord des abîmes ; et où l’homme ne serait-il pas au bord des abîmes ? Regarder même, n’est-ce pas regarder les abîmes ?

« Le courage est le meilleur des meurtriers ; le courage tue aussi la pitié. Et la pitié est le plus profond abîme ; aussi profondément que l’homme voit dans la vie, il voit dans la souffrance.

« Le courage est le meilleur des meurtriers, le courage qui attaque ; il finira par tuer la mort, car il dit : « Comment ? était-ce là la vie ? Allons ! recommençons encore une fois !

« Dans une telle maxime, il y a beaucoup de fanfare. Que celui qui a des oreilles entende ! »

Oui, nous croyons entendre. Ce courage, c’est une fanfare d’un nouveau genre, la fanfare de la résignation, qui jusqu’à présent s’exprimait plutôt par un soupir que par un cri de joie. Allons ! recommençons encore une fois ! » Recommençons même une infinité de fois, et dans une infinité de lieux ; recommençons les mêmes craintes, les mêmes espérances suivies des mêmes désillusions, les mêmes douleurs, les mêmes déchiremens de cœur au moment des adieux.

Il y a chez Nietzsche des mots admirables qui font entrevoir ce qu’il y avait d’amertume, de souffrance tragique, de grandeur morale sous sa prétendue ivresse dionysienne. « Tout profond penseur, dit-il, craint plus d’être compris que d’être mal compris. Dans ce dernier cas, sa vanité souffre peut-être ; dans le premier cas, ce qui souffre, c’est son cœur, sa sympathie qui toujours dit : « Hélas ! pourquoi voulez-vous que la route vous soit aussi pénible qu’à moi (1) ? » Oui, pourquoi voulez-vous souffrir ce que mes pensées m’ont fait souffrir ? Pourquoi voulez vous arriver à d’aussi désespérées conclusions que celles qui se cachent sous mon optimisme ?

Nietzsche s’est fait, en définitive, une conception antinomique de l’être et de la puissance qui lui est immanente. Il avait attribué à l’existence, comme Guyau, le pouvoir de df’border toutes les formes et d’aller toujours plus loin ; il avait même paru attribuer à l’être, ou plutôt au « devenir toujours hétérogène et changeant, » un caractère indéfini, contingent, impossible à calculer, à déduire, à prévoir. Ses conclusions, fixes, logiques, géométriques, sont en formelle opposition avec ces principes. De là une longue série d’antinomies qui demeurent sans solution. Il y a antinomie, il y a contradiction entre l’idée de la causalité brute et l’idée d’un monde ayant une valeur finale qui le ferait accepter et aimer par l’homme. Antinomie entre le fatalisme absolu et l’effort pour donner un sens à l’existence. Antinomie entre illusionnisme absolu et l’héroïsme de la vie supérieure. Antinomie entre l’acctqitation de ce qui est nécessaire et la « création de valeurs nouvelles. » Antinomie entre la négation de tout idéal différent du réel et l’idéal du surhomme. Antinomie entre la relativité des mathématiques, comme de toute connaissance, et la domination absolue des mathématiques dans l’univers ; entre le phénoménisme absolu et l’affirmation d’une loi immuable ; entre l’éternel devenir l’éternel revenir. Antinomie enfin entre l’impuissance radicale de l’être et le désir radical de puissance qui fait, selon Nietzsche, l’essence de la vie.

Entre les extrêmes que Nietzsche a choqués l’un contre l’autre, le moyen terme manque : je veux dire l’idée, par laquelle la réalité, sans enfreindre les lois du déterminisme, se juge elle-même et se porte elle-même en avant. Nietzsche professe le dédain de l’intelligence ; cet adorateur de la force ne voit pas que l’idée est elle-même une force. Il ne voit pas que ce qui peut faire « dévier l’être vers un but, » c’est l’idée d’un but. Si je conçois un idéal d’humanité ou, comme Nietzsche, de surhumanité, cette idée agit comme cause finale et connue cause efficiente. Si je conçois même l’idée de liberté comme d’une délivrance par rapport à tous les mobiles inférieurs et à toutes les forces inférieures qui me poussent du dehors, cette idée tend à réaliser progressivement en moi quelque chose d’elle même. Nietzsche en est resté au fatum rigide du mahométan, sans comprendre l’infinie flexibilité du déterminisme, pour peu que le déterminisme prenne la forme de la vie intelligente et aimante. C’est pourquoi nous l’avons vu concevoir le momie comme un retour éternel des mêmes choses, sans se demander si le déterminisme même ne peut pas déterminer sans cesse des valeurs nouvelles en les concevant et en les désirant. L’antinomie où tourne Nietzsche est d’autant plus profonde qu’il prétend lui-même être un « créateur de valeurs. » Comment les créera-t-il, sinon par la pensée qui conçoit un idéal et le réalise en le concevant ? En vertu de son fatalisme, il proclame à maintes reprises ce qu’il appelle « l’innocence du devenir ; » il reproche à la morale de vouloir « infester cette innocence du devenir, » au lieu de la laisser comme un grand torrent que rien n’arrête ; et cependant il veut à son tour corriger et diriger le devenir en lui imposant sa volonté propre, qui elle-même ne peut vouloir sans concevoir l’idée de ce qu’elle veut ! Ce réaliste forcené a donc faim et soif d’idéal ; mais nous avons vu comment le fatalisme mathématique, avec sa répétition à l’infini des mêmes choses, le réduit au rôle de Tantale, en même temps qu’il y réduit l’univers.

Puisqu’il avait médité les penseurs de la Grèce au point de leur emprunter le mythe astronomique de la grande année, Nietzsche aurait pu leur faire emprunt d’une idée plus haute et plus féconde : celle de la réalisation indéfinie de tous les possibles, qui a inspiré d’abord Platon, puis, mieux encore, les Alexandrins. Ces derniers n’ont-ils pas adans que toutes les formes de l’existence, depuis la plus humble jusqu’à la plus haute, devaient sortir les unes des autres, de manière à épuiser dans l’infinité du temps et dans l’infinité de l’espace l’infinité de l’être ? Encore le mot humain épuiser est-il impropre à exprimer l’inépuisable. Toujours est-il que, d’après cette conception, notre monde est enveloppé de mondes à l’infini qui le débordent et dont les formes de notre pensée ne sauraient exprimer le contenu, Pascal a entrevu cette idée, quand il a dit que la pensée se lasserait de concevoir plutôt que la nature de fournir. Spinoza, à son tour, a conçu les modes possibles de l’être comme infinis et innombrables, si bien que l’étendue et la pensée, nos deux milieux, ne seraient elles-mêmes que deux de ces manifestations parmi une infinité. Dès lors, la stérilité de notre nature ne serait qu’apparente et, en tout cas, ne serait que la stérilité d’un petit monde, qui, malgré ses constellations, n’est, par rapport à l’océan de l’être, qu’une goutte d’eau et un atome. Le seul refuge de l’espérance, c’est l’idée de l’infinité ! En bornant la fécondité de l’être en limitant cette puissance dont le désir est immanent à l’être, en enfermant l’insaisissable devenir dans les cadres géométriques de périodes toujours semblables, en faisant de la vie un sablier toujours retourné, Nietzsche s’est immobilisé dans l’idée du fini. Lui qui voulait s’élancer au delà même du bien et du mal, que ne s’est-il élancé par delà les mathématiques et la physique, pour affirmer, non pas l’incurable pauvreté, mais l’infinie richesse de la vie ? C’est à ce prix seulement qu’il eût pu éprouver l’ivresse de ceux qui commencent à entrevoir les suprêmes mystères. La résignation au retour perpétuel des choses, à l’eadem sunt omnia semper (auquel il faut ajouter et ubique), n’est que la résignation forcée du stoïcien ou de l’épicurien à l’ordre de la nature. Ce n’est pas la grande et libre révolte de l’esprit contre la nature, ce n’est pas la grande guerre pour le nouveau et pour l’en avant. Nietzsche en est resté au naturalisme païen, sans même arriver à comprendre ni le sens du christianisme, ni le sens de l’idéalisme contemporain. Les élans sublimes de son lyrisme ne réussissent pas à voiler les contradictions et les impuissances de sa pensée philosophique. Penche-toi sur ton propre puits, nous dit-il, pour apercevoir tout au fond les étoiles du grand ciel. » Lui-même, pendant sa vie entière, s’est ainsi penché sur soi, mais le vertige l’a pris, et les étoiles du grand ciel se sont confondues à ses yeux dans une immense nuit.

Alfred Fouillée.
  1. Préface de l’Antéchrist.
  2. Voyez Lichtenberger, Introduction aux Aphorismes et Fragmens choisis de Nietzsche, p. XIII ; Paris, Alcan, 1899.
  3. Généalogie de la morale, p. 261.
  4. Le gai savoir, V, aphor. 344.
  5. Cf. Guyau, Vers d’un philosophe : l’Illusion féconde.
  6. Crépuscule des idoles, p. 155.
  7. Von Nægeli, les Bornes de la Science, discours prononcé au Congrès des naturalistes allemands, session de Munich, en 1818, et traduit dans la Revue Scientifique du 13 avril 1818.
  8. Dans son exemplaire de l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Nietzsche a souligné tout ce passage et mis en face deux traits, avec le mot : Moi. Nous devons la communication des remarques de Nietzsche sur l’ouvrage de Guyau à l’obligeance de Mme Förster-Nietzsche et aux recherches du Nielzsche-Archiv ; nous leur exprimons ici toute notre gratitude.
  9. Ainsi parla Zarathoustra, trad. H. Albert, 309.
  10. De nos jours, les chimistes tendent aussi à considérer les espèces chimiques et les prétendus élémens comme non fixes, comme transmuables.
  11. L’Irréligion de l’avenir, p. 458.
  12. Ibid., p. 447.
  13. L’Irréligion de l’avenir, p. 458.