La Religion dans les limites de la simple raison/Troisième partie



TROISIÈME PARTIE

DE LA VICTOIRE DU BON PRINCIPE SUR LE MAUVAIS ET DE L’ÉTABLISSEMENT D’UN RÈGNE DE DIEU SUR LA TERRE.





Le combat que tout homme animé de bonnes intentions morales doit soutenir dans cette vie sous les ordres du bon principe contre les assauts du mauvais, ne peut, quelques efforts qu’il fasse, lui procurer de plus grand avantage que sa délivrance à l’égard de la domination du mal. Devenir libre, « être affranchi de l’esclavage du péché pour vivre selon la justice », c’est le gain suprême qu’il puisse faire. Il n’en reste pas moins exposé toutefois aux agressions du principe mauvais ; et pour garder sa liberté intacte, au milieu d’attaques continuelles, il doit toujours être sous les armes, prêt au combat.

Or, si l’homme se trouve dans cette situation périlleuse, il le doit à sa propre faute ; aussi est-il tenu, dans la limite du possible, de déployer au moins la force dont il dispose pour en sortir. Mais comment s’y prendre ? c’est la question. — S’il cherche les causes et les circonstances qui lui font courir ce danger et qui l’entretiennent autour de lui, il peut se convaincre aisément qu’elles proviennent moins de sa propre nature brute, celle d’un individu vivant seul, que des hommes avec lesquels il est en contact ou en relations. Ce ne sont pas les excitations de sa nature qui éveillent en lui les passions, ces mouvements désignés par un mot si juste qui causent de si grands ravages dans ses dispositions primitivement bonnes. Il n’a que de petits besoins, et les soucis qu’ils lui procurent laissent son humeur modérée et calme. Il n’est pauvre (ou ne se croit tel) qu’autant qu’il a peur que les autres hommes puissent le croire pauvre et le mépriser pour cela. L’envie, l’ambition, l’avarice, et les inclinations haineuses qui les suivent, assaillent sa nature essentiellement modérée, dès qu’il vit au milieu des hommes ; et il n’est même pas besoin de supposer ces hommes déjà enfoncés dans le mal, lui donnant de mauvais exemples ; il suffit qu’ils soient là, qu’ils l’entourent et qu’ils soient des hommes, pour qu’ils se corrompent les uns les autres dans leurs dispositions morales et qu’ils se rendent mutuellement mauvais. Si donc il n’était pas possible de trouver le moyen d’établir une société destinée tout à fait particulièrement à sauvegarder les hommes du mal et à les guider vers le bien, association permanente, à extension continue, visant uniquement à maintenir intacte la moralité et opposant au mal ses forces réunies, alors quelques efforts que chacun, pris à part, eût pu faire pour échapper à sa domination, le mal le tiendrait malgré tout constamment menacé du risque de retomber sous son emprise. — Le triomphe du bon principe, dans la mesure où les hommes y contribuent, n’est donc réalisable, autant qu’il nous est permis d’en juger, que par la fondation et l’extension d’une société gouvernée par les lois de la vertu et n’ayant pas d’autre fin qu’elles ; société à qui la raison donne pour tâche et pour devoir de rallier tous les humains à ce règne dans son ampleur ; et cette société, la raison donne au genre humain tout entier pour tâche et pour devoir de la former en son sein. — En effet, on ne peut que de cette manière espérer pour le bon principe la victoire sur le mauvais. Outre les lois qu’elle prescrit à chaque individu ; la raison morelle législatrice déploie encore un étendard de la vertu comme signe de ralliement autour duquel viendront se rassembler tous les amis du bien pour arriver enfin à triompher du mal et de ses attaques incessantes.

Une association des hommes sous les seules lois de la vertu, comme le prescrit cette Idée, peut s’appeler une société morale, et lorsque ces lois sont publiques, elle peut s’appeler (par opposition à la société juridico-civile) une société éthico-civile ou encore une république morale. Cette république peut se fonder dans une société politique existante et même réunir tous les membres qui la composent (à dire vrai les hommes n’auraient jamais pu la constituer sans avoir comme fondement cette autre société). Mais la république morale a un principe d’association particulier et qui lui appartient en propre (la vertu) ; elle a aussi conséquemment une forme et une constitution qui diffèrent essentiellement de la forme et de la constitution de l’autre. Toutefois, on découvre une certaine analogie entre ces deux sortes de sociétés, à les considérer comme républiques en général ; et sous ce rapport, la première peut être appelée encore un État moral, c’est-à-dire un royaume de la vertu (du bon principe), royaume ou État dont l’Idée trouve dans la raison humaine sa réalité objective parfaitement fondée (entendez le devoir de se grouper pour former un pareil État) bien que, subjective-ment, il n’y ait jamais à attendre du bon vouloir des hommes qu’ils arrivent à se décider à collaborer dans ce but avec harmonie.



PREMIÈRE SECTION

REPRÉSENTATION PHILOSOPHIQUE DE LA VICTOIRE DU BON PRINCIPE GRACE A LA FONDATION D’UN RÈGNE DE DIEU SUR LA TERRE.


I. — De l’état de nature, au point de vue moral.


On nomme état juridico-civil (ou politique), les relations qui existent entre les nommes, en tant qu’ils sont collectivement régis par les lois publiques de la justice (lois qui toutes sont de contrainte). Un état éthico-civil est celui où les hommes sont unis par des lois dépourvues de contrainte, c’est-à-dire par les simples lois de la vertu.

Or, ainsi qu’au premier s’oppose l’état de nature juridique (qui, bien que légal, n’est pas toujours juste), il faut distinguer du second l’état de nature moral. Dans ces deux états de nature, chacun se donne à lui-même sa loi, et il n’existe pas d’obligation extérieure à laquelle il s’avoue, comme tous les autres, soumis. Dans ces états, chacun reste son propre juge, sans qu’il y ait une autorité publique puissante qui décide en dernier ressort, suivant des lois, quel est le devoir de chacun, dès que l’occasion s’en présente, et qui fasse accomplir ce devoir par tous.

Une fois qu’est fondée la communauté politique, les citoyens qui la composent, se trouvent, nonobstant leur qualité civile, dans un état de nature moral et ont pleinement le droit d’y rester ; demander aux pouvoirs publics qu’ils contraignent leurs citoyens à entrer dans une république morale, ce serait en effet une contradiction (in adjecto), étant donné que cette république, dans l’idée que nous en avons, exclut déjà toute contrainte. Certainement, tout pouvoir politique peut souhaiter de voir s’établir en son sein un gouvernement qui mène les âmes avec les lois de la vertu ; car lorsque les moyens de contrainte dont il dispose se trouveraient insuffisants, parce que les juges humains ne peuvent point scruter le cœur des hommes, les sentiments vertueux feraient le nécessaire. Mais malheur au législateur qui voudrait réaliser par la force une constitution ayant pour objet des fins morales ! car non seulement, de cette manière, il réaliserait justement le contraire d’une constitution morale, mais il saperait même et rendrait chancelante sa constitution politique. — Le citoyen d’une société politique, en ce qui regarde le droit qu’a cette dernière de légiférer, demeure donc pleinement libre de s’associer en outre avec d’autres concitoyens pour constituer une union morale ou de rester, s’il le préfère, dans l’état de nature, au point de vue moral. Mais, comme une république morale s’appuie cependant sur des lois publiques et doit avoir une constitution qui les prenne pour fondement, ceux qui s’engagent librement dans cette association, s’ils n’ont pas d’ordre à recevoir des pouvoirs politiques sur la façon dont ils doivent ou non en régler le fonctionnement, doivent pourtant se laisser fixer des limites, je veux dire accepter cette condition de n’y rien admettre qui aille contre le devoir civique de ses adeptes ; et même, s’il s’agit d’une association morale d’une parfaite pureté, on n’a pas du tout à avoir de telles préoccupations.

D’autre part, les devoirs moraux concernant tout le genre humain, le concept de république morale est toujours relatif à l’Idéal d’un Tout comprenant tous les hommes et diffère ainsi du concept de république politique. Par suite, une association nombreuse d’hommes réunis dans ce but, ne peut pas encore être dite une république morale ; elle constitue seulement une société particulière qui aspire à l’accord unanime de tous les hommes (et même de tous les êtres raisonnables finis) pour établir dans l’absolu un Tout moral (ein absolutes ethisches Ganze, dont chaque société partielle n’est qu’une représentation ou un schème, chacune pouvant à son tour, par rapport aux autres de même espèce, être représentée comme se trouvant dans l’état de nature moral, avec toutes les imperfections qu’il implique (c’est la situation des divers états politiques que ne réunit point un droit public des gens).


II. ― L’homme doit sortir de l’état de nature moral pour devenir membre d’une république morale.


De même que l’état de nature juridique est un état de guerre de tous contre tous, de même l’état de nature moral est un état d’incessantes hostilités <auxquelles est en butte le bon principe qui se trouve en chacun de nous> de la part du mauvais principe qui se rencontre également dans tous les hommes, lesquels (nous l’avons dit plus haut) corrompent mutuellement leur disposition morale, et même, en dépit de leur bon vouloir individuel, manquant d’un principe d’union, tout comme s’ils étaient les instruments du mal, s’éloignent, par leur désaccord, de leur fin commune, le bien et se mettent tous en danger de retomber sous la domination du principe mauvais. Or, de même que l’état de liberté extérieure anarchique (brutale) et d’indépendance absolue à l’égard de lois coercitives est un état d’injustice et de guerre de tous contre tous dont l’homme doit sortir pour former une société politique et civile[1] ; de même, l’état de nature moral est un état d’hostilités mutuelles publiques contre les principes de la vertu et un état d’immoralité intérieure dont l’homme naturel doit chercher à sortir aussitôt que possible.

Or, c’est là un devoir d’un genre spécial, non des hommes envers les hommes, mais du genre humain envers lui-même. Toute espèce d’êtres raisonnables est, en effet, objectivement destinée, dans l’idée de la raison, à une fin commune, qui est de travailler à l’avènement du souverain bien, bien suprême commun à tous. Mais comme le bien moral suprême ne peut être réalisé par l’effort de la personne travaillant isolée à son propre et seul perfectionnement moral, et comme il exige au contraire une association des personnes en un Tout qui poursuive une même fin, l’organisation d’un système d’hommes bien intentionnés, dans lequel, et par l’unité duquel, peut seulement être réalisé le bien suprême : comme d’antre part l’idée de ce Tout, ou d’une république universelle gouvernée par les lois de la vertu, est une idée tout à fait différente des lois morales ordinaires (qui concernent des choses que nous savons être en notre pouvoir), puisqu’il s’agit d’opérer sur un Tout, sans qu’il nous soit possible de savoir si, comme telle, cette obligation est aussi en notre pouvoir : nous avons ici un devoir qui, par sa nature et par son principe. se distingue de tous les autres. ― On aperçoit déjà, par anticipation, que ce devoir implique l’intervention d’une autre idée, je veux parler de celle d’un Être moral supérieur, qui, par ses dispositions générales, conduit les forces, insuffisantes en soi, des individus, à se grouper pour une action commune. Mais il nous faut nous laisser guider tout d’abord parle fil conducteur de tee besoin moral en général et voir où il nous conduira.


III. — Le concept d’une république morale est le concept d’un peuple de Dieu gouverné par des lois morales.


Pour qu’une république morale se constitue, il faut que tous les individus soient soumis à une législation publique et crue toutes les lois qui les obligent puissent être considérées comme des commandements d’un législateur commun. Si la république à fonder devait être juridique, il faudrait que le peuple à grouper en un tout fût son propre législateur (pour les lois constitutionnelles), car la législation part du principe que la liberté de chacun a pour bornes les conditions où elle est compatible, d’après une loi générale, avec la liberté de tous[2], et la volonté générale y établit, par suite, une contrainte extérieure légale. Mais quand il est question d’une république morale, le peuple, comme tel, ne peut pas être lui-même considéré comme législateur. Dans une telle république, toutes les lois ne visent, en effet, d’une façon tout à fait spéciale, qu’au développement de la moralité des actes (chose tout intérieure et par suite échappant à des lois humaines publiques), tandis que les lois extérieures, constituant une société juridique, s’occupent seulement de la légalité des actes, chose qui tombe sous les sens, et non de la moralité (interne), seule chose ici en question. Il faut donc que ce soit un autre que le peuple qui puisse être donné comme législateur publie d’une république morale. Pourtant, des lois morales ne peuvent pas non plus être conçues comme émanant sans plus, originairement, de la volonté de ce chef (comme des statuts qui, en quelque sorte, avant d’être édictés par lui, ne sauraient être obligatoires), car elles ne seraient pas alors des lois morales et le devoir qu’elles imposeraient (die ihnen gemässe Pflicht) ne serait pas une libre vertu, mais une obligation légale et susceptible de contrainte. Celui-là seul peut donc être conçu comme législateur suprême d’une république morale, de qui nous devons nous représenter que tous les vrais devoirs et, par suite aussi, les devoirs moraux[3], sont en même temps les commandements, et qui, par conséquent, doit posséder aussi le pouvoir de sonder les cœurs, pour pénétrer les intentions les plus cachées de tous, et, comme c’est la c’est la règle dans toute société, rendre à chacun selon ses œuvres. Mais c’est là le concept de Dieu, en tant que chef moral du monde. Une république morale implique donc un peuple soumis à des commandements divins, c’est-à-dire n’est concevable que grâce à l’idée d’un peuple de Dieu, d’un peuple régi par des lois morales.

On pourrait bien aussi concevoir un peuple de Dieu régi par des lois statutaires, c’est-à-dire par des lois auxquelles il faudrait obéir non pas en vue de la moralité, mais seulement de la légalité des actes, et l’on aurait alors une société juridique dont Dieu serait, sans doute, le législateur (dont la constitution serait, par conséquent, une théocratie), mais où des hommes ayant reçu de lui directement, en qualité de prêtres, les commandements qu’ils édictent, constitueraient un gouvernement aristocratique. Mais une pareille constitution, dont l’existence et la forme reposent entièrement sur des bases historiques, n’est pas celle dont la raison moralement législatrice a pour mission de s’occuper et dont la solution est la seule chose à laquelle nous devons travailler ici ; nous l’examinerons, dans la section historique, comme une institution ayant des lois politico-civiles et un législateur qui, bien que Dieu, n’en est pas moins externe, tandis qu’ici nous n’avons à parler que d’une constitution à législation simplement interne, d’une république soumise aux lois de la vertu, c’est-à-dire d’un peuple de Dieu « adonné à de bonnes œuvres ».

À ce peuple de Dieu on peut opposer l’idée d’une bande qui réunit, pour la diffusion du mal, les partisans du principe mauvais ayant tout intérêt à empêcher le groupement des bons, bien qu’ici encore le principe contre lequel ont à lutter les intentions vertueuses ait également sa place en nous-mêmes et qu’on ne lui donne que par image l’aspect d’une force extérieure.


IV. — L’idée d’un peuple de Dieu ne peut avoir (soumise à l’organisation humaine) son accomplissement que sous la forme d’une Église.


L’idée sublime, et toujours impossible à réaliser pleinement, d’une république morale se rapetisse étrangement dans les mains de l’homme et aboutit à une institution qui, tout en gardant le pouvoir d’en présenter pure la simple forme, est, pour ce qui touche aux moyens de constituer un Tout de ce genre, très bornée, se trouvant soumise aux conditions que pose la nature humaine sensible. Mais comment espérer de faire avec du bois pareillement tordu des charpentes tout à fait droites ?

La fondation d’un peuple moral de Dieu est donc une œuvre dont l’exécution ne peut être attendue que de Dieu lui-même et non pas des hommes. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit permis à l’homme de rester inactif par rapport à cette entreprise et de laisser faire la Providence, comme si chacun pouvait se borner à s’occuper de ses intérêts moraux personnels et s’en remettre à une sagesse supérieure pour ce qui regarde l’ensemble des intérêts du genre humain (au point de vue de sa destination morale). L’homme doit plutôt procéder comme s’il avait la charge de tout, et ce n’est qu’ainsi qu’il peut espérer qu’une sagesse supérieure viendra bénir et couronner ses efforts animés de bonnes intentions.

Le vœu de tous les hommes d’intention bonne est donc : « Que le règne de Dieu arrive, que sa volonté soit faite sur la terre ; » mais comment doivent-ils s’y prendre pour que ce vœu soit exaucé ?

Une république morale à législation morale divine est une Église, qui, n’étant pas un objet de l’expérience possible, s’appelle l’Église invisible (simple idée de la société qui comprend tous les justes sous le gouvernement divin immédiat et moral, et qui sert de modèle à chacune de celles que les hommes doivent fonder). L’Église visible est l’association effective des :nommes en un Tout qui concorde avec cet idéal. Étant donné que toute société gouvernée par des lois publiques comporte une subordination de ses membres entre eux (de ceux qui obéissent aux lois de cette société à ceux qui veillent à l’observation de ces lois), l’ ensemble des humains composant ce Tout (qu’est l’Église) est la communion des fidèles soumise à des chefs (appelés docteurs ou pasteurs des âmes) uniquement chargés de l’administration des affaires du chef suprême et invisible de l’Église, et qui, sous ce rapport, s’appellent tous serviteurs de l’Église, comme le fait dans la société politique le chef visible du pouvoir qui se donne parfois à lui-même le titre de premier serviteur de l’État, bien qu’il ne reconnaisse au-dessus de lui aucun homme (ni même d’ordinaire la nation elle-mime). La véritable Église (visible)’est celle qui représente le rogne (moral) de Dieu sur la terre, autant que les hommes en sont capables. Les conditions auxquelles elle doit satisfaire, par suite aussi les marques de la véritable Église, sont les suivantes :

1o L’universalité, conséquemment l’unité numérique, caractère dont elle doit contenir en soi la disposition (die Anlage), si bien que nonobstant les opinions contingentes et les désaccords, elle soit cependant, par rapport au but essentiel ; fondée sur des principes qui doivent nécessaire-ment conduire à l’union générale en une seule Église (donc point de sectes séparées).

2o La qualité (caractère essentiel = Beschaffenheit) qui est la pureté, l’union ne se faisant que par des mobiles moraux (également exempts de superstition imbécile et de délirant fanatisme.

3o La relation sous le principe de la liberté s’appliquant aussi bien aux rapports des membres entre eux, à l’intérieur de l’Église, qu’aux rapports extérieurs de cette Église avec le pouvoir politique, comme cela a lieu dans une république (donc ni hiérarchie, ni illuminisme, sorte de démocratie procédant par inspirations individuelles qui peuvent présenter entre elles autant de différences qu’il en existe entre tous les individus).

4o La modalité, c’est-à-dire l’immutabilité dans sa constitution, réserve faite néanmoins des dispositions contingentes qui doivent changer avec le temps et suivant les circonstances, et qui d’ailleurs ne portent que sur son administration, immutabilité dont elle doit, du reste, contenir déjà en elle-même à priori (dans l’idée de sa fin) les principes certains. (Il faut donc que l’Église ait des lois primordiales officiellement promulguées en prescriptions, comme par un code, et non des symboles arbitraires qui, manquant d’authenticité, sont contingents, sujets à la contradiction et variables.)

Une république morale, en tant qu’Église, c’est-à-dire considérée comme une simple représentation (als blosse Repräsentantin) d’un État de Dieu n’a donc pas de principes, à proprement parler, qui la rendent semblable à un système politique. Sa constitution n’est ni monarchique (avec un pape ou un patriarche pour chef), ni aristocratique (avec des évêques et des prélats), ni démocratique (avec des sectaires illuminés). On pourrait encore, ce serait le mieux, la comparer à une maison (à une famille) que gouverne un Père moral commun invisible, il est vrai, mais représenté par son Fils très saint, qui sachant ce que veut le Père, et uni par les liens du sang à tous les membres de cette famille, leur transmet ses ordres plus clairement et, par suite, les porte à l’honorer en lui et à s’unir de cœur tous ensemble dans une confraternité spontanée, générale et durable.


V. — La constitution d’une Église a toujours à sa base une foi historique (croyance révélée) qu’on peut appeler ecclésiastique et qui trouve en des livres saints ses meilleurs fondements.


La foi religieuse pure est la seule qui puisse fonder une Église universelle, parce qu’étant une simple foi de la raison elle peut se communiquer à tous avec force persuasive ; tandis qu’une foi historique, simplement fondée sur des faits, ne saurait étendre son influence au delà des limites de temps et de lieu où les renseignements par lesquels on la juge demeurent suffisants à lui trouver créance. Mais une faiblesse particulière à l’humaine nature fait que l’on n’apprécie jamais cette croyance pure à sa juste valeur, empêche de fonder une Église sur elle seule.

Conscients de leur impuissance à connaître les choses suprasensibles[4], et tout en témoignant beaucoup d’honneur à cette foi (qui doit en général être convaincante pour eux), les hommes cependant ne sont pas faciles à persuader que l’application soutenue à vivre moralement bien soit tout ce que Dieu leur demande pour être des sujets qu’il remarque avec complaisance dans son royaume. Ils ne savent pas concevoir leur obligation autrement que sous forme d’un culte qu’ils ont à rendre à Dieu ; culte où il s’agit moins de la valeur morale interne des actions que de leur accomplissement au service de Dieu pour se rendre agréables à Dieu en accomplissant ces actions, quelque indifférentes d’ailleurs qu’elles puissent être en elles-mêmes moralement [puisqu’elles témoignent au moins d’une obéissance passive]. Ils ne peuvent pas se faire à l’idée qu’en accomplissant leurs devoirs envers les hommes (envers eux-mêmes comme envers autrui) ils observent également les commandements divins, qu’ainsi, dans toute leur conduite (in allem ihren Thun und Lassen), en ce qu’elle a rapport à la moralité, ils sont toujours au service de Dieu et que même il est absolument impossible pour eux de servir Dieu d’une façon plus directe autrement (puisque c’est seulement sur des êtres du monde, et non sur Dieu, que peuvent s’exercer leur action et leur influence). Parce que les grands de ce monde ont un besoin particulier d’être honorés de leurs sujets et d’en être loués par des marques de soumission, toutes choses indispensables afin de pouvoir en attendre une obéissance à leurs ordres aussi grande qu’il est requis pour qu’ils puissent leur commander ; parce que les hommes, au surplus, quelque raisonnables qu’ils soient, trouvent toujours un plaisir immédiat à des témoignages d’honneur, on traite le devoir, en tant qu’en même temps il est un précepte divin, comme une chose à faire dans l’intérêt de Dieu et non de l’homme, et de là provient le concept d’une religion cultuelle au lieu du concept d’une religion morale pure.

Toute la religion consistant à regarder Dieu, relativement à tous nos devoirs, comme le législateur à qui tout le monde doit témoigner de la vénération, il est important de savoir dans la détermination de la religion, en ce qu’elle a rapport à notre conduite qu’elle dirige, comment Dieu veut être honoré (et obéi). ― Or, une volonté divine législatrice commande ou par des lois en soi simplement statutaires, ou par des lois purement morales (entweder… bloss statutarische, oder… rein moralische Gesetze). Pour ce qui est de ces dernières, chacun peut de lui-même, par sa propre raison, connaître la volonté de Dieu qui est le fondement de sa religion ; car le concept de la divinité ne résulte, à vrai dire, que de la conscience de ces lois et du besoin qu’a la raison d’admettre une force douée du pouvoir de leur procurer, en harmonie avec la fin morale, tout l’effet possible dans l’un des mondes. Le concept d’une volonté divine que déterminent simplement des lois morales pures nous mène à la conception d’un seul Dieu, et par suite à celle d’une religion unique, religion purement morale. Mais si nous admettons des lois statutaires de Dieu et si nous faisons de la religion l’observation de ces lois, la connaissance alors en est impossible pour nous au moyen de la raison seule (durch unsere eigene blosse Vernunft), et ne devient possible que par une révélation qui, faite à chacun en particulier ou annoncée publiquement pour être propagée par la tradition ou par l’Écriture parmi les hommes, est toujours croyance historique, et non croyance pure de raison. ― Or, je veux bien que l’on admette aussi des lois statutaires divines (des lois qui ne sauraient être obligatoires par elles-mêmes et qui ne se donnent pour telles qu’à titre d’expression de la volonté de Dieu révélée ; il n’en est pas moins vrai que la législation morale pure, par laquelle la volonté de Dieu est originairement écrite dans notre cœur, forme non seulement la condition indispensable de toute la vraie religion en général, mais qu’elle est même proprement ce qui la constitue, et la religion statutaire ne peut être que le moyen servant à étendre et à propager le fond de la vraie religion.

Si donc la question de savoir comment Dieu veut être honoré doit être résolue d’une manière universelle, valable pour tout homme, considéré simplement en tant qu’homme, il faut reconnaître sans hésiter que la législation qui exprime sa volonté ne saurait être que morale ; en effet (supposant une révélation), la législation statutaire peut seulement être considérée comme une législation contingente qui n’est pas arrivée à tous ou ne peut arriver à tous et qui, par conséquent, n’est point obligatoire pour l’homme en général. Les vrais adorateurs de Dieu « ne sont donc pas ceux qui disent : Seigneur ! Seigneur ! mais ceux qui font la volonté de Dieu » ; ce ne sont pas ceux qui glorifient le Seigneur (ou son envoyé, en tant qu’être de nature divine) selon des concepts révélés, que tout homme ne peut avoir, mais ceux qui cherchent à lui plaire par leur bonne conduite, relativement à laquelle tout le monde connaît la volonté de Dieu, ceux qui le servent et l’honorent ainsi qu’il le désire.

Mais si nous nous croyons tenus d’agir non seulement comme hommes, mais aussi comme citoyens d’un État divin sur la terre et de coopérer à l’existence d’une société de ce genre qu’on appelle du nom d’Église, la question de savoir comment, dans une Église (communauté de Dieu), le Seigneur veut être honoré ne paraît pas pouvoir être résolue par la raison seule et semble affirmer le besoin d’une législation statutaire, qui ne peut nous être donnée que par révélation, par conséquent d’une foi historique que, par opposition à la foi religieuse pure, on peut appeler croyance d’Église. Dans la foi religieuse pure, on ne considère, en effet, que ce qui forme la matière des honneurs que l’on rend à Dieu, c’est-à-dire l’accomplissement, dicté par l’intention morale, de tous les devoirs en tant que préceptes divins ; tandis qu’une Église qui réunit beaucoup d’hommes animés de sentiments moraux et constitue ainsi une république morale, a besoin d’un système public d’obligations, d’une certaine forme ecclésiastique liée à des conditions empiriques, forme qui est en soi contingente et diverse, et que, par conséquent, on ne peut admettre comme un devoir sans l’intervention de lois statutaires divines. Il ne faudrait pas toutefois regarder, pour cette raison, la détermination de cette forme comme étant l’œuvre du législateur divin ; il y a lieu plutôt de supposer que la volonté divine est de nous voir réaliser nous-mêmes l’idée rationnelle de la république en question et d’imposer aux hommes, malgré leurs essais malheureux de multiples formes d’Église, l’obligation de continuer à tendre toujours vers ce but, si besoin est, par des essais nouveaux, évitant autant que possible les fautes commises antérieurement ; si bien que cette affaire, qui est à la fois pour eux un devoir, est entièrement remise à leurs propres soins. Rien n’autorise donc à tenir d’emblée pour divines et statutaires les lois qui ont trait à la fondation et à la forme d’une Église, et il y a plutôt de la témérité à prétendre qu’elles sont telles pour s’épargner la peine d’améliorer constamment la forme de cette Église, si même cela ne constitue pas une usurpation de pouvoir ayant pour but d’imposer un joug à la foule au moyen de lois ecclésiastiques auxquels on attribue l’autorité divine (durch das Vorgeben göttlicher Autorität). Il y aurait d’ailleurs autant de présomption à refuser d’admettre que l’organisation d’une Église puisse peut-être aussi être le résultat d’une institution divine particulière, quand nous la trouvons, autant que nous sommes capables d’en juger, dans le plus grand accord avec la religion morale, et quand il est, en outre, impossible de bien comprendre comment, sans les progrès préparatoires indispensables du public dans le champ des concepts religieux, elle a pu tout d’un coup faire son apparition. L’état d’indécision où nous demeurons sur ce point : est-ce à Dieu ou aux hommes de fonder une Église ? est lui-même la preuve du penchant qu’ont les hommes à la religion cultuelle (cultus), et, comme le culte est basé sur des prescriptions arbitraires, à la foi en des lois divines statutaires, en partant de cette hypothèse qu’à la plus excellente façon de vivre (que l’homme puisse avoir en suivant les préceptes de la religion purement morale [rein moralischen Religion]) doit s’ajouter encore une législation divine que la raison ne peut connaître et qui exige une révélation ; par où l’on a directement en vue des honneurs à rendre à l’être suprême (qui ne sont pas ceux qu’on lui rend <avec la raison> en accomplissant ses commandements suivant l’ordre déjà donné). De là vient que les hommes n’estimeront jamais leur réunion en une Église et leur accord touchant la forme à lui donner comme nécessaires en soi à titre d’institutions publiques servant à développer ce qu’a de moral la religion et qu’ils n’en verront la nécessité qu’afin de servir leur Dieu, comme ils disent, par des solennités, par des actes de foi s’adressant aux lois révélées et par l’observance des prescriptions liées à la forme de l’Église (qui elle-même cependant n’est qu’un moyen) ; quoique toutes ces pratiques au fond soient des actions moralement indifférentes, elles sont regardées comme d’autant plus agréables à Dieu qu’elles ne doivent être accomplies qu’en vue de lui. Dans l’arrangement par les hommes d’une république morale, la croyance d’Église précède naturellement[5] la foi religieuse pure, et l’on a eu des temples (c’est-à-dire des édifices consacrés au culte public de Dieu) avant qu’il y eût des églises, c’est-à-dire des lieux où l’on se réunit pour s’instruire et pour vivifier ses intentions morales), des prêtres (c’est-à-dire des gardiens proposés aux pieuses pratiques) avant qu’il y eût des ecclésiastiques (c’est-à-dire des docteurs de la religion purement morale) et, en majorité, le peuple continue encore dans ce domaine à conformer l’ordre de prééminence à l’ordre de préexistence.

Et maintenant qu’il est bien établi (nicht zu ändern steht) qu’une foi d’Église statutaire n’a pas à s’ajouter à la foi religieuse pure en qualité de véhicule et comme un moyen d’amener les hommes à se liguer au profit de cette croyance, il faut encore convenir que la conservation immuable de cette foi, sa diffusion universelle et uniforme et même le respect de la révélation admise en elle seraient difficilement assurées par la Tradition et ne peuvent l’être suffisamment que par l’Écriture qui elle-même, en tant que révélation, doit à son tour être pour les contemporains et pour les générations qui les suivent un objet de haute vénération ; car les hommes ont besoin de cette garantie pour être sûrs de leurs devoirs en ce qui regarde le culte. Un livre saint acquiert la plus grande vénération même (et surtout, devrais-je dire) auprès de ceux qui ne le lisent point, ou qui du moins ne sauraient en tirer aucun concept religieux bien lié, et il n’y a pas de raisonnement qui puisse tenir contre cet arrêt sans appel qui lève tous les doutes [réduit toutes les objections] : c’est écrit dans le livre saint. Aussi les passages de l’Écriture servant à l’ exposition d’un point de croyance sont-ils appelés sentences tout court. Les interprètes autorisés d’un pareil livre sont, par leur charge même, des personnes quasi sacrées, et l’histoire prouve qu’une croyance fondée sur l’Écriture n’a jamais pu être détruite même par les révolutions politiques les plus radicales, tandis que les croyances reposant sur la tradition et sur d’anciennes observances publiques disparaissent aussitôt que l’État se disloque. Quel bonheur[6] pour les hommes quand ils ont dans les mains un livre de ce genre, qui, outre des statuts ou règles de croyance, contient, dans son intégrité, la plus pure doctrine religieuse morale, et que cette doctrine peut en même temps être mise en harmonie parfaite avec ces statuts (véhicules qui lui servent à s’introduire) ! En ce cas, à cause du but qu’il sert à atteindre, et aussi en raison de la difficulté de s’expliquer, au moyen de lois naturelles, l’origine de la grande illumination par lui opérée dans le genre humain, ce livre peut revendiquer toute l’autorité d’une révélation.


Ajoutons encore quelques mots relatifs à ce concept de foi révélée.

Il n’y a qu’une (vraie) religion ; mais il peut y avoir plusieurs espèces de croyance. — On peut ajouter que dans la pluralité des églises, distinctes les unes des autres à cause de la diversité de leurs croyances spéciales, il peut pourtant se rencontrer une seule et même vraie religion.

Il est donc plus correct (c’est d’ailleurs en réalité l’usage le plus répandu) de dire d’un homme qu’il fait partie de telle ou telle croyance (juive, mahométane, chrétienne, catholique, luthérienne) que de dire qu’il est de telle ou telle religion. Il serait à souhaiter qu’on n’employât jamais cette dernière expression quand on s’adresse au grand public (dans les catéchismes et dans les sermons) ; car elle est trop savante et trop incompréhensible pour lui, ce que prouve bien l’absence de terme ayant le même sens dans les langues modernes. Le vulgaire comprend toujours par religion sa croyance d’Église, croyance qui lui saute aux yeux, alors que la religion se tient cachée an fond de l’homme et dépend seulement des sentiments moraux. C’est faire trop d’honneur à la plupart des hommes que de dire : ils se reconnaissent de telle ou telle religion ; car ils n’en connaissent et n’en désirent aucune : la foi statutaire d’Église est tout ce qu’ils entendent par ce mot. Les prétendues guerres de religion qui si souvent ont ébranlé le monde en le couvrant de sang n’ont jamais non plus été autre chose que des querelles suscitées autour de croyances d’Église, et les opprimés ne se plaignaient pas, à vrai dire, de ce qu’on les empêchait de rester fidèles à leur religion (ce qui dépasse le pouvoir de toute puissance extérieure) mais de ce qu’on ne leur permettait pas de pratiquer publiquement les croyances de leur Église.

Or une Église qui elle-même se donne, comme c’est le cas ordinaire, pour la seule et l’universelle (für die einige allgemeine) (bien qu’elle soit fondée sur une croyance révélée particulière qu’on ne peut jamais exiger de tous, étant donné qu’elle est d’ordre historique), traite d’incrédule quiconque refuse d’accepter sa croyance ecclésiastique (particulière) et le déteste de tout cœur ; quiconque s’en écarte, ne serait-ce qu’un peu (et sur un point non essentiel) est pour elle un hétérodoxe qu’on doit tout au moins fuir comme contagieux. Quiconque enfin se reconnaît de cette Église, mais, nonobstant, s’écarte en un point essentiel (ou donné pour tel) de la foi que l’on y professe, se voit appeler hérétique (Ketzer)[7], surtout quand il propage son hétérodoxie, et il est réputé, en tant que séditieux, comme plus punissable encore qu’un ennemi extérieur ; l’Église l’exclut de son sein par une excommunication (semblable à celle que proféraient les Romains contre celui qui franchissait le Rubicon sans l’assentiment du Sénat) et elle le dévoue à tous les dieux infernaux. La prétention de n’admettre pour vraie, sur un point de croyance ecclésiastique, que la seule foi des docteurs ou des chefs d’une Église s’appelle orthodoxie, et l’on peut distinguer une orthodoxie despotique (brutale) et une orthodoxie libérale. — S’il faut appeler catholique une Église qui donne sa croyance ecclésiastique pour universellement obligatoire, et protestante celle qui se défend contre ces prétentions (que toutefois elle serait souvent elle-même heureuse de pratiquer, si elle le pouvait), un observateur attentif pourra trouver maints exemples célèbres de catholiques protestants et encore plus de scandaleux exemples de protestants archicatholiques ; d’un côté, d’hommes ayant acquis une largeur d’esprit (qui n’est point le propre de leur Église), et de l’autre côté d’hommes à l’esprit rétréci formant avec ceux-là un contraste frappant, mais aucunement à leur avantage.


VI. — La croyance ecclésiastique a pour interprète suprême la croyance religieuse pure.


Bien qu’une Église, avons-nous remarqué, soit dépourvue du plus important caractère qui en montre la vérité, c’est-à-dire d’un droit bien établi à l’universalité, quand elle est fondée sur une croyance révélée qui, en sa qualité de croyance historique (malgré la diffusion dans l’espace que l’Écriture lui procure en même temps qu’elle en garantit la transmission à la plus lointaine postérité), ne saurait se communiquer universellement de façon convaincante ; il n’en est pas moins vrai qu’à cause du besoin naturel à tout homme de réclamer toujours quelque support sensible, quelque confirmation empirique, etc., pour les concepts et les principes rationnels les plus élevés (besoin dont il faut tenir compte quand on vise à l’introduction d’une croyance universelle) on doit utiliser une croyance ecclésiastique historique, qu’on trouve au reste ordinairement sous sa main.

Or, pour concilier cette foi empirique que le hasard apparemment a faite nôtre avec les principes d’une foi morale (peu importe d’ailleurs qu’on la prenne pour fin ou seulement comme moyen), il faut interpréter la révélation qui nous est donnée, c’est-à-dire lui trouver d’un bout à l’autre un sens qui s’accommode aux règles pratiques universelles d’une religion rationnelle pure. Le côté théorique d’une foi d’Église, en effet, ne saurait moralement nous intéresser s’il n’exerce aucune influence sur l’accomplissement de tous les devoirs des hommes envisagés comme prescrits par des commandements divins (chose qui est l’essence de toute religion). Bien que souvent cette interprétation puisse, à l’égard du texte (de la révélation), nous paraître forcée et l’être du reste effectivement, il suffit que ce texte puisse la comporter pour qu’on doive la préférer à une interprétation littérale dépouillée de tout avantage pour la moralité ou même absolument contraire à ses mobiles[8]. ― On trouvera d’ailleurs que c’est de cette sorte qu’on en a usé de tout temps avec les diverses croyances anciennes et modernes tirées en partie de livres sacrés, et que des prédicateurs (Volkslehrer) pleins de sens et de bonnes pensées les ont ainsi interprétées jusqu’à ce qu’ils aient réussi à les mettre d’accord d’une façon complète, dans leur contenu essentiel, avec les principes de la foi morale et universelle. Les philosophes moralistes, chez les Grecs, puis chez les Romains, traitèrent [exactement] ainsi leur théologie fabuleuse. Ils surent arriver à donner le polythéisme le plus grossier comme une simple représentation symbolique des propriétés inhérentes à un être divin unique, et à prêter à différents actes vicieux ou même aux rêveries sauvages, mais belles, de leurs poètes un sens mystique[9] grâce auquel une foi populaire (qu’il n’aurait pas été opportun de détruire, parce qu’il eût pu en résulter peut-être un athéisme encore plus pernicieux pour l’État), se trouvait rapprochée d’une doctrine morale intelligible à tous les hommes et seule profitable. Le Judaïsme plus récent et le Christianisme même sont faits d’interprétations de ce genre qui sont en partie très forcées, et tous les deux en vue de fins indubitablement bonnes et nécessaires pour tous les hommes. Les Mahométans savent fort bien (ainsi que le montre Reland) prêter un sens spirituel à la description de leur paradis, tout de sensualité, et les Indiens agissent exactement de même dans l’interprétation de leurs Védas, au moins pour la partie la plus éclairée de leur peuple. ― Mais si cette chose est faisable sans qu’on soit toujours obligé de fausser (wider... sehr zu verstossen) le sens littéral de la croyance populaire, c’est que, longtemps avant cette dernière, était cachée dans la raison humaine la disposition à la religion morale, et que si ses premières manifestations brutes n’eurent pour fin que de servir à l’usage du culte et, dans ce but, donnèrent lieu à ces prétendues révélations, elles ont, ce faisant, sans dessein préconçu, mis dans ces fictions elles-mêmes quelque chose du caractère de leur origine suprasensible. ― On ne peut pas, du reste, accuser de déloyauté ce genre d’interprétations, à moins, bien entendu, de nous faire dire que le sens que nous attribuons aux symboles de la croyance populaire, ou aussi aux livres sacrés, est bien celui que leurs auteurs avaient en vue de leur donner ; car on peut, en laissant cette question de côté, admettre au moins la possibilité de les comprendre ainsi. En effet, la lecture de l’Écriture sainte, la méditation sur son contenu, ont même pour unique fin de rendre les hommes meilleurs ; l’élément historique, ne servant à rien pour cela, est en soi quelque chose de pleinement indifférent que l’on peut traiter comme on veut. ― (La croyance historique est « morte en elle-même », c’est-à-dire qu’en soi, en tant qu’opinion professée [Bekenntniss] elle ne contient rien, elle ne mène à rien qui ait pour nous une valeur morale).

Donc, bien qu’un écrit soit admis comme révélation divine, le critère suprême qui le fait juger tel est que «tout écrit, qui nous vient de Dieu, est utile pour nous instruire, nous corriger, nous améliorer », etc. ; et, comme l’amélioration morale de l’homme constitue la fin propre de toute la religion rationnelle, c’est aussi cette religion qui con-tiendra le principe suprême de toute l’interprétation de l’Écriture. Elle est « l’Esprit de Dieu qui nous conduit en toute vérité ». Or c’est lui qui tout à la fois nous instruit et nous vivifie avec des principes d’actions, et toute la croyance historique que peut encore renfermer l’Écriture est entièrement ramenée par lui aux règles et aux mobiles de la croyance morale pure, seule chose qui constitue ce qu’il y a de religion véritable dans toute croyance ecclésiastique. Toute l’étude et toute l’interprétation de l’Écriture doivent partir de ce principe : chercher en elle cet Esprit ; et « l’on n’y peut trouver la vie éternelle qu’autant qu’elle est l’attestation de ce principe ».

À cet interprète de l’Écriture s’en joint un autre, mais qui lui est subordonné, je veux parler de l’exégète (Schriftgelehrte). L’autorité de l’Écriture, qui est l’instrument le plus digne et le seul aujourd’hui, dans le monde civilisé, réunissant tous les hommes dans une Église, constitue la foi ecclésiastique, qui, en tant que foi populaire, ne saurait être négligée, parce qu’une doctrine fondée sur la simple raison ne semble pas au peuple capable d’être une règle immuable et qu’il faut à ce peuple une révélation divine, par conséquent aussi une confirmation historique qui en établisse l’autorité par la déduction de son origine. Or, comme l’art humain, ni la sagesse humaine ne peuvent monter jusqu’au ciel pour y vérifier les lettres de créance attestant la mission légitime du premier Maître, mais qu’il leur faut se contenter, pour montrer que cette mission est historiquement digne de foi, des caractères que l’on peut tirer, en dehors de son contenu, du mode d’introduction de cette croyance, c’est-à-dire d’informations humaines qu’il nous faut rechercher dans les temps les plus reculés et dans des langues « anciennes » actuellement mortes ; la science de l’Écriture deviendra nécessaire pour maintenir l’autorité d’une Église fondée sur l’Écriture sainte ― je dis Église et non pas religion (car la religion, pour être universelle, doit toujours se fonder sur la simple raison) ― pourtant la seule chose que cette science établisse, c’est que l’origine de cette Église ne contient rien en soi qui rende impossible d’y voir une révélation divine immédiate ; et cela suffirait pour laisser le champ libre à ceux qui croient trouver dans cette idée une consolidation (besondere Stärkung) de leur foi morale, et qui, pour ce motif, l’acceptent volontiers. ― Or, les mêmes raisons montrent la science requise non seulement pour établir la légitimité de l’Écriture sainte, mais pour en exposer le fond. En effet, comment s’y prendraient ceux qui ne peuvent lire l’Écriture que dans des traductions pour être certains de son sens ? Aussi est-il nécessaire que l’interprète en connaisse la langue à fond, et possède en outre des connaissances historiques et une critique étendues, pour trouver dans l’état de choses, dans les mœurs et les opinions (dans la croyance populaire) de l’époque où elle parût les moyens susceptibles d’en ouvrir la compréhension à la république ecclésiastique.

Ainsi la religion de la raison et la science scripturale sont les vrais interprètes et dépositaires attitrés des livres saints. Il saute aux yeux que le bras séculier ne doit aucunement ni les empêcher de rendre publiques leurs manières de voir et leurs découvertes dans ce domaine, ni les lier à de certains dogmes de foi, car autrement ce seraient des laïques qui contraindraient les clercs à suivre leur opinion qu’ils ne tiennent pourtant que de l’enseignement des clercs. Pourvu que l’État veille à ce qu’il ne manque pas d’hommes instruits et jouissant d’une bonne réputation sous le rapport de la moralité, chargés par lui du soin d’administrer tout ce qui est d’ordre ecclésiastique, il a fait ce que comportent son devoir et sa compétence. Mais les introduire dans les écoles et se mêler à leurs disputes (qui, à la condition de ne pas se faire dans les chaires, laissent le public ecclésiastique dans une complète tranquillité), c’est ce que le public ne saurait demander sans impertinence au législateur [qui en souffrirait dans sa dignité].

Or, il y a encore un troisième prétendant aux fonctions d’interprète, qui n’a besoin ni de raison, ni de science, mais à qui un sentiment intime suffit pour connaître le sens véritable de l’Écriture en même temps que son origine divine. Évidemment, on ne peut pas nier que « celui qui suit la doctrine de l’Écriture et qui fait ce qu’elle prescrit trouvera sûrement qu’elle est de Dieu » ; il est incontestable aussi que l’attrait pour les actions bonnes et pour la droiture dans la conduite, que doit éprouver nécessairement l’homme qui la lit ou l’entend prêcher, doit fatalement le convaincre de la divinité de cette Écriture ; car un pareil attrait n’est pas autre chose que l’effet de la loi morale remplissant l’homme d’un profond respect et par là aussi méritant d’être considérée comme un commandement divin. Mais pas plus qu’on ne peut d’un sentiment quelconque conclure à la connaissance de lois, ni établir que ces lois sont morales, on ne peut découvrir, à plus forte raison, par le moyen d’un sentiment, la marque certaine d’une influence immédiate divine ; parce que le même effet peut avoir plusieurs causes et qu’il a dans ce cas pour cause la simple moralité de la loi (et de la doctrine), moralité connue par la raison, et parce que, même dans le cas où cette origine n’est que possible, c’est un devoir de la lui assigner, si l’on ne veut ouvrir entièrement la porte à toutes les extravagances et enlever même sa dignité au sentiment moral non équivoque par la parenté qu’on lui prête avec tous les autres sentiments fantastiques. ― Un sentiment, lorsque la loi qui le fait naître ou qui l’explique est d’avance connue, est une chose que tout homme ne possède que pour lui-même et qu’il ne saurait exiger des autres, ni par conséquent leur prôner comme pierre de touche de l’authenticité d’une révélation, car le sentiment n’enseigne absolument rien et ne contient que la manière dont le sujet est affecté sous le rapport de son plaisir ou de sa peine, affection sur laquelle aucune connaissance ne peut être fondée.

Ainsi, la seule règle de la foi ecclésiastique nous est fournie par l’Écriture, et les seule interprètes en sont la religion de la raison et la science scripturale (portant sur l’élément historique de l’Écriture) le premier de ces interprètes est le seul qui soit authentique et de valeur universelle ; le second n’est que doctrinal et sert à incarner la croyance ecclésiastique, pour un certain peuple et un certain temps, dans un système défini et qui se maintient fixe. Or, à ce point de vue, la foi historique, en définitive, n’est qu’une simple foi accordée aux spécialistes de l’Écriture et à leurs manières de voir, et l’on ne peut rien changer à cela ; évidemment, ce n’est pas là, pour la nature humaine, une chose dont elle puisse tirer un honneur extraordinaire, mais tout peut être réparé grâce à la liberté publique de penser dont l’intervention est d’autant plus justifiée que c’est seulement parce qu’ils soumettent leurs interprétations à l’examen de tous et qu’ils sont toujours prêts à faire bon accueil à des façons de voir meilleures, que les docteurs peuvent compter sur la confiance de l’Église à leurs décisions.


VII. — La transition graduelle qui fait passer la croyance ecclésiastique â la souveraineté de la croyance religieuse pure est l’approche du règne de Dieu.


La marque de l’Église véritable est son universalité ; et ce caractère se reconnaît à sa nécessité et à son incapacité d’avoir un autre mode de détermination. Or, la foi historique (basée sur la révélation, c’est-à-dire sur l’expérience), n’a pas de portée générale et ne peut atteindre que ceux auxquels est parvenue l’histoire sur laquelle elle s’appuie ; ainsi, du reste, que toute la connaissance empirique, elle contient, non pas la conscience que son objet doit être ainsi et non autrement, mais seulement qu’il est ainsi ; par là même elle implique aussi la conscience de sa contingence. Donc s’il se peut qu’elle suffise à la foi ecclésiastique (dont il peut y avoir plusieurs variétés), il n’y a que la foi religieuse pure, entièrement fondée sur la raison, qu’on puisse reconnaître comme nécessaire et comme étant, par conséquent, la seule qui caractérise l’Église véritable. ― Mais, bien qu’une foi historique (conformément à l’inévitable limitation de la raison humaine) affecte la religion pure comme moyen et comme véhicule, en ayant conscience de n’être que cela, et que cette foi historique, en tant que croyance d’Église, comporte un principe qui la rapproche un peu plus tous les jours de la foi religieuse pure, pour arriver à rendre inutile ce véhicule, l’Église qui s’aide de cette foi peut toujours être dite l’Église véritable ; mais comme il n’est jamais possible aux thèses de foi historique d’être à l’abri de tout conflit, on ne peut la nommer qu’Église militante, tout en ayant la perspective qu’elle finira bien par être l’Église immuable et universelle, l’union de tous, l’Église triomphante ! On appelle sanctifiante une foi qui comporte pour chaque homme en particulier, la capacité morale (la dignité) d’être éternellement heureux. La foi sanctifiante doit donc être aussi la même pour tous, et malgré la variété des croyances ecclésiastiques, elle peut se trouver dans chacune de celles où elle est pratique relativement à son but, qui est la foi religieuse pure. La foi particulière à une religion de culte est au contraire une foi d’esclave et de mercenaire (fides mercenaria, servilis), et elle ne peut pas être regardée comme sanctifiante, parce qu’elle n’est point morale. Pour qu’une foi soit sanctifiante, en effet, il est nécessaire qu’elle soit libre et qu’elle soit fondée sur de purs sentiments du cœur (fides ingenua). L’une croit être agréable à Dieu par des actes (par les exercices du culte), qui (bien que pénibles) n’ont pas cependant en soi de valeur morale et ne sont par suite autre chose que des actes imposés par la crainte ou par l’espérance et que les méchants eux-mêmes peuvent accomplir, tandis que l’autre, pour y réussir, suppose la nécessité d’une intention moralement bonne.

La croyance sanctifiante impose deux conditions à notre espoir de la félicité : l’une est relative à ce que nous ne saurions faire nous-mêmes, ― et il nous est impossible de faire que des actes accomplis par nous soient transformés légalement (aux yeux d’un divin juge) en des actes non accomplis, — l’autre a rapport à ce que nous pouvons et devons nous-mêmes accomplir, ― et nous pouvons commencer une vie nouvelle qui sera conforme à notre devoir. La première, c’est la croyance à une satisfaction (acquittement de notre dette, libération, réconciliation avec Dieu) ; la seconde, c’est la croyance à la possibilité de devenir agréables à Dieu par la [bonne] conduite que nous aurons à l’avenir. — Ces deux conditions ne constituent qu’une croyance et il est nécessaire qu’elles aillent toujours en-semble. Mais on ne peut bien voir la nécessité d’une connexion qu’en admettant qu’une des deux choses liées peut être dérivée de l’autre, et par suite que la croyance à l’absolution de nos fautes a pour effet notre bonne con-duite, selon la loi des causes efficientes au point de vue moral, ou que, selon la même loi, cette croyance est, au contraire, le résultat de l’intention sincère et agissante que nous avons de nous bien conduire toujours.

Or, il se montre ici une antinomie remarquable de la raison humaine avec elle-même, et pour la résoudre, ou du moins, si la solution en est impossible, pour l’écarter, il n’y a qu’un moyen : c’est de se demander s’il faut qu’une foi historique (d’Église) se surajoute toujours, comme élément essentiel de la croyance sanctifiante, à la foi religieuse pure, ou s’il se peut qu’étant un simple véhicule, cette foi historique arrive à se résoudre un jour, quelque lointain qu’on le suppose, dans la foi religieuse pure.

1. Si nous admettons qu’il y a eu une satisfaction donnée pour les péchés des hommes, nous concevons certes que tout pécheur soit désireux de se la rapporter, et que s’il n’avait pour cela qu’à croire (ou, ce qui revient au même, qu’à déclarer : je veux qu’elle ait aussi été donnée pour moi), nul n’hésiterait un moment. Mais on ne voit pas bien comment un homme raisonnable qui a conscience d’être fautif, pourra sérieusement admettre qu’il ait simplement à croire au message d’une satisfaction donnée pour lui et (comme disent les Juristes) à l’accepter utiliter, pour considérer sa faute comme effacée et si bien extirpée (jusque dans ses racines) qu’une bonne conduite, sans que, jusqu’à ce jour, il se soit donné la moindre peine pour y atteindre, doive immanquablement être la conséquence de cette foi et de l’acceptation du bienfait qui lui est offert. C’est une foi que nul homme sérieux ne saurait laisser naître en lui, quelque penchant qu’ait l’amour de soi à changer en espoir le simple souhait d’un bien en vue duquel on ne fait rien ou même l’on ne peut rien faire, comme si, attiré par le simple désir, ce qui est l’objet de ce bien pouvait arriver de lui-même. Le seul moyen qui permettrait à l’homme de s’aventurer jusque-là, serait de regarder cette foi elle-même comme venue céleste-ment en lui, et par suite comme une chose dont il n’a aucun compte à rendre à sa raison. Mais s’il ne le peut pas, ou s’il est encore trop sincère pour feindre une pareille confiance à titre simplement de moyen d’insinuation, malgré tout son respect pour cette satisfaction infinie, malgré tout son désir d’en être aussi le bénéficiaire, il ne pourra pas s’empêcher de la regarder seulement comme conditionnée, c’est-à-dire de penser qu’il doit, autant qu’il est en lui, améliorer sa conduite avant d’avoir le moindre motif d’espérer qu’un mérite si élevé puisse devenir son partage. ― Par conséquent, si la connaissance historique d’une satisfaction donnée, fait partie de la foi d’Église, tandis que la bonne conduite est une condition qui dépend de la foi morale pure, cette dernière foi devra précéder l’autre.

2. Mais si l’homme est foncièrement corrompu, comment peut-il se croire, par lui-même, capable, de quelque façon qu’il s’y prenne, de se transformer en homme nouveau et de devenir agréable à Dieu, s’il a conscience des fautes dont il s’est rendu jusqu’ici coupable, s’il est encore en la puissance du principe mauvais, et s’il ne trouve pas en lui la force suffisante pour mieux se conduire désormais ? S’il lui est impossible de considérer la justice, qu’il a lui-même excitée contre lui, comme apaisée par la satisfaction d’un autre, s’il ne peut point s’envisager lui-même comme régénéré, peut-on dire, par cette foi, de manière à pouvoir entreprendre une vie nouvelle, qui dans ce cas serait la conséquence de son union avec le principe du bien [sur quoi veut-il fonder son espérance de devenir un homme agréable à Dieu] ? ― Par conséquent, la foi à un mérite qui n’est pas le sien propre et par lequel il est réconcilié avec Dieu, doit précéder en lui toute aspiration à de bonnes œuvres ; ce qui est en contradiction avec la proposition précédente. Nous ne saurions aplanir ce conflit par la vue de la détermination causale de la liberté des êtres humains, c’est-à-dire par la vue des causes qui font qu’un homme devient bon ou mauvais, autrement dit spéculativement (theoretisch) ; car c’est une question qui dépasse tout le pouvoir de spéculation de notre raison. Mais pour la pratique, où l’on se demande non ce qui est physiquement premier, mais ce qui l’est moralement pour l’usage du libre arbitre, c’est-à-dire où l’on veut savoir si nous devons partir de la foi à ce que Dieu a fait en notre faveur, ou bien de ce que nous avons à faire pour devenir dignes de ses bienfaits (de quelque nature qu’ils soient), la réponse n’est pas douteuse : c’est de notre devoir que nous devons partir.

En effet, la première condition de la sanctification, c’est-à-dire la foi à une satisfaction par procurateur, ne nous est nécessaire que pour le concept théorique ; nous ne pouvons pas autrement nous rendre concevable l’effacement de nos péchés. La nécessité du second principe est pratique au contraire et purement morale ; à coup sûr l’unique moyen qui puisse nous faire espérer de nous approprier les mérites d’une satisfaction étrangère et de devenir de la sorte participants de la béatitude est de nous en rendre dignes (uns dazu… qualifizieren) par nos efforts dans l’accomplissement de tous les devoirs humains, accomplissement qui doit être l’œuvre de notre propre application et ne pas consister lui-même en une influence étrangère où nous demeurerions passifs. Puisque, en effet, c’est là un commandement inconditionné, il est aussi nécessaire que l’homme en fasse, à titre de maxime, la base de sa foi, c’est-à-dire qu’il parte de l’amélioration de sa vie comme de la condition suprême seule susceptible de l’amener à une croyance sanctifiante.

La foi d’Église étant une foi historique commence avec raison par le premier principe ; mais comme elle n’est que le véhicule de la foi religieuse pure (où se trouve la fin à proprement parler), il faut que ce qui, dans cette dernière, en tant que croyance pratique, joue le rôle de condition, la maxime de l’action, constitue le point de départ, et que la maxime de la science ou de la croyance spéculative (theoretischen Glaubens) se borne à confirmer et à couronner la première.

On peut là-dessus remarquer encore que le premier principe fait de la foi (à une satisfaction par procurateur) un devoir pour l’homme, tandis qu’il lui attribuerait comme une grâce la croyance à la bonne conduite, — œuvre d’une influence supérieure. — D’après le second principe, c’est le contraire. Pour lui c’est la bonne conduite, condition suprême de la grâce, qui est un devoir inconditionné, tandis que la satisfaction d’en haut est simplement une affaire de grâce. — Au premier principe on reproche (souvent non sans raison) d’ouvrir la porte à la superstition dévote qui sait allier à la religion une vie coupable ; au second, de favoriser l’impiété naturaliste qui joint une conduite par ailleurs peut-être tout exemplaire, à l’indifférence ou même à l’hostilité vis-à-vis de toute révélation. ― Mais c’est là trancher la difficulté (par une maxime pratique) au lieu de la résoudre (spéculativement), chose d’ailleurs permise incontestablement en matière de religion. — Les remarques suivantes peuvent cependant servir à calmer ces exigences théoriques. — La foi vive dans le modèle de l’humanité agréable à Dieu (la foi dans le Fils de Dieu) se rapporte, en soi-même, à une idée morale de la raison, en tant que cette idée nous sert non seulement de règle, mais encore de mobile, et, par conséquent, c’est tout un de prendre pour point de départ cette foi qui est rationnelle, ou le principe de la bonne conduite. Au contraire, la foi en ce même modèle dans le monde phénoménal (la foi en l’Homme-Dieu), étant une foi empirique (historique), ne se confond pas avec le principe de la bonne conduite (principe qui doit être tout à fait rationnel), et ce serait tout autre chose que de vouloir prendre cette croyance[10] comme point de départ et en dériver la bonne conduite. Il y aurait alors une contradiction entre les deux thèses sus-énoncées. Seulement, dans l’apparition phénoménale de l’Homme-Dieu, ce qui constitue, à vrai dire, l’objet de la foi sanctifiante, ce n’est pas ce qui est accessible à nos sens, ni ce que nous pouvons connaître de lui par l’expérience, mais bien le modèle idéal déposé dans notre raison et que nous donnons pour support à cette personne phénoménale (parce que, autant qu’on peut en juger d’après son exemple, elle est trouvée conforme à ce modèle), et cette foi est ainsi identique avec le principe d’une con-duite agréable à Dieu. ― On n’a donc pas ici deux principes en soi différents et qui nous conduiraient chacun dans une voie opposée à celle de l’autre, mais une seule et même idée pratique qui nous sert de point de départ, d’abord en tant qu’elle nous représente le modèle idéal comme existant en Dieu et procédant de Dieu, ensuite en tant qu’elle nous le représente comme existant en nous, mais chaque fois parce qu’elle nous le représente comme la règle de notre conduite ; et l’antinomie n’est donc qu’apparente, puisque c’est seulement par un malentendu que la même idée pratique, envisagée sous différents rapports, est regardée comme deux principes distincts. ― Mais si l’on voulait faire de la foi historique à la réalité d’un Homme-Dieu qui s’est manifesté au monde la condition de l’unique foi sanctifiante, il y aurait alors incontestablement deux principes tout différents (l’un empirique, l’autre rationner et sur ces principes se grefferait, que l’on dût partir de l’un ou de l’autre, un conflit véritable des maximes, sans qu’aucune raison pût jamais l’aplanir. ― La proposition : il faut croire qu’il a existé autrefois un homme dont la sainteté et dont les mérites ont été si grands qu’il a satisfait à la fois pour lui et pour tous les autres (accomplissant tout son devoir et suppléant aux manquements relatifs à notre devoir), — chose dont la raison ne nous dit rien, — pour espérer qu’il nous est possible à nous-mêmes, en nous conduisant bien, d’être sanctifiés, mais seulement en vertu de cette croyance ; cette proposition énonce tout autre chose que la suivante : il faut s’appliquer de toutes ses forces à faire naître en soi la sainte intention d’une vie agréable à Dieu, afin de pouvoir croire que l’amour qu’Il a pour l’humanité (amour dont la raison nous assure déjà), si cette humanité s’efforce de tout son pouvoir d’exécuter les volontés divines, suppléera, par égard pour la bonne intention, aux imperfections du fait, de quelque manière que ce puisse être. ― Le principe empirique n’est pas à la discrétion de tout homme [même de l’ignorant]. L’histoire nous montre que cette lutte entre deux principes de foi a existé dans toutes les formes de religion ; toutes les religions ont en, en effet, des expiations, quelles qu’elles fussent. Mais la disposition morale inhérente à chacun des hommes ne manquait pas, de son côté, de faire entendre ses réclamations. Cependant, de tout temps, les prêtres se sont plaints pins que les moralistes ; les premiers tonnaient à grands cris (en sommant les autorités de remédier au désordre) contre l’abandon du culte divin établi pour réconcilier le peuple avec le ciel et détourner les calamités de l’État, . tandis que les seconds déploraient le déclin des mœurs qu’ils attribuaient grandement aux moyens que les prêtres employaient pour purifier !es hommes du péché et qui permettaient à chacun de se réconcilier aisément avec la divinité malgré les plus grossiers des vices. Effectivement, dès que l’on admet que l’on a sous la main un fonds inépuisable servant à racheter les fautes commises ou même à commettre, et que l’on n’a qu’à y puiser pour acquitter ses dettes (ce que, malgré toutes les protestations de la conscience morale, on ne sera sans doute que trop pressé de faire), tandis qu’on peut s’abstenir de prendre le ferme propos de se bien conduire jusqu’à ce qu’on se soit au moins remis à flot, on ne peut guère alors concevoir d’autres conséquences de cette foi. ― Et dans le cas où cette croyance elle-même nous serait, en outre, représentée comme ayant une force si particulière et une telle influence mystique (ou magique) que, tout en ne devant, autant que nous sachions, être regardée que comme historique, elle soit cependant capable, dès qu’on s’y attache et qu’on a les sentiments qu’elle comporte, d’améliorer foncièrement tout l’homme (de faire de lui un homme nouveau), il faudrait que cette croyance fût considérée elle-même comme un don qui nous vient immédiatement du ciel (avec et par la croyance historique), et tout se ramène dès lors, en définitive, même la constitution morale de l’homme, à un décret arbitraire (unbedingten Ratschluss) de Dieu : « il a pitié de qui il veut, et il endurcit qui il veut [11] », parole qui, prise à la lettre, est le salto mortale de la raison humaine.

C’est donc une conséquence nécessaire de nos dispositions physiques et aussi des dispositions morales qui sont en nous et qui servent à la fois de base et d’interprète à toute religion, que la religion se dégage enfin de tous ses principes empiriques de détermination, de tous ses statuts à base historique groupant les hommes provisoirement, au moyen d’une foi d’Église, en vue des développements du bien, et que la religion pure de la raison arrive seule à dominer ainsi toutes les autres religions « afin que Dieu soit tout dans tout ». — Les enveloppes dans lesquelles l’embryon a pris forme humaine doivent être écartées pour qu’il puisse venir au jour. Les lisières des traditions sacrées, les statuts et les observances, qui les complètent — choses qui ont rendu des services en leur temps — deviennent petit à petit inutiles et finissent par être des chaînes, quand l’homme n’est plus un enfant. Aussi longtemps qu’« il a été enfant, » l’homme (le genre humain) « a été prudent comme un enfant » et a su rattacher à des dogmes, qui lui avaient été imposés sans son aveu, une science et même une philosophie mises au service de l’Église ; « mais devenu homme il dépouille ce qui tient à l’enfance ». La différence humiliante entre les laïques et les clercs disparaît enfin, et l’égalité naît de la véritable liberté, mais sans anarchie cependant, car chacun obéit à la loi (non statutaire) qu’il se trace, il est vrai, lui-même, mais qu’il doit aussi regarder comme la volonté du souverain du monde que lui révèle sa raison et qui groupe invisiblement, sous un gouvernement commun, tous les hommes dans un État dont l’Église visible était auparavant la maigre représentation et l’esquisse préparatoire. — Cette transformation, il ne faut point l’attendre d’une révolution [extérieure], pleine de tumulte et de violence, et qui est grandement soumise au hasard des circonstances dans son action ; les défauts qui se trouveraient dans l’ordre nouveau établi par elle, seraient, quoique à regret, maintenus des siècles durant, parce qu’on ne pourrait plus y porter remède ou, du moins, parce qu’il serait impossible de les modifier autrement que par une nouvelle révolution (toujours dangereuse). ― Dans le principe de la religion rationnelle pure, révélation divine (quoique non empirique) faite continuellement à tous les hommes, doit se trouver le fondement de ce passage à un nouvel ordre de choses, et ce progrès, une fois résolu après mûre réflexion, est réalisé peu à peu par des réformes progressives, dans la mesure où il doit être une œuvre humaine ; car pour ce qui est des révolutions, qui peuvent le rendre plus brusque, elles sont abandonnées à la Providence, et l’on ne saurait sans nuire à la liberté, les amener suivant un plan.

Mais on peut dire avec raison « que le règne de Dieu est arrivé sur nous », alors même que le principe du passage progressif de la foi d’Église à la religion rationnelle universelle, et par suite à un état moral (divin) sur la terre, se borne à avoir pris racine publiquement partout ou même en un endroit, quoique l’avènement réel d’un pareil règne se trouve encore indéfiniment éloigné de nous. Car, puisque ce principe contient le fondement d’un progrès continu vers cette perfection, en lui, comme dans un germe vivant qui se développe et se multiplie dans la suite par la semence, se trouve contenu (de manière invisible) le Tout qui doit un jour éclairer et régir le monde. Quant au vrai et au bien, que tout homme, en vertu de sa disposition native, tend à connaître et à aimer, ils ne manquent pas, devenus publics, de se communiquer universellement, grâce à l’affinité naturelle qu’ils ont avec la disposition morale de tous les êtres raisonnables. Les entraves que des causes politico-civiles peuvent mettre de temps à autre à leur propagation, au lieu de les gêner, servent plutôt à rendre plus intime l’union des âmes en vue du bien (qui, une fois saisi par l’homme, reste toujours l’objet de ses pensées)[12].

Tel est donc le travail inaperçu de nous, mais toujours progressif, que fait le bon principe pour se constituer dans le genre humain, république soumise aux lois de la vertu, une puissance et un empire attestant sa victoire sur le mal et assurant au monde, sous sa domination, une paix éternelle.


DEUXIÈME SECTION

REPRÉSENTATION HISTORIQUE DE LA FONDATION PROGRESSIVE DE LA DOMINATION DU BON PRINCIPE SUR LA TERRE.


On ne peut exiger de la religion sur la terre (au sens le plus strict de ce mot) aucune histoire universelle portant sur tout le genre humain ; car, en tant que fondée sur la foi morale pure, elle n’est pas un état public et chacun ne saurait avoir que la conscience particulière de ses progrès dans cette foi. La croyance d’Église est, par suite, la seule dont il soit possible d’attendre un exposé général historique donné par la comparaison de cette croyance aux formes diverses et changeantes avec la foi religieuse pure toujours unique et immuable. À partir du moment où la foi ecclésiastique reconnaît officiellement qu’elle dépend des conditions limitatives de la croyance religieuse et qu’elle doit s’accorder avec elle, l’Église universelle commence à revêtir la forme d’un État moral gouverné par Dieu et à se rapprocher sans cesse, d’après un principe bien établi, perpétuellement identique pour tous, de la réalisation complète de cet état. ― Il est à supposer d’avance qu’une pareille histoire sera simplement le récit de la lutte continuelle qui se livre entre les croyances de la religion cultuelle et de la religion morale, l’homme étant constamment enclin à placer plus haut la première, en tant que croyance historique, alors que la dernière n’a jamais renoncé au droit à la prééminence qui lui revient, en tant que seule croyance réformatrice (seelenbesserndem), et finira certainement par l’affirmer.

Le seul moyen pour cette histoire d’avoir de l’unité, c’est d’être circonscrite à cette partie de l’espèce humaine chez laquelle actuellement la disposition à l’unité de l’Église universelle se trouve déjà amenée près de son développement, puisqu’elle a tout au moins déjà publiquement posé la question de la différence entre la croyance historique et la croyance rationnelle et attribué à la décision de ce point la plus grande importance morale ; car l’histoire des 《 dogmes professés par 》[13] différents peuples, que ne relie entre eux aucune foi commune, ne saurait procurer à l’Église de l’unité. Or on ne peut pas mettre au compte de cette unité le fait que dans un même peuple a pris naissance, à un moment donné une certaine foi nouvelle notablement distincte de celle qui régnait avant, quand même la foi précédente eût contenu les causes occasionnelles de cette production nouvelle. Car il doit y avoir unité de principe pour que l’on puisse rapporter les différentes sortes de croyances qui se sont succédé entre elles aux modifications d’une Église toujours la même, Église dont l’histoire est proprement ce qui maintenant nous occupe.

Il n’y a qu’une histoire qui réponde à ces exigences c’est celle de l’Église qui, dès ses débuts, porte en elle le germe et les principes de l’unité objective de la croyance religieuse véritable et universelle. ― On voit de prime abord que la foi judaïque n’a pas de rapport essentiel avec cette foi ecclésiastique dont nous voulons considérer l’histoire, c’est-à-dire n’offre avec elle aucune unité suivant des concepts, bien que le Judaïsme ait immédiatement précédé l’Église chrétienne et ait été l’occasion matérielle de sa fondation.

La croyance juive n’est autre chose, dans son institution originaire, qu’un ensemble de lois simplement statutaires sur lequel se basait une constitution civile ; les compléments moraux qui alors même ou dans la suite lui furent ajoutés ne font point partie en effet, c’est une chose incontestable, du Judaïsme comme tel. En vérité le Judaïsme n’est point une religion ; on n’y peut voir que l’association d’un certain nombre d’hommes, qui, appartenant à une race particulière, avaient constitué non une Église, mais un État régi par de simples lois politiques ; cet État devait être même purement temporel, de sorte que, si le revers des temps parvenait à le morceler, il demeurât toujours au Judaïsme cette foi politique (qui lui appartient essentiellement) qu’un jour on en verrait le rétablissement (lors de la venue du Messie). La théocratie qui est à la base de cette constitution politique (sous la forme visible d’une aristocratie de prêtres ou de chefs qui disaient recevoir immédiatement de Dieu leurs instructions), ni par suite le nom de Dieu qui, en réalité, n’est ici honoré que comme un régent temporel qui n’a ni la prétention de régner sur les consciences, ni celle d’avoir de la conscience, ne sauraient la changer en constitution religieuse. La preuve qu’elle n’a pas dû être quelque chose de tel est de la plus grande évidence. Premièrement, toutes les prescriptions sont de telle nature qu’une constitution politique peut, elle aussi, les conserver et les imposer comme lois de contrainte, puisqu’elles sont relatives exclusivement à des actions extérieures, et bien que les dix commandements, même sans le secours d’une promulgation, aient déjà, en tant que moraux, leur valeur devant la raison, cette législation n’exige pas qu’on joigne à leur observation l’intention morale (dont le Christianisme fera plus Lard l’œuvre essentielle), mais ne vise tout simplement que l’observation extérieure. C’est là d’ailleurs ce que met en lumière l’observation qui suit. Deuxièmement, toutes les conséquences de l’accomplissement ou de la transgression de ces commandements, toutes les récompenses et tous les châtiments n’étaient que d’ordre temporel, chacun pouvant sur cette terre recevoir le prix de ses œuvres, et ne répondaient pas à des concepts moraux, puisque la postérité, elle aussi, devait avoir sa part de faveurs ou de peines pour des faits ou pour des méfaits auxquels elle n’avait pris aucune part active, ce qui sans aucun doute, dans une constitution politique, est un moyen prudent de se concilier l’obéissance, mais serait contraire à toute équité dans une constitution morale. Comme sans la croyance à une vie future on ne peut concevoir aucune religion, le Judaïsme, en tant que tel, pris dans sa pureté, ne contient donc pas de foi religieuse. C’est ce qui sera confirmé par l’observation suivante. Il est difficile, en effet, de douter que les Juifs, comme les autres peuples, même les plus grossiers, n’aient eu une croyance à une vie future, par conséquent un ciel et un enfer, car cette croyance, en vertu de la disposition morale universelle dans la nature humaine, s’impose d’elle-même à tous. C’est donc sûrement à dessein que le législateur de ce peuple, bien qu’on nous le représente comme Dieu même, n’a pas voulu tenir le moindre compte de la vie future, ce qui montre bien que son intention n’était que de fonder un État politique et non pas un État moral ; quant à parler, dans cet État, de récompenses et de châtiments qui ne sauraient être visibles au cours de cette vie, c’eût été là, par hypothèse, un procédé tout à fait inconséquent et très maladroit. Dans la suite, les Juifs, on ne peut en douter, se sont fait, chacun pour lui-même, une certaine foi religieuse qu’ils mêlaient aux articles de leur foi statutaire, mais cette croyance supplémentaire n’a jamais, toutefois, fait partie intégrante de la législation du Judaïsme. Troisièmement, le Judaïsme, au lieu d’être une époque du développement de l’Église universelle ou d’avoir lui-même, en son temps, constitué l’Église universelle, excluait au contraire de sa communauté toute l’espèce humaine, se considérant comme un peuple particulièrement élu de Jéhovah et ennemi de tous les autres peuples, par suite en butte aux hostilités de Chacun. Au reste, il ne faut point surfaire l’honneur qui revient à ce peuple de s’être donné pour souverain maître un Dieu unique qu’aucune image visible ne saurait représenter. Car la doctrine religieuse de la plupart des autres peuples se trouve avoir le même objet (darauf gleichfalls hinausging) et ne devient suspecte de polythéisme que par la vénération de certaines puissances divines, dieux secondaires subordonnés à ce Maître absolu. En effet, un Dieu qui veut simplement l’obéissance à des commandements qui ne requièrent point une amélioration de l’intention morale, n’est pas à proprement parler l’Être moral dont le concept est nécessaire pour une religion. Cette religion se trouve-rait plutôt dans une croyance à de nombreux êtres invisibles et puissants, — en admettant qu’un peuple les conçût de telle manière que, malgré la diversité de leurs départements, ils s’accordent tous cependant à ne placer leur complaisance qu’en ceux qui s’attachent de tout leur cœur à la vertu, — que dans la croyance à un Être unique, mais qui ferait du culte mécanique la principale affaire.

Nous ne pouvons donc faire commencer l’histoire universelle de l’Église, en tant qu’elle doit former un système, qu’à l’origine du Christianisme lequel, étant un abandon complet du Judaïsme où il a pris naissance, et se fondant sur un principe entièrement nouveau, effectua dans les croyances une révolution totale. La peine que se donnent les docteurs du Christianisme, ou celle qu’ils ont pu se donner au début, pour établir un lien entre ces deux croyances, en déclarant que la nouvelle foi est simplement la suite de l’ancienne qui contenait, sous forme de symboles, tous les événements de la première, nous montre clairement qu’ils ne voient, ou ne voyaient là que le moyen le plus habile d’introduire une religion morale pure à la place d’un culte ancien, auquel le peuple était trop fortement habitué, sans toutefois heurter de front les préjugés. La suppression subséquente de la marque distinctive corporelle qui servait à mettre ce peuple entièrement à part de tous les autres nous permet déjà de juger que la nouvelle foi, n’étant pas plus liée aux statuts de l’ancienne qu’à des statuts quelconques, devait renfermer une religion valable, non pour un seul peuple, mais pour l’univers tout entier.

Donc c’est du Judaïsme, non du Judaïsme patriarcal, sans mélange et portant sur une constitution politique (d’ailleurs fort ébranlée déjà), mais du Judaïsme où déjà se mêlait une foi religieuse grâce à des doctrines morales qui insensible-ment y étaient devenues publiques, à une époque où, dans ce peuple au reste ignorant, s’était déjà glissée beaucoup de sagesse étrangère (grecque), sagesse qui, sans doute, contribua aussi à faire naître en lui des concepts de vertu et à le préparer à des révolutions appelées par l’écrasant fardeau de sa foi dogmatique, quand l’occasion s’en présenta grâce à l’amoindrissement du pouvoir des prêtres résultant de leur soumission à la domination d’un peuple qui regardait avec indifférence toutes les croyances des autres peuples, ― c’est de ce Judaïsme que s’éleva donc tout à coup, mais non sans avoir été préparé, le Christianisme. Le Maître de l’Évangile s’annonça comme un envoyé du ciel et se révéla digne d’une telle mission en déclarant nulle par elle-même la foi servile (toute en jours consacrés au culte, en professions de foi, en rites) et en proclamant que la foi morale, la seule qui rende les hommes saints « comme est saint leur Père qui est au ciel » et dont la pureté se prouve par la bonne conduite, est l’unique foi sanctifiante. Et après que, par ses leçons, par ses souffrances et par sa mort imméritée et en même temps méritoire[14] il eut donné dans sa personne un exemple conforme au type de l’humanité seule agréable à Dieu, il est représenté comme étant retourné au ciel, d’où il était venu, laissant ses volontés dernière énoncées (peut-on élire comme en un testament), bien que, sous le rapport de la force du souvenir lié à son mérite, à son enseignement ainsi qu’à son exemple, il ait pourtant pu dire qu’(Idéal de l’humanité agréable à Dieu) « il reste néanmoins avec ses disciples jusqu’à la consommation des siècles ». — À cet enseignement qui aurait eu besoin d’être confirmé par des miracles, si l’on avait, en quelque façon, eu affaire à une croyance historique à cause de la naissance et du rang peut-être supra-terrestre de la personne qui nous l’apporta, mais qui regardé simplement comme relevant de la foi morale réformatrice (seelenbessernden) peut se passer d’une telle démonstration par rapport à sa vérité, sont encore ajoutés, dans un livre sacré, des miracles et des mystères dont la divulgation est elle-même un miracle et qui requièrent une foi historique dont seule l’exégèse (Gelehrsamkeit) peut vérifier la valeur et assurer l’importance et le sens.

Mais toute croyance qui, en tant que croyance historique, se fonde sur des livres doit avoir comme garantie un public éclairé, au milieu duquel il lui soit possible d’être censément contrôlée par des auteurs contemporains échappant au soupçon de toute connivence avec ses premiers propagateurs et se trouvant sans interruption bien d’accord avec les auteurs actuels. La foi rationnelle pure ne réclame pas au contraire une pareille vérification, mais se démontre d’elle-même. Or, quand s’effectua cette révolution, il existait déjà, dans le peuple qui exerçait sa domination sur les Juifs et qui avait, d’ailleurs, en ces contrées conquises de nombreux citoyens (dans le peuple romain), un public éclairé qui, par une série ininterrompue d’écrivains, nous a transmis l’histoire des faits contemporains ayant rapport à l’ordre politique ; au reste, quelque indifférent que pût être ce peuple à l’égard des croyances religieuses de ses sujets autres que les Romains, il n’était cependant nullement incrédule à l’endroit des miracles qui se seraient publiquement accomplis parmi eux ; or ses auteurs contemporains ne font mention ni des miracles, ni de la révolution, publique elle aussi, que ces miracles opérèrent (au point de vue de la religion) dans ce peuple soumis à la domination de Rome. Ce ne fut que tardivement, après plusieurs générations, qu’ils essayèrent de se rendre compte de la nature de ce changement de croyance qui, jusqu’à ce moment, leur avait échappé (bien qu’il ne se fût pas accompli sans des commotions publiques), mais sans s’occuper de faire l’histoire des premiers débuts de ce changement et de la rechercher dans leurs propres annales. De ces débuts jusqu’à l’époque où le Christianisme se fut constitué un public éclairé, son histoire est par suite obscure, et nous ne savons pas quelle influence eut sa doctrine sur la moralité de ses adeptes, si les premiers Chrétiens furent réellement des hommes moralement meilleurs ou bien des gens d’une trempe ordinaire. Mais depuis le moment où le Christianisme est devenu lui-même un public éclairé, ou du moins un fait général (oder doch in das allgemeine eintrat), son histoire, sous le rapport de l’effet bienfaisant qu’on est en droit d’attendre d’une religion morale, ne lui sert nullement de recommandation. On peut y voir comment les extravagances mystiques de la vie des ermites et de la vie des moines et l’exaltation de la sainteté du célibat rendirent un grand nombre d’hommes inutiles au monde, comment de prétendus miracles liés à ces folies enchaînèrent le peuple avec des liens pesants dans la superstition aveugle ; comment, sous une hiérarchie s’imposant à des hommes libres, la terrible voix de l’orthodoxie s’exprima par l’organe d’interprètes de l’Écriture, qui se prétendaient audacieusement les seuls autorisés, et divisa la chrétienté en des partis exaspérés à cause d’opinions ayant trait à la foi (où, si l’on a recours à la raison pure comme interprète, il est tout à fait impossible d’obtenir l’accord unanime) ; comment, en Orient, où l’État s’occupa lui-même ridiculement des règles de la foi et des dissensions cléricales, au lieu de maintenir les prêtres dans les strictes limites d’un corps purement enseignant (limites dont ils sont toujours disposés à sortir pour se transformer en corps dirigeant), comment, dis-je, cet État-là devait inévitablement devenir la proie d’ennemis extérieurs qui, en définitive, mirent fin à une croyance dominante ; comment, en Occident, où la foi a dressé son véritable trône, indépendant des pouvoirs temporels, un prétendu représentant de Dieu a ébranlé et rendu sans force l’ordre civil ainsi que les sciences (qui en sont le soutien) ; comment les deux parties de la chrétienté, ainsi que les plantes et les bêtes qui, malades et tout grès de leur dissolution, attirent des insectes rongeurs dont le rôle est de la parfaire, subirent l’invasion des barbares ; comment, en Occident, le chef spirituel gouverna les rois comme des enfants en les frappant avec la baguette magique de son excommunication toujours levée, les porta à des guerres lointaines (aux croisades) entre prises pour dépeupler une partie du monde, les excita à se combattre entre eux, souleva les sujets contre l’autorité des princes, et insuffla dans l’âme des fidèles la haine sanguinaire qu’ils ont montrée contre d’autres adeptes, pensant autrement qu’eux, d’un seul et même Christianisme proclamé universel ; comment ces dissensions que seul l’intérêt politique empêche, même de nos jours, d’éclater avec violence, ont leur source cachée dans le principe d’une foi ecclésiastique s’imposant despotiquement et laissent toujours craindre de semblables excès ; ― et cette histoire du Christianisme (qui, puisque son objet est une croyance historique, ne pouvait pas se trouver différente), vue d’en-semble, comme un tableau, pourrait justifier cette exclamation du poète :

Tantum religio potuit suadere malorum ! (Lucrèce.)

si l’institution du Christianisme ne faisait pas toujours assez clairement ressortir que son premier et son véritable objectif était simplement d’introduire une foi religieuse pure, où il ne saurait y avoir d’opinions contradictoires, et que tout ce tumulte, dont le genre humain a souffert et qui le tient encore divisé, provient uniquement d’un mauvais penchant, propre à la nature humaine, qui lui fait transformer ce qui devait servir, dans les premiers temps, à l’introduction de cette foi pure — c’est-à-dire gagner à cette foi nouvelle la nation habituée à l’ancienne foi historique — en fondements définitifs d’une religion universelle.

Si l’on demande : quelle est la meilleure époque de toutes celles que, jusqu’à nos jours, comprend l’histoire de l’Église, je réponds sans hésitation : c’est l’époque actuelle, parce qu’on n’a qu’à laisser se développer librement de plus en plus le germe de la vraie foi religieuse, tel qu’il a été de nos jours déposé dans la chrétienté par quelques esprits seulement, mais publiquement toutefois, pour que se réalise un progrès continu vers cette Église qui réunira tous les hommes à jamais et qui est la représentation visible (le schème) d’un règne invisible de Dieu sur la terre. ― La raison qui s’est dégagée, en ce qui regarde les choses qui doivent être en elles-mêmes (ihrer Natur nach) morales et moralisantes, du joug d’une croyance constamment exposée aux caprices des interprètes (der Willkühr der Ausleger), s’est imposé, dans tous les pays de l’Europe, deux principes admis universellement par les véritables hommes de religion (bien qu’ils ne le soient point publiquement partout). Le premier est celui d’une juste mesure dans les jugements qui s’appliquent à tout ce qu’on nomme révélation ; il consiste à dire qu’étant donnée l’impossibilité où nous sommes de refuser à un livre dont le contenu moral est purement divin la possibilité d’être considéré réellement aussi (dans ce qu’il contient d’historique) comme une révélation divine, lorsque nous savons, d’autre part, que l’union des hommes en une religion ne peut ni s’effectuer comme il faut, ni être rendue permanente, sans un livre sacré et sans une foi ecclésiastique ayant à sa base ce livre ; qu’étant donné en outre l’état actuel de l’esprit humain qui rend difficile à tout homme d’attendre une révélation nouvelle introduite par des miracles, − le plus raisonnable et le plus juste, c’est de nous en tenir à ce livre, puisqu’il est là, de le prendre pour base de l’enseignement ecclésiastique, de ne point en affaiblir la valeur par des attaques inutiles ou malignes, sans du reste imposer à personne la foi en ce livre comme condition dit salut. Le second principe consiste à vouloir que l’histoire sainte ― puisqu’elle n’a pas d’autre rôle que d’être utile à la foi chrétienne et que, par elle seule, elle ne peut ni ne doit exercer absolument aucune influence sur l’adoption de maximes morales, n’étant donnée à la foi ecclésiastique que pour servir à la représentation vivante de son véritable objet (la vertu aspirant à la sainteté) ― soit toujours enseignée et expliquée comme ayant pour but des visées morales et qu’à ce propos l’on insiste soigneusement et à plusieurs reprises (le commun des hommes ayant en eux un irrésistible penchant qui les porte à la foi passive)[15] sur cette idée que la vraie religion n’est pas de connaître ou de professer ce que Dieu fait ou a fait pour notre sanctification, mais d’accomplir ce que nous devons faire pour nous en rendre dignes ; et ce ne peut jamais être que quelque chose ayant en soi une valeur indubitable et absolue, pouvant seul, par suite, nous rendre agréables à Dieu, quelque chose enfin dont tout homme peut reconnaître la nécessité avec une certitude parfaite sans nulle science de l’Écriture. ― C’est donc un devoir pour les gouvernants de ne pas entraver la diffusion de ces principes ; par contre, ceux-là se hasardent bien, engageant ainsi lourdement leur propre responsabilité, qui empiètent en ce point sur les voies de la providence divine et, pour complaire à certaines doctrines ecclésiastiques historiques n’ayant pour elles tout au plus qu’une vraisemblance que seuls peuvent démêler des savants, exercent une pression[16] sur la conscience de leurs sujets (die Gewissenhaftigkeit der Unterthanen… in Versuchung bringen) en leur offrant ou en leur refusant certains avantages sociaux ordinairement départis à tous, ce qui, sans mettre en compte l’atteinte ainsi portée à une liberté sacrée en pareil cas, peut difficilement procurer à l’État de bons citoyens. Qui d’entre ceux qui s’offrent pour entraver le libre développement des dispositions divines ayant en vue l’amélioration du monde ou d’entre ceux qui proposent d’y faire obstacle, consentirait après avoir pris conseil de sa conscience, à répondre de tout le mal qui peut résulter de ces entreprises violentes capables d’arrêter peut-être pour longtemps le progrès dans le bien à quoi vise la Providence et même de le faire retourner en arrière, bien que nulle puissance et nulle institution humaines ne soient en état de le supprimer jamais tout à fait.

Le royaume des cieux est enfin, pour ce qui regarde la direction de la Providence, représenté dans cette histoire non seulement en train de s’approcher, certes fort lentement à certaines époques, quoique toujours sans arrêt cependant, mais encore en train de faire son entrée. Il est vrai qu’on peut expliquer comme une représentation symbolique ayant uniquement pour but de donner plus de force à notre espérance, à notre courage et à nos aspirations vers ce règne, la prophétie qui (dans l’Apocalypse, comme en des livres sibyllins) vient s’ajouter à ce récit historique, pour nous peindre l’achèvement de ce grand changement du monde sous la forme d’un règne visible de Dieu sur la terre (royaume gouverné par le représentant, le lieutenant de Dieu, descendu de nouveau du ciel), pour nous peindre aussi la félicité dont on jouira sur la terre après que le Seigneur aura mis à part et chassé les rebelles, qui essaieront encore une fois de lui résister, ainsi que le complet anéantissement de ces révoltés et de leur chef, de sorte que la fin du monde est la conclusion de l’histoire. Le Maître évangélique n’a montré à ses disciples que le côté moral, magnifique et sublime du règne de Dieu sur la terre, c’est-à-dire la dignité qu’il y a à faire partie, comme citoyens, d’un État divin ; et il leur a donné les indications nécessaires sur ce qu’ils devaient faire non seulement pour arriver eux-mêmes à ce royaume, mais encore pour s’y réunir avec d’autres hommes animés des mêmes sentiments et, si c’est possible, avec tout le genre humain. Quant au bonheur, qui est l’autre partie des vœux que forment inévitablement les hommes, il les avertissait de ne pas y compter dans cette vie terrestre. Il les préparait, par contre, à s’attendre aux plus grandes tribulations ainsi qu’aux plus grands sacrifices, ajoutant toutefois (parce qu’un entier renoncement à l’élément physique du bonheur ne saurait être demandé à un homme, tant qu’il existe) : « Réjouissez-vous et consolez-vous, tout cela vous sera payé au centuple au ciel. » Or, le complément ajouté, comme il a été dit, à l’histoire de l’Église, complément qui a pour objet la destinée future et dernière de cette Église, nous la représente enfin comme triomphante, c’est-à-dire comme ayant vaincu tous les obstacles et comme couronnée de bonheur même sur la terre. ― La séparation des bons d’avec les méchants, qui, tant que l’Église s’avance vers sa perfection, n’aurait pas été compatible avec la fin par elle poursuivie (puisque le mélange des uns aux autres était nécessaire précisément soit pour servir à mettre la vertu des bons à l’épreuve, soit pour retirer les méchants du mal par l’exemple des gens de bien), nous est représentée comme l’ultime conséquence de la fondation complète de l’État divin ; à cela vient encore s’ajouter la dernière preuve de la stabilité de cet État, regardé comme une puissance, je veux dire sa victoire sur les ennemis extérieurs, qui eux aussi sont pareillement regardés comme étant membres d’un État (l’État infernal), victoire qui met fin à toute la vie d’ici-bas, puisque « le dernier ennemi (des hommes de bien), la mort, est vaincu » et que, des deux côtés, pour le salut des uns et pour la damnation des autres, commence l’ immortalité, puisque la forme même d’une Église cesse d’exister, du fait que le lieutenant de Dieu sur la terre avec tous les humains qu’il a élevés jusqu’à lui, en qualité de citoyens célestes, forment une seule classe, et puisque Dieu est ainsi tout dans tout[17].

Cette représentation du monde à venir, qui nous est donnée sous la forme d’une narration historique, sans être elle-même une histoire, est un bel idéal de l’univers converti enfin tout entier à la moralité, ainsi que le prévoit la foi, grâce à l’introduction de la vraie religion universelle, d’une période morale arrivée à sa perfection, non pas à la perfection empirique que nous pourrions embrasser d’un coup d’œil (absehen), mais à la perfection que nous devons toujours avoir devant les yeux (hinaussehen) dans notre marche continue et dans nos progrès vers le plus grand bien réalisable sur la terre, c’est-à-dire vers le plus grand bien que nous puissions travailler à atteindre (et il n’y a ici rien de mystique, tout cela naturellement se rapportant à la façon morale). L’apparition de l’Antéchrist, le millénarisme, la prédiction de la fin du monde imminente peuvent avoir aux yeux de la raison un sens symbolique excellent ; et l’idée de la fin du monde considérée comme un événement impossible à prévoir d’avance (la fin de la vie, par exemple, qu’elle soit proche ou éloignée), exprime fort bien la nécessité qui s’impose à tous de s’y tenir prêts constamment, mais elle exprime en fait (si l’on attribue un sens intellectuel à ce symbole) la nécessité où nous sommes de nous regarder constamment et effectivement comme des citoyens élus d’un État divin (d’un État moral). « Quand donc arrivera le royaume de Dieu ? » ― « Le royaume de Dieu ne se présente pas sous une forme visible. On ne peut jamais dire : il est ici ou là. Car voyez, le royaume de Dieu est au dedans de vous ! » (Lue, 17, 21, et 22)[18].


Remarque générale


Dans toutes les croyances, quelle qu’en soit l’espèce, relatives à la religion, quand il veut étudier leur nature intrinsèque, l’esprit se heurte immanquablement au mystère, à quelque chose de saint que chacun, pris à part, peut sans doute connaître, mais non point publier (was zwar von jedem einzelnen gekannt, aber doch nicht öffentlich bekannt), c’est-à-dire qui n’est pas universellement communicable. — En tant que saint, le mystère doit être une chose morale et par suite un objet du domaine de la raison que nous puissions connaître [intérieurement] de façon suffisante pour l’usage pratique ; mais, en tant que mystère, il n’est pas accessible à la raison spéculative, car, s’il l’était, il devrait être aussi communicable à tous et, par suite, pouvoir être extérieurement et publiquement démontré.

La croyance qui porte sur une chose qu’on doit pourtant regarder aussi comme un saint mystère peut être envisagée soit comme une croyance d’inspiration divine (göttlich eingegeben), soit comme une croyance émanée de la raison pure (reinen Vernunftglauben). À moins d’être contraints par la plus extrême nécessité d’admettre la première espèce de croyance, nous aurons pour maxime de nous en tenir à la seconde. — Les sentiments ne sont pas des connaissances et, par suite, ne dénotent pas non plus de mystères ; et les mystères ayant rapport à la raison, bien qu’ils ne soient pas toutefois universellement communicables, c’est uniquement dans sa raison propre que chacun devra les chercher (le cas échéant = wenn je ein solches ist).

Il est impossible de décider, à priori et objectivement, s’il y a ou non de pareils mystères. C’est donc sur le côté intérieur, subjectif, de notre disposition morale qu’il nous faudra porter immédiatement nos recherches pour voir s’il se trouve en nous rien de tel. Nous ne devons pas, cependant, mettre au nombre des saints mystères les fondements de la moralité (die Gründe zu dem Moralischen) qui sont pour nous impénétrables — parce que c’est là quelque chose qui se laisse communiquer publiquement, bien que la cause nous en soit cachée — mais seulement ce qui nous est donné comme connaissance sans pouvoir cependant être communiqué publiquement. Ainsi la liberté, cette propriété que révèle à l’homme la capacité qu’a son libre arbitre d’être déterminé par la loi morale absolue, n’est pas un mystère attendu que la connaissance en peut être communiquée à tous ; ce qui est un mystère, c’est le principe, insondable pour nous de cette propriété, parce qu’il ne nous est pas donné de le connaître. Mais c’est cette liberté elle seule qui, appliquée à ce qui constitue l’objet final de la raison pratique, à la réalisation de l’idée de la fin morale suprême, nous mène immanquablement à de saints mystères[19].

Par lui-même incapable de réaliser l’idée du souverain bien (non seulement sous le rapport du bonheur qui en fait partie, mais eu égard encore à l’union nécessaire des hommes en vue du but total, alors que cette idée se trouve inséparablement liée à l’intention morale pure, et sentant toutefois qu’il est de son devoir de contribuer à cette œuvre, l’homme se trouve amené à cette croyance que le Maître moral du monde coopère avec lui ou a tout disposé pour rendre cette fin possible, et dès lors devant nous s’ouvre l’abîme d’un mystère : nous ne connaissons pas ce que Dieu accomplit ici, si nous pouvons lui prêter un rôle quelconque, ni ce que nous devons lui attribuer (à Dieu) en particulier, puisque la seule chose qui nous soit connue en chaque devoir, c’est ce que nous avons à faire par nous-mêmes pour mériter ce supplément qui pour nous demeure inconnu, ou du moins incompréhensible.

Cette idée d’un Maître moral du monde est un problème dont s’occupe notre raison pratique. L’important pour nous n’est pas de savoir ce qu’est Dieu en lui-même (dans sa nature), mais ce qu’il est pour nous en tant qu’êtres moraux ; il est vrai qu’eu égard à cette relation nous devons concevoir et admettre en Dieu, comme choses essentielles à sa nature, les attributs qui, sous ce rapport-là, lui sont indispensables, dans leur perfection absolue, pour l’exécution de sa volonté (tels que l’immutabilité, l’omniscience et la toute-puissance, etc.), et qu’en dehors de cette relation nous ne pouvons rien connaître de lui.

Or. en vertu de ce besoin particulier à la raison pratique, la véritable foi religieuse universelle est la foi un Dieu : 1o créateur tout-puissant du ciel et de la terre, c’est-à-dire législateur saint, au point de vue moral ; 2o conservateur du genre humain qui régit les hommes avec bienveillance et veille sur eux comme un père (moralischen Versoger) ; 3o gardien de ses propres lois saintes et, par conséquent, juste juge.

Cette foi, à vrai dire, ne renferme point de mystère, n’étant que la simple expression des rapports moraux qui existent entre Dieu et le genre humain ; elle vient d’ailleurs s’offrir d’elle-même à n’importe quelle humaine raison, et c’est ce qui fait qu’on la trouve dans la religion de la plupart des peuples civilisés[20]. Elle est impliquée (er liegt) dans l’idée (dem Begriffe) d’un peuple considéré comme une république, car ces trois pouvoirs supérieurs doivent constamment y être conçus ; il y a cette différence qu’en ce qui nous occupe nous prenons les choses moralement ; aussi pouvons-nous concevoir la triple qualité du souverain moral du genre humain comme étant réunie dans un seul et même Être, alors que dans un État juridico-civil ces attributs devraient nécessairement être répartis entre trois sujets différents[21]

Mais étant donné que cette croyance, qui a purifié du nuisible anthropomorphisme le rapport moral des hommes à l’Être suprême, au profit de la religion en général, et l’a rendu conforme à la juste moralité d’un peuple de Dieu, s’est présentée d’abord dans une doctrine de foi (celle du Christianisme) qui, seule, l’a publiquement offerte au monde, il est bien permis d’appeler sa manifestation la révélation de ce qui était jusque-là pour les hommes un mystère par leur propre faute.

Cette doctrine, en effet, nous enseigne, premièrement, qu’il ne faut pas se faire du législateur suprême l’idée d’un législateur complaisant (gnädig), et, par conséquent, indulgent pour la faiblesse humaine, pas plus que celle d’un despote qui commanderait simplement d’après son droit illimité, et qu’il ne faut pas se représenter ses lois comme arbitraires, sans aucun lien avec nos concepts de la moralité, mais bien comme des lois qui ont rapport à la sainteté de l’homme ; deuxièmement, qu’il ne faut pas faire consister sa bonté dans une bienveillance inconditionnée vis-à-vis de ses créatures, mais dans le soin qu’il prend de regarder d’abord les qualités morales par lesquelles ces créatures peuvent paraître agréables à ses yeux, pour suppléer ensuite, et alors seulement, à l’impuissance où elles sont de remplir d’elles-mêmes toutes les conditions ; troisièmement, qu’on ne peut pas se représenter sa justice comme s’accompagnant de bonté, de miséricorde (ce qui renferme une contradiction), ni cornue s’exerçant dans toute la rigueur de la sainteté du législateur (devant laquelle aucun homme n’est juste), mais simplement comme une limite à la bienveillance, la condition de cette bienveillance étant l’accord des hommes avec la loi sainte, dans la mesure où ils ont pu, comme enfants des hommes, se conformer aux exigences de la loi. — En un mot, Dieu veut qu’on le serve sous ces trois attributs spécifiquement différents qui ont reçu le nom de personnes distinctes (non pas physiques, mais morales) existant dans un Être unique, dénomination assez convenable ; dans ce symbole est exprimée aussi toute la religion morale pure qui, sans cette distinction, risquerait, en vertu du penchant qu’a l’homme à concevoir la divinité comme un chef humain, de se changer en foi servile et anthropomorphique (les souverains ne séparant point d’ordinaire ces trois attributs l’un de l’autre, mais les mêlant souvent et les employant l’un pour l’autre).

Mais si la croyance en question (qui admet en Dieu une trinité) était regardée non pas simplement comme l’expression d’une Idée pratique (als Vorstellung einer praklischen Idee), mais comme devant, au contraire, représenter ce qu’est Dieu en lui-même, elle serait alors un mystère qui dépasserait tous les concepts humains et qui serait, par suite, incapable d’admettre une révélation qui fût à la portée de l’humaine compréhension, et l’on pourrait dire, à ce point de vue, que cette croyance est bien un mystère. La regarder comme une augmentation de la connaissance spéculative (theoretischen Erkenntniss) de la nature divine, ce serait simplement professer un symbole de croyance ecclésiastique entièrement incompréhensible pour nous, et qui est anthropomorphique, dès que nous croyons le comprendre, ce qui n’aurait pas le moindre avantage au point de vue de l’amélioration morale. — Il n’y a que les choses susceptibles pratiquement d’être tout à fait bien comprises et pénétrées, mais qui, du côté théorique (par rapport à la détermination de la nature de l’objet en soi) dépassent tous nos concepts, qui soient des mystères (à un point de vue) et qui (à un autre) pourtant soient susceptibles de révélation. Tel est le mystère qui nous occupe, dans lequel on peut distinguer trois autres mystères que nous révèle à nous-mêmes notre raison.

1. Le mystère de la vocation (des hommes, qui les veut citoyens d’un État moral). ― Le seul moyen pour nous de concevoir la soumission universelle et inconditionnée de l’homme à la législation divine, c’est de nous regarder en même temps comme des créatures de Dieu ; Dieu ne peut de même être regardé comme l’auteur de toutes les lois physiques que parce qu’il est le créateur de toutes choses. Mais notre raison est absolument incapable de concevoir comment des êtres ont pu être créés avec le libre usage de leurs forces ; car le principe de causalité ne nous permet d’attribuer à un être que nous supposons fabriqué, comme fondement interne de ses actions, que celui qu’y a mis sa cause efficiente, lequel par conséquent doit déterminer tous ses actes, et cet être (ainsi dirigé par une cause extérieure) ne serait plus conséquemment libre lui-même. Ainsi la divine législation, la législation sainte et qui, par conséquent s’applique à des êtres libres, et à eux seuls, ne saurait se concilier avec l’idée d’une création de ces êtres aux yeux de notre raison d’hommes, mais il nous faut d’emblée considérer ces êtres comme des êtres libres et doués d’existence, et admettre que ce n’est pas le penchant naturel, qu’ils devraient à leur création, mais bien une contrainte uniquement morale et compatible avec les lois de la liberté, c’est-à-dire une vocation, qui les détermine à se faire citoyens de l’État divin. Ainsi la vocation, relativement à ce but, est tout à fait claire moralement, bien que pour la spéculation, la possibilité d’être ainsi appelés reste un mystère impénétrable.

2. Le mystère de la satisfaction. Tel que nous le connaissons, l’homme est corrompu et bien incapable de se conformer de lui-même à cette loi sainte. Pourtant, quand la bonté de Dieu l’a, pour ainsi dire, appelé à être, c’est-à-dire l’a invité à exister d’une manière spéciale (en qualité de membre du royaume céleste), il faut qu’il y ait pour Dieu un moyen de suppléer aux aptitudes qui lui manquent, et qui sont requises pour cette fin, par l’abondance de sa propre sainteté. Mais ceci est contraire à la spontanéité (supposée de tout le bien ou tout le mal moral qui se peut rencontrer en l’homme [das ein Mensch an sich haben mag], spontanéité qui veut que ce bien, pour pouvoir lui être imputé, provienne de lui nécessairement et non point d’un autre. — Il est impossible, par conséquent, autant que la raison puisse l’apercevoir, qu’un autre la remplace, lui donne l’excédent de sa bonne conduite et lui transmette son mérite, ou si l’on admet tout cela, c’est seulement au point de vue moral qu’il est nécessaire de l’admettre ; car théoriquement (fürs Vernünfteln), c’est là un mystère insondable.

3. Le mystère de l’élection. Si même, on accorde comme possible cette satisfaction par intermédiaire, l’acte de foi morale par lequel on l’admet n’en demeure pas moins une détermination au bien du vouloir, ce qui présuppose dans l’homme une intention d’être agréable à Dieu, chose qu’étant donnée sa corruption naturelle il ne saurait par lui-même produire en lui. Mais qu’en lui doive agir une grâce céleste, qui ne regarde pas au mérite des œuvres, procédant simplement par décret inconditionné pour accorder aux uns son assistance et pour la refuser aux autres, et qu’une partie de l’espèce humaine soit destinée d’avance à la félicité, tandis que l’autre l’est à une éternelle réprobation, voilà encore des choses qui ne donnent aucune idée d’une justice qui serait divine, mais qu’il faut en tout cas rapporter à une sagesse dont la règle pour nous est absolument un mystère.

Or, sur tous ces mystères, en tant qu’ils ont rapport à l’histoire morale de la vie de chacun de nous, — puisqu’ils posent ces questions : comment se fait-il qu’il y ait au monde un bien ou un mal quelconque moral, et (si le mal moral se trouve en tous et en tout temps) comment se peut-il que le bien en sorti et soit rétabli dans un homme ; ou pourquoi, si cela a lieu pour quelques-uns, d’autres sont-ils exclus des mêmes avantages ? — Dieu ne nous a rien révélé et ne peut rien nous révéler non plus, parce que nous serions incapables de le comprendre[22]. C’est comme si nous voulions expliquer et nous rendre compréhensibles les actes que l’homme accomplit au moyen de la liberté ; bien que Dieu sur ce point nous ait fait connaître sa volonté par la loi morale qui est en nous, il a laissé les causes en vertu desquelles un acte libre s’accomplit ou non sur la terre dans l’obscurité où doivent rester pour les investigations humaines toutes les choses qui, en tant qu’événements (als Geschichte), quoique provenant de la liberté, doivent être conçues suivant la loi des causes et des effets[23]. Quant à ce qui regarde la règle objective de notre conduite, tout ce qu’il nous faut nous est révélé suffisamment (par la raison et par l’Écriture), et c’est une révélation que tout homme aussi peut comprendre.

Qu’on soit appelé par la loi morale à une vie sainte, qu’on trouve en outre en soi, grâce au respect indélébile qu’on ressent pour la loi morale, la promesse qu’on peut avoir confiance en ce bon Esprit et nourrir l’espoir d’arriver de quelque manière à le satisfaire, qu’on doive enfin, conciliant cette espérance avec les injonctions sévères de la loi, s’examiner toujours comme il est requis de quelqu’un qui doit rendre compte à un juge, voilà des vérités que nous enseignent et dans le sens desquelles nous poussent à agir à la fois la raison, le cœur et la conscience. Il serait exagéré de vouloir que l’on nous dévoile encore autre chose, et cette nouvelle révélation, si par hasard elle se produisait, nous ne devrions pas la compter comme un besoin universel humain.

Mais bien que le grand mystère où sont contenus dans une formule unique tous ceux dont il a été fait mention, puisse être mis à la portée de chaque homme par sa raison à titre d’idée religieuse nécessaire pratiquement, on n’en peut pas moins affirmer qu’afin de devenir le fondement moral de la religion, surtout d’une religion publique, il ne fut d’abord révélé que lorsqu’on l’enseigna publiquement et que l’on en fit le symbole d’une époque religieuse entièrement nouvelle. Les formules solennelles sont habituellement revêtues d’une langue qui leur est propre, claire simplement pour ceux qui sont membres d’une société spéciale (d’une secte ou bien d’une république), parfois mystique et nullement intelligible à tous, qu’on ne doit employer naturellement (par respect) qu’en vue de rehausser une action solennelle (par exemple à la réception des membres d’une société qui veut se séparer des autres). Mais le terme suprême de la perfection morale à viser par des créatures finies, terme que les hommes jamais ne peuvent atteindre complètement, est l’Amour de la Loi.

Suivant cette idée, ce serait dans la religion un principe de foi que « Dieu est amour » ; on peut adorer en lui l’être aimant (qui a pour les hommes l’amour de la complaisance morale, quand ils se conforment à sa loi sainte), le Père ; on peut en lui, de plus, en tant qu’il se manifeste, dans son Idée de conservation souveraine, au type de l’humanité créée par lui-même et aimée de lui, adorer son Fils ; on peut aussi enfin, en tant qu’il soumet cette complaisance conditionnelle à l’accord des hommes avec ce qu’il donne pour condition à cet amour de complaisance et qu’il montre ainsi un amour fondé sur la sagesse, l’adorer comme Saint-Esprit[24] : mais on ne saurait, à vrai dire, l’invoquer sous tant de personnalités (ce qui indiquerait une diversité d’essence, alors qu’il n’est jamais qu’un seul et même objet), tandis qu’on peut bien l’invoquer au nom de l’objet que lui-même honore et aime souverainement et avec lequel nous avons le désir comme le devoir de demeurer unis moralement. Au reste, il n’appartient qu’à la simple formule classique d’une foi ecclésiastique de pro-fesser spéculativement la foi en une nature divine sous cette triple qualité, pour distinguer cette croyance des autres variétés de croyances provenant de sources historiques, et fort peu d’hommes sont capables d’y lier un concept clair et déterminé (qui ne soit exposé à nul malentendu) ; la discussion de cette profession de foi est plutôt réservée aux docteurs qui (en leur qualité d’interprètes savants et philosophiques d’un Livre saint) ont entre eux des relations pour se mettre d’accord sur le sens qu’il faut lui donner, car tout n’y est pas du ressort de l’intelligence ordinaire et tout n’y répond pas aux besoins de nos temps, tandis que, d’autre part, la foi simplement littérale corrompt la véritable intention religieuse au lieu de l’améliorer.



  1. La proposition de Hobbes : status hominem naturalis est bellum omnium in omnes, n’a qu’un défaut, c’est qu’elle devrait dire : est status belli, etc. En effet, si l’on n’admet pas d’emblée qu’entre des hommes qui ne connaissent point de lois extérieures et publiques règnent en tout temps de réelles hostilités, il n’en est pas moins vrai que l’état de ces hommes (status juridicus), c’est-à-dire la situation dans laquelle, et grâce à laquelle, on les voit capables de droits (d’en acquérir et de les conserver), est un état dans lequel chacun d’eux veut être lui-même le juge de ce qui est son droit envers et contre d’autres, mais aussi où il n’a et ne fournit aux autres, relativement à ce droit, d’autre garantie que sa propre force ; ce qui est un état de guerre où il faut constamment que tous soient armés contre tous. Son autre proposition : exeundum est a statu naturali, est une conséquence de la première, car l’état de nature est une violation continuelle des droits de tous les autres hommes par la prétention qu’a chacun d’être juge en sa propre cause et de ne laisser à ces hommes, pour ce qui regarde leur bien, d’autre garantie que sa fantaisie et ses décisions arbitraires.
  2. Ce principe est celui de tout droit extérieur.
  3. Dès que l’on reconnaît une chose comme un devoir, n’aurait-elle été imposée que par la décision d’un législateur de ce mande, Dieu nous donne aussi l’ordre de nous y conformer. Sens doute on ne saurait à des lois civiles et statutaires donner le nom d’ordres divins, mais quand elles sont justes (rechtmässig), Dieu nous fait un commandement de leur observation. La proposition : « on doit obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes », signifie seulement qu’au cas où ces derniers ordonnent des choses mauvaises en soi (directement contraire) aux lois momies, on n’a ni le droit, ni l’obligation de leur obéir. Mais en revanche, quand à une loi politico-civile non immorale en soi est opposée une loi statutaire qu’on regarde comme divine, on est fondé à la supposer apocryphe, puisqu’elle s’oppose à un devoir clair sans que jamais elle puisse elle-même attester que réellement elle est commandement divin par des caractères empiriques et de manière suffisante à permettre qu’on aille, en lui obéissant, contre un devoir d’ailleurs bien établi.
  4. Le texte original et toutes les éditions allemandes jusqu’à celle de Vorlander (1903) portent sinnliçher Dinge. La correction que nous suivons a été indiquée pour la première fois dans le Neue Theologische Journal, herausgegeben von H. E. G. Paulus. Bd. IX (1797), p. 304. A. T.
  5. [Moralement, ce devrait être le contraire.] Note de la 2e édition.
  6. Expression qu’on applique à tous les objets désirés ou désirables que nous ne sauriens ni prévoir ni amener par notre effort selon les lois de l’expérience, dont nous ne pouvons donc alléguer pour principe, si nous voulons en donner un, qu’une bienveillante Providence.
  7. Les Mongols nomment le Thibet (selon Gregorius, Alphab. Tibet., p. 11) Tangui-Chadzar, c’est-à-dire le pays des gens qui se logent dans des maisons, voulant par là les distinguer d’eux-mêmes qui vivent en nomades, sous les tentes, dans les déserts ; telle est l’origine du nom de Chadzar, d’où celui de Ketzer est dérivé, du fait que les Mongols appartenaient à la croyance thibétaine (des Lamas), qui s’accorde avec le manichéisme et en tire peut-être aussi son origine, et la répandirent en Europe dans le cours de leurs invasions ; ce qui explique aussi que pendant un temps assez long les termes d’hérétiques et de manichéens aient été pris pour synonymes.
  8. [Pour illustrer cela par un exemple, prenons le psaume LIX, v. 11-19, où nous trouvons des imprécations effroyables. Michaelis (Morale, 2e partie, p. 202) approuve ces cris de vengeance et il ajoute : « Les psaumes sont inspirés ; si l’on demande ici à Dieu un châtiment, c’est que cela ne saurait être injuste et nous ne pouvons pas avoir une morale plus sainte que la Bible. » Je m’en tiens à ces derniers mets et je demande s’il faut interpréter la morale d’après la Bible et s’il ne faut pas au contraire expliquer la Bible moralement ? ― Sans même rapprocher du passage en question celui du Nouveau Testament : « Il fut dit à nos pères…, etc. ; moi je vous dis : aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent », etc., tout aussi inspiré, et sans chercher comment ces deux textes se concilient, je tâcherai de le mettre d’accord avec mes principes moraux subsistant par eux-mêmes (en disant, par exemple, que ce n’est pas d’hommes en chair et en os qu’il est question dans ce passage, mais que, derrière eux, il faut voir d’invisibles ennemis qui nous sont beaucoup plus nuisibles, je veux parler des mauvaises inclinations qu’il nous faut souhaiter de mettre complètement sous nos pieds), et s’il ne m’est pas possible d’y parvenir, j’aimerais mieux admettre qu’il ne faut pas trouver un sens moral à ce passage et qu’il faut seulement l’entendre suivant le rapport dans lequel les Juifs se croyaient avec Dieu, leur chef politique, ainsi que d’ailleurs on le fait pour un autre passage de la Bible où il est dit : « À moi appartient la vengeance ; je rendrai le mal pour le mal, dit le Seigneur ! » que l’interprétation commune donne comme une interdiction morale de la vengeance personnelle, bien qu’il n’exprime vraisemblablement que la loi, valable dans tout État, obligeant l’offensé à demander satisfaction au tribunal du souverain et l’on ne doit pas regarder comme une approbation du désir de vengeance du plaignant le droit que lui laisse le juge de demander une punition aussi forte qu’il la désire.]
  9. Peut-être faudrait-il lire mytischen Sinn, bien que toutes les éditions donnent comme texte mysticken. Kant vient de parler, en effet, de l’interprétation morale faite par les anciens des croyances polythéistes et il dit, en ce moment-ci, que la même interprétation a été appliquée par eux aux rêveries de leurs poètes, qui leur parurent également des mythes. A. T.
  10. [Qui doit fonder sur des preuves historiques l’existence de l’Homme-Dieu] 2e éd.
  11. Voici l’explication que l’on peut donner de cette parole. Nul ne saurait dire avec certitude d’où vient que tel homme est mauvais et tel autre bon (tous deux comparativement), alors que bien des fois la disposition qui les pousse à être ce qu’ils sont semble déjà tenir à leur naissance et que parfois aussi les contingences de la vie, à quoi personne ne peut rien, influent sur leur différence morale ; personne non plus ne peut dire ce qu’il adviendra de lui-même. Il faut donc laisser là-dessus le jugement à Celui qui voit tout, et c’est cela qui est exprimé par cette parole, comme si le décret divin, avant la naissance des hommes avait été prononcé sur chacun, lui assignant le rôle qu’il aurait à jouer. Dans l’ordre des phénomènes, pour le créateur de l’univers, surtout quand nous nous en faisons un concept anthropomorphique, prévoir est aussi décider d’avance. Mais dans l’ordre des choses suprasensible où règnent les lois de la liberté et où le temps n’existe pas, prévoir n’est plus que savoir tout d’avance, sans qu’on puisse expliquer pourquoi l’un se conduit ainsi, l’autre suivant des principes contraires, ni concilier cette prescience avec la liberté des volontés humaines.
  12. On peut conserver à la foi d’Église, sans l’exclure ni la combattre, son influence utile, en tant que véhicule, tout en la dépouillant, comme trop entichée du devoir cultuel, de toute influence sur le concept de la religion véritable (qui est la religion morale), et de cette manière, nonobstant la diversité des confessions statutaires, établir un rapprochement entre tous leurs adeptes au moyen des principes de la religion rationnelle unique, dans le sens de laquelle les docteurs ont à expliquer tous les dogmes et toutes les observances de ces religions différentes, jusqu’à ce que l’on puisse, avec le temps, quand aura triomphé l’Aufklärung véritable (c’est-à-dire la légalité sortant de la liberté [morale]), substituer, d’un accord unanime, aux formes dégradantes de croyances coercitives une forme ecclésiastique adaptée à la dignité d’une religion morale, c’est-à-dire la forme d’une croyance libre. ― Concilier l’unité de foi ecclésiastique avec la liberté en matière de foi, c’est un problème que nous porte continuellement à résoudre l’idée de l’unité objective de la religion rationnelle par l’intérêt moral qu’elle nous inspire ; mais nous n’avons que peu d’espoir de réaliser cette conciliation dans une Église visible, si nous interrogeons là-dessus la nature humaine. C’est là une idée de la raison qu’il nous est impossible de représenter dans une intuition pleine-ment adéquate, mais qui est cependant, comme principe régulateur pratique, douée de réalité objective pour influer sur cette fin de < concert avec* > l’unité de la religion rationnelle pure. Il en est ici comme de l’idée politique d’un droit d’État qui devrait s’accorder aussi avec le droit des peuples universel et souverain. L’expérience ici nous refuse toute espérance. En vertu d’un penchant qui semble avoir été donné (peut-être intentionnellement) au genre humain, chacun des États pris à part, quand la fortune lui sourit, tend à subjuguer tous les autres et à fonder la monarchie universelle ; mais arrivé à une certaine grandeur, il se démembre de lui-même en plus petits États. Ainsi, chaque Église existante émet la fière prétention de devenir universelle ; mais une fois qu’elle s’est propagée et est devenue dominante, bientôt apparaît un principe de dissolution et de division en sectes diverses.

    [La fusion des États trop hâtive et donc pernicieuse (parce qu’elle aurait lieu avant que les hommes soient devenus moralement meilleurs), — s’il nous est permis d’admettre en ce point une intention de la Providence — est surtout empêchée par deux puissantes causes, la multiplicité des langues et la différence des religions.]

    * Gemäss, supprimé dans la 2e édition.

  13. Le manuscrit de Kant (cf. E. Arnold, Beiträge zu dem Material der Geschichte von Kants Leben, etc., Königsberg, 1898) contient ce texte : die Geschichte der Salzungen verschiedener Völker, que Vorländer a rétabli dans son édition de la Religion (Leipzig, 1903). Nous avons cru devoir le suivre. A. T.
  14. Avec elle finit son histoire publique (celle qui peut aussi, par suite, servir universellement d’exemple à la postérité). L’histoire plus secrète, qui en est comme un appendice et qui narre des faits dont les disciples seuls ont été les témoins : sa résurrection et son ascension (qui, prises seulement pour des idées de la raison, signifieraient le commencement d’une autre vie et l’entrée dans le règne de la félicité, c’est-à-dire dans la communion de tous les gens de bien), cette seconde histoire, dont nous laissons intacte la valeur historique (ihrer historischen Würdigung unbeschadet), ne peut avoir aucune utilité pour la religion dans les limites de la simple raison ; non point parce qu’elle est un récit historique (car l’histoire qui la précède offre le même caractère), mais parce que, prise à la lettre, elle admet un concept sans doute très conforme au mode de représentation sensible des hommes, mais très gênant pour la raison dans sa croyance à l’avenir, le concept de la matérialité de tous les êtres du monde, ― matérialisme, de la personnalité de l’homme (matérialisme psychologique) qui fait du même corps la condition indispensable de la personnalité, aussi bien que matérialisme de la présence dans un monde en général (matérialisation cosmologique) qui pose en principe que la présence ne peut être que spatiale ; tandis que l’hypothèse de la spiritualité des êtres raisonnables du monde, spiritualisme en vertu duquel le corps peut demeurer mort dans la terre et la même personne être pourtant vivante, d’après lequel aussi l’homme, à titre d’esprit (en sa qualité non sensible), peut arriver au séjour des heureux sans être transporté dans un endroit quelconque de l’espace infini qui entoure la terre (et que nous appelons le ciel), est une hypothèse plus favorable à la raison, non seulement à cause de l’impossibilité qu’il y a concevoir une matière pensante, mais surtout en raison de la contingence où se trouve exposée notre existence après la mort quand elle doit uniquement dépendre de la conservation d’une certaine masse de matière ayant une certaine forme, au lieu que l’on peut concevoir la permanence d’une substance simple comme fondée sur sa nature. ― Dans cette dernière hypothèse (celle du spiritualisme), d’une part, la raison n’a aucun intérêt à traîner dans l’éternité un corps qui (du moment que la personnalité a pour support l’identité physique) doit toujours, si purifié qu’on le suppose, être composé de la même matière que celle qui forme la base de notre organisme et pour laquelle au cours de sa vie l’homme même n’a jamais éprouvé une grande affection, et, d’autre part, enfin elle ne comprend pas ce que cette terre calcaire, dont il est formé, peut bien faire au ciel, c’est-à-dire dans une autre contrée du monde où, vraisemblablement, c’est à d’autres matières qu’il appartient d’être la condition de l’existence et de la conservation des êtres vivants.
  15. Une des causes de ce penchant réside dans le principe de sûreté qui me fait imputer les vices d’une religion dans laquelle je suis né, dans laquelle on m’a élevé, que l’on m’a enseignée sans consulter mon choix et à laquelle je n’ai rien changé par mon propre raisonnement, non à moi-même, mais à mes parents ou aux maîtres qu’ils ont chargés, eux ou l’état de mon éducation ; c’est une des raisons qui nous font difficilement accorder notre approbation au changement public de religion d’un homme ; il est vrai qu’à cette raison s’en ajoute encore une autre (bien plus profonde) en vertu de laquelle, étant donnée l’impossibilité, bien sentie de chacun de nous, de choisir avec certitude (parmi les croyances historiques) celle qui est la véritable, tandis que la foi morale est partout la même, on trouve qu’il n’est pas utile de se faire ainsi remarquer.
  16. Quand un gouvernement ne veut pas qu’on taxe d’intolérance (Gewissenszwang) la défense qu’il fait aux hommes de professer publiquement leurs opinions religieuses, parce qu’il n’empêche personne de penser en lui-même et secrètement ce que bon lui semble, sa prétention ordinairement prête à rire et l’on dit qu’il n’y a point là une liberté octroyée par lui, parce que, le droit qu’il concède, il ne saurait point l’empêcher. Mais ce qui demeure impossible à la souveraineté temporelle ne l’est pas cependant au pouvoir suprême spirituel qui peut viser la pensée même dans ses prohibitions et l’empêcher réellement, et cette contrainte qu’est la défense de penser seulement autrement qu’il ne le prescrit, il peut l’exercer même sur les chefs puissants de l’Église. ― Car en raison du penchant qu’ont les hommes à une foi cultuelle servile, qu’ils sont portés non seulement à mettre au-dessus de la foi morale (laquelle veut que !’on serve Dieu en accomplissant des devoirs, en somme), mais à considérer comme étant la seule importante, la seule qui compense tous les autres défauts, il est toujours facile aux gardiens de l’orthodoxie, en leur qualité de pasteurs des âmes, d’inculquer à leurs ouailles une pieuse terreur de la moindre dérogation à certains dogmes établis sur l’histoire, la terreur même de tout examen, et cela à tel point qu’aucun n’ose, même en pensée, laisser un doute s’élever en lui contre ces dogmes imposés, ce qui serait comme prêter l’oreille au malin esprit. Il est vrai que pour s’affranchir de cette contrainte, il suffit de vouloir (ce qui n’est pas le cas de la contrainte temporelle visant les professions publiques) ; mais c’est justement à ce vouloir-là qu’on met un verrou intérieurement. Pourtant, cette oppression véritable des consciences, bien qu’elle soit assez fâcheuse (puisqu’elle mène à l’hypocrisie intérieure) n’est pas aussi mauvaise que l’atteinte portée à l’extérieure liberté de croire, parce que, grâce au progrès de lumières morales et à la conscience de la liberté individuelle, seules capables de faire naître le véritable respect du devoir, la première doit d’elle-même disparaître insensiblement, tandis que la seconde s’oppose à tout progrès librement accompli dans la communauté morale des croyants, qui constitue l’essence de la véritable Église. et soumet la forme de cette Église à des ordonnances toutes politiques.
  17. Cette expression peut vouloir dire (laissant à part ce qu’elle contient de mystérieux, ce qui dépasse en elle toutes les limites de l’expérience possible et se rapporte simplement à l’histoire sainte de l’humanité, sans nous concerner, par suite, pratiquement sous aucun rapport) que la foi historique qui, en sa qualité de croyance d’Église, a besoin d’un livre sacré pour servir de lisière aux hommes, mais qui, justement pour cela, entrave l’unité et l’universalité de l’Église, s’éteindra d’elle-même et cédera la place à une foi religieuse pure qui brillera pour tout le monde également ; c’est à faire arriver ce jour qu’il nous faut travailler dès maintenant avec application, en dépouillant constamment la religion pure de la raison de cette enveloppe qui pour le moment, lui est encore indispensable.

    [Il faut vouloir, non qu’elle disparaisse (car peut-être il se peut qu’elle soit toujours utile et nécessaire comme véhicule), mais qu’elle puisse. disparaître ; c’est seulement ainsi que l’on peut se croire arrivé à le fermeté intérieure de la foi morale pure *.]

    * Ce dernier passage est une addition de la seconde édition.

  18. [Le royaume de Dieu dont ii s’agit ici, ce, l’est pan celui qui ré-pond à une alliance particulière iun royaume messianique), mais bien un royaume moral (reconnaissable par la raison seule). Le royaume messianique (regnum diuinum paclilium) devrait seprouver par l’histoire, et il pourrait être messianique ou selon l’ancienne alliance ou encore selon la nouvel-’e. Or, c’est à remarquer, les partisans de l’ancienne alliance (les Juifs) se sont maintenus comme tels, quoique dispersés dans le monde entier, tandis qu’on voit d’ordinaire les autres hommes confondre leur foi religieuse avec celle du peuple où ils vivent disséminés. Ce phénomène semble si étrange à beaucoup de gens qu’ils ne peuvent se décider à l’estimer possible selon le cours de la nature, mais qu’ils y voient une disposition extraordinaire des choses (ausserordentliche Veranstaltung) eu vue d’une intention divine spéciale. Cependant quand un peuple a une religion écrite (des livres saints) et se trouve en contact avec un autre peuple qui n’a rien de pareil, mais unique-ment des usages (c’était le cas de l’empire romain, tout le monde civilisé d’alors), jamais il ne confond sa croyance avec l’autre ; il fait plutôt des prosélytes, après un temps plus ou moins long. C’est aussi parce qu’ils avaient des livres sacrés et parce que ces livres commencèrent à faire l’objet de lectures publiques après* la captivité de Babylone, que les Juifs, à partir de ce moment, ne se virent plus reprocher leur penchant à courir après les faux dieux : la culture alexandrine, en particulier, qui dut avoir sur eux de l’influence, put leur être très favorable pour donner à ces livres une forme systématique. Les Parsis, sectateurs de la religion de Zoroastre, ont, eux aussi, malgré leur dispersion, conservé leur croyance jusqu’à nos jours, parce que leurs destours possédaient le Zend-Avesta. Par contre, les Hindous, qui, sous le nom de Bohémiens, ont été dispersés au loin, n’ont pas su se garder de mêler leur croyance avec celle des autres peuples, parce qu’ils formaient la lie de la population (parce qu’ils étaient les Parias, auxquels il est même interdit de lire dans leurs livres saints). Et ce que les Juifs, à eux seuls, eussent été incapables de faire, la religion chrétienne et plus tard le mahométisme, surtout la première, le firent ; car toutes les deux présupposent la croyance juive et les livres saints qui en sont la base (bien que les Musulmans les prétendent falsifiés). Car chez les Chrétiens, issus de leur secte, les Juifs pouvaient constamment retrouver leurs anciens documents, s’il arrivait que leur aptitude à les lire et, par conséquent, le plaisir de les posséder eussent, pour plusieurs raisons, disparu au cours de leurs pérégrinations ; il leur suffisait de se souvenir qu’ils avaient autrefois eu de tels documents. Et cela nous explique pourquoi l’on ne trouve des Juifs que dans les pays chrétiens ou mahométans, si l’on excepte ceux qui, en tout petit nombre, vivent sur les côtes de Malabar et la société juive existant en Chine (et il se peut que ceux de Malabar aient eu avec leurs coreligionnaires d’Arabie des relations commerciales constantes) ; il n’est pas douteux, cependant, qu’ils n’aient dû se répandre à l’intérieur de ces riches pays, mais comme il n’y avait aucune parenté entre leur croyance et celles de ces pays, ils ont tout à fait oublié la leur. Quant à fonder des considérations édifiantes sur la conservation du peuple juif et de sa religion au milieu de circonstances si désavantageuses à l’un et à l’autre, c’est un procédé très scabreux parce que les deux partis croient chacun y trouver leur compte. Les uns voient dans la conservation du peuple auquel ils appartiennent et dans le fait que, malgré : sa dispersion au milieu de races si différentes, ce peuple a pu garder son ancienne foi sans mélange la preuve d’une providence bienveillante particulière qui réserve ce peuple pour régner un jour sur la terre (für ein künftiges Erdenreich) ; les autres y voient seulement des ruines qui nous informent qu’un État a été détruit parce qu’il s’opposait à l’avènement du règne céleste, et qu’une providence particulière prend soin de toujours conserver intactes soit pour mieux graver dans nos cœurs l’ancienne prophétie annonçant qu’un Messie doit naître de ce peuple, soit pour nous montrer un exemple de la juste punition appliquée par elle à un peuple qui s’obstina à se faire du Messie une conception politique, et ne voulut pas s’en faire un concept moral.]

    * Le texte de Kant porte « vor » a ce qui certainement est une inadvertance, comme l’a noté Vorlander. A. T.

  19. Ainsi la cause de la pesanteur universelle de tout ce qui est matière en ce monde nous est inconnue, à tel point qu’on peut ‘lierne affirmer qu’on ne la connaîtra jamais, parce que déjà son concept présuppose une force motrice primitive et absolument inhérente aux corps. Et pourtant, loin d’être un mystère, la pesanteur peut être rendue manifeste pour tous, attendu que la loi en est suffisamment connue. Lorsque Newton nous la donne, pour ainsi dire, comme l’omniprésence de Dieu dans le monde des phénomènes (omni præsentia phænomenon), ce n’est pas qu’il prétende ainsi nous l’expliquer (l’existence de Dieu dans l’espace, en effet, contient une contradiction), mais c’est toutefois en vertu d’une sublime analogie, qui donne pour principe au Tout formé dans l’univers par la réunion d’êtres corporels, seule chose qu’on ait en vue, une cause incorporelle qui les unit ; et l’on procéderait de même si l’on cherchait à voir le principe autonome qui réunit en un État moral les êtres du monde ayant la raison et si l’on expliquait leur union de cette manière. La seule chose que nous connaissions, c’est le devoir qui nous pousse à cette union : mais l’effet auquel nous visons est-il réalisable, même si nous écoutons le devoir ? voila qui dépasse totalement les limites de notre vue. ― Il y a des mystères, des arcanes (arcana de la nature, il peut y avoir des mystères, des secrets (secreta), de la politique, qu’on ne doit pas faire connaître à tous ; mais les uns et les autres, étant donné qu’ils ont des causes empiriques, peuvent cependant nous être connus. Dans les choses qu’il est de notre devoir à tous de connaître (dans celles qui ont trait à la moralité), il ne peut pas y avoir de mystère, et c’est seulement dans les choses qui sont du ressort de Dieu seul et où nous ne pouvons rien par nous-mêmes, car cela dépasse nôtre pouvoir, par conséquent aussi notre devoir, qu’il peut y avoir un mystère proprement dit, c’est-à-dire un mystère saint de la religion ; il peut, nous être utile de savoir seulement qu’il existe de tels mystères et dé comprendre qu’ils s’imposent à nous, mais non point de les pénétrer.
  20. Les prophéties des livres saints qui décrivent la fin des choses nous parlent d’un juge du monde (qui reconnaîtra comme siens et rangera sous sa domination, après les avoir séparés des autres, ceux qui feront partie du royaume du bon principe), et nous le représentent non comme Dieu, mais bien comme le Fils de l’homme. Cette appellation qu’ils emploient semble indiquer que l’humanité elle-même, consciente de ses bornes et de sa faiblesse, voudra procéder à ce choix (in dieser Auswahl den Anspruch tun werde) ; ce qui nous présage une bienveillance dont pourtant la justice n’aura pas à souffrir. ― Au contraire. le juge des hommes, si nous l’envisageons dans sa divinité, c’est-à-dire comme l’Esprit-Saint qui parle à notre conscience par la loi que nous disons sainte ainsi que par les actes que nous nous imputons, ne peut être conçu que comme appliquant dans ses jugements toute la rigueur de la loi, puisque ignorant nous-mêmes absolument le degré d’indulgence que pourra nous valoir notre fragilité, nous n’avons sous les yeux que nos transgressions avec la conscience de notre liberté et des manquements au devoir qui sont pleinement notre faute, et que rien ainsi ne nous autorise à supposer de la bienveillance dans le jugement à porter sur nous.
  21. [On ne peut guère expliquer le motif qui a fait arriver tant de peuples anciens à se trouver ici du même avis si l’on n’admet que c’est là une idée inhérente à toute raison humaine et qui se fait jour dès qu’on veut concevoir le gouvernement d’un peuple et (par analogie) celui de l’univers. La religion de Zoroastre avait trois personnes divines : Ormuzd, Mithra et Ahriman ; la religion hindoue aussi : Brahma, Wischnou et Siva (il y a simplement cette différence que l’une fait de la troisième personne non seulement l’auteur du mal regardé comme châtiment, mais encore du mal moral qui mérite à l’homme ce châtiment, tandis que la seconde se borne à la représenter comme jugeant et punissant). La religion des Égyptiens avait aussi ses trois personnes : Phta, Kneph et Neith, qui, autant que l’obscurité des documents relatifs aux plus anciens temps de ce peuple nous permet de le deviner, devaient représenter l’une l’esprit distinct de la matière, en tant que créateur du monde, l’autre la bienveillance conservatrice et dirigeanle, l’autre enfin la sagesse limitant cette bienveillance, ou autrement dit la justice. La religion des Goths adorait Odin (Père de l’univers), Freia (ou Freier, la bonté) et Thor, le Dieu qui juge (qui châtie). Même les Juifs paraissent avoir adopté ces idées aux derniers temps de leur hiérarchique constitution. Car les Pharisiens accusant le Christ de s’être appelé Fils de Dieu ne semblent point faire peser spécialement leur inculpation sur la théorie que Dieu a un fils, mais uniquement sur ce fait que le Christ a voulu être ce Fils de Dieu*.]

    * Cette remarque est une addition de la 2eédition.

  22. [On ne se fait communément aucun scrupule d’exiger la foi aux mystères de ceux qu’on introduit dans la religion, parce que l’incapacité où nous sommes de les comprendre, c’est-à-dire d’apercevoir la possibilité de leur objet, ne saurait nous autoriser à refuser de les admettre, pas plus que l’on ne peut, si l’on veut un exemple, hésiter à admettre le pouvoir de reproduction dont est douée la matière organique, et que personne ne comprend, bien que ce pouvoir soit pour nous et doive rester un mystère. Mais dans ce cas nous entendons fort bien ce que cette expression veut dire et nous avons de son objet un concept empirique avec la conscience qu’il ne contient point de contradiction. ― Or, de chaque mystère proposé à notre croyance nous pensons à bon droit exiger qu’on entende ce que sa formule veut exprimer ; ce qui n’a pas lieu du fait qu’on entend séparément les mots dont elle se compose, c’est-à-dire qu’on lie un sens à chacun d’eux, mais du fait que pris tous ensemble pour constituer un concept ils doivent encore présenter un sens, au lieu, pour ainsi dire, de se vider ainsi de toute pensée. ― Quant à penser que Dieu, pourvu que nous ayons, en ce qui nous regarde, le désir sérieux et constant de connaître les mystères, puisse nous laisser par inspiration arriver à leur connaissance, c’est là une chose impossible ; car cette connaissance ne peut nullement trouver place en nous, notre entendement en étant incapable de sa nature.] (2e édition.)
  23. [C’est pour cela qu’au point de vue pratique (quand il est question du devoir) nous comprenons fort bien ce qu’est la liberté, mais qu’au point de vue théorique, où il s’agit d’en voir la causalité (la nature, pour ainsi dire) nous ne pouvons pas sans contradiction même songer à vouloir la comprendre.) (2e édition.)
  24. Cet Esprit, grâce auquel l’amour du Dieu sauveur (als Seligmachers) (à proprement parler l’amour que nous lui portons en retour) s’unit à la crainte de Dieu considéré comme législateur, cet Esprit qui, par suite, unit le conditionné à sa condition, et que l’on peut donc se représenter comme « procedens ab utroque », outre qu’« il nous conduit constamment à la vérité (à l’observation du devoir) » est aussi le vrai juge des hommes (devant leur conscience). Juger, en effet, peut avoir deux sens : c’est constater le mérite ou bien son absence, c’est proclamer la culpabilité ou l’innocence de quelqu’un. Dieu envisagé comme amour (en son Fils) juge les hommes en s’attachant à voir, si leur dette acquittée, il leur reste encore un mérite, et alors sa sentence est : dignes ou indignes. Et il met à part, comme siens, ceux au compte desquels peut être porté un mérite. Les autres s’en vont les mains vides. Par contre, la sentence du juge selon la justice (de celui qu’il faut appeler à proprement parler le juge, et qui a nom le Saint-Esprit), visant ceux au compte desquels on ne peut trouver de mérite, est ― ils sont coupables ou non coupables ― c’est-à-dire qu’elle est ou condamnation ou absolution. ― [Juger, dans le premier cas, signifie séparer en deux camps les candidats à un même prix (la béatitude), mettre d’un côté ceux qui la méritent et d’un autre côté ceux qui ne l’ont pas méritée. Et par mérite ici il ne faut pas entendre un excédent de la moralité relativement à la loi (car nous ne pouvons jamais observer la loi plus parfaitement que nous n’y sommes obligés), mais ce par quoi on vaut mieux que les autres hommes, au point de vue de l’intention morale. La dignité n’a jamais non plus qu’un sens négatif : on nous reconnaît (non-indignes) moralement susceptibles de recevoir une faveur si grande. ― Celui qui juge donc en la première qualité (exerçant les fonctions d’arbitre) porte un jugement de choix entre deux personnes (ou deux partis) concourant pour avoir le prix (la béatitude) ; mais celui qui opère en la seconde qualité (exerçant les fonctions de juge véritable) prononce, concernant une seule et même personne, la sentence rendue devant un tribunal (la conscience) qui décide comme de droit entre l’accusateur et l’avocat.] Or, si l’on admet qu’il se peut, bien que tous les hommes, sans exception, soient sous la coupe du péché, que quelques-uns d’entre eux se voient reconnaître un mérite, il y a place alors pour la décision du juge par amour, faute de laquelle serait porté un jugement de refus que suivrait (l’homme tombant alors entre les mains du juge selon la justice) le jugement de condamnation, sa conséquence inévitable. — De cette façon, à mon sens, ces deux propositions, qui paraissent contradictoires : « Le Fils viendra juger les vivants et les morts », et : « Dieu ne l’a pas envoyé dans le monde pour qu’il le juge, mais pour que par lui nous soyons sauvés « (Évangile S. Jean III, 17) peuvent être conciliées et mises d’accord avec ce passage où il est dit : « Celui qui ne croit pas au Fils est déjà jugé » (v. 18), entendez jugé par l’Esprit dont l’Écriture nous apprend « qu’il jugera le monde d’après le péché et au nom de la justice ». Le soin scrupuleux que j’apporte à établir ces distinctions sur le terrain de la simple raison, car c’est vraiment pour elle que je les fais ici, pourrait aisément être pris pour une subtilité pénible et oiseuse ; et tel serait le cas si je les faisais en vue d’étudier ce qu’est la nature divine. Mais on sait que les hommes, en ce qui regarde leur religion, sont constamment enclins à se tourner vers la bonté divine en raison des fautes qu’ils ont commises, alors qu’ils ne sauraient éviter sa justice ; et comme il est contradictoire d’admettre en la même personne un juge bienveillant, il est aisé de voir que, même au point de vue pratique, leurs concepts là-dessus doivent être fort chancelants et bien peu concordants entre eux, et que, par suite, il est pratiquement d’une grande importance de les redresser et de les fixer d’une façon précise.