La Religion dans les limites de la simple raison/Première partie




LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA RAISON

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PREMIÈRE PARTIE

DE LA COEXISTENCE DU MAUVAIS PRINCIPE AVEC LE BON, OU DU MAL RADICAL DANS LA NATURE HUMAINE

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Le monde va de mal en pire : telle est la plainte qui s’élève de toute part, aussi vieille que l’histoire, aussi vieille même que la poésie antérieure à l’histoire, aussi vieille enfin que la plus vieille de toutes les légendes poétiques, la religion des prêtres. Toutes ces légendes pourtant font commencer le monde par le bien : elles parlent d’un âge d’or, de la vie dans le paradis, ou d’une vie encore plus heureuse dans la société des êtres célestes. Mais ce bonheur, elles le font bientôt évanouir comme un songe et ont hâte de nous dépeindre la chute dans le mal (le mal moral, avec lequel marche toujours de pair le mal physique) où le monde s’enfonce, à notre grand dépit, d’un mouvement accéléré[1] ; si bien que maintenant (et c’est un maintenant aussi vieux que l’histoire) nous vivons dans les temps suprêmes, le dernier jour et la fin du monde sont à nos portes, et, dans certaines contrées de l’Hindoustan, le Dieu qui doit juger et détruire le monde, RUTTREN (appelé encore SIBA ou SIWEN), est déjà adoré comme le Dieu qui est maintenant le plus fort, depuis que WISCHNOU, le conservateur du monde, fatigué de la charge que lui avait donnée BRAHMA, le créateur du monde, s’en est démis, il y a déjà plusieurs siècles.

À cette idée s’oppose une opinion plus moderne, opinion héroïque qui est beaucoup moins répandue et n’a trouvé crédit qu’auprès des philosophes et, de nos jours surtout, auprès des pédagogues : c’est l’idée que le monde marche précisément en sens inverse et qu’il va constamment du pire au mieux (bien que d’un pas à peine perceptible), ou qu’il se trouve au moins dans la nature humaine une prédisposition à un tel progrès. Or, cette opinion, on peut être sûr que ses partisans ne l’ont point tirée de l’expérience, s’ils veulent qu’on l’entende (non de la civilisation) mais du bien et du mal moral ; car l’histoire de tous les temps lui donne de trop éclatants démentis ; elle n’est vraisemblablement qu’une hypothèse généreuse de la part des moralistes, depuis Sénèque jusqu’à Rousseau, ayant pour but de nous encourager à cultiver avec persévérance le germe de bien qui peut être en nous, si l’on peut compter seulement qu’il se trouve dans l’homme un fonds naturel pour cette culture. Ajoutez à cela que, puisqu'il faut admettre que l'homme, par nature (c'est-à-dire tel qu'il naît ordinairement), est sain de corps, aucune raison ne s’oppose à ce que l’on admette aussi qu’il est également, par nature, doté d’une âme saine et bonne. La nature elle-même doit par conséquent nous aider à développer cette prédisposition morale que nous avons au bien. Sanabilibus ægrotamus malis, nosque in rectum genitos, natura, si sanari velimus, adjuvat : dit Sénèque.

Mais il se pourrait bien que l’on se fût trompé dans ces deux opinions soi-disant basées sur l’expérience ; et alors se pose cette question : n’y a-t-il pas au moins un moyen terme ? N’est-il pas possible que l’homme, considéré dans son espèce, ne soit ni bon, ni mauvais ? en tout cas, ne peut-il pas être et bon et mauvais tout ensemble, bon sous un aspect, mauvais sous un autre ? ― Pour dire d’un homme qu’il est mauvais, ce n’est pas assez qu’il commette des actes qui le sont (des actes contraires à la loi), il faut encore que ces actes présentent un tel caractère que l’on puisse conclure d’eux à des maximes mauvaises en lui. Or on peut, il est vrai, constater, par l’expérience, des actes contraires à la loi, constater aussi (du moins en soi-même) qu’ils sont consciemment contraires à la loi ; mais les maximes ne sont pas accessibles à l’observation, pas même à l’observation intérieure, et par suite on ne peut jamais sûrement fonder sur l’expérience ce jugement que l’auteur de ces actes est un homme mauvais. Pour dire d’un homme qu’il est mauvais, il faudrait que l’on pût conclure a priori de quelques actions mauvaises, et même d’une seule, consciemment commises, à une maxime mauvaise qui en serait le fondement, et, de cette maxime, à un principe général de toutes les maximes particulières moralement mauvaises, principe qui aurait sa demeure dans le sujet et serait à son tour lui-même une maxime.

Mais le terme nature pourrait être, dès le début, une pierre d’achoppement, car, entendu (dans le sens qu’il a d’ordinaire) comme désignant le contraire du principe des actes ayant la liberté pour origine, il serait en contradiction formelle avec les prédicats de moralement bon ou de moralement mauvais ; pour éviter cela, il faut donc remarquer qu’ici, par ces mots « nature de l’homme », on doit entendre uniquement, d’une manière générale, le principe subjectif de l’usage humain de la liberté (sous des lois morales objectives), principe qui est antérieur à tout fait tombant sous les sens ; peu importe d’ailleurs la demeure de ce principe. Mais, en revanche, il faut toujours que ce principe subjectif soit un acte de liberté (car autrement on ne pourrait pas le rendre responsable de l’usage ou de l’abus que fait l’homme du libre arbitre par rapport à la loi morale, ni appeler moral le bien ― ou le mal ― contenu en lui. Par conséquent, le principe du mal ne peut pas se trouver dans un objet déterminant le libre arbitre par inclination, ni dans un instinct naturel, mais seulement dans une règle que le libre arbitre se fait à lui-même pour l’usage de sa liberté, c’est-à-dire dans une maxime. Il faut s’arrêter à cette maxime sans vouloir encore se demander quel principe subjectif pousse l’homme à accepter plutôt l’une que l’autre des deux maximes opposées. Car si ce principe, en définitive, se trouvait ne plus être lui-même une maxime, mais un simple instinct naturel, l’usage de la liberté pourrait entièrement se ramener à une détermination par des causes physiques : ce qui implique une contradiction. Aussi, quand nous disons de l’homme qu’il est naturellement bon ou qu’il est mauvais par nature, voulons-nous simplement signifier par là qu’il renferme un principe[2] absolument premier (et qui nous est impénétrable), en vertu duquel il adopte de bonnes maximes ou de mauvaises (qui sont opposées à la loi) ; et cela doit s’entendre de l’homme pris universellement qui exprime ainsi, grâce à ces maximes, avec son caractère, celui de toute son espèce.

Nous dirons donc de chacun de ces caractères (qui sont les marques distinctives des humains par rapport à d’autres êtres raisonnables possibles) qu’il nous est inné, mais toujours en reconnaissant humblement que (si l’homme est mauvais, tout comme s’il est bon) la nature ne doit ni en porter la faute, ni en recueillir le mérite, et que le caractère est l’œuvre propre de chacun. Or le principe ultime de l’adoption de nos maximes, devant lui-même avoir, en fin de compte, le libre arbitre pour demeure, ne saurait être un fait qui puisse être donné dans l’expérience ; et par conséquent le bien ou le mal dans l’homme (à titre de principes subjectifs premiers de l’adoption de telle ou de telle maxime par rapport à la loi morale) sont dits innés simplement en ce sens qu’ils sont foncièrement posés dans l’homme antérieurement à tout usage de la liberté dans le champ de l’expérience (en remontant aux toutes premières années et même jusqu’à la naissance) et qu’on les représente ainsi comme étant dans l’homme dès sa naissance, sans que pour cela la naissance en soit la cause.

Remarque.

Le conflit des deux hypothèses sus-énoncées repose sur la proposition disjonctive suivante : l’homme est (de sa nature) ou moralement bon ou moralement mauvais. Mais l'idée vient naturellement a chacun de demander si cette disjonction est bien exacte, et si l’on ne peut pas soutenir une de ces deux autres thèses : ou que l’homme, de sa nature, n’est ni bon ni mauvais, ou qu’il est bon et mauvais tout ensemble, c’est-à-dire bon par certains côtés, mauvais par d’autres. L’expérience semble même confirmer ce moyen terme entre les deux extrêmes.

Or, il se trouve que la théorie des mœurs, d’une manière générale, a tout intérêt à n’admettre, tant que cela lui est possible, aucun milieu dans les choses morales, qu’il s’agisse des actes (adiaphora) ou des caractères humains ; parce que, avec une telle équivoque, toutes les maximes courent le risque de perdre toute précision et toute fixité. On nomme communément ceux qui sont attachés à cette sévère façon de voir (d’un nom qui est censé contenir un blâme, mais qui en réalité est un éloge) des Rigoristes ; et l’on peut nommer Latitudinaires ceux qui en sont les antipodes. Il y a deux espèces de latitudinaires, que l’on peut nommer Indifférentistes, s’ils admettent que l’homme n’est ni bon ni mauvais (Latitudinarier der Neutralität), ou Syncrétistes, s’ils admettent qu’il est à la fois bon et mauvais (Latitudinarier der Coalition)[3]. La réponse qu’on donne à la question posée, suivant la méthode de solution qui est celle des rigoristes[4] se base se base sur l’observation, importante pour la morale, que le libre arbitre est doué d’une liberté d’un caractère tout à fait particulier, laquelle ne peut être déterminée à un acte par un mobile qu’autant que l’homme a fait de ce mobile sa maxime (l’a pris pour règle générale suivant laquelle il veut se comporter) ; c’est ainsi seulement qu’un mobile quelconque peut subsister conjointement avec l’absolue spontanéité du libre arbitre (avec la liberté). Mais la loi morale est par elle-même un mobile, au jugement de la raison ; et la prendre pour maxime, c’est être bon moralement. Or lorsque, à l’égard d’une action qui est du ressort de la loi, le libre arbitre d’un agent n’est pourtant pas déterminé par elle, il faut que ce libre arbitre subisse l’influence d’un mobile opposé à la loi ; et comme, d’après l’hypothèse, cela ne peut être possible qu’à la condition pour l’homme d’admettre ce mobile dans sa maxime (et conséquemment de prendre pour règle d’aller contre la loi morale), ce qui fait de lui un homme mauvais, l’intention de l’agent par rapport à la loi morale n’est donc jamais indifférente (et ne peut jamais être ni bonne ni mauvaise).

D’autre part, l’homme ne peut pas être non plus moralement bon sous certains rapports et à la fois mauvais sous d’autres. Car s’il est bon sous un rapport, c’est qu’il a pris la loi morale pour maxime ; s’il devait donc en même temps être mauvais sous un autre rapport, comme la loi morale portant sur le devoir qu’il faut accomplir en entier (überhaupt) est unique et universelle, la maxime basée sur elle serait tout à la fois maxime universelle et maxime particulière : ce qui est contradictoire[5].

Dire de l’une ou de l’autre intention qu’elle est une manière d’être innée que l’homme tient de sa nature, ce n’est pas non plus ici dire qu’elle n’est pas acquise par l’homme en qui elle réside, car l’homme alors n’en serait pas l'auteur, mais seulement qu’elle n’est pas acquise dans le temps (que l’homme est pour toujours tel ou tel depuis sa jeunesse). L’intention, entendez par là le principe subjectif ultime de l’acceptation des maximes, ne peut être qu’unique en nous et porte universellement sur l’usage entier de la liberté. Mais il faut qu’elle ait elle-même été acceptée par le libre arbitre, car autrement elle ne pourrait pas être imputée. Pour ce qui est de cette acceptation, nous ne pouvons plus en connaître le principe subjectif ou la cause (bien que nous soyons fatalement portés à cette recherche ; car dans le cas contraire, il nous faudrait toujours alléguer une autre maxime où serait admise cette intention et cette maxime à son tour devrait, elle aussi, avoir un principe). Or, ne trouvant point dans le temps d’acte premier du libre arbitre d’où nous puissions déduire cette intention, ou plutôt son principe, nous la nommons une manière d’être du libre arbitre, et (quoique, dans le fait, elle soit fondée dans la liberté) nous la disons venir de la nature. Quand nous disons que l’homme est, de sa nature, bon ou mauvais, nous n’avons pas en vue tel individu pris à part (car alors on pourrait admettre que l’un est bon et l’autre mauvais par nature), mais bien toute l'espèce humaine. Que nous ayons le droit d’entendre ainsi ce mot, c’est ce qui sera prouvé dans la suite, s’il ressort de l’étude anthropologique que les motifs qui nous autorisent à attribuer à un homme, comme inné, l’un des deux caractères, sont de telle nature qu’il n’y a aucune raison d’en excepter un seul individu et que, par conséquent, ce qui est dit de l’homme s’applique à son espèce.


I. DE LA DISPOSITION ORIGINAIRE AU BIEN DANS LA NATURE HUMAINE.


Relativement à sa fin, nous l’envisageons, comme il est juste, dans trois classes, éléments de la destinée de l’homme :

1. La disposition de l’homme à l’animalité en tant qu’être vivant ;

2. Sa disposition à l’humanité, en tant qu’être vivant et tout ensemble raisonnable ;

3. Sa disposition à la personnalité, en tant qu’être raisonnable et susceptible en même temps d’imputation[6].

1. La disposition à l’animalité dans l’homme peut être rangée sous le titre général de l’amour de soi physique et simplement mécanique, c’est-à-dire tel qu’il n’implique pas de la raison. Elle comporte trois espèces qui nous portent, premièrement, à notre conservation personnelle ; deuxièmement, à la propagation de notre espèce, par l’instinct sexuel, et à la conservation de ce que procrée le rapprochement des sexes ; troisièmement, à l’entretien de relations avec les autres hommes, ce qui est l’instinct social. ― Sur cette disposition peuvent être greffés des vices de tout genre (mais ils n’en proviennent pas comme d’une racine dont ils seraient les rejetons). On peut les appeler des vices de la grossièreté de la nature, et, quand ils s’écartent au plus haut point de la fin naturelle, on leur donne le nom de vices bestiaux ; ce sont : l’intempérance, la luxure, le mépris sauvage des lois (dans les relations avec les autres hommes).

2. Les dispositions à l’humanité peuvent titre rangées sous le titre général de l’amour de soi physique, il est vrai, mais pourtant comparé (ce qui requiert de la raison) ; puisque c’est seulement comparativement à d’autres que l’on se juge heureux ou malheureux. De cet amour de soi dérive le penchant de l’homme à se ménager une valeur dans l’opinion d’autrui ; originairement, sans doute, l’homme veut simplement l’égalité, satisfait de ne concéder à personne la suprématie sur lui-même, mais constamment préoccupé que les autres puissent y tendre ; et cette crainte peu à peu donne naissance à l’injuste désir d’acquérir la suprématie sur les autres. Sur ce penchant, je veux dire sur la jalousie et sur la rivalité, peuvent être greffés les vices les plus grands, des inimitiés secrètes et publiques contre tous ceux que nous considérons comme nous étant étrangers ; pourtant, à proprement parler, la jalousie et la rivalité ne proviennent pas de la nature comme d’une racine dont elles seraient les rejetons, mais, en raison de la crainte où nous sommes que d’autres acquièrent sur nous une supériorité que nous haïssons, elles sont des penchants qui, pour notre sécurité, nous portent à nous ménager, comme moyen de précaution, cette prépondérance sur autrui ; alors que la nature voulait seulement employer comme mobile ayant la civilisation pour fin l’idée d’une pareille émulation (laquelle n’exclut point l’amour réciproque des hommes). Les vices qui se greffent sur ce penchant peuvent conséquemment être appelés des vices de la civilisation, et quand ils atteignent le degré de méchanceté le plus élevé (n’étant alors simplement que l’idée d’un maximum du mal, chose qui dépasse l’humanité), comme c’est le cas, par exemple, dans l’envie, dans l’ingratitude, dans la joie des maux d’autrui, etc., ils reçoivent le nom de vices sataniques.

3. La disposition à la personnalité est la capacité d’éprouver pour la loi morale un respect qui soit un mobile suffisant par lui-même du libre arbitre. Cette capacité d’éprouver simplement du respect (Empfänglichkeit der blossen Achtung) pour la loi morale en nous, serait le sentiment moral qui, par lui-même, ne constitue pas une fin de la disposition de la nature, mais qui a besoin, pour le devenir, d’être un mobile du libre arbitre. Or, la seule chose qui puisse lui donner cette qualité, c’est qu’il soit accepté par le libre arbitre dans sa maxime ; et l’essence du libre arbitre qui prend pour mobile ce sentiment, est d’avoir la bonté pour caractère ; ce caractère bon, comme en général tous les caractères du libre arbitre, est une chose qui peut seulement être acquise, mais qui a besoin pour être possible de trouver dans notre nature une disposition sur laquelle ne peut être greffé absolument rien de mauvais. Sans doute, l’idée de la loi morale, en y comprenant le respect qu’on ne saurait en séparer, ne peut pas justement être appelée une disposition à la personnalité ; elle est la personnalité même (l’idée de l’humanité considérée d’une manière tout à fait intellectuelle). Mais, dans le fait que nous acceptons ce respect pour mobile dans nos maximes, intervient le principe subjectif, qui parait être une addition faite à la personnalité et mériter conséquemment le nom d’une disposition sur laquelle s’appuie la personnalité. Si nous considérons ces trois dispositions sous le rapport des conditions de leur possibilité, nous trouvons que la première n’a aucune raison pour base, que la deuxième est sans doute un produit de la raison pratique, mais d’une raison mise au service d’autres mobiles, tandis que la troisième seule a pour racine la raison pratique par elle-même, c’est-à-dire édictant des lois inconditionnellement. Toutes ces dispositions dans l’homme ne sont pas seulement (négativement) bonnes (en ce sens qu’elles ne sont pas en opposition avec la loi morale), mais elles sont même encore des dispositions au bien (en ce sens qu’elles encouragent à l’accomplir). Elles sont originelles, car elles tiennent à la possibilité de la nature humaine. L’homme peut détourner les deux premières de leurs fins et en faire un mauvais usage, mais il ne saurait en détruire aucune. Par les dispositions d’un être nous entendons non seulement les parties essentielles qui doivent le constituer, mais encore les formes suivant lesquelles l’union de ces parties s’opère, pour que l’être en question existe. Ces dispositions sont originelles, si elles sont nécessairement impliquées dans la possibilité de cet être ; et contingentes si, même sans elles, l’être était possible en soi. Il faut encore remarquer qu’il n’est question d’aucune autre disposition que de celles qui se rapportent immédiatement à l’appétition (Begehrungsvermögen) et à l’usage du libre arbitre.


II. ― DU PENCHANT AU MAL DANS LA NATURE HUMAINE

Par penchant (propensio) j’entends le principe subjectif de la possibilité d’une inclination (d’un désir habituel [concupiscential en tant que cette inclination est contingente pour l’humanité en général[7]. Le penchant se distingue d’une disposition foncière (Anlage) en ce que, s’il peut être inné, il ne doit pas pourtant être représenté comme tel ; il peut au contraire être conçu (s’il est bon) comme acquis, ou (s’il est mauvais) comme contracté par l’homme lui-même. ― Mais il n’est question ici que du penchant à ce qui est le mal à proprement parler, c’est-à-dire le mal moral ; lequel n’étant possible qu’en qualité de détermination du libre arbitre, et ce libre arbitre ne pouvant être jugé bon ou mauvais que d’après ses maximes, doit consister dans le principe subjectif où se fonde la possibilité d’avoir des maximes opposées à la loi morale, et, si l’on a le droit d’admettre ce penchant comme inhérent universellement à l’homme (par conséquent au caractère de l’espèce), pourra être appelé un penchant naturel de l’homme au mal. ― On peut encore ajouter que la capacité du libre arbitre à adopter la loi morale pour maxime, ou son incapacité à l’admettre ainsi, ayant toutes les deux pour cause un penchant naturel, sont appelées le bon cœur ou le mauvais cœur.

On peut, dans le penchant au mal, distinguer trois degrés : c’est, en premier lieu, la faiblesse du cœur humain impuissant à mettre en pratique les maximes adoptées, d’une manière générale, ou la fragilité de la nature humaine ; c’est, en second lieu, le penchant à mêler des

motifs immoraux aux mobiles moraux (même quand ce serait dans une bonne intention et en vertu de maximes du bien), c’est-à-dire l’impureté du cœur humain ou de la nature humaine ; c’est, enfin, le penchant à l’adoption de maximes mauvaises, c’est-à-dire la méchanceté de la nature humaine ou du cœur humain.

En premier lieu, la fragilité (fragilitas) de la nature humaine est même exprimée dans la plainte d’un Apôtre : « J’ai bien la volonté, mais l’exécution fait défaut » ; ce qui revient à dire : Je prends le bien (la loi) pour maxime de mon libre arbitre, mais ce bien qui est objectivement, dans l’idée (in thesi), un mobile invincible, est, subjectivement (in hypothesi), quand il faut suivre la maxime, dans la pratique, le plus faible mobile (comparé à l’inclination).

En second lieu, l’impureté (impuritas, improbitas) du cœur humain consiste en ce que la maxime, tout en étant bonne quant à l’objet (quant à l’intention que l’on a de mettre la loi en pratique), et peut-être même assez puissante pour qu’on passe à l’acte, n’est pas cependant moralement pure, c’est-à-dire n’a pas, comme ce devrait être, admis en elle la loi morale seule comme mobile suffisant, mais a encore besoin le plus souvent (peut-être toujours) que d’autres mobiles se joignent à celui-ci pour déterminer le libre arbitre à ce qu’exige le devoir. Autrement dit, l'impureté consiste en ce que des actions conformes au devoir ne sont pas accomplies purement par devoir.

Enfin, la méchanceté (vitiositas, pravilos) ou, si l’on aime mieux, la corruption (corruptio) du cœur humain est le penchant du libre arbitre à des maximes qui subordonnent les mobiles tirés de la loi morale à d’autres mobiles (qui ne sont pas moraux). Elle peut encore s’appeler la perversité (perversitas) du cœur humain, parce qu’elle pervertit l’ordre moral relativement aux mobiles d’un libre arbitre, et si malgré cela des actions (légales), bonnes au regard de la loi (gesetzlich gute), peuvent toujours être faisables, il n’en est pas moins vrai que la manière de penser est ainsi corrompue dans sa racine (pour ce qui est de l’intention morale) et que l’homme est par là marqué comme méchant.

Notez que le penchant au mal (en ce qui regarde les actes) est ici présenté comme inhérent à l’homme, même au meilleur d’entre les hommes, et que cela est nécessaire pour qu’on puisse prouver l’universalité du penchant au mal chez les hommes, ou démontrer, ce qui revient au même, qu’il est intimement lié à la nature humaine.

Entre un homme de bonnes mœurs (bene moratus) et un homme moralement bon (moraliter bonus), pour ce qui est de l’accord des actes avec la loi il n’y a pas de différence (il ne doit pas du moins y en avoir) ; seulement ces actes chez l’un ont rarement la loi, si même ils l’ont jamais, pour mobile unique et suprême, tandis qu’ils l’ont toujours chez l’autre. On peut dire du premier qu’il observe la loi quant à la lettre (c’est-à-dire pour ce qui est de l’acte que cette loi commande), et du second qu’il l’observe quant à l’esprit (et l’esprit de la loi morale veut que cette loi seule soit un mobile suffisant). Tout ce qui ne vient pas de cette loi est péché (sous le rapport de la manière de penser). Car si, pour déterminer le libre arbitre à des actions conformes à la loi, d’autres mobiles que la loi même sont requis (par exemple, le désir de l’honneur, l’amour de soi en général, ou même un instinct de bonté, du genre de la compassion), c’est simplement d’une manière contingente qu’ils s’accordent avec la loi, car ils pourraient tout aussi bien pousser l’homme à la transgresser. La maxime, dont la bonté doit servir à apprécier toute la valeur morale de la personne, n’en est pas moins opposée à la loi et, malgré des actions qui seraient toutes bonnes (bei lauter guten Handlungen), l’homme cependant est mauvais.

L’explication suivante est encore nécessaire pour déterminer le concept du penchant au mal. Tout penchant est physique ou moral ; il est physique s’il appartient au libre arbitre de l’homme en tant qu’être de la nature ; il est moral s’il appartient au libre arbitre de l’homme en tant qu’être moral. ― Il n’existe point de penchant physique au mal moral ; car il faut que le mal moral provienne de la liberté ; et un penchant physique (qui est fondé sur une impulsion sensible) à faire de la liberté un usage quelconque, soit pour le bien, soit pour le mal, est une contradiction. Un penchant au mal ne peut donc affecter que le pouvoir moral du libre arbitre (dem moralischen Vermögen der Willkühr ankleben). Or il n’y a de mal moral (c’est-à-dire de mal susceptible d’imputation) que celui qui est notre propre fait. On entend au contraire par le concept d’un penchant un principe subjectif de détermination du libre arbitre, et ce principe, étant antérieur à tout fait, n’est donc pas encore lui-même un fait. Il y aurait par conséquent une contradiction dans le concept d’un simple penchant au mal, si le mot fait n’était pas susceptible d’être en quelque façon pris dans deux sens différents, mais qui tous les deux cependant peuvent être conciliés avec le concept de la liberté. Or le mot fait en général peut tout aussi bien s’appliquer à cet usage de la liberté d’où résulte l’adoption dans le libre arbitre de la maxime souveraine (conforme au contraire à la loi) qu’à cet autre usage d’où sortent les actions elles-mêmes (considérées dais ce qui en est la matière, c’est-à-dire sous le rapport d’objets du libre arbitre [die Objecte der Willkühr betreffend]) exécutées conformément à la maxime admise. Le penchant au mal est un fait, dans le premier sens donné à ce mot (peccatum originarium), et c’est en même temps le principe formel de tout fait, entendu dans le second sens, qui est opposé à la loi, avec laquelle il est en contradiction sous le rapport de la matière, ce qui le fait appeler vice (peccatum deriualivum) ; et, de ces péchés, le premier demeure, alors même que le second (provenant de mobiles qui ne consistent pas dans la loi même) pourrait être évité de plusieurs manières. Le premier est un fait intelligible, qui n’est connaissable que par la raison, sans aucune condition de temps ; le second est un fait sensible, empirique, donné dans le temps (factum phænomenon). C’est surtout par comparaison avec le second que le premier de ces péchés est appelé simple penchant ; et il est dit inné parce qu’il ne peut pas être extirpé (car pour cela la maxime suprême devrait être celle du bien, tandis que, dans ce penchant même, a été adoptée la maxime mauvaise), et surtout parce que nous ne pouvons pas expliquer pourquoi le mal en nous a précisément corrompu la maxime suprême, bien que pourtant ce mal soit notre propre fait, pas plus que nous ne pouvons indiquer la cause d’une propriété fondamentale inhérente à notre nature. ― Les explications qui précèdent font voir pour quel motif, au début du présent article, nous cherchions les trois sources du mal moral uniquement dans celui qui affecte, suivant des lois de liberté, le principe suprême qui nous fait adopter ou suivre nos maximes, et non dans celui qui affecte la sensibilité (en tant que réceptivité).


III. ― L’HOMME EST MAUVAIS PAR NATURE.


Vitiis nemo sine nascitur.
(Horat.)


Cette proposition : l’homme est mauvais, ne peut, d’après ce qui précède, vouloir dire autre chose que ceci : l’homme a conscience de la loi morale, et il a cependant adopté pour maxime de s’écarter (occasionnellement) de cette loi. Dire qu’il est mauvais par nature, c’est regarder ce qui vient d’être dit comme s’appliquant à toute l’espèce humaine : ce qui ne veut pas dire que la méchanceté soit une qualité qui puisse être déduite du concept de l’espèce humaine (du concept d’homme en général), car elle serait alors nécessaire, mais que, tel qu’on le connaît par l’expérience, l’homme ne peut pas être jugé différemment, ou qu’on peut supposer le penchant au mal chez tout homme, même chez le meilleur, comme subjectivement nécessaire. Or, comme ce penchant doit être lui-même considéré comme moralement mauvais et que, par suite, on doit y voir non pas une disposition physique, mais quelque chose qui puisse être imputé à l’homme ; comme il doit consister conséquemment dans des maximes du libre arbitre contraires à la loi, et que, d’autre part, ces maximes, en raison de la liberté, doivent être tenues pour contingentes en elles-mêmes ― ce qui, de son côté, ne saurait s’accorder avec l’universalité de ce mal, à moins que le principe suprême subjectif de toutes les maximes ne soit, peu importe comment, étroitement uni avec l’humanité et comme enraciné dans elle nous pourrons nommer ce penchant un penchant naturel au mal, et puisque il tant toujours pourtant que ce penchant lui-même soit coupable, nous pourrons l’appeler dans la nature humaine un mal radical et inné (dont nous sommes nous-mêmes la cause néanmoins).

Qu’il y ait, enraciné dans l’homme, un penchant dépravé de cette espèce, nous pouvons bien nous dispenser d’en faire la démonstration formelle, étant donnée la multitude d’exemples frappants que l’expérience étale devant nos yeux dans les faits et gestes des hommes. Veut-on emprunter ces exemples à l’état dans lequel plusieurs philosophes espéraient rencontrer par excellence la bonté naturelle de la nature humaine et qu’on a nommé l’état de nature ? Il suffit, en ce cas, de comparer avec l’hypothèse en question les scènes de froide cruauté qu’offrent les carnages de Tofoa, de la Nouvelle-Zélande, des Iles des Navigateurs, et aussi les massacres incessants qui se commettent dans les vastes déserts du nord-ouest de l’Amérique (comme ils sont rapportés par le capitaine HEARNE), sans que nul homme en tire le plus mince avantage[8], pour se convaincre que dans l’état de nature règnent plus de vices de barbarie qu’il n’en faut pour détruire l’opinion de ces philosophes. Est-on au contraire d’avis que la nature humaine se fait mieux connaître dans l’état civilisé (où les dispositions de l’homme peuvent se développer plus complètement) ; il faudra, dans ce cas, prêter l’oreille à la longue et mélancolique litanie des plaintes de l’humanité, qui récrimine contre la secrète fausseté s’insinuant même dans l’amitié la plus intime, si bien que les meilleurs amis regardent la modération de la confiance dans leurs épanchements réciproques comme une maxime universelle de prudence dans les relations ; contre un penchant qui pousse l’obligé à ressentir à l’égard de son bienfaiteur une haine à laquelle ce dernier doit toujours s’attendre ; contre une bienveillance cordiale qui donne pourtant lieu à cette observation « qu’il y a dans le malheur de nos meilleurs amis quelque chose qui ne nous déplaît pas entièrement » ; et contre beaucoup d’autres vices qui se dissimulent encore sous l’apparence de la vertu, sans parler de ceux qui ne prennent pas de déguisement, parce que c’est déjà pour nous être un homme de bien que d’être un mauvais homme de la classe générale ; et l’on trouvera assez de vices de culture et de civilisation (les plus humiliants de tous) pour aimer mieux détourner ses regards des relations qu’entretiennent les hommes que de tomber soi-même dans un autre vice, celui de la misanthropie. Si l’on n’est pas encore satisfait, il suffit de considérer l’état merveilleusement composé par la juxtaposition des deux autres, je veux parler de l’état international, où les nations civilisées vivent les unes par rapport aux autres dans les termes du grossier état de nature (sur le pied de guerre perpétuelle) dont elles ont même pris la ferme résolution de ne jamais se départir, pour voir que les principes fondamentaux des grandes sociétés, appelées États[9], sont en contradiction directe avec les prétentions publiques, que cependant ils sont indispensables, et qu’aucun philosophe n’a pu encore mettre ces principes d’accord avec la morale, ni même (qui pis est) en proposer de meilleurs qui se puissent concilier avec la nature humaine, de sorte que le chiliasme philosophique, qui espère un état de paix perpétuelle fondé sur l’union des peuples en une république mondiale, mérite, tout autant que le chiliasme théologique, qui s’attend à l’achèvement pour le genre humain tout entier de l’amélioration morale, d’être tourné en ridicule en qualité d’extravagance.

Le principe de ce mal ne peut pas : 1° se trouver, comme on le prétend communément, dans la sensibilité de l’homme, ni dans les inclinations naturelles qui ont la sensibilité pour base. Ces inclinations, en effet, n’ont pas de rapport immédiat avec le mal (elles donnent plutôt à la vertu, manifestation de la force particulière à l’intention morale, l’occasion de se produire) ; nous ne sommes pas non plus responsables de leur existence (nous ne pouvons même pas l’être, parce qu’elles existent en nous naturellement et sans nous avoir pour auteurs), tandis que le penchant au mal engage notre responsabilité, puisque, affectant la moralité du sujet et se trouvant par suite en lui comme en un être libre dans ses actes, il doit pouvoir lui être imputé comme une faute dont il s’est lui-même relu coupable, et cela nonobstant les profondes racines qu'a ce mal dans le libre arbitre, où il est tellement ancré que l'on est obligé de le dire inhérent par nature à l'homme. — Le principe de ce mal ne peut pas non plus : 2° consister dans une perversion de la raison moralement législatrice ; ce qui supposerait que la raison pourrait elle-même détruire en soi l’autorité de la loi et renier l’obligation qui en découle : chose absolument impossible. Se considérer comme un être libre dans ses actes et se figurer cependant que l’on est affranchi de la loi qui régit les êtres de ce genre (de la loi morale) reviendrait à vouloir concevoir une cause agissant sans aucune loi (car la détermination résultant de lois physiques ne peut pas avoir lieu à cause de la liberté) : ce qui est contradictoire. ― Conséquemment, pour fournir le principe du mal moral dans l’homme, la sensibilité contient trop peu ; car elle fait de l’homme, en éliminant les mobiles qui peuvent sortir de la liberté, un être purement animal (bloss thierischen) ; une raison affranchie de la loi morale et pour ainsi dire perverse (une volonté absolument mauvaise) contient trop au contraire, parce qu’elle érige en mobile l’opposition contre la loi même (le libre arbitre ne pouvant se déterminer sans mobiles) et qu’elle ferait ainsi du sujet un être diabolique. — Or, l’homme n’est ni bête, ni démon.

Mais, quoique l’existence de ce penchant au mal dans la nature humaine puisse être mise sous les yeux par des preuves d’expérience montrant l’opposition réelle que fait, dans le temps, à la loi le libre arbitre humain, ces preuves cependant ne nous apprennent pas le vrai caractère de ce penchant, ni le principe de cette opposition ; puisque ce caractère concerne une relation du libre arbitre (arbitre dont, par conséquent, le concept n’est pas empirique) à la loi morale considérée comme un mobile (ce dont le concept est de même purement intellectuel), il faut au contraire qu’il puisse être connu a priori, comme découlant du concept du mal, en tant que ce mal est possible en vertu des lois de la liberté (de l’obligation et de l’imputabilité). Ce qui suit est le développement de ce concept.

Nul homme, même le plus pervers, et quelles que soient ses maximes, ne viole la loi morale dans un pur esprit de révolte (en lui opposant un refus d’obéissance). Elle s’impose à nous irrésistiblement, au contraire, en vertu de notre disposition morale ; et si d’autres mobiles ne venaient la combattre en lui, l’homme l’accepterait dans sa maxime suprême, comme principe suffisant de détermination du libre arbitre, c’est-à-dire qu’il serait moralement bort. Mais il dépend encore, en vertu de sa disposition naturelle, également innocente, des mobiles de la sensibilité, et il les adopte aussi dans sa maxime (selon le principe subjectif de l’amour de soi). Et s’il les adoptait dans sa maxime comme suffisants par eux seuls à la détermination du libre arbitre, sans se soucier de la loi morale (que cependant il porte en lui), l’homme serait moralement mauvais. Mais comme, naturellement, il accepte dans sa maxime ces deux mobiles différents, et comme, d’autre part, il trouverait chacun d’eux, pris tout seul, suffisant à déterminer sa volonté ; si la différence des maximes ne dépendait que de la différence des mobiles (qui sont la matière des maximes), c’est-à-dire si la loi ou l’impulsion sensible constituaient une maxime, il serait à la fois moralement bon et moralement mauvais ; ce qui (d’après notre Introduction) est contradictoire. Il faut donc que la différence entre un homme bon et un homme mauvais ne consiste pas dans la différence des mobiles qu’il accepte dans ses maximes (ou dans la matière de ces maximes), mais dans la subordination de ces mobiles (dans la forme des maximes) : il s’agit de savoir quel est celui des deux mobiles dont l’homme fait la condition de l’autre. Par conséquent, chez l’homme (même chez le meilleur), le mal ne vient que du renversement, dans la maxime, de l’ordre moral des mobiles ; nous adoptons dans notre maxime et la loi morale et l’amour de soi, mais remarquant qu’ils ne sauraient subsister côte à côte et que l’un des deux au contraire doit être subordonné à l’autre comme à sa condition suprême, nous faisons du mobile de l’amour de soi et des inclinations qui en découlent la condition de l’accomplissement de la loi morale, quand au contraire celle-ci, en qualité de condition suprême de la satisfaction de nos inclinations sensibles, devrait être acceptée comme unique mobile dans la maxime universelle du libre arbitre.

Malgré ce renversement des mobiles, contraire à l’ordre moral, dans la maxime adoptée par un homme, il peut se faire néanmoins que les actions soient extérieurement aussi conformes à la loi que si elles avaient leur source dans les principes les plus pure ; c’est ce qui se produit quand la raison recourt à l’unité des maximes en général, qui est propre à la loi morale, simplement en vue d’introduire dans les mobiles de l’inclination, sous le nom de bonheur, une unité des maximes qu’ils ne pourraient pas obtenir autrement (la véracité, par exemple, si nous la prenons pour principe, nous affranchit de l’anxiété à laquelle donnent naissance l’obligation où l’on est de mettre d’accord ses mensonges et la crainte que l’on éprouve de se perdre dans leurs replis sinueux) ; en pareil cas, le caractère empirique est bon, mais le caractère intelligible demeure toujours mauvais.

Or, s’il y a, dans la nature humaine, un penchant qui la pousse à procéder ainsi, c’est qu’il y a dans l’homme un penchant naturel au mal ; et ce penchant lui-même est moralement mauvais, puisque, en définitive, c’est dans un libre arbitre qu’il doit être cherché, puisque, par suite, il peut être imputé. C’est un mal radical, parce qu’il pervertit le principe de toutes les maximes et que, d’autre part, en tant que penchant naturel, il ne peut pas être détruit par les forces humaines, pour cette raison que sa destruction ne pourrait qu’être l’œuvre de bonnes maximes et qu’elle est impossible si le principe subjectif suprême de toutes les maximes est présupposé corrompu ; et néanmoins il faut que ce penchant puisse être surmonté, puisque l’homme, en qui il se trouve, est un être libre dans ses actions.

La méchanceté (Bösartigkeit) de la nature humaine n’est donc pas une véritable méchanceté (Bosheit), si l’on prend ce mot dans sa signification rigoureuse où il désigne une intention (principe subjectif des maximes) d’accepter le mal comme tel pour mobile dans sa maxime (car cette intention est diabolique) ; on doit plutôt dire qu’elle est une perversité du cœur, et ce cœur est aussi, par voie de conséquence, nommé un mauvais cœur. Cette perversité peut coexister avec une volonté généralement bonne ; elle provient de la fragilité de la nature humaine, qui n’est pas assez forte pour mettre en pratique les principes qu’elle a faits siens, jointe à l’impureté qui l’empêche de séparer les uns d’avec les autres, d’après une règle morale, les mobiles (même des actes où la fin que l’on vise est bonne), et qui, par suite, tout au plus, lui fait seulement regarder si ces actions sont conformes à la loi, et non si elles en découlent, c’est-à-dire si elles l’ont pour unique mobile. Sans doute, il n’en résulte pas toujours d’action contraire à la loi, ni de penchant à en commettre, penchant que l’on nomme le vice ; mais c’est à tort que l’on verrait dans la seule absence du vice la preuve de la conformité de l’intention avec la loi du devoir (l’équivalent de la vertu), (puisque, en pareil cas, l’attention ne se porte pas sur les mobiles dans la maxime, mais seulement sur l’accomplissement littéral de la loi) ; cette manière de penser doit déjà elle-même être appelée une perversité radicale du cœur humain.

Cette faute (reatus) innée, — ainsi appelée parce qu’elle se fait remarquer à l’instant même où l’usage de la liberté se manifeste dans l’homme, ce qui cependant ne l’empêche pas de découler nécessairement de la liberté et de pouvoir, conséquemment, être imputée, — peut être estimée non-préméditée (culpa) dans ses deux premiers degrés (qui sont la fragilité et l’impureté), tandis que, dans son troisième degré, on doit la qualifier de faute préméditée (dolus) ; et elle a pour caractère une certaine perfidie du cœur humain (dolus malus), qui porte l’homme à se tromper soi-même relativement à ses bonnes ou à ses mauvaises intentions, et, pourvu que ses actes n’aient pas le mal pour conséquence, ― ce qui pourrait fort bien se faire d’après les maximes qu’ils suivent, — à ne pas se mettre en peine au sujet de son intention, mais à se tenir plutôt pour justifié aux yeux de la loi. De là vient que tant d’hommes (qui se croient consciencieux) ont la conscience tranquille, pourvu que, au milieu d’actions pour lesquelles la loi n’a pas été consultée, ou du moins dans lesquelles son avis n’a pas eu la part prépondérante, ils échappent heureusement aux mauvaises conséquences, et vont même jusqu’à se faire un mérite de ne pas se sentir coupables des fautes dont ils voient les autres chargés, et cela sans examiner si le mérite n’en revient pas simplement au hasard, ni si la façon de penser qu’ils pourraient bien, s’ils le voulaient, découvrir en eux-mêmes, ne les aurait pas fait tomber dans des vices égaux, au cas où l’impuissance, le tempérament, l’éducation, les circonstances de temps et de lieu qui induisent en tentation (toutes choses qui ne peuvent pas nous être imputées), ne les en auraient pas tenus éloignés. Cette déloyauté avec laquelle on s’aveugle soi-même, et qui fait obstacle à l’établissement de la véritable intention morale en nous, se traduit en outre extérieurement en hypocrisie et en tromperie à l’égard d’autrui ; et si ce n’est pas là ce que l’on doit nommer méchanceté, elle n’en mérite pas moins d’être appelée indignité ; elle a son fondement dans le mal radical de la nature humaine, qui (empêchant le jugement moral de savoir au juste quelle opinion on doit avoir d’un homme et rendant l’imputation tout à fait incertaine intérieurement et extérieurement), est la tache impure de notre espèce, dont la présence, aussi longtemps que nous restons sans nous en défaire, empêche le germe du bien de se développer comme il ne manquerait pas de le faire sans elle.

Un membre du Parlement anglais a proclamé, dans le feu d’une discussion, que tout homme a son prix, pour lequel il se livre. Si cette opinion est vraie (et il appartient à chacun de le décider en lui-même) ; si toute vertu, quelle qu’elle soit, doit céder immanquablement à un degré de tentation qui ait la force de l’abattre ; si pour nous décider à suivre le parti du mauvais ou du bon esprit, tout dépend de savoir quel est celui des deux qui offre davantage et qui paie le plus promptement, il se pourrait que la parole de l’Apôtre fût vraie de l’homme en général : « Il n’y a pas ici de différence, tous sont également pécheurs ; ― il n’y en a pas un qui fasse le bien (selon l’esprit de la loi), non, pas un[10]. »


IV. ― DE L’ORIGINE DU MAL DANS LA NATURE HUMAINE.


L’origine (première) est le fait par lequel un effet dérive de sa cause première, c’est-à-dire d’une cause telle qu’elle n’est pas à son tour un effet dérivant d’une autre cause du même genre. On peut l’envisager sous deux aspects : comme origine rationnelle ou comme origine temporelle ; l’une ne considère que l’existence de l’effet, et l’autre en concerne le devenir et par suite prend cet effet comme un événement qu’elle rapporte à ce qui en est la cause dans le temps. Lorsque l’effet est rapporté à une cause, à laquelle en effet il se rattache selon des lois de liberté, comme c’est le cas dans le mal moral, la détermination du libre arbitre à le produire n’est pas alors conçue comme liée à ce qui, dans le temps, est pour l’effet le principe déterminant, mais simplement à ce qui l’est dans la représentation rationnelle, et elle ne peut pas en dériver comme d’un état antérieur ; ce qui, au contraire, doit avoir lieu toutes les fois que l’action mauvaise, comme événement dans le monde, est rapportée à sa cause physique. C’est donc une contradiction que de chercher aux actes libres, en tant que tels, une origine temporelle (exactement comme aux effets d’ordre physique) ; et par suite aussi de chercher l’origine temporelle du caractère (Beschaffenheit) moral de l’homme, en tant que ce caractère est considéré comme contingent, parce qu’il est le fondement de l’usage de la liberté et qu’un tel principe doit être (de même que le principe déterminant du libre arbitre en général) uniquement cherché dans des représentations rationnelles.

Quelle que soit d’ailleurs l’origine du mal moral dans l’homme, on peut cependant soutenir que parmi les façons d’envisager la diffusion du mal et sa propagation à travers tous les membres de notre espèce et dans toutes les générations, la plus maladroite consiste à se représenter le mal comme une chose qui nous vient par héritage de nos premiers parents ; car on peut dire du mal moral ce qu’a dit du bien le poète :

...Genus, et proavos, et quæ non fecimus ipsi,

Vix ea nostra puto[11].

Il faut encore remarquer que, quand nous recherchons l’origine du mal, ce que nous mettons en première ligne, ce n’est pas le penchant au mal (comme peccatum in potentia), mais seulement le mal réel d’actions données, et ce mal nous l’envisageons dans sa possibilité intrinsèque, tout en considérant ce qui doit concourir en outre, dans le libre arbitre, à l’accomplissement de pareilles actions.

Toute action mauvaise, quand on en cherche l’origine rationnelle, doit être envisagée comme le fait d’un homme en état d’innocence immédiatement avant de la commettre. En effet, quelle qu’ait été sa conduite antérieure et quelles que soient au surplus les causes naturelles dont il subit l’influence, qu’elles se trouvent en lui ou hors de lui, il n’en reste pas moins que l’action de cet homme est libre, qu’elle n’est déterminée par aucune de ces causes et qu’elle peut et doit toujours conséquemment passer pour un usage originel du libre arbitre de cet homme. Il aurait dû se refuser à l’accomplir dans quelques circonstances, dans quelques conditions qu’il ait pu se trouver ; car par aucune cause au monde il ne peut cesser d’être un être agissant librement. On dit avec raison que l’homme est responsable même des conséquences résultant des actions contraires à la loi qu’il a autrefois librement commises ; par quoi l'on veut seulement dire que l'on n'a pas besoin de chercher une échappatoire et de se demander si ces conséquences sont libres ou non, parce qu’il y a déjà dans

l’action que l’on assure libre un motif suffisant d’imputation. Et quelque mauvais qu’ait été un homme jusqu’au moment où il est sur le point d’accomplir une action libre (même si l'habitude de mal faire était devenue pour lui une seconde nature), non seulement il est constant qu’il a eu pour devoir de s’améliorer, mais il est clair encore que maintenant aussi il est de son devoir de s’améliorer : par conséquent il doit pouvoir agir moralement, et, s’il ne le fait pas, il est aussi coupable et passible d’imputation dans le moment de l’action que si, doué de la disposition naturelle au bien (inséparable de la liberté), il était passé de l’état d’innocence au mal. —— Nous ne pouvons donc pas chercher l’origine temporelle de ce fait, nous devons au contraire nous borner à en rechercher l’origine rationnelle, pour déterminer, d’après elle, et pour expliquer, autant que possible, le penchant, c’est-à-dire le principe universel subjectif qui nous porte à admettre une transgression dans notre maxime.

Là-dessus nous sommes tout à fait d’accord avec la méthode employée par l’Écriture pour nous représenter l’origine du mal comme un commencement du mal, car, dans le récit qu’elle en fait, ce qui est rationnellement premier au point de vue de la nature de la chose (sans s’occuper des conditions de temps), apparaît aussi comme tel au point de vue du temps. D’après l’Écriture, le mal ne tire pas son commencement d’un penchant qui lui servirait de principe (car alors ce commencement ne proviendrait pas de la liberté), mais bien du péché (c’est-à-dire de la transgression de la loi morale conçue comme précepte divin) ; et l’état de l’homme, avant tout penchant au mal, s’appelle l’état d’innocence. L’homme, dans cet état, devait se soumettre à la loi morale, qui s’imposait à lui sous forme de défense (1. Moïse, II, 16, 17), ainsi que l’exige sa condition, car il n’est pas un être pur, mais au contraire un être tenté par des inclinations. Or, au lieu de suivre tement cette loi en la considérant comme un mobile suffisant (comme le seul qui soit inconditionnellement bon, ce qui lève tous les scrupules), l’homme s’est encore cherché d’autres mobiles (III, 6), qui ne peuvent être bons que conditionnellement (c’est-à-dire en tant qu’ils ne causent aucun préjudice à la loi), et a pris pour maxime, dans les actes accomplis consciemment et qui proviennent de la liberté, de suivre la loi du devoir non par devoir, mais toujours aussi par d’autres considérations. Il a donc commencé par mettre en doute la rigueur du commandement moral qui exclut l’influence de tout autre mobile, puis, grâce à des raisonnements subtils, il a fait de l’obéissance à ce commandement un moyen simplement conditionné (au service du principe de l’amour de soi)[12]; ce qui enfin l’a conduit à donner la prépondérance aux impulsions sensibles sur le mobile de la loi dans la maxime de ses actes et à consommer ainsi le péché (III, 6). Mutato nomine de te fabula narratur. C’est là ce que nous faisons tous les jours; on peut donc voir, d’après ce qui précède, que « nous avons tous péché en Adam » et que nous continuons de pécher ; la seule différence qui existe entre les deux fautes, c’est qu’un penchant inné nous porte déjà à la transgression, alors que rien de tel ne se rencontrait dans le premier homme en qui l’innocence est présupposée, quant au temps, et dont la transgression par suite s’appelle une chute dans le péché, tandis que chez nous cette transgression est représentée comme étant la suite de la méchanceté déjà inhérente à notre nature. Parler de ce penchant, c'est tout simplement vouloir dire que lorsque nous entreprenons l'explication du mal, quant à son commencement dans le temps, nous sommes obligés de poursuivre les causes de chaque transgression préméditée dans une époque antérieure de notre vie, de remonter jusqu'à l'époque où l'usage de la raison n'était pas encore développé chez nous et d'aboutir par suite à un penchant au mal qui (existant en nous comme un fonds naturel [als natürliche Grundlage]) est appelé inné et contient la source du mal; ce procédé n'est ni nécessaire, ni praticable quand il s'agit du premier homme qui est représenté comme déjà complètement doué de l'usage de sa raison, parce qu'autrement ce fonds qu'est le penchant au mal devrait avoir été mis en lui par son créateur (gar anerschaffen); c'est pour cela que le péché du premier homme est posé succédant immédiatement à l'état d'innocence. — Mais comme nous ne devons pas chercher d'origine temporelle à un caractère moral qui doit nous être imputé, quelque inévitable que soit une telle recherche pour en expliquer l'existence contingente (ce qui prouve aussi que c'est probablement pour s'accommoder à notre faiblesse que l'Écriture a représenté comme on sait cette existence contingente).

Quant à l'origine rationnelle de ce détraquement de notre libre arbitre, qui se se manifeste dans la manière dont il met en première ligne, dans ses maximes, les principes subordonnés, quant à l'origine rationnelle de ce penchant au mal, elle demeure impénétrable pour nous parce qu'elle doit nous être imputée elle-même et que, par conséquent, ce principe fondamental de toutes les maximes nécessiterait à son tour l'adoption d'une maxime mauvaise. Le mal n'a pu dériver que d'un fonds moralement mauvais (et non pas des simples limitations de notre nature) ; et cependant le fonds originel de l'homme (que nul autre que lui n'a pu corrompre, si cette corruption doit lui être imputée) est une disposition au bien ; nous ne pouvons donc pas trouver de principe compréhensible qui nous fasse voir d’où le mal moral a pu nous venir. C’est avec cette incompréhensibilité, en même temps que la détermination plus précise de la méchanceté de notre espèce, que l’Écriture marque dans ce récit historique[13], lorsque, tout en plaçant le mal au commencement du monde, elle le présente comme existant non pas encore dans l’homme, mais dans un esprit d’une destinée originairement plus élevée ; par conséquent le commencement premier de tout le mal en général est représenté de cette manière comme étant pour nous incompréhensible (car d’où provient le mal dans cet esprit ?), et l’homme est donné comme un être qui tombe dans le mal uniquement parce qu’il s’y laisse entraîner (durch Verführung), qui n’est donc pas foncièrement perverti (même dans sa disposition première au bien), mais qui est encore susceptible d’une amélioration, contrairement à l’esprit tentateur, c’est-à-dire à un être dont la faute n’a pas d’excuse, car on ne peut pas l’imputer aux tentations de la chair ; ce qui laisse à l’homme pervers de cœur, mais qui pourtant garde toujours une volonté bonne, l’espoir d’un retour au bien dont il s’est écarté.

[REMARQUE GÉNÉRALE][14]

< V >. — Du rétablissement dans sa force de la disposition primitive au bien.

L’homme doit nécessairement s’être fait ce qu’il est au point de vue moral, ou se faire lui-même ce qu’il doit devenir, bon ou mauvais. Sa qualité morale doit être un effet de son libre arbitre ; car autrement elle ne pourrait pas lui être imputée, et, il ne serait ni bon ni mauvais moralement. Dire qu’il est né bon, c’est dire seulement qu’il est né pour le bien et que sa disposition primitive est bonne ; mais l’homme pour cela n’est pas encore bon lui-même, c’est au contraire en acceptant ou non dans sa maxime (ce qui doit être entièrement laissé à son libre choix) les mobiles contenus dans cette disposition, qu’il se donne à lui-même la qualité d’être bon ou d’être mauvais. Supposé que, pour devenir bon ou meilleur, soit encore requise une coopération surnaturelle, qui peut être indifféremment un simple amoindrissement des obstacles ou même un secours positif, l’homme n’en doit pas moins commencer par se rendre digne de recevoir cette assistance et par accepter Ce concours (ce qui est déjà quelque chose = welches nichts Geringes ist), c’est-à-dire admettre dans sa maxime l’augmentation positive de forces par laquelle seule il devient passible que le bien lui soit imputé et qu’il soit reconnu pour un homme de bien.

Or comment se peut-il qu’un homme naturellement mauvais se rende par lui-même bon ? cela dépasse toutes nos idées ; comment en effet un arbre mauvais peut-il produire de bons fruits ? Nous avons cependant dû avouer plus haut qu’un arbre bon originairement (dans sa disposition) en est venu à produire de mauvais fruits[15], et comme la chute, ou passage du bien au mal (si l’on réfléchit bien que le mal provient de la liberté), est aussi peu compréhensible que le relèvement, ou passage du mal au bien, on ne peut pas nier la possibilité de ce relèvement. Car malgré cette chute nous entendons pourtant résonner dans notre âme, aussi forte qu’auparavant, la voix de ce précepte : « nous devons devenir meilleurs » ; conséquemment, il faut que nous en ayons le pouvoir, même si, à lui seul, ce que nous pouvons faire devait rester insuffisant et pouvait seulement nous rendre susceptibles d’un secours supérieur, pour nous inexplicable. ― Sans doute, il faut supposer, pour cela, qu’il subsiste un germe du bien, ayant gardé toute sa pureté, qui ne pouvait pas être annihilé ou corrompu, et sûrement ce germe n’est pas l’amour de soi[16] qui, adopté comme principe de toutes nos maximes, est précisément la source de tout le mal.

Le rétablissement de la disposition primitive au bien en nous n’est donc pas l’acquisition d’un mobile inclinant au bien, que nous aurions perdu ; car un tel mobile, qui consiste dans le respect pour la lei morale, nous n’avons jamais pu te perdre, et en admettant que nous l’eussions pu, nous ne le recouvrerions jamais plus.

Ce rétablissement n’est donc que la restauration de la pureté du mobile, en qualité de principe suprême de toutes nos maximes ; et d’après cela ce mobile doit être accepté dans le libre arbitre, non seulement avec d’autres mobiles auxquels il se rattache, ou même (s’il s’agit des inclinations) il est subordonné comme à ses conditions, mais dans toute sa pureté, comme un mobile, suffisant par lui-même, de détermination du libre arbitre. Le bien consiste originellement dans la sainteté des maximes qui font accomplir le devoir ; et si l’homme qui accepte dans sa maxime la pureté dont nous parlons n’est point, par cela seul, encore saint lui-même (car la distance est encore grande de la maxime à l’acte), il est cependant, grâce à elle, en voie de s’approcher indéfiniment de la sainteté. La résolution ferme et devenue habituelle d’accomplir son devoir s’appelle aussi vertu, du point de vue de la légalité considérée comme caractère empirique de la vertu (virtus phaenomenon). Cette vertu est caractérisée par la maxime permanente de conformer ses actes à la loi ; mais chacun reste libre de prendre où il voudra les mobiles requis par le libre arbitre en ce but. Conséquemment la vertu ainsi entendue peut être acquise peu à peu, et certains disent même qu’elle est une longue habitude (de l’obéissance à la loi), par laquelle l’homme corrige progressivement sa conduite, s’affermit de plus en plus dans ses maximes et arrive ainsi, du penchant au vice, à un penchant tout opposé. Une transformation semblable n’exige pas un changement de cœur, mais seulement un changement de mœurs. L’homme se trouve vertueux dès qu’il se sent ancré dans les maximes qui font accomplir le devoir, bien que ce ne soit pas le principe suprême de toutes les maximes, je veux dire le devoir, qui le porte à agir ainsi ; ainsi, par exemple, l’intempérant retourne à la modération par souci de sa santé, le menteur à la sincérité par souci de son honneur, le malhonnête homme à la loyauté bourgeoise par souci de son repos ou de son intérêt, etc. Tous se basent sur le principe si apprécié du bonheur. Mais pour devenir bon, non seulement légalement, mais encore moralement (pour se rendre. agréable à Dieu), c’est-à-dire pour devenir un homme vertueux sous le rapport du caractère intelligible (virtus Noumenon), et qui n’a plus besoin, quand il reconnaît quelque chose comme un devoir, d’aucun autre mobile que de la représentation du devoir même, on ne saurait se contenter d’une réforme progressive, tant que demeure impure la base des maximes, mais il faut que s’opère, au fond de l’intention de l’homme, une révolution (qui le fasse passer à la maxime de la sainteté de cette intention) ; ce n’est donc que par une sorte de régénération., ou même de création nouvelle (Évangile selon saint Jean, III, 5 ; cf. 1. Moïse, I, 2), et par un changement de cœur que l’homme peut devenir un homme nouveau.

Mais s’il est corrompu jusques au fond de ses maximes, comment l’homme peut-il opérer par ses propres forces la révolution nécessaire et redevenir par lui-même homme de bien ? Et pourtant le devoir ordonne d’être tel, lui qui ne nous ordonne que des choses réalisables. Le seul moyen de concilier ces deux choses est de déclarer nécessaires, et par suite possibles à l’homme, la révolution dans la manière de penser et la réforme progressive dans la manière de sentir (qui oppose des obstacles à cette révolution). C’est dire qu’aussitôt que, par une décision unique et immuable, l’homme a transformé le principe suprême de ses maximes, qui faisait de lui un homme mauvais (et qu’il a de la sorte revêtu un homme nouveau), il est, dans le principe et quant à la manière de penser, un sujet accessible au bien (ein fürs Gute empfängliches Subject), mais que c’est seulement par de continuels efforts qu’il deviendra homme de bien ; c’est-à-dire qu’en raison de la pureté du principe dont il a fait la maxime suprême de son libre arbitre et par la fermeté de ce principe, il peut espérer qu’il se trouve sur la voie bonne (quoique étroite) d’un progrès incessant du mal au mieux. En être là, aux yeux de Celui dont les regards pénètrent le fond intelligible du cœur (de toutes les maximes du libre arbitre) et pour qui cette infinité de progrès est donc une unité, c’est-à-dire aux yeux de Dieu, c’est tout à fait la même chose que d’être réellement homme de bien (que de lui être agréable) ; et ce changement, à ce titre, peut être considéré comme une révolution ; mais au jugement des hommes, qui ne peuvent tabler, pour s’estimer eux-mêmes et la force de leurs maximes, que sur l’empire qu’ils acquièrent sur la sensibilité dans le temps, ce changement ne doit être considéré que comme un effort toujours soutenu vers le mieux, par suite comme une réforme progressive du penchant au mal.

Il suit de là que l’éducation morale de l’homme ne doit pas commencer par l’amélioration des mœurs, mais par la conversion de la manière de penser et la fondation d’un caractère, bien qu’ordinairement on ne procède pas ainsi et qu’on s’attaque uniquement aux vices dont on ne touche pas la racine commune. Or l’homme le plus borné est lui-même capable d’éprouver pour une action conforme au devoir un respect d’autant plus grand qu’il la dépouille davantage en pensée d’autres mobiles qui auraient pu influer par l’amour de soi sur la maxime de l’action ; et les enfants eux-mêmes sont capables de découvrir la moindre trace de mélange de mobiles impurs, puisqu’en pareil cas l’action perd instantanément pour eux toute valeur morale. Cette disposition au bien, on peut la cultiver incomparablement dans les élèves à qui l’on apprend la morale en leur citant l’exemple même des hommes vertueux (dont les actions sont conformes à la loi) et en leur faisant juger de l’impureté de maintes maximes d’après les mobiles réels de leurs propres actes ; elle passe ainsi peu à peu dans la manière de penser, de sorte que, simplement par lui-même, le devoir, dans leur cœur, commence à prendre un poids considérable. Mais lui apprendre à admirer les actions vertueuses, quelque abnégation qu’elles aient pu coûter, ce n’est pas encore donner à l’élève l’état d’âme qu’il doit avoir en présence du bien moral fürs moralisch Gute). Pour vertueux que soit un homme, il fait seulement son devoir en accomplissant tout le bien dont il est capable ; et faire son devoir, c’est tout simplement accomplir ce qui est dans l’ordre moral ordinaire, et ce n’est donc pas une chose qui mérite d’être admirée. Cette admiration est plutôt l’indice d’une atonie de notre sentiment pour le devoir, puisqu’elle considère comme chose extraordinaire et méritoire le fait d’obéir au devoir.

Mais il est une chose dans notre âme que nous ne pouvons plus, dès que nous l’avons saisie d’un juste coup d’œil, nous empêcher de contempler avec l’admiration la plus grande, et avec une admiration qui est alors à la fois légitime et réconfortante pour l’âme ; c’est, d’une façon générale, la disposition morale primitive en nous. — Qu’y a-t-il en nous (peut-on se demander), pour qu’en dépit de notre condition d’êtres constamment dépendant de la nature par tant de besoins, nous nous sentions pourtant si fort au-dessus de tous ces besoins dans l’idée d’une disposition primitive (en nous), que nous en arrivons à les compter pour rien et à nous regarder nous-mêmes comme indignes de l’existence, s’il nous fallait pour satisfaire à ces besoins, ce qui est cependant pour nous la seule jouissance qui rende la vie désirable, aller contre une loi au moyen de laquelle notre raison commande puissamment sans ajouter à ces commandements de promesses ni de menaces ? L’importance de cette question doit être profondément sentie par tout homme de la capacité la plus ordinaire qui a été instruit au préalable de la sainteté renfermée dans l’idée du devoir, mais qui ne s’élève pas jusqu’à l’examen du concept de la liberté, lequel procède immédiatement de cette loi[17] ; et même ce qu’il y a d’incompréhensible dans cette disposition qui proclame une origine divine doit agir sur l’âme jusqu’à l’enthousiasme et lui donner la force de consentir aux sacrifices qui peuvent lui être imposés par le respect de ses devoirs. Exciter fréquemment ce sentiment de la sublimité de notre destination morale, c’est le meilleur moyen que l’on puisse indiquer pour réveiller les sentiments moraux, parce que c’est directement s’opposer au penchant inné qui pousse à intervertir les mobiles dans les maximes de notre libre arbitre, afin de rétablir, dans le respect inconditionné pour la loi, suprême condition de toutes les maximes à adopter, l’ordre moral primitif des mobiles, et de ramener ainsi à sa pureté la disposition au bien dans le cœur de l’homme.

Mais un tel rétablissement opéré par nos propres forces n’a-t-il pas contre lui directement la thèse de la perversité innée de l’homme tenu à l’écart de tout bien ? Incontestablement cette thèse s’oppose à la compréhension d’un pareil rétablissement, c’est-à-dire qu’elle nous empêche d’en bien saisir la possibilité, ainsi que tout ce qui doit être représenté comme événement dans le temps (changement) et, en tant que tel, comme nécessaire suivant les lois de la nature, et dont le contraire pourtant, sous le règne des lois morales, doit être en même temps représenté comme étant possible par liberté ; mais elle ne s’oppose pas à la possibilité de ce rétablissement lui-même. Car du moment que la loi morale commande : « vous devez maintenant être des hommes meilleurs » ; il s’ensuit nécessairement qu’il nous faut aussi le pouvoir. La théorie du mal inné n’a aucun rôle dans la dogmatique morale dont les prescriptions, en effet, portent sur les mêmes devoirs et conservent la même force, qu’il y ait en nous, ou non, un penchant inné à la transgression. Mais cette théorie a une importance plus grande dans l’ascétique morale, où cependant tout son rôle se borne à noues montrer que, dans la mise en œuvre (in der sittlichen Ausbildung) de la disposition morale au bien qui nous est innée, nous ne pouvons pas prendre comme point de départ une innocence naturelle à l’homme, mais qu’il nous faut partir de la supposition d’une méchanceté qui affecte le libre arbitre et lui faire adopter des maximes contraires à la disposition morale primitive, et, puisqu’il y a là un penchant indéracinable, lui faire tout d’abord une guerre incessante. Or, tout ceci peut seule-ment nous amener à une progression indéfinie du mal au mieux, et conséquemment nous devons faire consister la transformation de l’intention, qui fait du méchant un homme de bien, dans le changement du principe interne suprême qui préside à l’acceptation de nos maximes et dans l’adoption d’un principe conforme à la loi morale, en tant que ce nouveau principe (le cœur nouveau) est désormais immuable lui-même. L’homme ne peut pas, il est vrai, arriver naturellement à la conviction d’un tel changement ; rien ne peut l’y mener, ni sa conscience immédiate, ni la preuve tirée de la conduite qui a été la sienne jusqu’ici ; car la profondeur de son cœur (le principe subjectif suprême de ses maximes) lui demeure à lui-même impénétrable ; mais il doit pouvoir espérer qu’il arrivera par ses propres forces à la voie qui y mène et qui lui est montrée par une intention foncièrement améliorée : parce qu’il doit devenir homme de bien, et que c’est seulement d’après ce qui peut lui être imputé comme son œuvre propre, qu’il peut être dit bon au point de vue moral.

Contre cette prétention du perfectionnement par soi-même, la raison naturellement paresseuse dans le travail moral, invoque, sous prétexte de son incapacité naturelle, toutes sortes d’idées religieuses impures (entre autres celle qui prétend que Dieu lui-même fait du principe du bonheur la condition suprême de ses commandements). Or, toutes les religions peuvent se ramener à deux : l’une (de simple culte) cherche à obtenir des faveurs ; l’autre est la religion morale, c’est-à-dire la religion de la bonne conduite. Dans la première les hommes se flattent soit que Dieu peut les rendre éternellement heureux (par la rémission de leurs fautes), sans qu’ils aient pour cela à devenir meilleurs, soit, quand cette première supposition ne leur semble pas être possible, que Dieu peut les rendre meilleurs sans qu’ils aient eux-mêmes autre chose à faire qu’à l’en prier ; et comme prier, devant un Être qui voit tout, ce n’est rien de plus que souhaiter, l’homme n’aurait proprement rien à faire : car, s’il suffisait d’un simple désir, chacun serait homme de bien. Mais dans la religion morale (et de toutes les religions connues, la chrétienne est la seule qui mérite ce titre), c’est un principe fonda-mental que chacun doit faire tout ce qui dépend de lui pour devenir meilleur, et que c’est seulement quand, au lieu d’enfouir le talent à lui confié (Luc, XIX, 12-16), l’homme a utilisé pour devenir meilleur la disposition primitive au bien, qu’il lui est permis d’espérer qu’une coopération supérieure complètera ce qui n’est pas en son pouvoir. Il n’est pas absolument nécessaire que l’homme sache en quoi consiste cette coopération ; peut-être même qu’immanquablement, si la manière dont elle se produit avait été révélée à une certaine époque, les hommes, à une autre époque, s’en feraient les uns tel concept et les autres tel autre, et cela en toute sincérité. Mais alors ce principe conserve toute sa valeur : « Il ne nous est pas essentiel, ni par conséquent nécessaire, de savoir ce que Dieu peut faire ou peut avoir fait pour notre salut » ; mais de savoir ce que nous avons à faire nous-mêmes pour mériter son assistance[18].


  1. Ætas parentum, pejor avis, tulit
    Nos nequiores, mox daturos
    Progeniem vitiosiorem.(Horace.)
  2. Que le principe subjectif premier de l’acceptation des maximes morales soit impénétrable, c’est une chose dont il est aisé de se rendre compte. En effet, puisque cette acceptation est libre, le principe (en vertu duquel, par exemple, j’ai adopté plutôt une mauvaise qu’une bonne maxime) ne doit pas en être cherché dans un mobile naturel, mais toujours encore dans une maxime ; et comme il faut que celle-ci ait également son principe et que l’on ne peut ni ne doit, hormis la maxime, mettre en avant un principe de détermination du libre arbitre, on se verra contraint d’aller toujours plus loin et de remonter jusqu’à l’infini dans la série des principes subjectifs de détermination, sans pouvoir arriver au principe premier.
  3. Si le bien est = a, son opposé contradictoire est le non-bien. Or le non-bien est la conséquence ou d’une simple privation d’un principe du bien = 0, ou d’un principe positif de ce qui est le contraire du bien = -a ; dans ce dernier cas, le non-bien peut aussi être appelé le mal positif. (Dans la question du plaisir et de la douleur, on trouve un milieu de ce genre : le plaisir est = a ; la douleur est = b et l’état où ne se rencontrent ni l’un ni l’autre, l’indifférence, est = 0). Si la loi morale n’était pas en nous un mobile du libre arbitre, le bien moral (l’accord du libre-arbitre avec la loi) serait -a, le non bien = 0, et ce dernier serait la simple conséquence de la privation d’un mobile moral = a x 0. Or il y a en nous un mobile = a ; donc le manque d’accord du libre arbitre avec ce mobile (manque qui = 0) n’est possible qu’en qualité de conséquence d’une détermination effectivement contraire du libre arbitre, c’est-à-dire d’une résistance effective de cet arbitre, résistance = ― a, et ne peut donc avoir pour cause qu’un mauvais libre arbitre ; entre une bonne et une mauvaise intention (principe intérieur des maximes), de laquelle il faut que dépende d'ailleurs la moralité de l'action, il n'y a donc pas de milieu.
    [Une action moralement indifférente (adiaphoron morale) serait une action résultant simplement de lois physiques ; et cette action ; par suite, n’a aucun rapport avec la morale, étant donné qu’elle n’est point un fait (ein Factum) et qu’il ne saurait être ni possible ni nécessaire qu’elle soit l’objet d’un commandement, d’une défense ou d’une permission (d’une autorisation légale)].
  4. [M. le professeur SCHILLÉR, dans sa magistrale dissertation (Thalia, 1793, 3e partie) sur la grâce et la dignité en morale, désapprouve cette façon de se représenter l’obligation, estimant qu’elle implique un tempérament de chartreux ; mais je peux bien, étant d’accord avec cet écrivain sur les plus importants principes, être encore sur ce point de son avis, à la condition seulement de nous bien expliquer l’un l’autre. J’avouerai volontiers qu’il ne m’est pas possible de donner la grâce comme compagne au concept du devoir, précisément à cause de sa dignité. Ce concept renferme en effet une contrainte inconditionnée avec laquelle la grâce est absolument en contradiction. La majesté de la loi (analogue à celle du Sinai = gleich dem auf Sinai) inspire un profond respect (au lieu d’être accompagnée d’une crainte qui repousse ou d’une séduction qui invite à la familiarité confiante) ; et ce respect éveille la considération que le serviteur témoigne à son maître, et, dans le cas présent, comme ce maître est en nous-même, il suscite le sentiment de la sublimité de notre propre destinée, lequel nous ravit plus que toute beauté. ― Mais la vertu, c’est-à-dire l’intention fermement arrêtée de remplir fidèlement son devoir, est bienfaisante dans ses conséquences, plus que ne sauraient l’être toutes les productions de la nature ou de l’art dans le monde ; et le portrait superbe de l’humanité représentée sous la forme de la vertu s’accommode fort bien de l’accompagnement des grâces, qui, tant qu’il n’est question que du devoir, se tiennent à une distance respectueuse. Si l’on porte les yeux sur les conséquences heureuses que la vertu, si elle avait accès partout, répandrait dans le monde, alors la raison moralement dirigée, entraîne (par la force de l’imagination) la sensibilité dans son jeu. C’est seulement après avoir dompté les monstres qu’Hercule devient Musagète, car les Muses, ces bonnes sœurs, reculent d’effroi devant ce labeur. Ces compagnes de Vénus-Uranie sont des sœurs courtisanes, qui font cortège à Vénus-Diane dès qu’elles veulent s’immiscer dans les affaires qui ont trait à la détermination du devoir et en indiquer les mobiles. Si maintenant on nous demande quel est le caractère esthétique, pour ainsi dire le tempérament de la vertu, s’il est courageux et par suite gai, ou timidement affaissé et morne, à peine est-il besoin d’une réponse. La dernière manière d’être est celle d’une âme d’esclave et ne peut jamais exister sans une haine cachée de la loi, tandis que la gaité du cœur dans l’accomplissement de son devoir (et non pas l’aise qu’on éprouve à le reconnaître) est un indice de la pureté de l’intention vertueuse, même dans la piété, qui ne consiste pas dans les mortifications que s’impose un pécheur repentant (mortifications très équivoques et qui ne sont communément qu’un reproche intérieur d’avoir manqué aux règles de prudence), mais bien dans le ferme propos de faire mieux à l’avenir, qui, stimulé par le succès, doit provoquer une humeur joyeuse de l’âme, sans quoi l’on n’est jamais certain d’avoir pris goût au bien, c’est-à-dire de l’avoir pris comme maxime.]
  5. Les moralistes anciens, qui ont à peu près épuisé tout ce qui peut être dit sur la vertu, n'ont pas laissé de toucher aussi aux deux précédentes questions. Ils formulaient la première en ces termes : Est-ce que la vertu peut être enseignée (l’homme, par suite, est-il indifférent entre la vertu et le vice par sa nature ?) La seconde était celle-ci : Est-ce qu’il y a plus d’une vertu (et se peut-il en quelque sorte que l’homme soit ainsi bon sous certains rapports et vicieux sous d’autres) ? A chacune de ces questions ils répondirent négativement, avec une netteté toute rigoriste, et fort justement, parce que ce qu’ils considéraient c’était la vertu en soi dans l’idée de la raison (l’homme tel qu’il doit être). Mais si l’on veut juger moralement, dans le monde des phénomènes, l’être moral qu’est l’homme, tel que l’expérience nous le donne à connaître, à chacune des deux questions on peut répondre affirmativement ; parce que l’homme alors n’est pas jugé sur la balance de la raison pure (devant un tribunal divin), mais d’après une mesure empirique (par un juge humain). Nous aurons à parler de cela dans la suite.
  6. On ne peut pas regarder la personnalité comme déjà contenue dans le concept de l’humanité ; il faut au contraire l’envisager comme une disposition particulière. En effet, de ce qu’un être est doué de raison, il ne s’ensuit pas que cette raison contienne un pouvoir de déterminer inconditionnellement le libre arbitre par la simple représentation de la qualification, inhérente à ses maximes, d’être une législation universelle, ni par conséquent que cette raison soit pratique par elle-même : autant du moins que nous puissions le voir. L’être le plus raisonnable du monde pourrait toujours avoir besoin, malgré tout, de certains mobiles tirés des objets de l’inclination pour déterminer son libre arbitre ; il pourrait consacrer autant de raison qu’on voudra (die vernünftigste Ueberlegung… anwenden) à réfléchir aussi bien sur ce qui regarde la très grande somme des mobiles que sur les moyens d’atteindre la fin déterminée par ces mobiles, sans même pressentir la possibilité de quelque chose comme la loi morale, loi qui commande absolument et qui se proclame elle-même et, à la vérité, en tant que mobile suprême. Si cette loi ne se trouvait pas donnée en nous, nulle raison ne serait assez fine pour nous la faire découvrir en cette qualité ou pour décider le libre arbitre à l’adopter ; et pourtant cette loi est la seule qui nous donne la conscience de l’indépendance où est notre libre arbitre relativement à la détermination par tous les autres mobiles (la conscience de notre liberté) en même temps que celle de l’imputabilité de tous nos actes.
  7. [A proprement parler, un penchant n’est que la prédisposition à convoiter une jouissance, et il engendre l’inclination, quand le sujet a fait l'expérience de la jouissance en question. Ainsi tous les hommes grossiers ont un penchant pour les choses enivrantes ; car, bien que beaucoup d’entre eux ne connaissent pas l’ivresse et que par conséquent ils n’aient aucun désir des substances qui la produisent, il suffit de leur faire goûter une seule fois à ces choses pour faire naitre en eux un désir d’en user que l’on peut dire inextinguible. Entre le penchant et l’inclination, qui suppose connaissance faite avec l’objet de la convoitise, il y encore l’instinct, qui est le besoin qu’on éprouve de faire quelque chose ou de jouir de quelque chose dont on n’a pas encore de concept (tels l’instinct industrieux chez les animaux, ou l’instinct sexuel). Après l’inclination vient encore un dernier degré du pouvoir d’appétition, la passion (Leidenschaft), et non l’affection (der Affekt), car cette dernière appartient au sentiment de plaisir et de peine, laquelle est une inclination qui exclut tout empire sur soi-même.]
  8. [Ainsi la guerre permanente entre les Indiens de l’Athabasca et ceux du grand lac des Esclaves a simplement pour fin le besoin de tuer. La valeur guerrière, à leur sens, est la vertu suprême des sauvages. Même chez les peuples civilisés, elle est un objet d’admiration et un motif du respect particulier qu’exige la profession dont elle est l’unique mérite ; et ce n’est pas sans fondement dans la raison. Car le fait pour un homme de pouvoir posséder et se donner pour but une chose qu’il place encore plus haut que sa vie (l’honneur) et à laquelle il sacrifie tout intérêt personnel, dénote bien une certaine sublimité dans sa disposition. Mais le plaisir qu’éprouvent les vainqueurs à chanter leurs exploits (coups de sabres et coups d’épées qui tuent sans faire de quartier, etc.) fait pourtant voir que seules leur supériorité et la destruction qu’ils ont pu opérer, sans avoir pour but autre chose, sont ce dont ils se font proprement un mérite.]
  9. [Si l’on considère l’histoire de ces États simplement comme le phénomène des dispositions internes, en grande partie cachées, de l’humanité, on peut apercevoir une certaine voie qui suit mécaniquement la nature selon des fins qui ne sont point celles des peuples, mais celles de la nature. Tant qu’il a pour voisin un autre État qu’il peut espérer de réduire à bout, chaque État vise à s’agrandir par la soumission du pays limitrophe, et tend par conséquent à une monarchie universelle, à une constitution dans laquelle il faudrait que toute liberté s’évanouit et où devraient disparaître avec elle (ce qui en est la conséquence) la vertu, le goût et la science. Mais cet État monstrueux (dans lequel peu à peu les lois perdent leur force) après avoir englouti tous les États avoisinants, se disloque à la fin de lui-même et se démembre, par suite de révoltes et de discordes, en une foule de petits États, qui, au lieu d’aspirer à une confédération d’États (république de peuples libres confédérés), recommencent à leur tour chacun le même jeu pour faire durer à jamais la guerre (ce fléau du genre humain) qui, tout en n’étant pas aussi incurablement mauvaise que le tombeau qu’est la monarchie universelle (ou même qu’une ligue de nations ayant pour but de ne laisser le despotisme disparaître d’aucun État), n’en fait pas moins, comme le disait un ancien, plus d’hommes méchants qu’elle n’en enlève.]
  10. La preuve proprement dite de cette sentence de condamnation portée par la raison morale n’est pas dans la section présente, mais dans celle qui la précède ; nous ne donnons ici que la confirmation de ce jugement par l’expérience qui ne peut jamais découvrir la racine du mal dans la maxime souveraine du libre arbitre par rapport à la loi, car en sa qualité de fait intelligible cette raison précède toute expérience. Par suite, étant donné que l’unité de la maxime souveraine est nécessaire outre l’unité de la loi à laquelle elle se rapporte, on peut voir aisément pourquoi le jugement intellectuel pur de l’homme doit avoir pour fondement le principe de l’exclusion de tout milieu entre le bien et le mal, tandis qu’on peut donner pour base au jugement empirique qui porte sur le fait sensible (l’action ou l’omission réelles) le principe suivant : il existe un milieu entre ces deux extrêmes, et ce milieu est, d’une part, quelque chose de négatif, le milieu de l’indifférence, qui précède toute culture, et d’autre part quelque chose de positif, le milieu du mélange par lequel on est moitié bon et moitié mauvais. Mais le jugement empirique n’est que le jugement de la moralité de l’homme dans le phénomène et il est subordonné au jugement intellectuel dans le jugement final.
  11. Chacune des trois Facultés appelées supérieures (dans les hautes Etudes) s’expliquerait cet héritage à sa manière, c’est-à-dire en le regardant ou comme une maladie héréditaire : ou comme une dette héréditaire, ou comme un péché héréditaire : 1° La Faculté de médecine se ferait du mal héréditaire une idée analogue en quelque sorte à celle du ver solitaire, au sujet duquel, je n’invente pas (wirklich), certains naturalistes pensent que ne se trouvant pas ailleurs, ni dans un élément extérieur à l’homme, ni dans un autre animal, quel qu’il soit (sous la forme qu’il prend chez nous [in derselben Art]), il devait se trouver déjà dans nos premiers parents ; 2° La Faculté de droit le considérerait comme la conséquence légitime de l’acceptation d’un héritage que nous ont laissé nos premiers parents et qui est chargé d’un lourd passif (naître en effet, ce n’est pas autre chose qu’hériter de l’usage des biens de la terre, en tant que ces biens sont indispensables à notre durée). Nous devons donc payer ces dettes (expier) pour être en fin de compte dépouillés (par la mort) de cette possession. Ô justice des voies légales ! 3o La Faculté de théologie envisagerait ce mal comme la participation personnelle de nos premiers parents à la désertion d’un factieux réprouvé ; si bien que de deux choses l’une : ou nous avons nous-mêmes (sans en avoir maintenant conscience) coopéré alors à cette faute, ou notre seule faute, à nous qui sommes nés sous la domination de ce révolté (qui est le prince de ce monde), est maintenant de préférer les biens de la terre à l’ordre supérieur du Maître céleste et de ne pas avoir assez de fidélité pour nous dégager de l’empire de Satan, dont plus tard aussi nous devons partager le sort.
  12. Toutes les protestations de respect qu’on adresse à la loi morale, sans lui accorder cependant, à titre de mobile suffisant par lui-même, la prépondérance dans sa maxime sur tous les autres principes de détermination du libre arbitre, sont une hypocrisie, et le penchant qui y pousse les hommes est une hypocrisie interne, c’est-à-dire un penchant à vouloir se tromper au préjudice de la loi morale dans l’interprétation de cette loi (III, 5) ; c’est aussi pour cela que la Bible (portion chrétienne) nomme menteur dès le commencement l’auteur du mal (qui réside en nous-mêmes), par quoi elle caractérise l’homme relativement à ce qui semble être le principe fondamental du mal en lui.
  13. Ce qui est dit ici ne doit pas être envisagé comme une interprétation de l’Ecriture, car une pareille interprétation ne rentre pas dans les limites des attributions de la simple raison. On peut s’expliquer sur la manière dont on tire parti moralement d’une leçon historique, sana décider si le sens qu’on lui attribue est bien celui que visait l’écrivain ou seulement celui qu’on prête à ses paroles, à la seule condition que ce sens soit vrai par lui-même et sans aucune démonstration historique et que de plus il soit en même terne le seul qui nous permette d’appliquer à notre amélioration un passage de l’Écriture, qui autrement serait une augmentation inféconde de nos connaissances historiques. Il ne faut pas discuter sans nécessité sur une chose, — et sur l’autorité historique de cette chose, ― qui, de quelque manière qu’on t’entende, ne contribue en rien à rendre les hommes meilleurs, lorsque ce qui peut y contribuer est connu sans preuve historique, et même doit être connu sans une preuve de ce genre. La connaissance historique qui n’a pas de rapport intime valable pour tout homme avec cette amélioration, rentre dans la catégorie des adiaphora vis-à-vis desquelles chacun est libre d’agir comme bon lui semble pour sa propre édification.
  14. Ce titre est une addition de la 28 édition.
  15. L’arbre dont la disposition est bonne n’est pas encore bon en fait, car, s’il l’était, il est évident qu’il ne pourrait point porter de mauvais fruits ; ce n’est qu’après avoir reçu dans sa maxime les mobiles placés en lui pour servir à la loi morale que l’homme est dit un homme bon (l’arbre absolument un bon arbre).
  16. Les mots qui peuvent recevoir deux sens tout différents sont bien souvent la cause qui empêche longtemps les raisons les plus claires de produire la conviction. Comme l’amour en général, l’amour de soi peut se subdiviser en un amour de bienveillance et un amour de complaisance (benevolenliæ et complacentiæ), qui doivent tous deux (cela va sans dire) être raisonnables. Admettre le premier dans sa maxime, c’est une chose naturelle (qui ne souhaite pas en effet que tout aille bien sans cesse pour lui ?). Mais cet amour n’est raisonnable qu’autant que, d’une part, en ce qui regarde le but, on fait choix seulement de ce qui peut coexister avec la plus grande et la plus durable prospérité, et que, d’autre part, on choisit pour chacun de ces éléments de la félicité les moyens les plus convenables. Ici, le seul rôle de la raison est d’être la servante de l’inclination naturelle ; et la maxime qu’on adopte pour cette fin n’a aucun rapport à la moralité. Mais ériger cette maxime en principe inconditionné du libre arbitre, c’est en faire la source de contradictions à portée incommensurable dans la moralité. ― L’amour raisonnable de complaisance en soi-même peut être entendu de deux manières ; s’il se borne à signifier que nous nous complaisons dans les maximes susnommées tendant à la satisfaction de l’inclination naturelle (en tant que ce but est atteint par leur mise en pratique), cet amour alors ne fait qu’un avec l’amour de bienveillance à l’égard de soi-même ; on est content de soi, comme l’est un marchand dont les spéculations commerciales ont réussi et qui, songeant aux maximes mises en œuvre, se félicite de son bon jugement (Einsicht). Seule la maxime de l’amour de soi basé sur la complaisance inconditionnée en soi-même (sur une complaisance telle qu’elle ne soit pas dépendante du gain ou de la perte résultant de l’action) serait le principe intérieur d’une satisfaction pour nous possible, mais dent la condition serait la subordination de nos maximes à la loi morale. Si la moralité ne lui est pas indifférente, l’homme ne peut pas éprouver de la complaisance en soi-même, il ne peut même pas s’empêcher d’éprouver un amer déplaisir à l’égard de soi-même, lorsqu’il a conscience d’être attaché à des maximes qui ne s’accordent pas avec la loi morale en lui. On pourrait appeler l’amour dont nous parlons l’amour de raison de soi-même, car il s’oppose à ce que d’autres causes de satisfaction tirées des conséquences de nos actes (sous le nom d’un bonheur à se créer par là) viennent se mêler aux mobiles du libre arbitre. Mais comme une telle attitude dénote le respect inconditionné pour la loi, pourquoi veut-on sans nécessité se servir de cette expression, amour raisonnable de soi, mais qui n’est moral qu’à la condition de conserver aux mobiles leur pureté, et rendre ainsi plus difficile la claire intelligence du principe, puisque l’on tourne dans un cercle (car on ne peut s’aimer soi-même que d’une manière morale ; en tant que l’on a conscience d’avoir une maxime qui fait du respect de la loi le mobile suprême de notre libre arbitre) ? Le bonheur est pour nous la première des choses et celle que nous désirons inconditionnellement, conformément à notre nature d’êtres dépendant des objets de la sensibilité. Mais conformément à notre nature (si l’on consent à appeler ainsi, d’une manière générale, ce qui nous est inné) d’êtres doués de raison et de liberté, ce bonheur, bien loin d’être la première des choses, n’est même point pour nos maximes un objet inconditionné ; cet objet inconditionné, c’est de mériter d’être heureux en mettant toutes nos maximes d’accord avec la loi morale. Que, d’une manière objective, cette condition seule permette au désir du bonheur de s’accorder avec la raison législatrice, c’est là le fond de toute prescription morale ; et toute la façon morale de penser est contenue dans l’intention de ne désirer le bonheur que d’une manière conditionnée.
  17. Que le concept de la liberté de la volonté (der Freiheit der Willkühr) ne précède pas la conscience de la loi morale en nous, mais qu’il soit seulement conclu de la déterminabilité de notre volonté par cette loi prise en sa qualité de précepte inconditionné, c’est ce dont on peut se convaincre bientôt en se demandant si l’on a conscience, d’une façon sûre et immédiate, d’avoir une faculté qui permette de surmonter par le ferme propos tous les mobiles, quelque grands qu’ils soient, incitant à la transgression (Phalaris licet imperet ut sis Falsus, et admoto dicat perjuria lauro). Chacun devra avouer qu’il ne sait pas si, tel cas se présentant, il ne faiblirait pas dans sa résolution. Et pourtant le devoir commande inconditionnellement : tu demeureras fidèle à la loi ; et l’homme a raison d’en conclure qu’il doit pouvoir agir ainsi et que par conséquent sa volonté est libre. Ceux qui prétendent faussement que cette propriété impénétrable est tout à fait compréhensible forgent une illusion avec le mot déterminisme (en ce qui regarde la thèse de la détermination de la volonté par des raisons internes suffisantes), comme si la difficulté consistait à concilier le déterminisme et la liberté, ce à quoi personne ne pense ; mais comment le prédéterminisme, selon lequel les actions volontaires, en tant qu’événements, ont leurs raisons déterminantes dans le temps antérieur (qui, ainsi que ce qu’il renferme, n’est plus en notre pouvoir), est-il conciliable avec la liberté, selon laquelle il faut que l’action, tout aussi bien que son contraire, soit, au moment du devenir, en la puissance du sujet : voilà ce que l’on veut savoir et ce qu’on ne saura jamais.

    [Il n’y a aucune difficulté à concilier le concept de la liberté avec l’idée de Dieu en tant qu’Être nécessaire, parce que la liberté ne consiste pas dans la contingence de l’action (en vertu de laquelle cette action n’est pas déterminée par des motifs), c’est-à-dire dans l’indéterminisme (en vertu duquel il faudrait que Dieu pût également accomplir le bien ou le mal pour que son action dût être appelée libre), mais bien dans la spontanéité absolue qui seule est en péril avec le prédéterminisme où la raison déterminante de l’action est dans le temps passé, si bien par suite qu’actuellement l’action n’est plus en mon pouvoir, mais dans la main de la nature, et que je suis irrésistiblement déterminé ; or, comme en Dieu on ne peut concevoir aucune succession de temps, cette difficulté tombe alors d’elle-mima.]

  18. [Cette remarque générale est la première des quatre qui terminent chacune une partie de cet ouvrage et auxquelles on pourrait donner les titres suivants : 1o des effets de la grâce ; 2o des miracles ; 3o des mystères ; 4o des moyens de la grâce. Ce sont en quelque sorte des hors-d’œuvre de la religion dans les limites de la raison pure, car elles n’en font point partie intégrante, bien que cependant elles s’y rattachent. La raison, dans la conscience de son impuissance à satisfaire à ses exigences morales, s’étend jusqu’à des idées transcendantes, qui pourraient compenser pour elle ce défaut, sans se les approprier toutefois comme des extensions de son domaine. Elle ne conteste ni la possibilité, ni la réalité des objets de ces idées, mais elle ne peut pas, on n’a pas autre chose à dire, les admettre dans les maximes qui règlent sa pensée ou son action. Elle est même assurée que, si dans l’impénétrable champ du surnaturel il y a encore quelque chose, outre ce qu’elle peut comprendre, qui soit cependant nécessaire pour suppléer à son impuissance morale, ce quelque chose, tout en lui étant inconnu, sera pourtant d’un grand secours à sa bonne volonté ; elle en est assurée en vertu d’une foi que l’on pourrait appeler réfléchie (refleclirend) (eu égard à sa possibilité), parce que la foi dogmatique, qui se donne pour une science, parait à la raison insincère ou présomptueuse ; écarter en effet les difficultés opposées à ce qui est en soi (d’une façon pratique) fermement établi, quand ces difficultés portent sur des questions transcendantes, c’est tant simplement un hors-d’œuvre (Parergon). Quant au préjudice que ces idées, quelque moralement transcendantes qu’elles soient, causent à la religion lorsqu’on veut les y introduire, il se manifeste dans leurs effets qui sont, suivant l’ordre des quatre classes sus établies : 1o la prétendue expérience interne (effets de la grâce), ou le fanatisme ; 2o la soi-disant expérience extérieure (miracles), ou la superstition ; 3o les lumières extraordinaires que l’on attribue à l’entendement par rapport au surnaturel (mystères), ou l’illuminisme (illusion d’adeptes) ; 4o les tentatives osées d’agir sur le surnaturel (moyens de la grâce), ou thaumaturgie, purs errements d’une raison sortant de ses limites, et cela dans une intention prétendument morale (agréable à Dieu. — Pour ce qui regarde en particulier la Remarque générale terminant la première partie de cet ouvrage, l’espérance de voir les effets de la grâce répondre à notre appel (die Herbeirufung der Gnadenwirkungen) rentre dans la catégorie de ces errements et ne peut pas être acceptée dans les maximes de la raison, si la raison reste dans ses limites ; on peut en dire autant, d’une manière générale, de ce qui est surnaturel ; car en cela précisément cesse tout usage de la raison. ― En effet, il est impossible, théorétiquement, de dire à quelle marque on peut les reconnaître (et de montrer qu’ils sont les effets de la grâce, non des effets internes de la nature), parce que notre concept de cause et d’effet ne s’applique qu’aux objets de l’expérience et par conséquent ne peut pas dépasser la nature ; quant à supposer une application pratique de cette idée, c’est tout à fait contradictoire. En effet, comme application, elle présupposerait une règle de ce que nous aurions nous-mêmes à faire de bien (à certain point de vue) pour obtenir quelque chose ; tandis qu’attendre un effet de la grâce, c’est tout justement le contraire et cela présuppose que le bien (le bien moral cette fois-ci) ne sera pas notre fait, mais le fait d’un autre être, et que par conséquent nous pouvons l’acquérir par l’inaction seulement, ce qui est contradictoire. Nous pouvons donc admettre les effets de la grâce en les déclarant incompréhensibles, mais sans leur accorder dans nos maximes ni un usage théorique, ni une utilité pratique.