Calmann-Lévy, éditeur (p. 353-358).


XXXVII


Elle était assise au chevet du lit, sur une chaise basse, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains, et tout son corps, ramassé sur lui-même, semblait se rapetisser, pour se dérober aux coups d’un invisible ennemi. Noël vint s’asseoir près d’elle, et l’entoura de ses bras :

— Mon amie, dit-il, pour l’amour de ton fils, aie du courage !

— J’ai du courage, puisque je ne pleure pas ! répondit Josanne d’une voix morne. Je ne veux pas pleurer : je veux garder mes forces, et je ferai tout ce qu’il faudra faire, tout !… parce que…

Elle n’osa prononcer les mots : « parce que je ne veux pas qu’il meure… » Noël frémit de la voir ainsi résolue, concentrée dans son désespoir. Il comprit qu’elle avait senti le danger, sans le définir, avec l’instinct animal de la mère… Et il comprit encore que ce seul instinct subsistait en elle : Josanne n’était plus amante ; elle n’était plus femme : elle était la femelle farouche, tapie auprès du nourrisson qu’elle défend. Et, devant ce drame qui commençait, — drame aussi ancien que le monde, et qui se renouvelle chaque jour autour des berceaux, — Noël fut saisi de pitié, de respect et de terreur… Il entrevit la plus grande douleur humaine, celle que l’homme ne peut mesurer, qu’il ne peut même imaginer, et qui demeure, pour lui, aussi mystérieuse que les souffrances de l’enfantement… Le sentiment de son impuissance le tortura. Il essaya de proférer les paroles consolatrices qui ne trompaient pas Josanne. Elle secouait la tête, et, lentement, elle répondait :

— Oui… peut-être… Tu as raison… Je ne m’affole pas, tu vois bien…

Mais, en parlant ainsi, elle ne détournait pas de Claude son regard sec, ardent, son regard qui vivait seul, dans son visage immobile.

Ce fut une longue, lente, affreuse nuit… Malgré les soins, les calmants, les applications de glace, la température du malade s’élevait. Et les crises se multipliaient : convulsions des membres tordus, appels suppliants, épouvantes du délire, et parfois, ce même cri plaintif, monotone et sinistre, qui ne ressemblait à aucun autre. En approchant la lumière, tamisée par un abat-jour de papier, Noël vit avec effroi, dans la petite figure rouge et brûlante, les yeux grands ouverts avec leurs pupilles noires inégalement dilatées… Et Josanne, serrant le poignet de Noël jusqu’à enfoncer ses ongles dans la chair, murmura :

— Tu as vu… tu as vu ses yeux ?…

Les heures sonnaient, une à une… Josanne et Noël, presque sans parler, observaient, soignaient l’enfant. Et Noël, par moments, s’étonnait d’avoir une contraction soudaine de la gorge, une chaleur humide aux paupières, lorsque la mère, attentive et muette, ne s’attendrissait pas.

Il ne disait pas : « Elle a du courage. » Il savait que ce courage n’était que le paroxysme du désespoir… L’extrême douleur avait paralysé la sensibilité de Josanne… Elle allait, venait, changeait les compresses de glace, épiait l’heure de la potion, et, quand la crise éclatait, elle se courbait toute sur le petit lit, couvrait Claude de ses bras, de sa poitrine, comme pour le reprendre en elle, dans son sein, dans ses entrailles… Pas une seule fois, elle ne prononça le mot qu’elle ne voulait pas entendre, qu’elle refoulait dans son esprit, le mot qui était encore pour elle quelque chose d’abstrait, un son vague et vain, qui ne représentait aucun fait réel ou probable, le mot qu’elle ne pouvait pas, qu’elle ne voulait pas associer dans sa pensée au nom chéri de son enfant…

Et pourtant elle sentait la menace… Elle l’avait sentie tout d’un coup, pendant que Noël et le médecin causaient dans la pièce voisine. Et, en regardant son petit, elle avait eu l’intuition que cette chose pouvait arriver, — cette chose qu’elle n’avait jamais redoutée et qui lui semblait possible pour les autres, — les autres mères, — mais pas pour elle !…

Alors, à cette minute-là, Josanne avait cru que le monde entier croulait autour d’elle, sur elle… Elle avait eu la sensation de l’écrasement accompli… Et, toute reployée, crispant ses doigts sur sa bouche, elle avait retenu le grand cri, qui lui montait des entrailles à la gorge, avec les houles de la douleur déchaînée… Mais tout de suite l’instinct défensif de la mère s’était éveillé.

« Je le sauverai… Je veux le sauver… Mon enfant, à moi, ne peut pas mourir… »

Et, dès lors, les conditions ordinaires de la vie avaient changé pour elle : elle n’avait plus éprouvé ni la faim, ni la fatigue, ni l’émotion, ni la conscience de sa souffrance : elle était entrée dans un cauchemar lucide, où elle agissait, comme une somnambule, sans hésitation, sans délibération, avec cette idée fixe et flamboyante dans les ténèbres de son âme, — que son fils, à elle, ne pouvait pas mourir.

Les crises moins violentes, s’espacèrent enfin, Claude parut s’assoupir, et Josanne, qui veillait depuis trois nuits, tomba dans le sommeil comme dans un gouffre. La tête renversée contre le dossier rigide du fauteuil, les bras abandonnés, son peignoir à peine croisé sur sa poitrine, elle ne sut pas qu’elle s’endormait. Noël lui mit un coussin sous la tête, une couverture sur les genoux, et il demeura, assis près d’elle, écoutant son souffle égal et le souffle précipite de Claude…

Le temps passa : autour de Noël, les choses changèrent de forme et de couleur ; une vapeur grisâtre baigna les coins obscurs de la chambre ; l’air sembla frissonner, ému par l’aube hivernale… Une raie bleue s’allongea entre les rideaux ; et la lampe, soudain pâlissante, comme touchée d’un souffle, palpita tragiquement, Noël l’éteignit…

La vie, dehors, s’éveillait, avec ses mille voix tristes, — pas lourds des ouvriers allant au travail, cris des marchands, fracas de roues et de ferrailles, claquement de fouets, piétinement des chevaux… La sirène d’un bateau prolongea sa plainte lugubre, déchirante, qui secoua les nerfs de Noël… Le petit jour blêmissait le visage endormi de Josanne. Pâle, avec des teintes cireuses sur le front, un cercle violacé sous les yeux, elle respirait si lentement que Noël, crispé par l’angoisse, faillit l’appeler tout haut pour l’éveiller…

Une main sur le fauteuil de Josanne, une main sur le lit de Claude, il contemplait ces deux êtres qui étaient devenus siens, qu’il ne séparait plus dans sa tendresse, et, bien que son cœur parlât plus fort pour la mère, ce cœur, naguère hostile, s’attendrissait pour l’enfant. Claude n’était plus l’énigme haïe qui hantait l’amant jaloux :

« Qui es-tu ? De quelle race es-tu ? Quel nom véritable devrais-tu porter ? Qu’as-tu gardé de ton père que ta mère reconnaît en toi, malgré elle ? Quelle heure de sa vie lui rappelles-tu ? — quelle heure de folie, de faiblesse et de volupté ?… »

L’effort quotidien de Noël avait éloigné l’obsession abominable.

Claude n’était plus que le fils de Josanne, et le frère aîné de cet autre fils de Josanne qui naîtrait un jour…

Cette pensée de l’enfant futur, passionnément désiré, et déjà conçu peut-être, cette douce et chère pensée fut douloureuse à Noël… Il revit le carrefour du Bois, la lune à travers les branches, les couples errants, les lumières d’Armenonville… Quel affreux mouvement de haine avait soulevé son âme, ce soir-là !… Il avait formé, confusément, un souhait abominable, — que la destinée ironique semblait exaucer !… Une terreur superstitieuse l’envahit, à ce souvenir… Il imagina les scènes sinistres de l’agonie et de la mort, et l’horrible douleur de Josanne ; il se vit, impuissant à lui épargner cette douleur, impuissant à la consoler… Et tout son amour révolté cria :

« Non !… Que cela ne soit pas !… Que Josanne soit épargnée ! Que l’enfant vive !… Je donnerais la moitié de ma vie pour le sauver. »