Calmann-Lévy, éditeur (p. 307-313).


XXXII


Août resplendissait, calme et torride. Par les rues presque vides, sous le soleil blanc, dans la lumière et la poussière, les tentes déployées des magasins faisaient des ombres bleues et dures. Les fiacres roulaient plus doux. Le grelot des rares bicyclettes éveillait le silence de son bruit clair. Dans les chambres assombries, derrière les stores et les persiennes, la vie retirée attendait le soir.

Foucart avait refusé à Josanne tout espèce de congé. Elle avait pris ses vacances au printemps, et depuis elle avait montré un zèle médiocre pour le Monde féminin : le « patron » n’avait aucune raison de la récompenser en lui accordant une faveur particulière. Il s’en allait à Trouville ; Flory était à Cabourg, madame Foucart à Aix-les-Bains, les autres collaborateurs dispersés. Josanne, qui connaissait tous les services du journal, restait seule avec Bersier et mademoiselle Bon.

Pendant tout le mois d’août, Noël et Josanne promenèrent leur amour dans le beau Paris d’été. Josanne passait toutes ses heures libres dans le cabinet de travail où Noël ne travaillait guère. Le soir, ils erraient sous les arbres du Bois, autour des lacs…

Ils s’assirent un soir, près d’Armenonville, au croisement de trois sentiers. L’ombre, autour du banc, était si épaisse qu’ils ne distinguaient pas leurs visages. La lune, apparue entre les branches, les surprit tout à coup de sa lueur, — la lune ronde et rouge qui rôde, sorcière amoureuse, dans les bois peuplés d’amants.

Des couples venaient, par les trois sentiers, passaient, sans les voir, devant Noël et Josanne. Couples anonymes et tous pareils, la femme en robe claire et l’homme sombre, fuyant les feux électriques et la fête enragée des violons, ils cherchaient l’illusion des solitudes sauvages. La lune les attirait vers les carrefours déserts, les noirs taillis qu’elle emplissait de vapeurs argentées et de féeriques silences. Par toute la terre, à l’heure la plus douce de cette douce nuit, l’homme et la femme se rapprochaient dans un même besoin de tendresse et de caresse… Et Noël, qui d’abord avait souri, croyait entendre le grand soupir fait de mille soupirs, le vœu d’éternité qu’exhale le pauvre amour humain depuis la première nuit du monde…

« Vœu inlassable et toujours déçu ! pensa Noël ; l’amour passe, les amants meurent, mais des êtres sont nés de leur baiser. Ce qui pousse l’homme vers la femme, c’est la peur du néant, c’est le vague espoir de durer. Chaque étreinte féconde est une victoire sur la mort.

» Vivre, survivre !… La langueur du soir, la beauté de ma maîtresse et tout ce que les raffinements de la sensibilité et de l’intelligence ajoutent d’exceptionnel à notre amour, tout cela émeut donc en nous, à notre insu, l’instinct de perpétuer la vie ! Je mourrai. Josanne mourra… Et peut-être, dans cent ou deux cents ans, des êtres de notre race goûteront la douceur d’aimer, — et il y aura de la beauté, de la joie, de la passion, des vies fleurissantes, parce qu’en un soir délicieux d’un autre siècle, nous nous serons aimés, nous, les morts… »

Et cette pensée l’émut comme s’il découvrait le sens véritable de l’amour. Il vit la nuit d’août, telle qu’une fête sacrée où tout un peuple à venir frémissait aux flancs des femmes. Il songea aux chambres closes, aux lampes voilées, aux lits profonds, aux milliers d’êtres qui seraient conçus avant l’aube… Il y songea très chastement, et, pour la première fois, il évoqua dans son âme, l’être mystérieux qui naîtrait de Josanne et de lui…

Il le vit sur les genoux et contre le sein de Josanne… Mais tout à coup, une image s’interposa : l’autre enfant, Claude ! Celui-là aussi perpétuerait la race paternelle et maternelle… et, parce que Josanne avait aimé un homme, leur amour se prolongerait dans leur descendance…

Noël éprouva une souffrance aiguë, puis un sentiment de colère impuissante… « Et j’ai cru ! se dit-il, j’ai cru que ma jalousie s’apaisait ! Je me savais gré d’être généreux, de ne ressentir aucune aversion pour ce petit Claude… Est-ce que je vais le haïr, maintenant ?… Est-ce que je vais être jaloux de l’avenir comme je suis jaloux du passé ? Si Josanne connaissait mes pensées, elle serait indignée, — et elle prendrait peur… Elle aurait ce mouvement de tête, ce regard d’inquiétude et de défi, cet air étranger que je lui ai vus, hélas ! quand elle défendait encore contre moi ses droits, son passé… l’ancien amour… »

— Tu es bien silencieux, mon Noël, dit-elle, de sa voix caressante. À quoi penses-tu ?

— À rien… des choses vagues… des folies…

— Des folies ?… Mais ce n’est pas « rien », des folies ?… Raconte.

— Eh bien ! dit-il avec douceur, je me demandais, ma chérie, si ce serait un bonheur pour nous d’avoir un enfant.

— Un bonheur ?… Oui, peut-être… Mais pas tout de suite…

— Pourquoi ?

— Parce que tu me suffis, que je suis contente de vivre pour toi et pour moi… Et cela m’étonne, que tu aies eu, tout d’un coup, ce désir de paternité !… Je t’ai entendu dire, à maintes reprises, que les enfants t’ennuyaient.

— Les enfants des autres, oui !… D’ailleurs, je ne considère pas l’enfant en lui-même : je ne vois que l’intérêt de mon amour, un lien nouveau, très fort, définitif, entre nous…

— Notre amour n’est-il pas très fort et définitif ?…

— Dis la vérité, Josanne, tu ne souhaites pas d’enfant ?

— Pas maintenant, non.

Il fut blessé, et même un peu scandalisé.

— Tu crains de faire tort à Claude ?

Il sentit, plus qu’il ne vit, le regard de Josanne, ce regard d’inquiétude et de défi qu’il craignait.

— Faire tort à Claude, moi ?… J’ignore ce que j’éprouverais, si j’avais un autre enfant… De la joie, de la fierté, de la tendresse, assurément, mais cela ne modifierait pas mes sentiments pour Claude ?… Jamais, jamais…

Il avait espéré une autre réponse.

— Et puis, continua Josanne, cela dépendrait beaucoup de toi.

— De moi !

— Il y a en moi un instinct de compensation… Or tu ne peux pas aimer Claude, tu ne peux pas l’adopter, dans ton cœur, comme certains maris adoptent l’enfant de leur femme… Je sens, au fond de toi, une rancune qui persiste contre ce pauvre petit… Oh ! je ne te reproche rien !… Tu as un réel désir d’être bon et généreux, et tu n’es pas responsable d’une… antipathie.

— Antipathie !… Le mot est trop fort !

— Soit !… Il dépasse ma pensée… Disons… un sentiment pénible… C’est naturel !… Mais Claude non plus n’est pas responsable du mal qu’il te fait par sa présence, par son existence…

Elle murmura, d’une voix plus basse et voilée :

— C’est à cause de lui, surtout, que je ne peux pas t’épouser, maintenant…

Ils allèrent vers Armenonville. Bientôt les lumières parurent entre les arbres pressés du taillis. Un violon chanta, seul, le thème d’une valse italienne travestie à la hongroise, et si déhanchée, si trépidante, si nerveuse et si langoureuse qu’on ne la reconnaissait plus. Des passants s’arrêtaient pour entendre… Mais qu’importaient à Noël la musique, la lune blanche, les couples enlacés, et tout l’amour épars sur le monde !

Josanne marchait près de lui. Elle disait parfois :

— Je t’en prie… ne va pas si vite…

Il ralentissait le pas, un instant, puis, malgré lui, il se hâtait… Josanne le rejoignit, lui prit le bras :

— Mon ami, je t’ai fait beaucoup de peine ?

— Beaucoup.

— Mais toutes les femmes me comprendraient…

— Allons donc !… Je me rappelle des paroles que tu as prononcées, un soir, à propos d’une fille de la Villa Bleue… « Il y a des femmes qui sont plus amantes que mères. Elles aiment dans l’enfant… le père de l’enfant… »

— Cela ne prouve rien… Il y a aussi des femmes qui aiment l’enfant pour lui-même, fût-il né d’un père haï ou méprisé…

— Parce qu’elles ont, dans les entrailles, l’aveugle instinct maternel… Et tu ne l’avais pas, toi, cet instinct !…

— Je ne l’avais pas, d’abord… Crois-tu que j’aie accepté avec joie la venue d’un enfant… dans les circonstances que tu sais ?… J’étais au désespoir… L’enfant est né… Et puis le sentiment maternel s’est développé, tellement, tellement !… Il s’est détaché de l’amour, du souvenir de l’amour… J’aime Claude pour lui-même…

Elle énuméra les raisons qu’ils avaient d’être heureux, et elle eut la sagesse — qu’elle n’avait pas toujours — de se montrer douce et conciliante.

Mais lui, sa colère tombée, conservait une âcre tristesse… Lui qui était, avant tout, un amant, il ne comprenait pas Josanne… La dissociation de l’amour et de la maternité lui paraissait invraisemblable. Josanne n’avait-elle pas cherché, habilement, à réfuter son propre aveu : « Il y a des femmes qui aiment dans l’enfant le père de l’enfant» ?… Non, elle était loyale… Elle exprimait sa pensée du moment, et elle ignorait peut-être son arrière-pensée.

Sentiments de femme, de mère, d’amante ; sentiments qui se mêlaient, qui se contredisaient, qui auraient dû s’exclure, et subsistaient pourtant, — c’était, pour Noël, la nuit et l’abîme !

Son intelligence s’affolait devant le mystère du cœur féminin, aussi obscur, aussi mal connu, aussi inquiétant pour l’homme que le mystère du corps de la femme…

« Et ce sera ainsi toujours, pensa-t-il, toute notre vie… tant que cet enfant nous séparera, par sa présence, par son existence, par l’image et le nom qu’il évoquera, par ce sourire qui n’est pas le sourire de Josanne… par tout ce qui reste, en lui, de l’autre. — du père !… Qu’un enfant naisse de nous, Josanne l’accueillera avec une joie troublée, une appréhension… Elle aura peur qu’il ne rogne la part du premier… Si elle perdait Claude, alors peut-être… »

Noël n’osait achever sa pensée.