Calmann-Lévy, éditeur (p. 11-18).


II


La demie de six heures sonna. Pour la deuxième fois, Josanne faisait le tour des galeries, s’arrêtant parfois pour feuilleter des revues et des livres. Les commis, en souriant, la dévisageaient.

« Mon Dieu !… pourvu qu’il vienne !… Il faut que je sois rentrée à sept heures. Pierre a besoin de moi Et le petit !… Il était bien pâlot, ce matin !… La femme de ménage brûlera le dîner ou cassera des assiettes, comme l’autre jour… J’aurai une scène, sûrement. Ah ! Maurice !… Maurice !… »

Elle avait les pieds glacés, les joues ardentes, et la colère chauffait sa tristesse, l’enfiévrait.

Autour de l’Odéon, la nuit, la pluie, le glouglou du ruisseau gonflé, l’éclaboussement des flaques… Des gens se réfugiaient sous les arcades, pour s’abriter et, des parapluies mouillés, l’eau dégoulinait sur le dallage.

Six heures trois quarts…

Josanne, la tête vide, les jambes fléchissantes, s’accotait à l’éventaire de la librairie Marpon. Les livres, dans leur robe jaune ou blanche, sollicitaient la curiosité des passants. Quelques-uns s’ornaient de dessins galants ou de photographies d’après nature. Ce n’étaient que jupons troussés, bas noirs, pantalons, corsets délacés, gorge au vent, — le déshabillé plus obscène que le nu, la pornographie pénible et sans grâce.

« Ça, l’amour ? » pensait Josanne…

Elle n’était pas bégueule ; la franchise d’un trait, la nudité d’un mot ne l’offusquaient point, mais elle aimait : elle avait la délicate pudeur de la femme amoureuse, et la volupté lui paraissait une chose secrète et redoutable qu’elle et son amant connaissaient seuls.

Elle prit un roman, au hasard, le feuilleta, le referma. Elle parcourut un volume de critique qui l’ennuya et un recueil de poèmes mystiques bêtes comme des fleurs en papier…

« La Travailleuse… C’est le livre que j’ai vu sur la table de mademoiselle Bon… Encore un roman féministe… ou antiféministe… C’est la mode ! »

Non, ce n’était pas un roman : c’était une longue et minutieuse étude sur les professions et métiers féminins. Il y avait beaucoup de chiffres, et des notes, et des citations, et des tableaux statistiques.

Josanne lut quelques pages au hasard : l’Ouvrière d’usine… l’Employée… la Femme et les Carrières libérales… la Concurrence féminine et ses Conséquences économiques… Esquisse d’une nouvelle moralité féminine.

Cela, c’était le dernier chapitre, la conclusion.


«… Que le travail des femmes soit un bien ou un mal, je l’ignore et l’avenir seul nous le dira, mais c’est une nécessité que la femme subit sans l’avoir désirée, c’est un fait qui s’impose et qu’il nous faut accepter avec toutes ses conséquences. Et la plus importante de toutes, c’est la révolution morale qui paraît être l’effet et non la cause de la révolution économique.

» Ce n’est point parce que la femme s’est affranchie moralement qu’elle a souhaité conquérir son indépendance matérielle. À l’usine, à l’atelier, au magasin, au bureau, à l’école, au laboratoire elle eût préféré, peut-être, l’amour protecteur de l’homme et les tendres servitudes du foyer. Mais l’homme a fermé son foyer à la fille pauvre… Et la fille pauvre, qui répugne à se vendre et ne consent pas à mourir de faim, a essayé de vivre hors du foyer, sans le secours de l’homme. Elle est donc allée où elle pouvait gagner sa vie, dans le domaine réservé de tout temps à l’activité féminine, et elle a envahi bientôt le domaine réservé à l’activité masculine… Elle a mis son orgueil à donner tout son effort, à employer toutes ses énergies, à développer sa personnalité. Et elle s’est aperçue, alors, qu’elle avait mérité, qu’elle pouvait conquérir autre chose que le pain quotidien, les vêtements et le logis : l’indépendance morale, le droit de penser, de parler, d’agir, d’aimer à sa guise, ce droit que l’homme avait toujours pris, et qu’il lui avait refusé toujours.

» Mais l’homme s’est avisé que cette prétention de la femme était dangereuse pour l’ordre établi, l’équilibre de la société, la famille, les mœurs, la religion… Trop tard !… Si toutes les travailleuses ne sont pas des affranchies, toutes, déjà, sont des rebelles… Rebelles à la loi que les hommes ont faite, aux préjugés qu’ils entretiennent, à l’idéal suranné qu’ils imposent à leurs compagnes… Les femmes ont rompu le fil de laine que filèrent les aïeules et qui, si léger, fut parfois si lourd aux âmes mal résignées : elles ont laissé la quenouille, l’aiguille et le miroir — et avec eux les vertus passives et les vaines frivolités. Elles ne pensent plus qu’il suffise d’être une femme chaste pour être une honnête femme, et elles ne se croient pas déchues parce qu’elles ont aimé plusieurs fois…

» On voit s’ébaucher déjà cette morale féminine qui ne sera plus essentiellement différente de la morale masculine. La femme, que le christianisme a lentement façonnée au sacrifice et à la résignation, commence à se croire dupe. Dieu ne la console plus ; l’homme ne la nourrit plus. Il lui faut compter sur elle-même, et, puisque le travail, bon gré mal gré, l’a faite libre, elle réclamera bientôt tous les bénéfices de la liberté.

» Les termes du contrat conjugal seront changés par cela même que la femme pourra vivre sans le secours de l’homme, élever seule ses enfants. Elle ne demandera plus la protection et ne promettra plus l’obéissance. Et l’homme devra traiter avec elle d’égal à égale — disons mieux : de compagnon à compagne, d’ami à amie. — Leur union ne subsistera que par la tendresse réciproque, l’accord toujours renouvelé des pensées et des sentiments, la fidélité libre et volontaire, et cette parfaite sincérité qui permet l’entière confiance. Déjà les ménages sont nombreux où le mari trouve dans sa femme son associée, sa confidente, la collaboratrice de ses travaux, la complice dévouée de ses ambitions. Aucune femme, plus que la Française, n’est apte à ce beau rôle… »


Ici, l’auteur examinait les transformations probables du mariage, déjà modifié, très profondément, par le divorce… Josanne devinait, à l’ironie discrète de certaines phrases, qu’il n’avait pas beaucoup de respect pour les vieilles formes et les vieilles formules, et que les « réalités vivantes » l’intéressaient bien autrement que les entités sacro-saintes.

« Quel est ce monsieur que les préjugés n’aveuglent pas ?… »

Elle regarda le nom : « Noël Delysle… » Et tout de suite, sans aucune raison, elle imagina un homme au visage sérieux et fin, prunelles bleues et barbe grise, qui habitait une antique maison, près de la Sorbonne…

Elle ne sentait plus l’ennui de l’attente, et la fatigue de rester debout, elle oubliait Maurice… Elle pensait…

« Comme c’est vrai, tout ça !… Je demanderai le livre à mademoiselle Bon. »

Mademoiselle Bon s’occupait des syndicats, des congrès, des mutualités, des œuvres d’assistance, tandis que Josanne, au Monde féminin, faisait un peu de tout, de la mode, de la bibliographie, la « Petite Correspondance » et les « Menus de la semaine ».

Néanmoins, elle s’intéressait aux idées, et la question dite « féministe » lui était devenue familière… Elle avait l’esprit net et hardi, l’imagination généreuse, avec un sang chaud, et des nerfs vibrants, qui la disposaient à l’enthousiasme… Mais, très Française et très Parisienne, elle avait le sens du ridicule et l’horreur des déclamations. Elle ne se payait point de mots et, jusque dans les contradictions de sa vie, elle demeurait sincère avec elle-même.

Il lui semblait discerner, dans le livre de ce Noël Delysle, la marque d’un esprit pareil au sien. Elle se reconnaissait un peu dans la « rebelle » dont il esquissait le portrait… Elle se disait :

« Voilà un homme qui me comprendrait… J’ai accepté le servage domestique ; je n’ai pas rompu tout à fait le « fil de laine », mais je me suis sentie maîtresse de mon cœur et de ma personne… Ce n’est pas un vil sentiment d’intérêt, ce n’est pas la crainte de l’opinion qui me retiennent dans ce mariage, dans ce triste mariage où je porte un double fardeau… Je ne veux pas quitter mon pauvre Pierre, mais je ne peux pas vivre sans bonheur, je ne peux pas… »

Elle lut encore :


« Rêver la liberté de l’amour, en conservant le mariage sous des formes nouvelles, moins rigoureuses, délivrer les hommes et les femmes de l’obligatoire hypocrisie, reconnaître leur droit d’arranger leur vie comme il leur plaît en acceptant toutes les responsabilités de leurs actions, mettre dans les relations des sexes plus de loyauté, plus d’indulgence, est-ce donc encourager la débauche ? Est-ce détruire la pudeur de la femme ? Non. Qu’une femme connaisse le prix de sa personne, la gravité du don qu’elle fait, qu’elle ait de l’amour et des conséquences de l’amour une idée claire, haute, grave, si cette femme a l’esprit et le corps sains, elle sera bien armée contre les tentations de débauche… Et, si elle se trompe dans son choix, elle saura que son erreur n’est pas infamante, qu’elle ne la traînera pas, toute sa vie, comme un boulet, et qu’elle pourra mériter l’estime et l’amour d’un honnête homme.

» Cela suppose une totale révolution de nos mœurs ?… Mais elle est à moitié faite, elle se fait tous les jours, cette révolution ! Que de préjugés disparus, déjà !… La réprobation des « honnêtes gens » ne frappe plus ni l’enfant naturel, ni la femme divorcée ; on tolère, on excuse certaines unions libres, et telle femme s’est acquis par le prestige du talent le droit de vivre à son gré, — ce droit qu’on reconnaissait naguère aux grandes actrices seulement !… Ce sont les symptômes d’un état de choses qui… »


— Madame veut acheter ce livre ? demanda un commis qui trouvait sans doute que la lecture avait trop duré.

Josanne devint pourpre… Elle répondit spontanément :

— Oui.

— C’est trois francs…

Trois francs ! Et l’on était à la fin du mois… Josanne sentit la pointe d’un remords ; mais elle ouvrit son porte-monnaie. Le commis enveloppait le livre.

— Merci… Dites-moi l’heure, maintenant.

— Sept heures moins cinq, madame…

Maurice ne viendrait pas !… Josanne entrevit, dans un éclair, le petit logement de la rue Amyot : — Pierre, abruti d’éther, sur le divan, l’enfant dormant dans sa petite chaise, et le feu qui baisse, et la lampe qui file, et la femme de ménage qui grogne, parce que son homme l’attend…

« Misérable femme que je suis !… Mon mari, mon fils m’attendent… Ah ! cinq minutes encore… Maurice !… Je veux voir Maurice !… Je ne peux pas m’en aller comme ça… »

Ses yeux se remplirent de larmes. Des gens se retournèrent… Elle eut un réveil de fierté :

« Non ! je ne resterai pas ici une minute de plus !… C’est trop lâche ! »