Calmann-Lévy, éditeur (p. 144-158).


XVII


Foucart, revenu de Nice, entra, un jour, dans le bureau de Josanne pour lui demander un renseignement. Et, comme il était de bonne humeur, il dit :

— Vous êtes en progrès, ma petite Valentin. Je suis content de vous. Égayez encore votre style, et ça ira tout à fait bien…

— J’essaierai, monsieur.

— Et puis soignez-vous… Vous pâlissez, vous maigrissez, depuis quelque temps. Et ça n’embellit personne, de pâlir et de maigrir ! Moi, en tout bien tout honneur, je suis navré de voir maigrir une jolie femme… D’abord, ça l’abîme, et puis ça prouve qu’elle a du chagrin.

— J’ai eu des chagrins, monsieur, vous le savez, répondit doucement Josanne.

Elle ne s’offensait pas des propos un peu familiers du « patron », car elle était, avec madame Bure, la dessinatrice, la seule femme qu’il tînt en réelle estime et qu’il eut prise en amitié.

La petite Bure, une blondinette très élégante, avait un grand diable de mari dont elle était fort amoureuse, et cette passion conjugale divertissait beaucoup monsieur Foucart. Mais il avait une préférence pour Josanne, dont il admirait et déplorait la vertu… Il disait parfois à Flory :

— La voilà veuve, maintenant, cette petite Valentin !… Que fera-t-elle ?… Elle ne va pas rester seule comme ça !… Ce serait dommage.

Flory répondait :

— Elle n’a personne, je vous assure !… Ne vous en plaignez pas : elle vous ferait moins de besogne si elle avait un amant…

Ce soir-là, en donnant à Josanne le conseil de ne pas maigrir, Foucart s’aperçut tout à coup que ce conseil était inutile : Josanne semblait très bien portante.

— Au fait, dit-il, je vous avais mal regardée… Vous allez mieux…

— Beaucoup mieux.

Foucart pensa :

« Tiens !… tiens !… »

Et il ajouta :

— J’ai rencontré Noël Delysle, hier, à la fête de l’Élysée. Il m’a parlé de vous…

Josanne ne broncha point.

— Vous avez fait sa conquête…

— Vraiment ?… J’en serais très fière… Mais vous vous trompez, monsieur…

— Pas du tout !… Seulement… il faut vous méfier… Delysle est très volage… Il ne raconte pas ses amours, mais on dit qu’il est très volage…

Foucart riait. Sur le même ton de plaisanterie, Josanne répliqua :

— Me voilà prévenue… Mais je n’étais pas en danger…

Plus sérieusement, Foucart reprit :

— Delysle vous estime beaucoup, et il a raison… Est-ce qu’il va rester en France ?

— Mais, monsieur, je ne sais pas…

— Il ne vous a pas dit qu’il espérait une autre mission… au Japon, je crois ?

— Non, monsieur.

— À moi non plus, il ne m’en a rien dit. Il n’est pas confidentiel… Je l’ai su tout de même. Oh ! c’est un garçon très fort, très ambitieux… Il est allé au Canada, en Australie, étudier l’organisation des syndicats, la mutualité, le mouvement socialiste…

Josanne murmura :

— Je sais…

— Bonsoir, ma petite Valentin, dit Foucart, je suis charmé que vous soyez d’aplomb… Et maintenant, je rentre chez moi. Ma femme recevra les raseurs… Je suis éreinté… Et il faut que j’aille, ce soir, à la première du Vaudeville…

« Quel imbécile ! pensait Josanne. Quel pataud, quel malotru !… Il engraisse, lui, et ça ne l’embellit pas !… Et cette façon de m’appeler : « Ma petite Valentin » !

Elle essaya d’écrire, mais elle était distraite, et elle avait une sorte d’appréhension mal définie, de l’impatience, de la tristesse.

C’était l’heure où Noël Delysle venait, — quand il venait, — tous les deux ou trois jours, depuis un mois… Il avait, d’abord, justifié ses visites par des prétextes qui ne trompaient pas Josanne. Maintenant il ne cherchait plus de prétextes ; il arrivait, tout simplement, comme un ami :

— Je ne veux pas vous déranger… Cinq minutes, cinq petites minutes…

— Dix, vingt, si vous voulez attendre. J’ai presque fini…

Il s’asseyait, à sa place accoutumée. Parfois, il se levait pour prendre un livre, un journal. Debout derrière Josanne, il la dominait de sa haute taille, et son clair regard s’adoucissait en effleurant la tête brune, le col penché, la courbe des épaules, le buste souple dans la robe de deuil.

Josanne sentait ce regard sur elle — et elle disait, avec un petit frisson d’agacement :

— Que faites-vous là ? Je vous en prie, asseyez-vous. Je ne peux pas travailler quand on me regarde.

— Pardonnez-moi, madame…

Elle se reprochait d’avoir parlé trop sèchement, car elle savait Noël très susceptible, très attentif aux moindres nuances de son accueil. Alors, posant sa plume elle l’appelait :

— Monsieur Delysle ?

— Madame ?

— J’ai fini. Causons. Racontez-moi…

— Quoi ?

— Des choses…

Et il racontait « des choses », parlant de ses amis, de ses livres préférés, de ses voyages, de l’Italie surtout, qu’il aimait « comme une maîtresse ». Josanne découvrait en lui une intelligence fine et précise, une volonté froide, une espèce de violence latente qu’il surveillait et réprimait, de la bonté, peut-être, mais aucune sensiblerie, de l’orgueil, sans doute, mais aucune affectation. Il avait un vif sentiment des arts, une parfaite culture littéraire, le goût des idées générales, une curiosité passionnée pour les gens et les choses de son temps. Écrivain, il n’était pas « gendelettre » ; homme du monde, il n’était pas snob. Il se plaisait aux paradoxes ; il se disait affranchi de tout préjugé, mais il détestait la bravade, l’excentricité, les déclamations, et sa réserve un peu hautaine marquait les distances.

Il n’avait pas d’amis intimes. Sa mère était morte depuis longtemps, et son père, ex-conseiller à la cour de Poitiers, vivait dans une maison de campagne au bord de la Yonne, entre Lusignan et Pamproux. Rien, dans les paroles et les pensées de Noël, ne trahissait la secrète influence d’une femme aimée.

Il était seul, libre, heureux de l’être.

Pourtant il n’était pas un sauvage. Il aimait Paris, qu’il traversait avec plaisir et quittait sans regret. Il allait beaucoup au théâtre et dînait en ville presque tous les jours. Parfois il racontait à Josanne la soirée de la veille, et, emporté par son récit, il disait :

— Il y avait près de moi une bien jolie femme…

Josanne, revenue dans son petit logement, imaginait M. Delysle assis à une table somptueuse, près d’ « une bien jolie femme ». Que disait-il ?… Quel air avait-il ?… Ressemblait-il au Noël qu’elle connaissait ? Fixait-il sur sa voisine ce regard clair, brillant et droit comme une épée dont Josanne sentait encore le contact immatériel ?

Blottie dans son fauteuil d’osier, engourdie par la chaleur entêtante et le sifflement monotone de la cheminée à gaz, Josanne laissait glisser sur ses genoux le livre entr’ouvert, la broderie commencée…

Elle pensait :

« Le dîner est fini, maintenant… Les hommes sont au fumoir ; les femmes sont au salon. Je suis sûre que monsieur Delysle cause avec les femmes… »

Ou bien, d’autres soirs, elle songeait que son nouvel ami était seul, comme elle, entre la lampe et le foyer, dans cet appartement de la place des Vosges dont il vantait les hautes fenêtres, les boiseries, les vieux meubles.

« Je ne le verrai jamais chez lui… Quel dommage ! Il n’y a pas d’amitié parfaite sans intimité, et l’intimité est bien difficile entre un jeune homme et une jeune femme… Mais, peut-être, cela vaut mieux… Nous ne vivons pas dans le même monde. Nous serons séparés, forcément, par ses longs voyages… Tôt ou tard, il se mariera… Qu’il reste donc au seuil de ma vie ! Je veux m’épargner une déception, et je serai, avec lui, très cordiale, mais très prudente… »

Elle se défendait ainsi contre une amitié qui la distrayait, à son insu, et de sa solitude, et de son deuil, et de sa tristesse amoureuse… Elle ne relisait plus les quelques billets de Maurice qu’elle conservait dans un tiroir.

Elle ne se disait plus :

« Où est-il ?… Est-il heureux avec sa femme ! M’a-t-il oubliée enfin ?… Le reverrai-je ?… »

Au lieu de remuer la cendre tiède du souvenir, elle regardait la petite lumière d’un sentiment inconnu s’allumer, discrète et pure…

Souvent, au lendemain de ces soirées, elle recevait une lettre de Noël… Ils avaient donc pensé l’un à l’autre, au même instant !… Il lui envoya, un jour, le menu d’un banquet officiel, un carton blanc et or, où il avait griffonné quelques mots au crayon :

« Bonsoir, madame et amie… Je subis un discours politique… J’aimerais mieux être près de vous, et je vois votre petit bureau comme une oasis délicieuse… À demain… »

Souvent, Josanne avait un brusque désir d’écrire, elle aussi, — par besoin d’expansion et de confidences, pour renouer le fil d’un entretien interrompu. — Elle commençait une lettre : « Cher monsieur… » Non !… elle n’aimait pas cette formule… « Cher monsieur et ami… » Non !… Elle aurait voulu écrire, tout simplement : « Mon ami… », et elle n’osait pas… Alors, elle supprimait l’apostrophe du début, — ce qui ne la compromettait pas beaucoup, car elle n’envoyait jamais ces sortes de lettres…

Et, deux ou trois fois par semaine, elle revoyait Noël. Quel charme attirait donc le jeune homme vers une femme de beauté modeste et d’humble condition, souvent triste, et toujours un peu mystérieuse ? Il ne lui faisait pas la cour. Il ne lui disait pas qu’elle était jolie, désirable et spirituelle. Mais il était passionnément curieux d’elle, de son caractère, de ses goûts, de sa vie présente et passée — et cette curiosité semblait vraiment une forme d’affection, le mouvement naturel d’une âme vers une autre âme.

Les paroles de Foucart avaient mis une inquiétude véritable au cœur de Josanne. Elle attendait vaguement Noël. Il arriva enfin, l’air joyeux :

— Il fait bon, chez vous… Dehors, c’est le déluge… Comment allez-vous ?… bien ?… pas trop fatiguée ?… Je voulais venir hier : impossible ! Je dînais parmi les grands de la terre, et j’étais en retard. J’ai dû écrire vingt lettres avant de m’habiller… Ah ! je suis content !

— Pourquoi ?

— Parce que je suis là… Je m’ennuie partout, en ce moment : j’ai une crise d’ennui… C’est la première fois, depuis bien des années… Le travail même ne me guérit pas.

— Vous vous ennuyez parce que vous êtes trop heureux.

— Par exemple !

— Les gens très malheureux ne s’ennuient jamais. Le travail forcé, le souci du pain quotidien les empêchent d’analyser leur état d’âme. Mais vous, à qui la vie est clémente, qui êtes seul, et ne pensez qu’à vous seul…

Noël se mit à rire :

— Appelez-moi donc sybarite, bourgeois satisfait et capitaliste repu !…

— Vous vous ennuyez parce que vous menez une existence artificielle… L’homme est égoïste, mais sociable. Mariez-vous !

— Par égoïsme ?… Par « sociabilité » ?… Non !… Je voudrais… Ah ! je voudrais entreprendre quelque chose de très difficile, devenir un grand homme, bouleverser le monde, et faire tout le bonheur ou tout le malheur de l’humanité… Quand j’étais collégien, je rêvais d’être Don Juan ou Napoléon… Je voyais la vie comme une course d’obstacles… Et plus tard, j’ai aimé l’inconnu des voyages, l’aventure, le danger… J’ai aimé les pays qui se dérobaient et les femmes qui se refusaient…

Josanne eut un petit sursaut… Noël changea de ton :

— Oh ! ne croyez pas…

Il n’osait achever sa phrase, exprimer toute sa pensée… Josanne dit :

— Oui… c’est la difficulté seulement qui vous attire…

— Pas seulement… Me blâmez-vous de préférer le Mont-Blanc à Montmartre ? J’ai les mêmes préférences, dans l’ordre sentimental… J’aime les âmes fermées, qui s’ouvrent peu à peu, pour moi seul… Les plus belles sont les moins accessibles…

— Alors, dit Josanne, pourquoi voulez-vous aller au Japon ?…

Noël resta stupéfait.

— Vous savez ?…

— Oui… c’est très banal, le Japon ! Il y a des chemins de fer et des messieurs jaunes au chapeau haut de forme. Vous ne rencontrerez pas de tigres et ne risquerez même pas d’être martyrisé.

Elle badinait, mais elle n’était pas gaie. Elle regardait obstinément le journal anglais, — le Weekly — déployé devant elle.

— Mais comment savez-vous ?

— Par Foucart… Est-ce que vous partirez bientôt ? Elle pensait :

« Ce sera fini de notre amitié. Je me retrouverai seule comme avant. Et lui m’oubliera vite… »

Elle regrettait d’avoir connu Noël, de lui avoir donné un peu de sa pensée, un peu de son cœur et puisqu’il devait partir, elle souhaitait qu’il partît tout de suite.

— Bientôt ?… Pas avant l’année prochaine… Et peut-être plus tard… peut-être jamais… J’ai beaucoup de choses à faire… Et mon livre sur la question agraire en Italie !… Et ma série d’articles de la Revue indépendante ! Et l’imprévu !…

Josanne ne bougeait pas, mais il sentit qu’elle était contente, et il affirma plus énergiquement :

— Le Japon !… Que diable irais-je faire au Japon ?…

— Tuer votre ennui…

— J’ai un meilleur moyen… Quand je me sens vague, et veule, et déprimé, je pense à vous qui êtes si vaillante. Et je me dis : « Si tu ne travailles pas, tu n’iras pas la voir aujourd’hui… » et je travaille en grognant… Vous êtes ma récompense.

Et il ajouta, d’une voix émue, presque tendre :

— Demandez-moi, vous, demandez-moi quelque chose de très difficile à faire…

Et comme il parlait ainsi, il vit que Josanne rougissait : une onde rose passait sur le délicat visage incliné, colorait les joues, les paupières, le front, jusqu’à la racine des cheveux noirs. La rougeur charmante révélait le trouble de la femme… Était-elle offensée, ou confuse, ou contente ?… Elle dit, avec un accent un peu moqueur :

— Soit ! Mettez-vous là, au petit bout de la table, et traduisez-moi ce passage du Weekly. Nous avons trop bavardé ! Je suis en retard…

— Mais je sais l’anglais assez bien… et ce n’est pas difficile…

— Chut !… Travaillez !…

Il murmura :

— Vous êtes méchante. Vous vous moquez de moi.

Et il obéit.

Dans le vestibule, c’était l’ordinaire rumeur des pas et des voix, les appels, les réponses, l’irritante sonnerie du téléphone. Le bureau de Josanne semblait plus tiède et plus clos que les autres jours, et plus douce s’irradiait la blanche lumière de la fleur opaline. Et Noël dit :

— On est bien.

Josanne répondit :

— On est bien.

Ils se sourirent, rapprochés par cette besogne banale de traduction, et leur amitié, tout à coup, leur devint plus sensible, plus chère…

La porte s’ouvrit, mademoiselle Bon parut, bredouilla une phrase où il était question de la Fraternité féminine et du procès-verbal de la dernière séance… Josanne dit :

— Oui… oui… comptez sur moi.

Mademoiselle Bon s’en alla, avec une petite mine singulière… Et, pendant que Josanne expliquait à Noël quelle était, pour le trimestre, secrétaire de la Fraternité féminine, la porte se rouvrit encore…

Un froufrou de soie, une vision blanche, blonde scintillante : Flory.

— Josanne, mon petit chat…

La soiriste resta figée. Avec l’or artificiel de ses cheveux, le tulle pailleté de sa robe, elle semblait une commère de Revue qui aurait allongé sa jupe et oublié son chapeau.

— Tiens ! Delysle !… Bougez pas ! Vous êtes tout plein gentils comme ça, mes enfants…

— J’ai prié monsieur Delysle de me traduire une page du Weekly.

— Et moi, je suis très fier de collaborer au Monde féminin

— Parbleu ! dit Flory gaiement. Laquelle d’entre nous n’a pas son petit collaborateur ?… Moi j’en ai bien une demi-douzaine, toujours disponibles, pleins de zèle et parfois désintéressés… Ce sont mes nègres !… Je les envoie en mon lieu et place, dans les endroits lointains, sinistres, comme l’Odéon ou Déjazet… « Va bon nègre ! » Et bon nègre, bien content, remercier moi.

Elle abaissa les coins de sa bouche, et prit le ton zézayant d’un bébé :

— Moi bien triste, ce soir ! moi du chagrin ! Pas reçu mon service pour le Vaudeville…

Et tout à coup, fronçant les sourcils, avançant le menton, sa petite face de poupée devenue rageuse et cynique, d’un accent voyou, elle déclara :

— C’est la rosse de patronne qui me l’a « fait », mon service… Sa loge ne lui suffit pas ; il lui faut mes fauteuils. Et pour qui ?… Pour son gigolo… Et moi, je m’arrange comme je peux, avec le contrôleur et le secrétaire… Ah ! j’en ai soupé, du Monde féminin. Mais quoi ! il faut vivre…

— La vie coûte si cher à Paris ! dit Josanne très gravement.

— J’ai ma pauvre mère à soutenir… Et je ne peux pas faire des cravates, hein ?… Alors, quoi ?… Je prends patience…

— Évidemment, dit Josanne, il vous faudrait faire beaucoup de cravates pour payer une robe comme celle-là…

— Elle est de chez Martin, ma robe, mais on m’accorde une remise, sur le prix… parce que je fais de la publicité… Allons, je m’en vas, mon petit chou ! Bonsoir, le monsieur et la dame ! Petits enfants sages, bien travailler…

Noël et Josanne, restés seuls, se regardèrent.

— Elle est très distinguée, votre amie Flory ! dit Noël.

— Tous les hommes la trouvent charmante avec son minois et son bagout.

— Oh ! tous, c’est beaucoup dire…

— Elle est si drôle !… Elle pose pour la femme indépendante, qui gagne sa vie et soutient sa famille…

— Elle aime tant sa pauvre mère !

— Elle l’aime beaucoup, je vous assure, et elle croit que « c’est arrivé »… Elle est journaliste comme d’autres jolies femmes sont artistes lyriques ou dramatiques, par élégance… et aussi par pudeur, pour ne pas avouer…

— Oui, elle se cache derrière ses chroniques comme l’autruche derrière une pierre… Et cette fille est votre amie ?

— Mon amie ? Ah ! non !…

— Elle vous appelle : « Mon chat », « mon chou… »

— Qu’est-ce que ça fait ?

— Ça me fait quelque chose, à moi. Ça m’est très désagréable…

— Bah ! — Ça me gêne pour vous… Ça blesse mon amitié dans ce qu’elle a de plus délicat… Et puis… dites, vous ne craignez pas que cette Flory…

— Que voulez-vous dire ?

— Ça doit être une potinière, votre Monde féminin !… Et quand Flory, tout à l’heure, nous a envoyé ce bonsoir collectif, cette espèce de bénédiction…

— Oui, dit Josanne. J’ai remarqué son air, son accent… Elle croit peut-être… Oh ! il n’y a pas qu’elle…

— Comment ?… La vieille féministe, qui a des raisins sur son chapeau, vous pensez que… Oh ! celle-là, par exemple, je l’excuse, la pauvre créature ! Elle doit détester tous les hommes et…

— Ne vous moquez pas de mademoiselle Bon, je vous en prie… Non, ce n’est pas elle…

— Mais qui donc !…

— Foucart.

— Ce pantin de Foucart ?… Il s’est permis…

Noël sentit que Josanne était préoccupée, gênée… Elle murmura :

— Il ne m’a rien dit de particulier, mais il m’a parlé de vous en insistant…

— Et alors ?

— Alors… rien… Laissons cela… Je n’y attache aucune importance…

Noël Delysle éprouva une irritation exaspérée et l’envie de taper sur quelqu’un. Ses beaux yeux gris devinrent si clairs et si durs que toute l’expression de son visage en fut changée.

— Eh bien, dit-il, si vous avez un peu d’estime et d’amitié pour moi…

— J’en ai…

— Souffrez que je dise toute ma pensée… J’ai un extrême plaisir à venir ici, et si je devais y renoncer… ou espacer mes visites… cela me ferait le plus grand chagrin… Mais je ne veux pas qu’un Foucart ou une Flory tiennent sur vous, mon amie très respectée, des propos stupides ou désobligeants…

Josanne se taisait.

— Quoi ? dit Noël consterné, vous n’osez pas me le dire ?… il ne faut plus que je vienne… à cause de Foucart et de Flory ?… Eh bien, soit, je ne viendrai plus…

— Quelle exagération !…

— Vous riez !… Je n’ai pas le cœur à rire… Si pourtant je pouvais… ailleurs ?… Mais vous n’êtes jamais chez vous, vous ne recevez personne, c’est entendu… Alors… comment nous voir ?… Madame… mon amie… dites-moi… cherchez, trouvez quelque chose…

La rougeur revint au front pensif de Josanne, et se faisant violence, un peu confuse, elle dit :

— Peut-être… oui… Connaissez-vous le restaurant de Mariette ?