La Rançon de nos cathédrales

La rançon de nos cathédrales
André-Charles Coppier

Revue des Deux Mondes tome 48, 1918


LA
RANÇON DE NOS CATHÉDRALES


I

L’ennemi a été chassé de notre sol qu’il a couvert de ruines innombrables. Plus de mille églises, cent cinquante mille maisons, quinze cents villes et villages ont été bombardés systématiquement, avec cette férocité joyeuse que les Allemands ont appelée eux-mêmes, la Schadenfreude, « la joie de mal faire. »

Henri Heine l’avait bien prédit, dans son amère et dédaigneuse compréhension de la mentalité réelle de ses compatriotes, lorsqu’il annonçait que le marteau du vieux Thor viendrait fracasser nos cathédrales ogivales. Mais comme il était loin de compte avec l’atroce réalité présente ! Le vieux Thor, au marteau d’airain, qu’il entrevoyait dans ses rêveries prophétiques, semblerait un enfant, à côté du monstre aux cinq millions de têtes qui s’est rué sur notre territoire avec la volonté, bien arrêtée, d’en faire un désert total.

Rien ne traduit mieux cet état d’esprit que le fameux article du Berliner Tageblatt, du mois de mars 1917, expliquant pour le régal de ses lecteurs d’outre-Rhin le processus de la méthode qu’employait déjà Attila, et qui fut aggravée par les armées allemandes en retraite, dans leur œuvre d’anéantissement de toute une grande région française.


C’est le comble de la destruction qui a été réalisé ici. Tout a été abattu à coups de hache ou encore scié ; les arbres et les buissons sont tombés, et cela a duré des jours et des jours jusqu’à ce que tout ait été rasé.

Il ne fallait laisser dans cette région ni un abri, ni un toit ; il faut que l’ennemi cherche en vain de l’eau. Tous les puits sont détruits ; il n’y a pas un coin où il lui sera possible de s’installer ; tout a été démoli ou brûlé ; les villages ne sont plus que des amas de décombres ; les clochers sont étendus en travers des routes. La fumée monte de partout ; l’air est empuanti ; tous les villages retentissent du bruit des explosions ; ce sont les cartouches de dynamite qui achèvent leur œuvre.

Il n’est pas facile de bouleverser de fond en comble toute une localité ! Des centaines de villages ont été exposés au bombardement, mais quelques murs se dressaient encore ; parfois un toit subsistait, malgré tout, sur un support de pierres. Tous ces débris misérables ont reçu le coup de grâce. Pauvre diable d’habitant, cherche ta maison maintenant…


Les cathédrales de Soissons, de Reims, de Verdun, de Dunkerque, de Saint-Quentin et d’Arras, la basilique d’Albert, les églises de Saint-Remi de Reims, de Bapaume, de Sermaise, d’Ablain-Saint-Nazaire, de Gerbéviller, d’Hattonchâtel, de Péronne, de Roye et de Pargny-sur-Saulx, pour n’en citer que quelques-unes ; les hôtels de ville de Reims, d’Arras, de Lou-vain, la Halle aux drapiers d’Ypres, parmi les grands monuments historiques qu’ils ont détruits, suffiraient à vouer tout un peuple à l’éternelle réprobation, si les Allemands y étaient sensibles. Mais ils s’en sont fait gloire au temps où ils espéraient la victoire. Donc, nous les prendrons au mot.

On connaît le texte, pesamment ironique, tracé par eux sur les ruines de l’hôtel de ville de Péronne en lettres de trois pieds de haut : « Ne vous fâchez pas ! admirez seulement. » Acceptons ce conseil ! ne nous fâchons pas. Soyons calmes et forts comme la justice implacable ! Admirons seulement comment nous pourrons, au moyen des ressources intactes de l’adversaire, non certes réparer nos pertes, mais du moins les compenser. Dans les domaines économique et industriel, il va de soi que la reprise de la vie normale et des affaires en France exigera une large rançon matérielle pour toutes les ruines accumulées, pour tous les pillages, les réquisitions, les bouleversements du sol et sa stérilité, peut-être incurable. Mais il semblait que, dans l’ordre artistique, nous dussions faire notre deuil de toutes nos richesses disparues. Il n’en est rien. Là, aussi, la rançon est possible. Elle est facilement exigible, et d’autant mieux qu’il ne s’agit que d’œuvres d’art françaises qui doivent reprendre, les unes le chemin du retour, les autres nous revenir après un exil de plusieurs siècles aux porches des cathédrales allemandes, aux rosaces des transepts, aux parois des piliers, aux cloisons des jubés, nous revenir, du fond des vieux trésors d’églises, des salons de Potsdam ou des nombreux musées des capitales germaniques.

L’heure n’est point venue d’établir le compte en détail. Mais on peut, déjà, mettre quelques-uns des éléments de compensation que nous devons exiger de l’Allemagne, en regard d’un petit nombre d’œuvres détruites, et les présenter au tribunal de l’opinion, qui saura imposer ses droits.


II

Le plus grand désastre artistique, imputable à la Schadenfreude exacerbée, c’est sans contredit la ruine, sinon totale, du moins en grande partie irréparable, de la basilique de Reims. On sait avec quel acharnement les artilleurs de la Kultur arrosèrent la cathédrale, dès le 19 septembre 1914, à l’aide d’obus incendiaires qui détruisirent l’admirable forêt des combles, firent fondre les lames de plomb du toit, mirent le feu à l’échafaudage de réparation de la tour du Nord et anéantirent le fameux beffroi à l’Ange qui couronnait la croisée des faitages. Nul n’ignore la continuité du bombardement, jusqu’aux derniers jours de l’occupation du fort de Brimont, ni l’ensemble des dégâts commis.

Là, le crime est patent. Il était, dès longtemps, prémédité et attendu, avec joie, par tous les partisans du Pangermanisme. Déjà, en 1814, le pasteur Goerres, professeur de théologie, avait incité Blücher, en ces termes : « Réduisez en cendres cette basilique de Reims où fut sacré Klodowig, où prit naissance l’empire des Francs, faux frères des nobles Germains ; incendiez cette cathédrale ! » Le 5 septembre 1914, le Berliner Tageblatt publiait ceci : « Le groupe occidental de nos armées de France a déjà dépassé la seconde ligne des forts d’arrêt, sauf Reims dont la splendeur royale, qui remonte au temps des lis blancs, ne manquera pas de crouler bientôt en poussière, sous les coups de nos obusiers. »

Dès octobre 1914, Rudolf Hersog cueillait les lauriers d’Apollon pour une ode qui fit le tour des Allemagnes et qui débute ainsi :

« Les cloches ne sonnent plus dans le dôme aux deux tours !

« Finie la bénédiction !

« Nous avons clos avec du plomb, O Reims ! ta maison d’idolâtrie. »

Et, devant la clameur unanime d’indignation de tous les Neutres, devant le cri d’horreur des Alliés médusés par tant d’infamie, on perçut le rire effroyable du général von Disfurth qui, ramassant l’épithète de « Barbare, » dont le monde entier qualifiait ses soldats, s’écriait dans un transport de sauvagerie : « Si tous les monuments, tous les chefs-d’œuvre d’architecture qui se trouvent placés entre nos canons et ceux de l’ennemi, allaient au diable, cela nous serait parfaitement égal. — Mars est le maître de l’heure et non pas Apollon ! On nous traite de Barbares, qu’importe ! Nous en rions. Que l’on ne nous parle plus de la cathédrale de Reims, de toutes les églises, de tous les palais qui partageront son sort. Nous ne voulons plus rien entendre ! ! »

Enfin, le général von Heeringen, qui commandait devant Reims, déclarait, en décembre 1914 : « Le sang allemand vaut mieux que tous les monuments français. Quand le moment viendra de prendre Reims, j’ordonnerai le bombardement général de la ville, et la responsabilité de sa destruction incombera aux Français. Nous ne respecterons Reims que lorsque les Français n’y seront plus ! »

Pourtant la haute valeur d’art de la cathédrale ne leur échappait pas, puisque le professeur Clémen, pour vanter la kultur allemande, a fait ressortir ce fait, que le colonel, comte de Vitzhum, fit une conférence sur l’histoire de l’Art, à ses soldats rassemblés par ordre, dans la basilique, même, pendant le peu de jours de l’occupation par leurs armées victorieuses.

La préméditation, la volonté du crime sont donc indéniables, et l’on comprendrait mal les raisons d’une telle haine, si nous nous arrêtions au seul grief des pasteurs luthériens que cette basilique est un temple d’idolâtrie. Elle est, historiquement, l’un des obstacles les plus puissants au triomphe d’une primauté germanique, dans l’élaboration de ce style appelé gothique par nos humanistes du XVIe siècle, qui répétaient une affirmation injurieuse de Palladio, et que nos Romantiques, engoués des légendes rhénanes, proclamaient d’origine allemande, sans tenir compte des dates ni des noms de ses créateurs.

Quand la grande ligne de notre histoire artistique sera dégagée de ces fables, redressée entre des dates sûres et jalonnée par des œuvres d’art trop longtemps méconnues ; lorsqu’on enseignera chez nous, preuves en main, que notre France a un passé qui ne redoute aucune comparaison par ses arts si variés, par l’immense expansion d’un style né, exclusivement, dans l’Ile-de-France, et maintenu dans sa suprématie, malgré sa constante évolution, jusqu’à notre époque d’apparente décadence, on comprendra mieux toute la valeur artistique et morale de ce qui fut détruit systématiquement par l’ennemi héréditaire, dans un dessein qui se préciserait, alors, plus fortement.

Lorsqu’on se souvient de l’infiltration des théories germaniques dans le groupe, encore restreint, des artistes français, conduits, de sécessions en concessions, vers cette négation des qualités de notre tradition artistique, que soutenait un syndicat cosmopolite de marchands, et qu’on rapproche ces emprises d’avant-guerre du fait brutal de la destruction de nos vraies gloires du passé, on ne peut qu’être frappé par l’astuce d’un plan d’hégémonie, qui cherchait à annihiler notre suprématie française, pour la plus grande gloire de l’Art allemand.

Après avoir annexé les van Eyck, tous les Flamands, Holbein et jusqu’à Rembrandt dans des ouvrages de vulgarisation artistique, leurs docteurs, — avec von Bode, « le Bismarck des directeurs de musée, » à leur tête, — eussent tôt fait d’annexer définitivement l’Art français, à l’aide d’arguments sans réplique, puisque les témoignages de nos monuments auraient été détruits.

Aussi, pour apprécier l’étendue du désastre de Reims, est-il indispensable d’expliquer la valeur intrinsèque de ce qui est irrémédiablement détruit, à l’aide de points de comparaison pris dans l’histoire générale de l’art.

Certes, le gros œuvre de la basilique a beaucoup souffert. Des pinacles, des voûtes, des croisées d’ogive, toute « la forêt, » une partie importante de la tour du Nord et des arcs-boutants sont à jamais détruits.

Mais il faut reconnaître que les plus grandes parties de ces dévastations peuvent être reconstituées sans nuire au respect, ni à l’intégralité de l’œuvre d’art, dans son ensemble. Les pertes irréparables se restreignent donc à la Statuaire et aux Vitraux. C’est pour eux, cependant, qu’une compensation peut être obtenue de l’Allemagne, si l’on veut bien l’exiger rationnellement, comme on le verra tout à l’heure. Le reste est une question d’indemnités correspondant aux frais très largement décomptés des reconstructions ordinaires : les cathédrales étant un perpétuel chantier de restaurations méthodiques.

Encore faudra-t-il se mettre en garde contre cette incompétence des Commissaires de la République, qui crurent voir la Pala d’Oro de Venise dans le volet de bois doré qui la recouvre en temps normal, et dédaignèrent l’objet précieux en se trompant sur sa vraie nature !


III

Le principal auteur des sculptures de Reims a exécuté, à Bamberg, peu après l’achèvement des trois porches de la basilique, toute une série de statues presque identiques et de mêmes mesures que celles dont il venait de décorer ce monument.

Quel est donc ce grand statuaire, au nom presque inconnu, qui devrait être entouré de la vénération nationale, cet autre Rodin du début du XIIIe siècle, dont la gloire eût été l’égale de celle de Michel-Ange dans l’admiration raisonnée des artistes, si nous avions pu mettre un nom d’auteur sur ces sculptures magnifiques ?

On n’a prêté qu’une attention très superficielle à un document de premier ordre pour l’histoire de l’Art en général, et pour les archives glorieuses de l’Art français, et qui consiste en un relevé de l’ancien « pédale » du pavé de la basilique. C’est un dessin de Jacques Cellier de Reims, qui l’exécuta au XVIe siècle, en le commentant dans ces termes précis, sans doute écrits, alors, d’après les textes du dallage du Labyrinthe :


Aux quatre coingts d’iceluy dédale où sont représentations et escriptures. Premier, en celui qui est près de la chaire du prédicateur, qui est en entrant à main gauche, est l’image d’un maistre, Jehan le Loup, qui lut maistre d’icelle église l’espace de seize ans et commença les portaux d’icelle. En l’autre du mesme costé est l’image d’un Gaucher de Reims, qui fut maistre des ouvrages l’espace de huit ans, qui ouvra aux voussures et aux portaux. En l’autre qui est d’autre costé, vis-à-vis et opposite de cestz-ci, est l’image d’un Bernard de Soissons, qui fit cincq voûtes et ouvra l’O, maistre de ces ouvrages l’espace de trente-cincq ans. En la dernière, qui est à l’opposite de la chaire du prédicateur, est l’image d’un Jehan d’Orbais, maistre desdits ouvrages, qui encommença la coiffe de l’église.


D’où il ressort, avec évidence, ce qu’on savait déjà d’autre part, que Jehan d’Orbais fut l’architecte général de l’ensemble et le directeur des travaux de l’abside qui renferme le chœur, — la partie primitive de toutes les cathédrales, — appelée, ici, « la coiffe, » parce qu’elle correspond à l’emplacement du chef sanglant du Crucifié, dont la cathédrale figure l’instrument du supplice, les deux bras du transept représentant les branches de la croix. Or, si l’on suit l’ordre chronologique de la construction d’une cathédrale, selon les indications de ce document, en partant du 6 mai 1211, date de la pose de la première pierre par l’évêque Aubry de Humbert, on trouve que Jehan d’Orbais et Jehan le Loup menèrent l’œuvre jusqu’en 1241, date de la consécration du chœur et du transept par le Chapitre. Ce qui attribue le plan d’ensemble et la construction effective du chevet avec ses cinq chapelles rayonnantes, des arcs-boutants à double volée, des pinacles abritant les sept Anges, à maître Jehan d’Orbais, laissant à Jehan le Loup l’honneur d’avoir exécuté le triple porche latéral du Nord, les magnifiques statues du tympan, du meneau, avec le Beau Dieu, et des ébrasements, qui sont peut-être perdus aujourd’hui sous les ruines de la basilique. Vient ensuite la grande tâche de Bernard de Soissons, « qui fit cinq voûtes et ouvra l’O, » ce qui veut dire qu’il construisit la fin de la grande nef, les bas côtés latéraux et la grande rose de la façade, au-dessous de la galerie des Rois.

Il reste ainsi à Gaucher de Reims l’immense gloire méconnue d’avoir œuvré « durant huit ans aux voussures et aux portaux, » lesquels ne peuvent être que les trois porches surmontés de sables de la façade occidentale.

Ce qui nous porte en 1249. Car, si l’on suit l’ordre normal d’une construction de cette espèce, en consultant le si précieux dessin de la Sainte Barbe de Jean Van Eyck, qui nous montre un chantier d’église ogivale en activité d’érection d’une tour, il est hors de doute que la construction de la grande nef et des trois porches principaux a dû se faire par une série d’arasées d’ensemble comprenant la base des deux tours, les piliers du vaisseau et des collatéraux s’élevant parallèlement, sous la toiture mise en place d’abord jusqu’à la rose de la façade, puis jusqu’à la galerie des Rois, vers 1290 ; le gros œuvre étant, alors, terminé, à la naissance de l’isolement des tours qui ne furent achevées qu’au début XIVe siècle, sous la direction de maître Adam, puis de Robert de Couci, dont le nom seul émergeait de la légende orale de la basilique.

C’est donc à maître Gaucher de Reims et à son atelier qu’il faut attribuer, sans conteste, les incomparables figures des trois porches et la décoration du contre-portail intérieur, l’une des plus pures merveilles de la statuaire médiévale et le plus rare trésor de Reims. — Cette contre porte, seule, eût assuré la gloire d’un artiste, si le grand tambour sculpté, rajouté au XVIe siècle, n’eût assombri les cinquante niches trilobées qui sembleraient avoir occupé la vie entière d’un statuaire, et qui ont dû être faites, — avec quelle magistrale science technique ! — en peu de temps, si l’on déduit des huit années que Gaucher travailla à Notre-Dame de Reims, le temps employé aux trois porches et aux trois gables. Rien que le groupe de la Communion du Chevalier avec l’officiant tendant l’hostie, dans un mouvement hiératique qui casse en larges plis une étoffe, si admirablement souple, qu’elle ne trahit nulle part le grand effort de sa composition, et le chevalier, en armes, qui ne s’agenouille point, étant de ceux qui ont le droit d’entrer à cheval jusqu’au maitre-autel de l’église ; rien que ce seul groupe, complété par l’écuyer qui attend sa part du pain consacré, aurait suffi à immortaliser le nom de Gaucher de Reims. Mais notre pays, trop riche en artistes de premier ordre, les a noyés dans un obscur anonymat, dès les débuts du XVIe siècle, lors de l’envahissement de la Renaissance italienne, avec tous les « tailleurs de cruchefis » et les « imagiers » de pierre et d’ivoire, les verriers et les tapissiers qui ont rempli l’Europe d’œuvres françaises, durant trois siècles et demi, et qui ont assuré obscurément sa suprématie artistique. Hélas ! une partie de cette Porte intérieure a largement souffert de l’incendie des tambours sculptés, sans que pourtant la destruction en soit totale. Il n’en est pas de même du grand porche extérieur de la tour du Nord dont les statues des ébrasements ont été saccagées, dès le 20 septembre 1914, par l’incendie et l’écroulement des bois de charpente, constituant l’échafaudage de réparation de cette même tour.

Là, tous les visiteurs de la basilique venaient admirer le Sourire de Reims, dans cette adorable figure d’Ange ailé qui fut décapitée au premier jour de l’incendie. Il nous accueillait, autrefois, au seuil même de l’édifice, avec cette expression de joie élégante et malicieuse qui caractérise un visage français, disant la bienvenue à un ami de tous les jours, venant prier dans la basilique.

Hélas ! le Sourire de Reims n’est plus qu’un souvenir. Ce qu’il en reste, parmi les débris de pierre recollés, rappelle trop nos grands blessés du Val-de-Grâce pour qu’il soit possible de l’évoquer encore, malgré les documents photographiques qui l’ont vulgarisé. Une remarque assez étrange peut être faite, ici, en constatant, sur des photographies, l’analogie sensible, quoique lointaine en raison des styles et des procédés différents, entre le sentiment expressif de ce Gaucher de Reims, du début du XIIIe siècle, et celui du plus grand des gauchers, Léonard de Vinci, dans la recherche du sourire. L’Eve de Reims et l’Ève de Bamberg ont aussi des analogies avec le dessin préparatoire de la Joconde du musée de Chantilly ; il y a là une indication physiologique intéressante, lorsqu’on étudiera le style des artistes, par rapport avec l’état physique de leurs yeux ou de leurs mains, comme instruments d’étude et d’exécution.

A côté du fameux Sourire, les statues de Saint Rémi, de Saint Thierry, de Sainte Clotilde, sont à peu près anéanties. Le groupe de Saint Nicaise et des Deux Anges, dont l’un est déjà cité, a subi de très graves dommages par l’écaillement des draperies sous l’action du feu, de même que toutes les autres statues des deux ébrasements de ce porche. Les figurines des voussures s’écailleront et tomberont peu à peu, car la pierre est cuite superficiellement dans toutes les parties précieuses de la sculpture.

Plus loin, c’est la Reine de Saba, décapitée comme l’Ange au sourire, mais moins totalement détruite que celui-ci, avec les deux statues voisines de l’éperon entre les porches.

Au portail central, la grande Vierge, du meneau divisant la porte, est fortement endommagée et le groupe de la Présentation au Temple a reçu de nombreuses blessures.

Les gables, si merveilleusement ajourés, — cette dentelle de pierre pyramidale qui couronne chaque porche et donne à l’ensemble un aspect si riche et si aérien, — ces gables sont à peu près détruits dans leurs parties les plus précieuses. Les personnages de la Crucifixion sont tous gravement mutilés, ainsi que ceux du contrefort du portail Nord, avec les cariatides qui, de part et d’autre, soutenaient les premières gargouilles. Un magnifique Fleuve du Paradis fut décapité à la droite de ce gable. Le grand Goliath qui se tenait debout, à droite de la rose principale de l’Occident, a totalement disparu, ainsi qu’un fier David placé à côté ; non par le feu cette fois, mais par l’explosion des obus percutants qui se brisaient sur le gros œuvre de la basilique sans pouvoir l’entamer, tant sa puissante construction l’eût mise à l’abri de l’injure des siècles. L’éminent architecte américain, M. Whitney Warren, qui a prêché la croisade du Nouveau Monde et fut l’un des premiers témoins des destructions du bombardement, adressait le 30 octobre 1914 à l’Institut, dont il est membre, un rapport dont il faut, surtout, relever ceci : « S’il reste quelque chose du monument, cela est dû à la construction solide de ce que j’appellerai la carcasse de la cathédrale, et non, j’en suis fermement convaincu, à un désir des Allemands d’épargner le monument. Les murs et les voûtes sont d’une solidité qui défie même les engins modernes de destruction, car le 24, lorsque le bombardement fut repris, trois bombes tombèrent sur la cathédrale, mais les voûtes résistèrent merveilleusement et ne furent même pas perforées. »

Quant aux vitraux, qui racontaient dans les Roses et dans les fenestrages de la basilique toute la Légende dorée et le Nouveau Testament, leurs gemmes, dont le secret est perdu, ont été volatilisées, ou émiettéés par fragments inexpressifs sur le pavé ou sur le parvis, où elles ont fait une poussière aussi grise que la cendre mortuaire des plus chatoyants papillons.

A Reims même, » d’autres dommages irréparables ont été commis à l’Archevêché, à Saint-Remi, à l’Hôtel de Ville, à la Place Royale et la ville entière n’est qu’un immense amas de ruines, qui cependant peuvent être reconstituées avec du temps, de la méthode, le respect des grandes œuvres et avec beaucoup d’argent.

Au contraire, les pertes de la statuaire de la basilique, de la totalité de ses vitraux, ainsi que celle des tapisseries de la Salle du Tau ne peuvent être réparées que par des compensations matérielles de même nature, dont les éléments sont intacts en Allemagne et servent de base aux docteurs d’outre-Rhin pour parler de l’art allemand du XIIIe siècle ; quoiqu’ils n’ignorent point que ce furent des Français qui sont venus chez eux exécuter toutes leurs cathédrales ogivales, presque toute la statuaire artistique et tous les vitraux de quelque valeur.

En ce qui concerne, plus particulièrement, Notre-Dame de Reims, c’est à Bamberg qu’on trouvera des œuvres du Gaucher de Reims pour remplacer nos statues détruites. Le Dom franconien n’en souffrirait pas, dans son ensemble architectural, puisque toutes les œuvres de notre grand artiste ont été adaptées à une construction romane, dont l’exécution remonte au règne de l’empereur Heinrichs II. Il la fonda, dès 1004, dans ce style particulier de la plupart des cathédrales véritablement allemandes, ce mélange d’art militaire et d’art religieux, donnant plus l’idée d’une forteresse que d’un lieu de prière et d’asile, selon la tradition française. Le Dom de Bamberg est une étroite église, flanquée de quatre tours, encadrant les deux chœurs symétriques de faible saillie qui s’opposent aux deux extrémités de la grande nef. C’est vers 1250, après l’achèvement de son œuvre de Reims, que Gaucher vint à Bamberg avec ses « Compagnons » entreprendre la décoration des transepts, du jubé et des piliers de la cathédrale. L’identité d’exécution technique, l’accent du style des figures, la science des draperies qui n’appartiennent qu’à lui et l’apparentent à Phidias dans ses figures des Charités du Parthénon, tout concourt à l’attribution au seul maître Gaucher de toute ta statuaire de ce dôme[1]. Il est matériellement impossible qu’un autre sculpteur ait eu, dans le même temps, le même style et les mêmes mains, et, d’ailleurs, les Allemands ne dénient pas cette identité ; mais en faveur de l’art germanique. Il suffit d’opposer les dates pour trancher, à fond, la question. Toute la statuaire de Reims était achevée, dès 1249. Or, la littérature artistique allemande, ainsi que les documents d’archives, précise que c’est vers 1250, et pas avant, que le dôme de Bamberg fut enrichi de ses sculptures.

Il en est de même, et sans contredit, pour la priorité d’invention du style ogival qui apparut dans notre Ile-de-France, vers 1110, et réalisa, dès 1114, sa première grande œuvre, dans la cathédrale de Laon, reconstruite après l’incendie de 1112. Chartres, dès 1120, Noyon en 1131, Saint-Denis en 1133, Notre-Dame de Paris, dès 1163, proclament cette priorité française à laquelle les Allemands peuvent opposer la première apparition du style ogival à Trêves, mais en 1227 seulement, à Sainte-Elisabeth de Marburg en 1235, à Francfort en 1238, et à Cologne en 1248, sous la direction de maîtres français, comme à Wimpfen, en 1260, où c’est un artiste « de Paris en pays de France » qui est appelé par le doyen de la Collégiale. C’est aussi un Français, Guillaume de Sens, qui l’introduisit en Angleterre, dès 1174, en gagnant le concours pour l’exécution de la cathédrale de Canterbury. Villard de Honnecourt qui travaillait à Saint-Quentin, en 1240, va, en Hongrie, construire la cathédrale de Kaschau, en 1244, et cet architecte de vingt-quatre ans rivalisait là-bas avec Martin Ravège, autre Français, qui achevait la cathédrale de Kolocksa. Partout, ce sont des artistes français et le plus souvent parisiens, qui ont l’honneur d’élever les grandes cathédrales de style français (opus francigenum) qui détrônaient les obscures églises romanes. De la hardiesse, de l’élégance et de la clarté, dans un équilibre contre-balancé par ce trait génial de l’arc-boutant, qui est un décor et un lien de force, voilà ce que nos maîtres d’œuvres apportaient, de France, aux pays du Nord et jusqu’en Syrie, avec une statuaire et des vitraux qu’on ne saurait plus refaire. N’est-ce pas, là, l’expression même des qualités françaises, avec ce sens aigu de l’observation, de la’ mesure et des proportions qui se retrouve dans toutes les œuvres de l’Ecole nationale, malgré l’influence des Italiens au milieu du XVIe siècle ? L’éloquence décisive de ces dates suggérerait l’ouverture d’un plus haut débat, qui n’a jamais été soulevé, et qui ferait saisir cette évidence que, si la Renaissance italienne débute à Pise, en 1260, dans le Baptistère, avec cette semi-copie d’un sarcophage antique du Campo Santo voisin, par Nicolo Pisano qui décorait, alors, sa chaire, il y avait eu dans notre France, et depuis plus de cent cinquante ans, non plus une Renaissance, — cette résurrection, ce surgeon du vieil art grec greffé sur l’art étrusque et formant l’art latin tombé en désuétude, mais une véritable nativité d’un art autochtone revendiquant les droits de l’observation contre les canons d’école, ’et rompant toute attache avec les traditions romanes et byzantines, pour être libre de créer cet opus francigenum, qui allait conquérir le monde.

En 1260, les deux mille statues de Chartres et les 1 350 histoires de ses vitraux étaient achevées depuis vingt années ; Amiens, Laon, Reims, Paris, Bourges, Lyon, Saint-Quentin et Soissons avaient consacré leurs cathédrales et nos Imagiers français, trop longtemps dédaignés depuis, prodiguaient leur génie discret dans des œuvres qui stupéfient l’érudit moderne. La Visitation de Reims et sa Communion du Chevalier, le Beau Dieu d’Amiens, le Couronnement de la Vierge, les portes de la Vierge et de Saint-Etienne de Notre-Dame de Paris, les Apôtres de la Sainte-Chapelle peuvent, sans contredit, soutenir la comparaison et l’emporter sur les Donatello, les Ghiberti et les Michelozzo d’Or san Michele à Florence, qui sont datés de 1414 à 1420, soit deux cents ans plus tard. Mais cela, c’est une autre thèse qui prend date, ici, et sera soutenue sous peu, pour la suprématie de l’Art de France dans les dix siècles de notre histoire nationale.

Revenons donc à cette statuaire de Bamberg, qui ne peut être l’œuvre que du Gaucher de Reims, et donnons-en les preuves. Tout d’abord, les groupes de l’Annonciation et de la Visitation du tour du chœur sont à peu près identiques à ceux de Reims. Le Kaiser Heinrichs II est le frère jumeau du Roi Salomon de notre basilique. Sa femme Kunigunde a tous les traits caractéristiques de notre défunte Reine de Saba, citée plus haut. La comparaison des documents photographiques ne laisse aucun doute à cet égard. Sauf ce léger détail qu’à Bamberg la Kaiserine Kunigunde tient sur son avant-bras la réduction d’une église plus ogivale que romane, pour rappeler ses pieuses fondations, l’allure générale est sensiblement la même, le style des draperies est du même ciseau ; son sourire, peut-être, un peu accentué, est du même dessin que celui des Anges de Saint-Nicaise et de l’Annonciation de Reims.

Le Kaiser Heinrichs II, le globe et le sceptre en mains, est magnifiquement drapé dans la traîne de son manteau rejeté sur l’épaule droite ; l’identité de ces draperies et des deux visages couronnés est telle, qu’il n’est guère besoin d’évoquer, encore, l’exemple de la Sibylle, pour compléter la démonstration comparative, avec telle figure du grand porche de Reims.

Cependant, cette Sibylle est d’une telle magnificence artistique, que ce serait faire tort à l’Art Français de ne pas la revendiquer pour notre Louvre, à défaut des figures, du même style, de la Vierge et de la Sainte-Anne du portail royal de Reims. L’art grec n’a pas de beaucoup, dépassé l’élégance ni la souplesse de ces draperies épousant la forme et retombant en masses légèrement obliques sous la tension du bras gauche, à demi relevé. Mais l’œuvre capitale de cet ensemble et le chef-d’œuvre de maître Gaucher, c’est le fameux « Reiter » qu’on nomme tour à tour Saint-Étienne de Hongrie, ou bien le roi Conrad III, lequel prit part à la seconde croisade et fut le prédécesseur immédiat de Frédéric Barberousse. Voici l’un des plus beaux morceaux de la sculpture médiévale et l’une des réalisations les plus parfaites de la statuaire équestre, aussi loin du Colleone de Verrochio et du Guatemalata de Donatello que des deux Balbi de marbre d’Herculanum.

La simplicité de l’ensemble l’apparenterait plutôt à ces derniers ; mais l’habileté professionnelle et l’artifice qui a permis d’assurer l’équilibre et la stabilité de cette énorme pierre, totalement évidée entre les quatre membres du cheval, indiquent chez son auteur la science mathématique d’un architecte, habitué aux innombrables difficultés de la coupe des pierres dans la construction ogivale. On peut en juger à Paris en examinant le pinacle des trois Rois Mages, au dernier arc-boutant primitif de Notre-Dame, contre le bras Nord du transept, pour se rendre compte des tours de force de ce beau métier.

A Bamberg, le « cavalier » juché sur un grand chapiteau fleuri de larges plantes, assez semblables à l’acanthe, est accoté à un pilier nu. Le cheval, qui marchait à droite et vers la lumière, lorsque son cavalier l’a arrêté en se rejetant en arrière dans un mouvement de pesée sur le mors, est harnaché très simplement et n’est pas relié à lui par des brides de métal ; mais il porte de larges fers débordants, striés d’entailles extérieures qui indiquent qu’il est ferré d’argent, selon la coutume royale de ce temps. Les modelés en sont très simples, par larges plans expressifs qui ne détournent pas l’attention du personnage. Le roi, bien en selle, n’a d’autre attribut que sa couronne ciselée et cette forme de coiffure qu’affectionnait saint Louis ; mais la noblesse de ses traits, l’expression ardente de tout son masque en font un morceau de tout premier ordre dans la statuaire de tous les temps. Il semble écouter une voix céleste qui le ravirait en extase, et le sculpteur a su créer cette impression, dans l’attitude générale du corps. Sa main droite tend la lanière d’un long manteau que la main gauche ramène en avant de la selle. L’élégance de cette draperie, qui strie de lignes courbes les plis tombants de la tunique, la distribution merveilleuse de l’étoffe de celle-ci sont autant de sujets d’admiration prolongée. Il y a beaucoup d’analogie de style entre le masque du Cavalier et celui du Roi imberbe au portail septentrional de Reims. Mais, ici, l’œuvre est plus forte encore, comme si maître Gaucher eût voulu se surpasser lui-même, et résumer tous ses acquêts.

Outre ces figures capitales, le Dom de Bamberg possède un beau Saint-Georges, puis les six figures de la Porte d’Adam, avec une Eve, sœur dévêtue de notre illustre aïeule de Reims. Vierge encore, semble-t-il, tant sa féminité s’accuse peu dans le dessin des hanches et des seins, elle a pour tout attribut une sorte d’éventail de feuilles qu’elle tient du bout des doigts, extrêmement longs.

Cette Porte d’Adam, romano-ogivale dans son ensemble d’architecture, semble être une adjonction postérieure à l’incendie du Dom de la fin du XIIe siècle. Sa décoration sculpturale est sans contredit du même atelier que les figures de l’intérieur, dont les statues de l’Eglise et la Synagogue sont à noter, aussi, pour leurs rapports avec les mêmes sujets sculptés à Reims.

Les stalles du chœur qui sont d’un travail charmant, les figures d’Apôtres, les sculptures de la Chapelle Saint-André, le Sarcophage du pape Clément II, le Tombeau d’Heinrichs II et de sa femme Kunigunde, — œuvre de la Renaissance, datée de 1512, — enfin le fameux tableau de Grunewald, tout cela forme un ensemble qui peut dédommager dans une certaine mesure Notre-Dame de Reims et même Saint-Remi de leurs pertes irréparables.

Reste la question des Vitraux de la basilique et de Saint-Remi et des Tapisseries de la salle du Tau. L’Allemagne est heureusement assez riche en vitraux français du XIIIe siècle ; si elle ne peut présenter les ensembles incomparables de Chartres, de la Sainte-Chapelle, d’Amiens et de Bourges, les villes de Trêves, Cologne et Nuremberg, la Pfarkkirche de Gelnhausen, le Dôme de Soest, le château de Marienburg, et notamment sa Marienkirche et sa Salle des chevaliers, la cathédrale de Naumburg, peuvent largement fournir les éléments d’une reconstitution des vitraux de Reims dans le style même de la basilique, en complétant les motifs qui ne s’adapteraient pas exactement aux ouvertures vidées de leurs verrières, par des fragments pris dans les débris subsistants. Car, les vitraux de cette époque sont composés par petits fragments et leurs Histoires sont enfermées dans des cadres restreints qui, n’épousant pas l’armature de pierre des « Roses » ou des « Fenestrages, » peuvent ainsi s’adapter avec des raccords de même origine, à d’autres ouvertures que celles pour lesquelles elles ont été préparées.

Le problème des Tapisseries de remplacement est bien plus facile à résoudre. On trouverait très rapidement dans les maisons princières, dans les musées et les églises d’Allemagne plus de tapisseries françaises qu’il n’en faudrait, pour combler les vides de la Salle du Tau.

Si les Trésors de nos églises se sont appauvris, il n’est besoin que de consulter le catalogue de l’exposition de la Hongrie en 1900 et les répertoires allemands pour y trouver des compensations suffisantes.

De même qu’en Amérique, quelques cités généreuses ont adopté certaines de nos villes martyres pour les aider à se relever de leurs ruines accumulées, les Allemands pourraient être priés d’adopter, par ordre, ces mêmes villes pour en faire les musées d’œuvres françaises, et qu’ils ne sont pas dignes de conserver, puisqu’ils en ont tant détruites en France, et que l’Amérique ne peut les remplacer.

C’est ainsi que Soissons et Saint-Quentin pourraient être adoptées par Naumburg, qui possède aussi un très rare ensemble sculptural. Le jubé du Dôme est enrichi de douze statues qui n’ont de germanique que les noms inscrits sur les écussons et qui sont ceux des bienfaiteurs de l’église.

Il y a là huit margraves et quatre femmes qui sont d’une autre main que celle de maître Gaucher, mais qui ne rappellent en rien les sculptures allemandes de cette époque.

Adossés à la paroi intérieure de la clôture du chœur, abrités sous des dais à baldaquin séparés par des arcatures, ces douze personnages ont une noblesse d’allure et une puissance d’exécution qui les rendent dignes d’un voyage en France. Le groupe d’Eckart et de sa femme Uta est magnifique ; l’homme appuyé sur son glaive et sur son écu se carre sur son étroit pilier adossé au meneau central de la clôture, à côté de sa femme drapée frileusement dans un long manteau qu’elle relève de la main gauche. Puis, c’est Ditmar tué en duel judiciaire, la comtesse Régelinde et surtout la veuve Gepa tenant un livre ouvert sur lequel elle médite, qui forcent l’attention, malgré la beauté d’un merveilleux Saint Jean, drapé dans son manteau et pleurant au pied de la croix, dans un mouvement pathétique.

Toutes ces figures sont polychromées d’origine et n’ont pas été rafraîchies, dans leurs colorations, depuis quatre cents ans. Ce sont de nobles œuvres françaises.

Magdebourg pourrait payer aussi la rançon d’une autre cathédrale martyre ; mais, là, l’influence française est moins évidente, quoique la suite des Vierges folles et des Vierges sages puisse remplacer quelques statues d’ébrasements détruites.

Cependant Goslar, la ville chérie des Empereurs au XVe et au XVIe siècle, a des richesses qui ne jureraient pas sous le ciel de l’Artois pour compenser les désastres d’Arras. Son Hôtel de Ville, sa Maison des Drapiers et la Chapelle de la cathédrale fourniraient tous les éléments d’une reconstruction des ruines de la Grande Place et de l’Hôtel de Ville d’Arras.

Le nombre des tableaux d’église, d’œuvres d’art des musées et des collections particulières détruits par les Allemands est si considérable, que la liste ne pourra en être établie que fort tard. Mais on sait que Sans-Souci et le Nouveau-Palais de Potsdam sont extrêmement riches en œuvres de Watteau, de Pater, de Lancret et de Pesnes. L’Embarquement pour Cythère de Watteau et sa fameuse Enseigne de Gersaint sont, là, avec tant d’autres précieux tableaux qui peuvent compenser, sinon remplacer la destruction des trésors de France.

La Galerie de peinture, la Galerie Nationale, les cabinets des Estampes et des Antiques de Berlin pourraient contribuer avec les Pinacothèques de Munich, de Cassel et Dresde à cette indemnité rationnelle et de simple équité.


IV

Il serait scandaleux de laisser à Berlin les six panneaux du polyptyque de Saint-Bavon, après les incendies de Louvain et de Termonde, la ruine inutile de cette Halle aux draps, qui faisait d’Ypres un lieu de pèlerinage pour les artistes et pour les historiens, et qui était le plus imposant monument de la puissance civile des bourgeois dans les Flandres.

Le retable de l’Agneau mystique est l’œuvre capitale des deux frères Van Eyck, les peintres de nos ducs de Bourgogne, l’un des plus rares trésors de l’Art et l’orgueil de la ville de Gand. Mais le chef-d’œuvre est défiguré dans son intégralité par l’absence de huit grands panneaux originaux, remplacés par des copies sur les 21 compartiments qui forment cet important ouvrage. — Quoique l’ensemble se ferme comme un triptyque à deux volets peints sur les deux faces, il convient de considérer plutôt ce retable comme un polyptyque, car chaque panneau peint est indépendant.

Commandée par le Duc de Bourgogne, cette œuvre fut payée et donnée à Saint-Bavon de Gand par le bourgeois Josse Vyd et sa femme, qui font figure de donateurs agenouillés, à l’extérieur des volets du retable. Ils sont peints en grandeur réduite et « au naturel, » à côté de leurs saints patrons, les deux saints Jean, le Baptiste et l’Évangéliste, figures en statues de pierre dans un format encore plus petit.

Au-dessus, c’est le Mystère de l’Annonciation peint en grisaille dans quatre compartiments inégaux ; l’Archange et la Vierge sont éloignés l’un de l’autre par l’auguste silence de la nature recueillie, figurée ici par la vacuité des deux panneaux qui les séparent, et représentent une chambre de jeune fille flamande, dont les baies sont ouvertes aux tiédeurs de mai, montrant une Nazareth flamande inondée de lumière.

Plus haut, ce sont les Prophètes et les Sibylles, enturbannées comme des Persanes de Carpaccio, et déroulant des rubans couverts de textes prophétiques.

Le retable ouvert comprend douze compartiments inégaux, répartis avec symétrie, sur deux rangs, selon un plan de hiérarchie sacrée qui fait dominer, au centre, un magnifique Jésus, pontife et roi, assis sur son trône céleste, dans une dalmatique écarlate largement brodée d’or gemmé et bénissant d’un geste hiératique, qu’accentue la lourde tiare à trois couronnes d’or constellées de pierreries.

A sa droite, la Vierge Marie, reine du ciel, plus jeune que son divin Fils, lit dans son missel à enluminures un texte que lui signale Jean le Baptiste, assis à la gauche de Jésus et qui l’enseigne en commentant une Bible d’écriture moderne.

Ces trois figures capitales sont de grandeur naturelle et d’une beauté de style incomparable ; tandis que sur le même plan du retable viennent d’abord, de chaque côté, les Anges chanteurs et les Anges musiciens, qui sont peints dans une autre échelle. Les deux panneaux originaux sont à Berlin ainsi que les Juges Intègres, où sont les portraits des Van Eyck, les Chevaliers du Christ, les Ermites et les Pèlerins qui prenaient place au-dessous, dans l’économie générale de cet énorme polyptyque.

Le Musée de Berlin peut-il conserver ces fragments importants d’une œuvre aussi capitale, alors que les Allemands ont accumulé tant de ruines en Belgique ? Nous ne le pensons pas. Ces Anges musiciens et ces Anges chanteurs constituent une vision tout à fait charmante, et sont les plus précieux épisodes de l’Adoration de l’Agneau. Le premier panneau groupe cinq musiciens qui donnent la mesure et l’harmonie d’un orgue à soufflet, d’un théorbe, d’un cistre et de deux violes, aux huit enfants chanteurs se tenant debout dans leurs dalmatiques de velours tramé d’or, de l’autre côté du retable. Ce sont de très précieuses œuvres d’art. Plus à droite et à gauche, sur le même plan du retable, s’avancent nos premiers parents, fort confus de leur cruelle nudité duvetée. Eve, qui tient encore en main la pomme du péché originel, développe une fécondité apparente, que masque mal la feuille de figuier qu’elle tient gauchement dans sa main. Adam, velu et penaud, s’avoue honnêtement coupable, tandis qu’Eve argumente et parle du serpent tentateur.

Au-dessous des trois grandes figures qui dominent le Christianisme, se déroule le mystère auguste du sacrifice de l’Agneau. L’otage mystique est debout, sur un autel, qu’encensent douze anges agenouillés, vêtus de blanc et foulant la prairie fleurie de toutes les herbes du printemps. Les Vierges martyres, les Apôtres, les Précurseurs, et les Laïques, les Archanges, les Anges et les Saints martyrs se groupent alentour et s’approchent de la fontaine de vie, qui coule au premier plan d’un paysage élyséen des Flandres, hérissé, au lointain, des tours et des clochers de toutes les grandes églises du moyen âge.

Cet ensemble, qui représente dans l’histoire de l’Art le point de départ de la peinture à l’huile réalisée vers 1420, ne doit plus être dispersé. L’Allemagne doit aux Flandres ce dédommagement artistique, auquel il convient d’adjoindre l’Homme à l’œillet, le Christ bénissant et le portrait d’Arnolfini qui sont aussi de Jan Van Eyck, les Matsys, les Dierick Bouts et les Gérard David du Musée de Berlin qui ne sauraient remplacer, cependant, les œuvres d’art détruites en Belgique. Notre grand Roger de la Pastoure est représenté dans le même musée, par un portrait de Charles le Téméraire qui devrait être, de droit, attribué à Péronne, avec ce magnifique retable de l’Adoration des Mages dont la Sibylle de Tibur et l’Arrivée des Mages décorent les deux volets. Notre Mabuse, l’ peintre de Maubeuge, y figure avec un Portrait, qui devrait revenir à sa ville natale, si violemment bombardée en septembre 1914.

On le voit, par ces quelques exemples, les éléments d’une équitable indemnité artistique existent en Allemagne, et chaque petit État peut participer avec les métropoles de Berlin, de Munich, de Francfort et de Vienne à un consortium de réparations des pertes d’art causées par la Schadenfreude. Les bibliothèques germaniques sont assez riches pour rendre à Louvain sa magnifique bibliothèque incendiée, et la compensation des manuscrits détruits peut se faire en consultant les catalogues des trésors livresques d’outre-Rhin, sous la direction d’archivistes paléographes. Tout se paierait, ainsi, par équivalence, si les Alliés veulent bien l’exiger nettement.

Mais il est, dans notre douleur nationale, un point sensible que nous pouvons guérir le premier. Devant l’agonie de Reims, devant cet assassinat d’une grande œuvre, plus illustre dans notre histoire nationale que dans notre mémorial des gloires artistiques, nous devons rendre un solennel hommage à ces grands maîtres qui avaient enrichi la France de leurs chefs-d’œuvre merveilleux. Nous devons les considérer dans cet esprit de piété filiale, de reconnaissance et de simple équité qui nous groupe au chevet d’un aïeul moribond, pour échanger nos souvenirs d’enfance dont il était le centre, redire ce qu’on lui doit de joies, de vitalité saine, d’orgueil familial et de tendre respect, et qui nous fait nous agenouiller devant cette source tarissante où nous avons bu la vie et l’expérience, et dont la disparition toute proche nous diminue, en détruisant le lien qui nous rattachait aux ancêtres.

Il y a, là, comme un remords d’avoir méconnu ce grand Gaucher de Reims, et ce Jehan le Loup, ce Bernard de Soissons et ce Jehan d’Orbais, à qui nous dûmes ces visions magnifiques que leur cathédrale imposait à l’admiration des simples, comme aux savants, aux mathématiciens, aux architectes, aux peintres et aux sculpteurs, telle une idéale réalisation de l’Art français de leur époque, si proche encore de notre compréhension de la nature et pourtant si lointaine, déjà, dans les fastes trop ignorés de notre Histoire nationale.

Quelle est la frise du Panthéon qui fait défiler cette lampadophorie éclatante où le feu du Génie français se transmet de proche en proche depuis l’abbé Gellone tenant ses Sacramentaires illustrées, Tutilon, le peintre de Metz, du IXe siècle, allumant le premier tison du glorieux embrasement, activé par Hervé de Beauvais, Betton de Sens, Hugo d’Apt et Theudon de Chartres au Xe siècle ; amplifié par Odoranne de Sens, le sculpteur de la reine Hortense, par Fulbert qui jette les fondations de Chartres, Walcher de Cambrai, Sigon de Fougères. Valgrin d’Angers, Gaspard de Toulouse, Fulcon, le sculpteur de Reims, au XIe, et que la foule des Maîtres-d’œuvre, en rangs pressés suit au XIIe et au XIIIe siècle ? On y distingue les hautes torches de Guinamand de la Chaise-Dieu, d’Hugues et Gauzon qui créent Cluny, de Bénezet sur son pont d’Avignon, de Gislebert d’Autun, puis Guillaume de Sens, Robert de Luzarches, Jehan de Chelles, Pierre de Montereau, Villard de Honnecourt, Gérard de Riles, Etienne de Bonneuil, Mathieu d’Arras, Henri Arler de Boulogne, Martin Ravège et tant d’autres, portant leurs cathédrales, dont les verrières flamboyantes nous éclairent, mais assombrissent leurs traits.

Voilà ce que l’Art à l’école devrait faire apprendre aux enfants en mettant sous leurs yeux, comme une frise en papier peint placée au-dessus des nouvelles cartes de la France, la longue procession des grands Artistes nationaux, portant leurs œuvres principales, avec, au-dessous d’eux, leurs noms et les dates de leur histoire. Si la Philosophie de l’Art a voulu ignorer jusqu’à l’existence même de l’Art de France, il n’est plus temps de l’oublier, car c’est l’heure des revendications suprêmes.

Lorsqu’on honorera en France, à l’égal d’un Donatello, d’un Michel-Ange et d’un Léonard, d’un Bramante ou d’un Brunelleschi tous nos maîtres-d’œuvre à peu près ignorés de la foule, lorsque leur légende refleurira dans des récits les mettant en action, nous comprendrons mieux, chez nous, tout ce que nous leur devons et ce que l’histoire générale de la France leur doit, pour leur magnifique effort d’expansion de l’esprit français, au début de notre formation nationale.

La grandeur primordiale de l’Art français, sa suprématie indéniable et constante depuis dix siècles, — malgré l’éclipse de cinquante années de la seule peinture, imposée par nos jeunes Rois, retour du Milanais, lesquels donnèrent le pas à des artistes italiens secondaires, sur nos honnêtes artistes nationaux qui les dépassaient, largement, par leurs qualités de sincérité, d’observation et de technique, mais n’étaient pas des courtisans, — tout cela devrait être dit et démontré par les œuvres et par des dates.

La mode, alors, venait d’outre-monts, comme elle soufflait récemment d’outre-Rhin, dans les pestilences de l’avant-guerre, et comme elle faillit s’implanter chez nous, sans cette guerre révélatrice. Puissent les deuils de Reims, d’Arras et de Soissons nous dessiller les yeux et nous ramener, tous, architectes, sculpteurs, peintres, graveurs et décorateurs, vers cette tradition française qui est notre héritage et qui faillit périr sous l’emprise sournoise de l’ennemi avant la guerre, mais qui doit refleurir vivace et pure d’éléments étrangers, avec les lauriers de notre Victoire sur les ruines de notre sol sacré !

La tâche est belle. La reconstitution de nos villes et de nos villages ouvre aux artistes un champ d’action fécond d’où surgira, certainement, un nouveau style. Qu’ils regardent derrière eux, non pas pour recommencer les œuvres d’un autre âge, mais pour écouter les conseils impérieux qui montent de ces expériences, et pour aller plus loin, à la recherche de ce Mieux qui, seul, est un progrès, et qu’on ne peut atteindre qu’en connaissant tout le Bien, créé par le passé et en le respectant comme le legs sacré d’un cher aïeul qu’on pleure.


ANDRE-CHARLES COPPIER.


  1. Comme dans toute œuvre d’un « atelier » il y a des inégalités sensibles dans cet ensemble ; de même qu’à Reims, dans les trois porches, on sait avec évidence l’introduction de plusieurs « Compagnons, » artistes secondaires travaillant pour un seul maître d’œuvre qui donnait des ébauches ou de simples croquis d’ensemble, destinés à assurer l’unité générale : la maladie moderne du graphisme personnel et de l’individualité dominante n’existaient pas.