La République d’Haïti, ses dernières révolutions et sa situation actuelle

La République d’Haïti, ses dernières révolutions et sa situation actuelle

LA


REPUBLIQUE D'HAÏTI.


SES DERNIERES REVOLUTIONS ET SA SITUATION.




I. – ÉTAT MORAL, ELEMENS DIVERS DE LA POPULATION HAÏTIENNE

A la fin du XVIIe siècle, lorsque, fatigués de leur vie de meurtre et de rapine, les héroïques forbans de la mer des Antilles vinrent dresser leurs tentes sur la côte septentrionale de Saint-Domingue, ces hardis pionniers de la civilisation purent reconnaître que le sol où ils débarquaient avait, depuis Colomb, dévoré deux races d’hommes. L’esclave africain ramena plus d’une fois aux regards étonnés de son maître des débris d’origine bien distincte à côté de poteries grossières et d’idoles en glaise durcie laissées par la race indienne, on retrouva des mors, des éperons et divers ustensiles de fabrique européenne. Ainsi donc, en deux siècles, le nord de ce pays avait vu s’éteindre deux races, deux sociétés ; le peuple conquérant avait disparu comme le peuple conquis. Pourtant, un siècle à peine après l’établissement de la colonie française, une nouvelle transformation devait s’accomplir. Les vainqueurs des Espagnols étaient à leur tour emportés par la plus soudaine et la plus terrible des révolutions. Saint-Domingue donnait à l’Europe le spectacle d’une population en travail de civilisation, et cherchant à réunir les débris de l’édifice social qu’elle a renversé. On pouvait croire qu’après cette victoire, la race noire allait garder une position si péniblement conquise. Il n’en fut rien : une race intermédiaire, issue de la race blanche et douée en partie de ses instincts supérieurs, s’empara du pouvoir. La race métisse ne comprit pas malheureusement le rôle qu’elle avait à remplir, et, si elle continua l’œuvre d’organisation commencée par les noirs, ce ne fut guère que dans un intérêt d’égoïsme. Aussi avons-nous vu récemment éclater une révolution nouvelle, et aujourd’hui un noir, placé à la tête de la république, n’exerce l’autorité souveraine qu’au milieu de luttes chaque jour renaissantes.

En présence d’une telle situation, il est naturel de se demander si la terre d’Haïti est vouée à une œuvre de Saturne, et si l’Europe n’a plus qu’à en détourner les yeux, attendant que le triomphe de la barbarie, facilité par tant d’agitations, rende enfin son intervention légitime. Pour nous qui, même en admettant ces fatalités mauvaises, attribuons à la civilisation européenne assez de force pour les dompter, nous pensons qu’on peut puiser dans un pareil spectacle plus d’une leçon utile, et nous ne craindrons pas d’étudier dans tous ses détails, à l’aide de documens empruntés au pays, une situation qu’il importe à la France de bien connaître. La crise que traverse en ce moment même le plus ancien établissement européen du Nouveau-Monde a rendu aux questions que nous voudrions débattre tout leur à-propos.


La société haïtienne est composée d’élémens bien divers, et il serait difficile d’établir avec une précision rigoureuse dans quelle proportion ces élémens se trouvent répartis sur son territoire. Quelle que soit l’époque à laquelle on demande des chiffres, on ne trouve que des données approximatives. En 1789, période qui sert en général de point de départ aux statistiques, on évaluait le nombre des habitans de la partie française à 31,000 blancs, 28,000 hommes de couleur libres, et 450,000 esclaves. On donnait à la partie orientale ou espagnole, dont l’étendue représentait bien trois fois celle de la colonie française, 110,000 libres, blancs ou sang-mêlés, et 15,000 esclaves. Le nombre des blancs de race européenne pure n’y était pas très considérable ; le préjugé de la couleur y exerçant peu d’empire, rien ne s’était opposé à la fusion des castes. Tels sont les renseignemens assez vagues que nous possédons sur l’état des diverses classes de la population avant la révolution de Saint-Domingue.

On comprend quels durent être les effets de cette révolution. L’équilibre des races fut complètement changé sous l’influence de la situation nouvelle qui commençait pour Taïti. Dans la partie française, la race blanche fut, on peut le dire, anéantie. Après avoir, lors de la première tourmente, cherché un refuge dans les îles voisines, elle était en partie rentrée à Saint-Domingue, rappelée par Toussaint-Louverture. Le chef noir avait compris, en homme supérieur, les services qu’elle pouvait rendre à la cause de la civilisation. Malheureusement une crise nouvelle vint fondre sur l’île. Surprise par la seconde révolution, qui éclata après la pacification opérée par le général Leclerc, la race blanche acheva de disparaître sous les fureurs de Dessalines. Le dernier massacre, qui s’accomplit avec la terrible régularité d’une exécution militaire, eut lieu en avril 1804. Quelques mois après, le chef africain, devenu empereur, proclamait une constitution qui déclarait noirs, quelle que fût leur couleur, tous les habitans de l’empire ; cette fiction, la plus hardie que constitution se soit, sans contredit, jamais permise, a trouvé sa place sous une autre forme dans les nombreux actes constitutifs qu’ont enfantés les révolutions suivantes ; elle est devenue la clause qui interdit la possession du sol aux hommes de race européenne. Aujourd’hui il n’existe plus de population blanche proprement dite dans la partie occidentale de Saint-Domingue ; on n’y compte que des individus qui résident dans les villes, où ils se livrent au commerce, et encore ne le font-ils que sous le nom d’emprunt d’un associé haïtien.

La race métisse ou sang-mêlée. constituait autrefois, dans la partie française de Saint-Domingue, une agrégation qui empruntait une grande force à son homogénéité, et dont ne sauraient donner une idée les affranchis de colonies actuelles. Riche, éclairée, réunissant toutes les conditions qui constituent les classes intermédiaires dont l’intervention est reconnue nécessaire dans le mécanisme des sociétés, cette population, qui ne demandait qu’à s’unir aux blancs, aurait empêché ou arrêté la catastrophe révolutionnaire, si elle n’eût été en quelque sorte détournée de son rôle par la position que lui avaient dès long-temps faite les institutions coloniales. Engagée forcément dans la lutte et forcément irrésolue, elle eut, comme il arrive toujours en pareil cas, à subir les atteintes des deux partis qui occupaient la scène : elle fut décimée par Toussaint, et suivit un moment la route de l’exil qu’avaient ouverte les blancs ; on la vit se répandre dans les îles de l’archipel, et jusqu’en France, d’où ses principaux chefs revinrent en 1802 avec l’expédition du général Leclerc. Depuis cette époque, des chances heureuses ont ramené la race métisse dans la presqu’île du sud-ouest, qui fut toujours le siége de sa force, et l’ont même portée un moment au faîte de l’état. Aujourd’hui, elle est beaucoup plus nombreuse qu’en 1789[1], mais, à de très honorables exceptions près, moins morale et moins éclairée. Le concubinage y est à l’état régulier, et semble avoir revêtu par l’usage cette forme semi-contractuelle que lui reconnaissaient les sociétés antiques. Malgré ce désordre organisé, la race métisse est encore la tête, la partie intelligente de la population, l’élément qui, s’il se laisse féconder, peut servir à la reconstitution sociale du pays.

Les statistiques de l’île évaluent aujourd’hui la population noire de la partie française à 700,000 individus. Bien que ce chiffre nous paraisse exagéré, nous ne répugnons pas à croire, Contrairement à une opinion souvent émise, que le nombre des noirs s’est considérablement accru depuis l’indépendance. Avant cette époque, Saint-Domingue perdait chaque année le vingtième de sa Population noire[2]. L’abolition de la traite dans les colonies qui restent à la France nous a révélé le curieux phénomène d’une population esclave se reproduisant elle-même, et ce fait permet d’apprécier quel a dû être l’accroissement de la population noire d’Haïti sous le régime d’une complète indépendance. Il faut tenir compte, néanmoins, du vide soudain qu’ont dû faire parmi les noirs et la suppression des versemens annuels de la traite, et les ravages d’une lutte désespérée.

Le régime nouveau n’eut pas seulement pour effet d’augmenter le chiffre de la population noire ; il modifia aussi profondément ses mœurs. Long-temps maintenus à la glèbe par Toussaint et par Christophe, qui, dans leur empressement à réorganiser le travail, ne firent en réalité que remplacer le fouet par le pistolet et le sabre, les noirs saluèrent dans l’avènement de la domination mulâtre l’ère de la tranquillité et du repos. Ils acceptèrent sans résistance les règlemens de travail qu’on rendit alors, bien convaincus qu’on n’oserait jamais en venir à l’application. En effet, le code rural haïtien, corps de droit intelligent, et qui mérite d’être aujourd’hui consulté, n’est pas resté long-temps en vigueur. Promulgué en 1826, il a été bientôt frappé de cette désuétude hâtive qui, dans ce pays, semble d’ailleurs inhérente au climat, et s’attache, comme une rouille dévorante aux institutions nées de la veille. La loi nouvelle, pour garantir les intérêts du travail et prévenir le morcellement du sol, avait posé des limites que la diminution du prix de la terre permit d’atteindre trop aisément[3] ; il y eut une foule de petits propriétaires qui acquirent, en achetant la quantité de terrain marquée par la loi, le droit de ne rien faire. Dès-lors l’exploitation en commun devint impossible, et Haïti, comme les colonies émancipées de l’Angleterre, offrit au monde ce singulier phénomène de la propriété nuisant à la production. Il faut ajouter que, contrairement à toutes les prévisions raisonnables, l’application du code rural rencontra son plus grand obstacle dans l’acte qui, à la même époque, plaçait la colonie révoltée au rang des nations. La pensée intelligente du code rural était en effet la solidarité du cultivateur et du soldat : la discipline de l’un faisait celle de l’autre. Or, l’acte d’indépendance fut la plus sanglante défaite qu’ait éprouvée l’armée haïtienne. Ce peuple n’eut jamais qu’une énergie d’emprunt, celle que lui inspirait l’invasion française ; dès qu’il se vit, par un acte solennel, délivré de toute inquiétude de ce côté, il rentra dans son indolence ; le soldat, affranchi désormais du joug de la discipline européenne, déposa ses armes et traîna une natte dans sa guérite pour y faire la sieste. Depuis cette époque, l’armée a disparu en ce qu’elle offrait encore d’organisation régulière, et avec l’armée a disparu aussi le travail proprement dit. Aujourd’hui, cependant, la population noire paraît moins satisfaite de la situation qu’elle a conquise en secouant le joug de la glèbe. L’ambition politique est venue l’arracher à son repos, et les évènemens qui depuis deux années se passent dans l’île ne sont que la conséquence du mal nouveau qui la tourmente.

Dans la partie espagnole, les élémens de la population sont mieux équilibrés que dans la partie française. Dès 1801, lorsque, malgré les protestations du commissaire métropolitain Roume, Toussaint se faisait audacieusement l’exécuteur de l’article 9 du traité de Bâle et prenait possession de la province au nom de la France, on vit commencer l’émigration des familles les plus considérables de la race blanche. Beaucoup de ces familles se retirèrent à Cuba et à Porto-Ricto ; où les appelait l’hospitalité d’une nationalité commune. De 1803 à 1809, période remplie par la véritable occupation française, les fugitifs étaient en grande partie rentrés dans l’île pour se ranger sous le gouvernement du général Ferrand, dont l’administration paternelle changeait à vue d’œil la face du pays. Malheureusement la guerre dynastique entre Napoléon et l’Espagne amena par contre-coup des luttes à Saint-Domingue, luttes sanglantes à la suite desquelles les Français durent se retirer. Dès-lors beaucoup de familles blanches reprirent la route de l’émigration. Les grandes conventions de 1814, qui rendirent l’audience[4] à son ancienne métropole, y ramenèrent une partie de la population exilée ; toutefois l’ère des persécutions n’était pas finie pour la race blanche. Le général Boyer, déjà maître, par la mort de Christophe, de toute la partie française, s’empara de la partie espagnole, et les premiers actes de son administration jetèrent le trouble au sein des familles d’origine européenne. Dans un pays ou la propriété n’avait d’autres bases que les concessions presque toujours irrégulières faites sur le domaine public, le président Boyer exigea que dette occupation traditionnelle du sol fût justifiée par des titres. Ce moyen machiavélique débarrassa le gouvernement du Port-au-Prince des familles créoles les plus influentes et les plus redoutables à sa domination. Quant à celles que cet ostracisme déguisé ne put atteindre, elles se retirèrent dans l’intérieur des terres, surtout vers le nord-est, où s’étend le beau pays de Cihao. Cette population blanche de cinquante mille ames environ, conserve encore aujourd’hui la vieille fierté castillane, et n’a jamais supporté qu’avec impatience la domination mulâtre du Port-au-Priuce. Ces hattiers, comme on les appelle, dont le pastoturage[5] est la principale industrie, réunissent autour d’eux pour la garde, ou plutôt pour la chasse de leurs nombreux troupeaux presque à l’état sauvage, des hommes que cette vie de fatigues rend énergiques et forts comme les rancheros de l’Amérique du Sud. C’est une milice toujours prête à s’armer au premier cri du maître. On désigne ces pâtres sous le nom commun de Seybanos, qui est celui de la population du canton de Seybo, où se trouvent le plus grand nombre de hattes (pâturages). Ce sont eux qui, sous les ordres de don Juan Sanchez, hattier devenu général, bloquèrent les Français dans Santo-Domingo, lors de l’insurrection de 1808. Le succès qu’ils obtinrent alors était fait pour les enorgueillir, et on a pu reconnaître plus d’une fois qu’ils ne l’ont point oublié.

Tandis que la population blanche se trouvait ainsi réduite dans la partie espagnole à d’énergiques, mais peu nombreux représentans, les autres classes de la société y conservaient purs de toute atteinte leurs anciens élémens. Les mulâtres de la partie française cherchèrent, il est vrai, à prendre pied sur ce territoire, où les appelaient des concessions nouvelles ; ils pénétrèrent dans l’est, mais avec lenteur et circonspection. Rien n’était fait pour attirer les habitans de l’ancienne colonie française dans les solitudes de la province espagnole : aucun lien, aucune garantie, ni dans l’affinité de la couleur, ni dans la communauté des intérêts. Aussi le mouvement d’immigration fut-il peu considérable. Les sang-mêlés, au nombre de cinquante mille (ce chiffre n’a guère varié depuis 1789), refusèrent de fraterniser avec les mulâtres de la partie française : c’eût été déroger à la qualité de blancs qu’ils croient bien sincèrement leur être acquise. Quant aux noirs, disséminés au nombre de vingt-cinq mille sur une étendue de plus de trois mille lieues carrées, ils ne cessèrent pas de reconnaître la supériorité de leurs anciens maîtres après s’être vus affranchis d’un esclavage qui n’existait pour eux que de nom.

Tel est l’état des deux sociétés qui se partagent l’île d’Haïti. D’un côté, dans la partie française, il y a cette puissance du nombre qui, dirigée par une volonté intelligente, est invincible, mais qui s’épuise aujourd’hui en efforts stériles faute de cette discipline salutaire qu’avait créée en d’autres temps la lutte avec un ennemi de race supérieure. De l’autre, dans la partie espagnole, on trouve une population peu nombreuse, mais énergique, fière et volontairement soumise à la direction de la race blanche. Chacune de ces populations ennemies est travaillée elle-même par des rivalités intérieures ; cependant le fait politique et social qui domine ici tous les autres est la lutte des races métisse et noire, qui réclament tour à tour la souveraineté au nom de l’intelligence ou de la force. C’est l’antagonisme des couleurs qui entretient une hostilité presque permanente entre les deux parties de l’île ; c’est l’antagonisme des couleurs qui, dans la partie française, provoque des révolutions toujours renaissantes. Pour bien comprendre cette lutte, il faut remonter à son origine, à l’époque où commence pour Saint-Domingue l’ère de l’indépendance. Dès-lors nous voyons poindre et se développer, avec des intermittences qui ne sont qu’apparentes, la situation qui se produit aujourd’hui ; dès-lors se personnifient dans Toussaint et dans Rigaud les deux races dont le duel se continue encore sous les yeux de l’Europe, spectatrice trop indifférente des sanglans débats dont nous voudrions donner un rapide tableau.


II. – PREMIERES LUTTES DE LA RACE NOIRE ET DE LA RACE METISSE

A l’époque même où Toussaint-Louverture, avec une astuce profonde dans laquelle on a vu du génie, rompait sourdement les derniers liens qui unissaient la colonie à la métropole, un homme de sang-mêlé, le mulâtre Rigaud, prévoyant le sort réservé à sa race, prenait en face du chef africain l’initiative d’une courageuse résistance. Cet homme, bien supérieur à Toussaint, et dont le nom est aujourd’hui presque oublié, proclama fièrement la guerre de caste, et entraîna à sa suite, dans une lutte terrible contre les noirs, la population métisse de la province du sud. Écrasée et vaincue avec son chef, la race métisse disparut un moment de la scène. La France, trompée par les perfides protestations de Toussaint, avait prêté au parti noir l’appui de sa force morale, et ce n’est pas seulement à l’impuissance, mais à l’aveuglement du directoire, que Toussaint dut son triomphe et sa courte royauté. La métropole ne comprit pas que pour la race métisse la fidélité à la France était une loi de vie ou de mort. C’est en vain que Rigaud adressait de nombreux mémoires au département de la marine, on ne tenait aucun compte des sages avis et des précieux renseignemens donnés par le chef mulâtre, et lorsqu’écrasé par le nombre, Rigaud se préparait à continuer la lutte en guerillero, on lui envoya demander son épée par l’homme qui exerçait la plus grande influence sur son esprit, l’adjudant-général Vincent. L’indomptable mulâtre brisa son épée en pleurant de rage, et s’embarqua pour la France. Ainsi finit la première lutte entre la race noire et la race métisse.

Moins de deux ans après cette prise d’armes qui a mérité de conserver le nom de guerre du sud, la terrible épidémie des contrées intertropicales, décimant en quelques semaines l’armée partout victorieuse du général Leclerc, sembla faire un appel aux élémens d’insurrection plutôt comprimés qu’étouffés par l’énergie désespérée des chefs français. Un homme de sang-mêlé, officier du génie distingué, qui sortait de nos écoles et servait dans nos rangs, fit tout à coup prendre les armes à la troupe coloniale incorporée sous ses ordres à l’armée française ; il donna un nouveau signal de révolte auquel répondirent non-seulement les hommes de sa couleur, mais encore les noirs Christophe et Dessalines. Ce rebelle audacieux était Alexandre Pétion, mulâtre quarteron, né d’un riche colon et d’une femme libre. Pétion, sans être un esprit supérieur, ne manquait ni d’adresse ni de pénétration : il avait entrevu comme Rigaud l’avenir réservé à sa caste. S’il se sépara du parti métropolitain auquel le rattachaient non-seulement son intérêt et celui des siens, mais encore son éducation et l’affinité de sa couleur, c’est qu’il avait deviné l’horrible résolution qu’avait, dit-on, prise le général Leclerc d’exterminer ses redoutables auxiliaires, dont il appréhendait la défection. S’il se soumit sans difficulté à Dessalines, devenu général en chef, puis empereur, après l’évacuation des Français, c’est qu’il jugea que le moment d’agir n’était pas venu pour lui. Ce moment ne se fit pas attendre ; le règne de Dessalines fut court : bientôt l’empereur noir mourut assassiné, et la carrière se trouva ouverte à l’ambition de ses lieutenans. Dès-lors recommença, entre le chef noir Christophe et le mulâtre Pétion, la lutte de races qu’un danger commun avait un moment suspendue. Pétion, soupçonné d’avoir préparé la mort de Dessalines, ne chercha point à se disculper, mais à profiter du crime : il s’improvisa par d’habiles intrigues président d’une république dans le sud et dans l’ouest, au moment où Christophe croyait déjà tenir toute la partie française sous son sceptre africain. Le lutte de Christophe et de Pétion dura avec des chances diverses jusqu’au jour où, sans signer la paix, les chefs, épuisés, laissèrent finir la guerre. Bientôt, dans un espace d’environ dix lieues que la prudence des deux rivaux laissait inoccupé entre leurs états, l’abondante végétation des tropiques traça une infranchissable frontière de lianes et de futaies qui rendit plus tranchée la scission des deux castes. Christophe eut le nord et la partie septentrionale de l’ouest, Pétion resta maître du sud et de la partie méridionale de l’ouest ; chacun gouverna paisiblement au milieu des siens.

Le règne présidentiel de Pétion ne fut guère qu’une longue lutte contre l’élément démocratique que le chef mulâtre avait introduit dans la constitution de sa république et qu’il s’efforça vainement de réprimer. Obligé d’en venir aux coups d’état et de se défaire de ceux qui lui avaient aplani l’accès du pouvoir, tandis que s’échappaient de ses mains et s’isolaient les élémens si divers que son étreinte avait un moment maintenus en faisceau, Pétion se sentit pris de marasme et de dégoût, et se laissa mourir de faim comme un sophiste grec. Celui qu’il désigna pour lui succéder était un homme de sa couleur, son confident et son ami, le général Jean-Pierre Boyer. C’est en avril 1818 que Boyer prit possession de la présidence. Moins de deux années après son avènement, une insurrection militaire mit fin à la vie de Christophe, et la population du nord, heureuse d’échapper à la verge de fer du roi noir, passa sans difficulté sous la domination forcément débonnaire du chef mulâtre, qui réunit ainsi toute la partie française sous son sceptre présidentiel. Bientôt la partie espagnole elle-même, à la suite d’une révolution avortée, reconnaissait l’autorité de Boyer, et du Cap Français à Santo-Domingo la belle Hispaniola de Colomb ne forma plus qu’une seule république. La race africaine avait enfin sa première société organisée. Il semblait qu’une période nouvelle allait s’ouvrir dans l’histoire d’Haïti

Boyer arrivait au pouvoir sous les plus brillans auspices. Deux évènemens heureux ou habilement préparés avaient créé pour lui l’unité territoriale et son autorité constitutionnelle, consolidée par les stipulations de 1825 se trouvait établie sans conteste sur la plus belle terre du Nouveau-Monde. Il était en même temps dans la force et la maturité de l’âge ; l’intimité de Pétion, le mêlant aux affaires, lui avait à la fois révélé la théorie et la pratique du gouvernement de son pays. Le pouvoir n’avait jamais été exercé dans de meilleures conditions ; comment se fait-il que jamais il ne se montra plus inerte ? L’administration du général Boyer fut un long sommeil qu’interrompirent à peine de rares évènemens intérieurs et les négociations entamées avec la France. Cet homme plein de sève, qui semblait devoir tout entreprendre, n’eut pas plutôt assis et affermi son autorité par des violences parfois sanglantes, qu’il sembla ne chercher qu’à se faire oublier, gouvernant au jour le jour, ne montrant de vigueur que pour frapper militairement ceux dont la parole un peu haute eût pu troubler sa léthargie, demandant des ressources aux combinaisons financières les plus bizarres, et laissant à son pays, après vingt-cinq ans de paix, une situation économique tout exceptionnelle. L’âge et l’action énervante du climat firent de cette atonie calculée une sorte de maladie qui malheureusement fut contagieuse, et du chef gagna les agens les plus secondaires de son gouvernement. On comprend quel dut être l’effet de ce relâchement général dans un pays qui, depuis la domination de la race blanche, n’avait secoué un instant son indolence que sous la terrible étreinte de Toussaint et de Christophe. Au moment où, dans les dernières années de l’administration du général Boyer, les publicistes de l’Europe dissertaient gravement sur l’avenir de la société haïtienne, le travail de décomposition qui se poursuivait lentement au sein de cette société avait atteint son dernier terme. Le calme dont l’île paraissait jouir cachait une sourde dissolution. On eut comme la première révélation de cet état critique lors du tremblement de terre qui renversa la florissante ville du Cap, et marqua lugubrement la fin de la présidence du général Boyer. Au milieu de ce grand désastre, en cet instant de solennelle terreur si bien fait pour développer l’instinct de la fraternité, on vit les habitans des campagnes voisines se ruer sur le cadavre de la cité détruite, et, le coutelas au poing, s’en disputer les lambeaux. Le sac de ces ruines dura quinze jours ; le trésor public fut pillé le dixième. Il est triste d’ajouter que la révolution de 1843 vint seule terminer le procès intenté aux principaux fonctionnaires du Cap soupçonnés d’avoir pris part à ces hideuses saturnales.

Tant que Boyer put ; gouverner avec le concours des hommes de sa génération, il disposa de cette force que donne toujours au pouvoir la solidarité établie entre le chef et les fonctionnaires ; mais, à mesure que les années ramenaient dans le pays une jeunesse ardente qui sortait de nos écoles toute pleine de nos idées et aussi de son mérite, la tâche de Boyer devint plus difficile. La solidarité de la couleur s’effaça devant la lutte des amours-propres. Une opposition se forma, l’opposition des jeunes contre les vieux, des positions à faire contre les positions acquises. Il se créa des journaux, on échangea des pamphlets, la tribune s’anima ; enfin tout prit ce caractère de vivacité et de lutte qui peut bien être l’état normal des gouvernemens libres, mais que tous au moins ne traversent pas sans péril et sans crise. Ce mouvement des esprits était toujours allé grandissant, et, de 1835 à 1839, il avait envahi la chambre des représentans au point que le président tenta successivement deux coups d’état pour éliminer ceux des membres en qui se personnifiaient plus particulièrement les idées nouvelles. A la tête de ceux-ci, on remarquait déjà un publiciste distingué, que les évènemens devaient bientôt ramener sur la scène politique, Hérard-Dumesle. Cette violente épuration du parlement haïtien ne se fit pas sans provoquer de bizarres conflits et des luttes orageuses. Enfin Boyer resta maître du champ de bataille, il avait interdit à l’opposition l’arène légale, et croyait avoir remporté une victoire ; il avait, au contraire, commis une faute dont il comprit trop tard toute la gravité. Aux attaques bruyantes, mais peu dangereuses de l’opposition légale, succédèrent les menées révolutionnaires, et, voyant la tribune se fermer devant eux, les députés que l’ostracisme présidentiel avait frappés entrèrent dans la voie silencieuse des conspirations.

L’opposition débuta sur ce nouveau terrain par un manifeste qui devint l’évangile politique de la révolution de 1843. Cette pièce fameuse prit le nom de Manifeste-Praslin, du lieu où elle fut rédigée. Après avoir fait un tableau qui n’était que trop fidèle de la situation, le manifeste décrétait la dépossession de Boyer, la formation d’un gouvernement provisoire, la réunion d’une assemblée constituante, et enfin la remise momentanée de tous les pouvoirs entre les mains « d’un citoyen patriote, dont le dévouement serait connu, » et qui deviendrait le chef de l’entreprise projetée. Ce document est daté du 1er septembre 1842. Le citoyen patriote auquel son dévouement connu valut la direction de l’entreprise fut Charles Hérard-Rivière, âgé d’environ cinquante ans, et chef de bataillon d’artillerie. De race métisse comme Boyer, Charles Hérard était hardi et entreprenant, mais plutôt brutal qu’énergique ; il n’avait, disait-on, aucune ambition personnelle, il était l’instrument de son parent Hérard-Dumesle, esprit fin et délié, véritable chef de la conspiration. La première réunion armée des conjurés eut lieu sur l’habitation Praslin, appartenant à Hérard, et située près de la ville des Cayes, dans cette partie du sud toujours prête à s’enflammer. Ce noyau de la révolte, composé d’environ deux cents hommes et manœuvrant avec audace, entraîna dans ses rangs par la ruse et la violence les troupes présidentielles. On croira difficilement qu’un mois se passa dans ces premiers tâtonnemens de l’insurrection sans qu’on eût tenté contre elle aucun effort. Par cette inexplicable insouciance, le gouvernement de Boyer donnait la mesure de sa capacité. Les deux partis se rencontrèrent pour la première fois, le 21 février 1843, près du bourg de Pestel, et pour la dernière fois, le 12 mars, dans les plaines de Léogane, c’est-à-dire non loin du Port-au-Prince. La victoire resta au parti révolutionnaire, déjà maître de la ville des Cayes, et le chef d’exécution prononça la déchéance du président. Celui-ci, qui depuis quarante-cinq jours n’avait su que lancer des proclamations, n’attendit pas son vainqueur, et s’embarqua en toute hâte sur la corvette anglaise le Sylla, laissant un dernier manifeste dans lequel il déclarait abdiquer le pouvoir, et faisait assez noblement ses adieux au pays,


III. – LE PRESIDENT HERARD ET LA CRISE DE 1844.

Avec la chute de Boyer, une ère nouvelle d’agitations et de discordes allait commencer pour l’île. Le 4 avril, le général Hérard (on ne lui donnait plus que ce titre) déposa les pouvoirs qu’il avait reçus, après avoir nommé un gouvernement provisoire dont il fit lui-même partie, ainsi que le général noir Guerrier, qui fut depuis son successeur. Ensuite, laissant à ses collègues le soin de faire voter la quatrième constitution de la république, il partit à la tête des troupes disponibles pour aller proclamer l’autorité du gouvernement provisoire dans le nord et dans l’ancienne province espagnole. De graves symptômes prouvèrent au général Hérard que la victoire remportée par son parti était le prélude plutôt que le dénouement d’une révolution. Les évènemens qui venaient de s’accomplir avaient produit une vive impression sur les habitans de la partie espagnole ; les esprits étaient fort agités ; on se ralliait déjà autour d’une pensée commune, celle de profiter des circonstances pour secouer le joug détesté de l’ouest et reconquérir l’ancienne nationalité. Hérard procéda révolutionnairement : il fit enlever et traîner dans les prisons du Port-au-Prince les habitans les plus influens de Santo-Domingo. Après avoir changé les principaux fonctionnaires et placé les forces militaires sous les ordres de son frère, le colonel Léo Hérard, il crut avoir assuré l’unité de la république et regagna le Port-au-Prince.

La partie française n’était pas moins agitée que la partie espagnole, et le général Hérard y arriva au milieu d’une fermentation générale. Le travail des nouvelles élections était long et difficile ; la présence des deux castes dans les comités électoraux entraînait des conflits et des agitations qui s’élevèrent parfois aux proportions de la guerre civile. La race noire reprenait une attitude menaçante ; elle avait ses champions armés, ses complots militaires. Diverses prises d’armes révélaient ses projets hostiles, entre autres celles du noir Salomon et du noir Dalzon, qui fut tué en essayant de provoquer un mouvement militaire à Port-au-Prince. En présence de cette population irritée, le parti des sang-mêlés, qui avait fait la révolution, s’en partageait complaisamment les bénéfices. Le chef de bataillon Hérard-Rivière s’était proclamé du jour au lendemain général de division : son cousin Hérard-Dumesle se souvint tout à coup qu’il avait autrefois servi, et se décréta aussi la feuille de chêne. Des avocats, des députés, séduits par cet exemple, firent payer par des distinctions militaires la haine dont les avait honorés Boyer. A la veille d’une session qui allait régler le sort du pays, la vanité africaine ne songeait qu’à se pavaner sous un flot d’épaulettes et de plumes de coq.

Dès les premiers débats du parlement, qui s’était érigé en assemblée constituante, un conflit s’éleva entre l’autorité militaire et les députés. Comme ces cortès portugaises qui, dissoutes après trois mois de session, en étaient encore au premier paragraphe de leur adresse, les élus de la république africaine firent un tel abus de la parole, se perdirent tellement dans les définitions abstraites et les considérations générales, qu’Hérard-Rivière dut leur faire sommation d’en finir. L’assemblée fit à cette mise en demeure assez peu parlementaire une réponse très brève et qui ne manquait pas de dignité. Cette réponse portée au chef militaire fut, comme on le pense, assez mal accueillie : Hérard-Rivière la lut en présence de ses soldats ; les sabres furent tirés ; au milieu de cris fort peu constitutionnels, quelques audacieux voulurent devancer l’œuvre de l’assemblée et proclamer leur général président. Cette manifestation n’eut pas de suites immédiates ; mais elle fut comme le prélude de la lutte qui éclata bientôt entre les deux Hérard et la logomachie parlementaire, lutte dans laquelle nous les verrons succomber.

L’impatience du pouvoir militaire, bien que maladroitement exprimée, n’avait pas laissé de produire quelque sensation. Aussi le parlement se pressa-t-il un peu ; on sacrifia quelques discours sur l’autel de la patrie, et l’on arriva à formuler la constitution de 1844. Cette constitution, aussi diffuse dans sa forme qu’inexécutable dans ses prescriptions, est parfaitement oubliée aujourd’hui ; si je ne me trompe, on n’en a jamais exécuté qu’un seul article, celui qui appelait Hérard-Rivière à la présidence pour quatre années.

La cérémonie de l’installation eut lieu avec une grande pompe. Rien ne manqua à la solennité, pas même le jeune palmier, emblème de la république, dont la flèche aiguë, surmontée du bonnet de la liberté, décorait pittoresquement la salle. M. le contre-amiral comte de Moges, commandant notre station des Antilles, et qui au premier bruit des évènemens dont notre ancienne colonie était le théâtre s’était porté devant Port-au-Prince sur la frégate la Néréïde ; M. le consul-général Adolphe Barrot, envoyé par le gouvernement français pour traiter de la question de l’indemnité, et récemment arrivé sur la corvette l’Aube ; le consul résidant de France, et les consuls des États-Unis et d’Angleterre, assistèrent officiellement à la cérémonie. Ils furent témoins d’un curieux spectacle. Dans un discours qui ne manquait, certes, pas de sens, et où l’on reconnaissait sans peine la plume exercée d’Hérard-Dumesle, le nouveau président protesta contre la constitution qu’il venait de jurer, et le parti militaire accueillit bruyamment les réticences calculées de son chef. On put dès-lors prévoir que la révolution haïtienne entrerait avant peu dans une nouvelle phase. La lutte allait commencer entre le pouvoir exécutif appuyé du parti militaire, et la constituante, redevenue chambre des représentans, appuyée par les journalistes et par tous les coureurs du pays.

Ces prévisions ne furent que trop tôt justifiées. Moins de deux mois après son entrée au pouvoir, Hérard se sentait débordé par les difficultés qui se multipliaient autour de lui. Les esprits s’étaient enflammés au point de rendre toute conciliation impossible. On se battait dans le quartier de l’Artibonite. Le président se voyait réduit à rompre avec la constituante. Il lançait une proclamation où, après s’être plaint amèrement de « cette ardeur inquiète, persécutrice, qui, sortie de la constituante, se répand, se propage, semble à chaque instant préluder aux bouleversemens et rend tout gouvernement impossible, » il faisait un appel au peuple, dont il se disait le serviteur. Tel était, moins de deux mois après son avènement, le langage du chef d’un gouvernement nouveau.

On ne peut dire à travers quelles scènes étranges la lutte du président et du parti démocratique se serait continuée, si un incident particulier n’en fût venu hâter le dénouement. Les mesures qu’avait prises Hérard pour comprimer le parti scissionnaire dans la province espagnole n’avaient eu qu’une efficacité apparente. Si les habitans de cette province avaient paru s’associer au mouvement révolutionnaire, s’ils avaient formé leurs comités électoraux, envoyé leurs députés à la constituante, ils n’en étaient pas moins résolus à profiter des premières circonstances pour secouer un joug détesté. Non-seulement on se préparait à l’insurrection dans les différens districts de cette partie de l’île, mais les députés de l’est, qui affectaient de discuter sérieusement la constitution unitaire de la république, profitaient de leur présence à Port-au-Prince pour faire de secrètes ouvertures aux représentans de la France, allant même, dit-on, jusqu’à offrir la cession du territoire pour prix du concours qu’ils réclamaient. Les agens français durent se refuser positivement à prendre la responsabilité de la grave initiative qui leur était demandée. Toutefois, involontairement sans doute, ils contribuèrent à précipiter la crise qui renversa Hérard. M. Juchereau de Saint-Denis, consul désigné pour le Cap, se trouvant sans résidence par suite de l’entière destruction de cette malheureuse ville, Hérard consentit, sur la demande qui lui en fut faite, à l’accréditer provisoirement à Santo-Domingo, où la France n’avait jamais eu de consul. Ce fait fut considéré par la population comme la manifestation éclatante du concours sollicité. Vainement notre agent s’efforça-t-il de dissiper l’erreur et de rappeler qu’il avait reçu son exequatur du gouvernement du Port-au-Prince : rien ne put détromper des gens qui ne voulaient pas être détrompés. Le 27 février 1844, la révolution éclata à Santo-Domingo La population de cette ville, retrouvant tout à coup cet élan d’agression dont elle fit souvent preuve durant l’occupation française, se leva en armes, et bloqua la garnison dans les forts. La lutte allait devenir sanglante. M. Juchereau de Saint-Denis se porta aussitôt comme médiateur entre les deux partis ; il obtint du colonel Léo Hérard qu’il évacuerait la place, et de la population qu’elle laisserait effectuer cette retraite. Ce premier acte d’intervention de notre agent dans les affaires politiques du pays inaugurait dignement la conduite ferme, intelligente, nationale, dont il ne s’est pas écarté depuis, et que notre gouvernement a su apprécier, puisqu’il a maintenu M. Juchereau de Saint-Denis à son poste malgré les cris des politiques de Port-au-Prince et les proclamations insensées du président Hérard[6].

Porto-Plate répondit au cri d’indépendance poussé par Santo-Domingo. Bientôt on put se convaincre qu’il ne s’agissait pas d’une révolte partielle, d’un entraînement irréfléchi, mais d’une révolution froidement méditée, sachant son but, comptant sur ses moyens, ayant son chef. Ce chef, dont il est temps de parler, était un colon blanc, l’un des plus riches halliers du canton de Seybo, et qui a gagné assez honorablement ses épaulettes improvisées pour que nous le nommions, avec ses compatriotes, le général Pedro Santana. Cœur élevé, esprit intelligent, Santana voyait avec peine la domination mulâtre du Port-au-Prince peser sur l’ancienne province espagnole. Depuis long-temps, il se préparait en silence à secouer ce joug détesté de l’ouest. Lorsqu’il jugea le moment arrivé, il se mit à la tête de ses Seybanos, qui formèrent le noyau de l’insurrection. Bientôt la croix blanche remplaça les couleurs haïtiennes, et de Neybe à Samana retentit le cri d’indépendance Viva la virgen Maria, y republica Dominica[7]. Les nouveaux indépendans lancèrent un manifeste rédigé en langue espagnole, et qui est comme le touchant appel adressé aux nations civilisées de l’Europe par la plus ancienne population civilisée du Nouveau-Monde.

Il n’y avait pas à s’y tromper, la partie espagnole se soulevait non pas seulement contre Hérard, mais contre la partie française. Ce caractère si nettement dessiné de la révolution dominicaine produisit dans l’ouest la sensation la plus profonde. Si on ne voyait pas sans tristesse s’évanouir ce rêve de l’unité territoriale qui flattait les vanités républicaines du Port-au-Prince, on éprouvait aussi des préoccupations d’une nature particulière, dont l’exagération se faisait jour de toutes parts, et surtout dans la presse locale[8]. Les mesures même que prit le gouvernement semblèrent donner crédit aux déclamations des publicistes du Port-au-Prince, qui ne cessaient de montrer la France toujours prête à dévorer son ancienne colonie. Un décret mobilisa la garde nationale, un autre autorisa le président à se mettre à la tête de l’armée, en laissant le pouvoir exécutif aux mains du conseil des secrétaires d’état. Les ports de l’est furent mis en état de blocus ; une commission militaire fut instituée pour juger comme déserteur devant l’ennemi tout individu susceptible de faire partie de l’armée qui, une heure après son départ, ne l’aurait pas rejointe.

Ce fut le 10 mars que l’armée, forte d’environ vingt mille hommes, composée de l’ancienne garde de Boyer et des soldats improvisés par les derniers ordres du jour, se mit en marche, ayant le président à sa tête. Cette troupe, divisée en deux corps, pénétra sur le territoire insurgé par des routes différentes. Le premier marcha sur Neybe ; le second, qu’Hérard commandait en personne, devait aller prendre position à San-Juan. De ces deux points, fort avancés dans les terres, on devait marcher simultanément sur Azua, ville de la côte du sud, peu distante de Santo-Domingo. C’est de ce quartier-général que l’armée expéditionnaire, forte de « trente mille hommes, d’un parc d’artillerie considérable, composé d’obusiers et de pièces de gros calibre, devait aller faire flotter l’étendard de l’indépendance sur la cathédrale de la plus ancienne cité du Nouveau-Monde[9]. » Mais les Dominicains ne l’entendaient pas ainsi. Conduits par un Français nommé Pimentel, vieux soldat de notre ancienne armée, oublié dans l’île et devenu Espagnol, ils battirent et arrêtèrent la première colonne à Neybe. Hérard, qui croyait la trouver rendue à Azua, vint en quelque sorte se heurter contre cette ville. « Dominicains indépendans et libres, » répondit-on au qui vive de son avant-garde, et l’attaque, qu’il ordonna aussitôt, fut soutenue et repoussée avec vigueur. Cependant, le lendemain, les insurgés abandonnèrent la place, et allèrent, suivant leur coutume, se reformer plus loin.

Pendant que le président s’établissait à Azua, où vint bientôt le rejoindre sa première colonne, la fermentation régnait au Port-au-Prince. Hérard-Dumesle, resté dans cette ville comme membre du conseil des secrétaires d’état, devait à la fois faire face aux orages parlementaires et informer son parent de la situation politique, au moyen d’un service d’estafettes établi à grands frais dans ce pays, où les nouvelles n’arrivent souvent d’un point à l’autre que par la voie des États-Unis. Bientôt les dépêches de Dumesle ne laissèrent au président aucun espoir de conciliation. Il comprit qu’avant d’aborder l’ennemi de l’est, il fallait en finir avec le parti constituant de l’ouest. Pour faire face à ce nouveau péril, c’est encore à une mesure des plus excentriques que le président s’arrêta. Du haut de la frontière de Lescaobas, d’où il pouvait en quelque sorte parler à tous les points de l’île, Hérard fulmina une proclamation qui, s’adressant à la fois aux ennemis qu’il allait combattre et aux adversaires qu’il laissait derrière lui, résumait tous ses griefs contre le parti parlementaire. Le président finissait par rappeler les réticences dont il avait accompagné son serment du 4 janvier, et invoquait la grande loi du salut du peuple. Dumesle se chargea de tirer de ce manifeste la conclusion qui n’y était pas écrite. Ordre fut donné à tous les anciens constituans et à tous les membres des comités municipaux d’aller rejoindre l’armée. Le premier devoir des représentans du peuple étant de défendre l’unité et l’indivisibilité de la république, on jeta en prison ceux qui résistèrent.

Après de pareilles extrémités, il fallait vaincre, et nous avons vu avec quelle vigueur les braves Seybanos avaient reçu les deux colonnes expéditionnaires. Cette attitude menaçante d’un ennemi qui s’organisait chaque jour et semblait plus redoutable à mesure qu’on s’enfonçait davantage dans les vastes solitudes de son territoire, le doute et l’effervescence que jetaient dans les esprits les nouvelles du Port-au-Prince, tout concourait à répandre l’insubordination et le trouble parmi ces bandes indisciplinées que ne put bientôt plus retenir l’énergie draconienne des ordres du jour. Les troupes noires, après s’être éparpillées un peu partout, commencèrent à abandonner en masse le quartier-général d’Azua. Ce fut là et au milieu de cette multitude à moitié débandée qu’Hérard reçut M. le contre-amiral de Moges. Comprenant la situation comme l’avait comprise notre consul à Santo-Domingo et désespérant d’exercer une autre initiative, l’amiral français voulait au moins assurer à notre gouvernement le rôle de médiateur. Hérard le promena au milieu de ses soldats, dont il chercha en vain, par une disposition savante, à dissimuler le petit nombre. Le regard exercé du marin ne se laissa point tromper par cette mise en scène militaire. L’amiral dit nettement au président sa pensée sur ce qu’il appelait son armée et sur le résultat probable de son expédition, s’il persistait à vouloir se porter en avant. Le malheureux Hérard ne pouvait méconnaître la justesse de ces observations ; mais que faire ? « Il avait promis » aux habitans de Port-au-Prince de dompter la révolte de l’est : il fallait vaincre ou tomber de sa présidence. D’ailleurs, n’attendait-il pas le général noir Pierrot, auquel il avait donné ordre de venir le joindre avec dix mille hommes qu’il commandait dans le nord ? Hérard ignorait encore que, battu et culbuté par les Dominicains du nord, Pierrot était retourné au Cap résolu à n’en plus sortir. Il ignorait que le noir, résistant aux ordres menaçans de son chef, avait mieux aimé faire une révolution que d’obéir. Dans un manifeste daté du Cap (26 avril), Pierrot avait déclaré la partie du nord indépendante ; de tous les points de l’île furent lancées aussitôt des proclamations révolutionnaires.

Malgré la confusion et l’incohérence qui règnent dans ces proclamations, il importe de bien apprécier le caractère du mouvement qu’elles annonçaient. D’un côté, le nord et l’ouest abandonnaient leurs prétentions unitaires pour proclamer les principes fédéralistes et la déchéance d’Hérard ; de l’autre, le sud remettait en avant la question de race, négligée un moment pour la question territoriale. Un noir de la police rurale, Acaau, se faisait « le chef des réclamations de ses concitoyens, » comme il le dit dans une de ses innombrables proclamations ; il demandait arrogamment compte au gouvernement mulâtre de ce qu’il avait fait pour les noirs, et, ralliant autour de lui les hommes de sa couleur, il devenait un moment maître absolu du sud.

Tel était le double mouvement qui se déclarait dans le nord et le sud, et dont la déchéance d’Hérard ne pouvait être que le dénouement provisoire, il ne s’agissait plus en effet d’une réaction démocratique contre la dictature militaire du président. Le parti noir semblait vouloir se compter ; la situation de la race mulâtre, et surtout de cette population intermédiaire qui s’agitait à Port-au-Prince, était devenue critique. Cette population comprit qu’il fallait céder et accepter un président de race noire. Guerrier, vieux soldat de Christophe, dont le nom avait figuré parmi ceux des membres du gouvernement provisoire, semblait fait tout exprès pour donner satisfaction à tous les partis. Les noirs voyaient en lui un représentant de leur couleur, tandis que son grand âge, son inexpérience des affaires et un goût immodéré pour les liqueurs fortes faisaient du vieux chef noir un instrument commode entre les mains des politiques de la race métisse. Guerrier fut sans plus de façon proclamé président. Voici comment un journal du Port-au-Prince rend compte de cette élection. « On convint de le proclamer à la parade. Des cris partis de la garde nationale devaient être répétés par la troupe de ligne ; mais ce mode d’élection eût pu provoquer des rixes. C’est ce qu’il fallait éviter à tout prix. Dans la matinée du 3 mai, une députation des citoyens de la ville apporta au général Guerrier l’expression de leurs vœux. Successivement divers autres citoyens se réunirent à la députation. Ils trouvèrent au palais plusieurs officiers qui étaient venus du nord témoigner au général Guerrier de l’unanimité des vieux populaires. Ces officiers se joignirent à la députation. À neuf heures, le modeste Guerrier vainquit ses scrupules, et accepta. À midi, la garde nationale et l’armée se réunirent et proclamèrent le nouveau président. »

Sans perdre de temps, Guerrier notifia sa prise de possession à celui qu’il remplaçait si inopinément, en lui enjoignant de demeurer à Azua jusqu’à réception de nouveaux ordres. Hérard ne put qu’obéir. Il était déjà dépossédé de fait par la dispersion de son armée, que les attaques incessantes des Dominicains aussi bien que les évènemens du Port-au-Prince avaient achevé de démoraliser. Il dut encore se résigner lorsque de nouveaux ordres lui firent perdre jusqu’à son grade militaire, que le manifeste de l’ouest promettait de lui conserver, et lui enjoignirent de quitter le territoire de la république. Il s’embarqua bientôt pour la Jamaïque, et Kingstown réunit aujourd’hui les deux rivaux de la révolution de Praslin, comme naguère le fort du Joux réunit en France Toussaint et Rigaud, le vainqueur et le vaincu de la guerre du sud.

Depuis l’avènement de Guerrier, l’ancienne partie française est à peu près réunie en une seule république. Le nord a fait sa soumission ; dans le sud, Acaau, après s’être constitué une véritable indépendance, a fini par succomber sous une rivalité que le gouvernement du Port-au-Prince lui a habilement suscitée ; mais ce qui prouve combien le parti de ce chef est encore redoutable, c’est qu’on n’a osé lui infliger, après un solennel jugement, que la peine dérisoire de trois années de prison. Le territoire soumis au sceptre présidentiel s’étend de la baie de Mancinelle à l’Anse-à-Pitre, les deux points extrêmes des limites posées à la domination française par le célèbre traité de 1777. Guerrier n’a fait que passer à la présidence ; son successeur, le président actuel, appartient comme lui à la race noire. Le général Pierrot s’est élevé au pouvoir moitié de force, moitié par les voies légales, car il se proclamait militairement au Cap, tandis que le Port-au-Prince procédait régulièrement à son élection. Le parti mulâtre a donc en ce moment le dessous ; mais les circonstances peuvent d’un jour à l’autre le ramener aux affaires. La société haïtienne est dans un état de crise qui favorise toutes les ambitions, et le drame politique dont nous avons ici retracé quelques scènes est bien loin, nous le craignons, d’avoir traversé toutes ses péripéties.

Quant à l’ancienne partie espagnole de Saint-Domingue, sa révolution est aujourd’hui un fait accompli ; la république dominicaine est constituée. En vain les intrigues et même les hostilités de l’ouest ont voulu troubler ce travail toujours difficile d’une organisation nouvelle : Santana a su faire face à la fois aux menées du Port-au-Prince et aux ambitions de l’intérieur. La nouvelle constitution ouvre le territoire de la république aux hommes de la race blanche, auxquels elle reconnaît le droit de propriété territoriale et le droit de naturalisation. Déjà ce principe fécond porte ses fruits. Les capitaux commencent à affluer vers ce magnifique pays ; le commerce s’y développe à ce point que, malgré le marasme et la stagnation inséparables d’une révolution, le seul port de Santo-Domingo a reçu en moins d’une année 97 bâtimens, jaugeant 8,620 tonneaux[10]. Nul doute que ce pays ne soit appelé à un grand avenir s’il est reconnu par les autres puissances, et seulement aidé de leur médiation, car il faut bien qu’on sache que l’ouest n’a pas renoncé à son rêve de l’unité territoriale. Dès qu’un moment de calme se produit dans sa situation intérieure, l’ancienne province française dirige ses bandes sur la frontière, et les hostilités recommencent. Bien qu’il soit facile de savoir à quoi s’en tenir sur les bulletins du général Pierrot, et qu’on puisse se rassurer en voyant la distance qui sépare Lescaobas, lieu de sa dernière victoire, de Santo-Domingo, on ne doit pas moins se préoccuper de cet état d’hostilité permanente et tracassière, ne fût-ce qu’au point de vue du déplorable résultat qu’elle produit, celui d’arrêter le développement régulier et fécond de l’une des plus belles terres du globe.


IV. – DE LA SITUATION ACTUELLE ET DE SES CAUSES.

Si l’on a suivi avec attention et dans toutes ses phases la situation que nous avons essayé de décrire, on aura été frappé d’un fait qui domine et qui explique peut-être tant d’agitations infécondes : c’est la lutte obstinée et malheureuse des hommes de race mulâtre contre des difficultés toujours renaissantes. On sait comment mourut Pétion, comment tombèrent Boyer et Rivière-Hérard. On a vu le premier de ces chefs se consumer et s’éteindre en stériles efforts pour donner au pouvoir l’unité qui fait la force. On a vu son successeur, après avoir sapé à son profit, avec une infatigable persévérance, toutes les institutions démocratiques de son pays, ne s’élever à l’autocratie que pour se condamner aussitôt à une inexplicable immobilité. On a vu enfin deux hommes nouveaux prendre sa place, forts de l’union que resserrait entre eux une étroite parenté : l’un, suppléant par son dévouement et par une certaine honnêteté de cœur à ce qui lui manquait du côté de l’intelligence ; l’autre, que ses concitoyens citaient avec orgueil, esprit sérieux et cultivé, qui avait étudié le mécanisme des sociétés européennes et médité l’histoire de sa patrie, entrant dans la carrière peut-être avec moins d’abnégation personnelle, mais avec la même confiance et le même besoin de succès. La moitié d’une année ne s’est pas écoulée que ces deux hommes, la tête et le bras de la révolution, proclamés la veille les sauveurs de la patrie, les restaurateurs de la liberté, sont balayés du sol et emportés par le plus bizarre des reviremens. Il y a, nous le répétons, dans cette déplorable succession d’avortemens et de luttes, un enseignement qu’il importe de dégager. Deux causes expliquent la situation de la république d’Haïti, une cause politique, une cause morale : la cause politique, c’est le débordement de la démocratie poussée à ses dernières exagérations ; la cause morale, c’est le malheureux antagonisme de deux races qui n’ont pu jusqu’ici trouver leur équilibre. Parlons d’abord de la cause politique.

Pétion jeta le premier la semence républicaine sur le sol haïtien. Luttant contre le roi Christophe, qui maintenait dans la partie du nord un absolutisme énergiquement constitué, il se posa en défenseur des idées démocratiques, et fit de nombreuses concessions à ses gouvernés. Parmi des hommes qui venaient de s’affranchir, les uns de l’esclavage corporel, les autres de l’ilotisme politique, les principes d’indépendance et d’égalité furent accueillis avec un enthousiasme qu’il est aisé de comprendre. Plus tard, délivré des appréhensions que lui inspiraient les projets de conquête de son rival, Pétion voulut resserrer un peu les rênes et s’arrêter sur une pente qui devenait chaque jour plus rapide ; mais déjà il n’était plus temps, et, dans ses confidens les plus intimes, le chef mulâtre rencontra une résistance qui dut lui révéler quels progrès rapides et inespérés son peuple avait faits. En vain Pétion parvint-il, à force d’intrigues et de violences, à reconquérir, en 1816, par les modifications qu’il fit introduire dans la constitution, une partie du terrain qu’il avait laissé gagner à la démocratie ; en vain son successeur Boyer, fidèle sectateur de son école, marcha-t-il constamment dans la même voie de réaction despotique : le but même que l’ambition de Boyer s’était marqué, et qu’elle sut atteindre, l’unité territoriale, servit à fortifier la résistance qu’il avait à surmonter, les idées démocratiques, contenues autrefois dans la petite république de Pétion, se répandirent dès-lors dans toutes les parties de l’île, et notamment parmi les anciens sujets du roi Christophe. Cette population, long-temps gouvernée avec une verge de fer, se précipita avec ardeur au-devant des idées libérales.

La situation de la république, sous la présidence de Boyer, demeura long-temps ignorée de l’Europe. On ne sut pas combien la population haïtienne était vivement travaillée par l’esprit démocratique. L’interdit parfois sanglant dont Boyer frappa l’expression de toute doctrine politique fit croire à une quiétude parfaite dans les esprits. A ne juger en effet de l’état du pays que par la presse haïtienne, on aurait pu croire que le gouvernement de Boyer fonctionnait au milieu d’une paix générale. Au moment même où éclata la révolution de 1843, les rédacteurs des journaux, du Port-au-Prince, avertis par un officier du président, s’abstenaient de faire la moindre allusion à la crise qui se déclarait. Tandis que la fusillade grondait à quelques lieues du Port-au-Prince, la presse locale se livrait à de transcendantes discussions sur le droit des gens, ou à l’examen approfondi du système financier[11]. Cette comédie dura jusqu’au jour où Boyer dut s’enfuir devant la révolution triomphante. Dès ce moment, les passions politiques se firent jour dans la presse avec l’impétuosité d’un torrent qui rompt ses digues. Ce fut, ou jamais, le cas de dire : La démocratie coule à pleins bords. Et quelle démocratie ! le choc des idées les plus hétérogènes, l’alliance des principes les plus contraires, du fédéralisme américain et des tendances unitaires de 93 ; la souveraineté du peuple remplacée par la souveraineté de la commune ; enfin tout le dévergondage intellectuel d’un peuple jeune, inexpérimenté, et longtemps entravé dans la légitime manifestation de ses vœux. En présence de ce mouvement révolutionnaire, la tâche du gouvernement nouveau était des plus difficiles. Ce fut au milieu d’une sorte de fièvre, que se formèrent les assemblées électorales et que se discuta la constitution de 1844. Bien que le parlement haïtien comptât dans son sein quelques esprits distingués, la loi nouvelle porta en grande partie l’empreinte de l’exaltation du moment, et, quand Hérard voulut résister, on le vit impitoyablement chassé du pays qui l’avait proclamé son libérateur. Ce fut le dernier triomphe de la démocratie. Depuis Hérard, les émotions de la guerre civile ont dominé les questions de principes. Néanmoins, la tendance démocratique frappera encore long-temps d’impuissance les hommes appelés à organiser dans ce pays la société civile et politique. Il y a chez le peuple haïtien assez de force et de raideur maladive pour rendre désormais impossible l’établissement d’un despotisme brutal, pas assez d’intelligence et de véritable énergie pour s’élever à l’existence régulière d’une nation. Cette situation déplorable n’est point particulière d’ailleurs à la république haïtienne. La fièvre démocratique y semble une funeste émanation qui lui arrive de ce beau continent de l’Amérique du Sud, vaste foyer de révolutions, où depuis vingt ans l’anarchie a commis tous les excès et revêtu toutes les formes. L’expérience ne nous apprend-elle pas en effet que, si la démocratie pure peut être le principe gouvernemental des nations arrivées à cette plénitude de force qui est comme la maturité de leur vie, elle est à la fois la ruine des peuples vieillis et le fléau des états naissans ? Quel contraste entre la fédération anglo-américaine du nord entrant dans le mouvement politique du monde, lorsqu’elle a eu emprunté à sa métropole tous les élémens qui constituent les sociétés fortement organisées, et ces républiques espagnoles dont l’éclosion prématurée n’a enfanté jusqu’ici que des luttes infécondes ! S’il est incontestable qu’une révolution ne peut réussir qu’en venant à son heure, on peut ajouter que de toutes les révolutions aucune n’a plus besoin d’opportunité que celle qui détache une colonie de sa métropole.

Le débordement de la démocratie n’est pas, nous l’avons dit, le seul obstacle que le gouvernement haïtien ait à surmonter. A côté de cette cause de perturbation commune à toutes les sociétés prématurément émancipées, il en est une plus grave encore et plus redoutable : c’est l’antagonisme des races. L’anarchie ne cessera définitivement que quand la race supérieure par l’intelligence aura pris le dessus, et pourra gouverner au lieu de lutter. La question de race se lie étroitement ainsi à la question politique.

C’est encore un fait douteux pour quelques personnes, nous le savons, que l’aptitude gouvernementale de la race mulâtre. Les chefs noirs ont de fervens admirateurs, entre autres un écrivain, partisan déclaré de la race africaine, et qui s’exprime à ce sujet avec une singulière énergie. S’il faut l’en croire, bons ou mauvais, les chefs noirs sont essentiellement organisateurs[12]. C’est aux noirs qu’il appartient de gouverner Haïti ; avec eux tout changera de face, et le nègre attaquera les vices de front sans rien craindre. La situation actuelle de l’île, sous la présidence du chef noir Pierrot, réfute trop éloquemment ces exagérations pour que nous nous arrêtions à les discuter. Malgré son énergie bien connue, le président voit l’anarchie s’étendre partout sans pouvoir en arrêter les progrès. On n’en saurait douter, le rôle des tyrans organisateurs est désormais impossible à Haïti. La société nouvelle n’attend plus son salut de ces terribles civilisateurs, esclaves de la veille, sachant lire à peine, et marchant fièrement à la poursuite des abus dans toute la rude franchise d’un despotisme primitif. La race noire avait un rôle à remplir tant que l’intervention de la force brutale a été nécessaire : aujourd’hui il faut que la force s’unisse à l’intelligence, et dès lors la race noire doit retourner au second rang[13]. C’est une loi qui ne peut manquer de s’accomplir dès que le président Pierrot aura terminé sa longue carrière. Malheureusement alors aussi surgira une grave question. La race mulâtre voudra-t-elle enfin s’ouvrir une voie meilleure, ou recommencera-t-elle à tourner dans ce cercle énervant et fatal où Pétion s’est éteint de lassitude et de dégoût, où Boyer n’a pu se maintenir après vingt-cinq ans de ruses et de violences, et qu’Hérard a dû franchir après trois mois d’efforts désespérés ? Examinons d’abord les reproches qu’on adresse à la race mulâtre, et voyons jusqu’à quel point ils sont fondés.

La plus grave accusation qui pèse sur les sang-mêlés, c’est d’avoir provoqué entre les deux races, par leur coupable ambition, cette scission contraire à tout progrès, à toute organisation sérieuse. À en croire certains écrivains, ce sont les sang-mêlés qui perpétuent la licence et la barbarie au sein de la société haïtienne ; leur rôle fatal est de régner par la misère sur l’ignorance au milieu des ruines. Une pareille conviction, si elle comptait de plus nombreux partisans, pourrait entraîner les plus tristes conséquences. Pour nous, le mal n’est pas dans les hommes, mais dans les choses. En voyant les sang-mêlés jetés avec leur supériorité relative et l’instinct de sociabilité qu’ils tiennent de la race blanche au milieu d’un démembrement de la race éthiopique, privés à la fois et de la puissance morale qui domine et de la puissance numérique qui maîtrise, nous sommes amené à les plaindre plutôt qu’à les condamner. Dans la situation que les évènemens leur ont faite, leur mission, c’est de gouverner ; gouverner est pour eux plus qu’un devoir, c’est une nécessité, une condition d’existence ; mais, pour eux aussi, gouverner, c’est lutter, c’est lutter par la ruse et les sourdes violences. Il est des vérités qu’il n’est permis de méconnaître pour le besoin d’aucune cause, et l’impuissance des sang-mêlés à sortir par eux-mêmes de la situation que les évènemens leur ont faite une de celles-là. Écartons donc des griefs qui ne peuvent abuser que les esprits prévenus. Il y a entre les deux races bien assez de causes d’irritation pour qu’on n’attribue pas aux hommes des torts qui ne sont pas les leurs.

Nous venons de dire que les sang-mêlés ne pouvaient porter par eux-mêmes le poids des embarras qui les accablent : c’est amener, nous le croyons, la question sur le seul terrain où elle puisse se débattre utilement ; c’est rappeler en même temps le seul reproche légitime qu’on puisse élever contre les chefs mulâtres. Il n’est qu’un moyen en effet, pour les hommes de cette race, d’échapper au rôle de Sisyphe politique qu’ils semblent condamnés à remplir. Ce moyen, qu’ils ont souvent discuté sans avoir su en apprécier la portée, ce moyen que la constitution morte-née de 1844 a brutalement repoussé, c’est d’appeler les Européens dans la société haïtienne. Hors du contact des blancs, rien ne grandit, rien ne se développe, et la loi qui les proscrit d’un pays décrète la barbarie. Les sang-mêlés le savent, malheureusement la vanité les aveugle. Nous lisons dans un journal du pays : « La naturalisation d’hommes blancs pourrait, en augmentant nos conditions de prospérité, rendre Haïti plus puissante et plus riche ; mais cette terre, sur laquelle la population actuelle s’asseoit en souveraine, ne nous porterait plus que comme les fils déshérités des fondateurs de notre nationalité. Là où nous sommes les premiers, nous tomberions au second rang. » Le second rang, c’est là ce qui effraie le plus les hommes de la race métisse. Pourtant l’intérêt de leur conservation, l’intérêt même de la nationalité qu’ils prétendent fonder, leur commandent de sacrifier ces puériles préoccupations. Ce qui manque aux mulâtres, nous l’avons dit, c’est la force numérique et la force morale. Il faut qu’ils demandent l’une et l’autre à ceux dont ils se rapprochent le plus par la couleur, à ceux dont ils descendent. En un mot, ils doivent à la fois se compléter et se retremper à leur origine. Sans cela, le défaut d’équilibre entre les deux élémens de la population perpétuera la discorde et l’anarchie sur la terre haïtienne. Qui sait ? un jour la classe la plus nombreuse de la population se lassera de partager le pouvoir avec une minorité, et les hommes qui seuls représentent la civilisation dans cette île ne formeront plus, aux yeux des noirs, qu’une faction[14] bonne à détruire. Puisque les mulâtres d’Haïti prétendent au titre d’hommes intelligens, il faut admettre qu’ils sont assez au courant des idées dans les sociétés européennes pour ne plus croire au rôle fatalement dominateur et oppressif des hommes de la race blanche. Ils doivent comprendre que, si même ils offraient à la France le splendide appât de leur île et se résignaient à un nouveau servage, la France reculerait devant ce contrat désormais impossible. Leurs étranges défiances ne s’appuient donc sur aucun prétexte sérieux. Que les mulâtres d’Haïti sachent étudier la marche de leur époque, qu’ils tâchent d’apprécier sainement la position de l’Europe vis-à-vis de l’Afrique : alors aussi ils comprendront quelle mission pourrait être réservée, sur leur île, à cette race blanche qui, dans son court passage, l’a semée de ces puissans ouvrages dont leur initiative ne va pas jusqu’à étayer les débris.

Nous croyons superflu d’énumérer les chances de prospérité qu’offrirait à l’île d’Haïti le développement de la population blanche. Il nous suffira de dire qu’une fois l’équilibre rétabli entre les élémens de la société haïtienne, les diverses parties de l’île pourraient ne former qu’une seule république fédérale, et le but si ardemment poursuivi de l’unité territoriale serait définitivement atteint. La race blanche ouvrirait à l’Europe un pays dont elle aurait fécondé le sol et relevé l’industrie. Jusqu’à ce jour, que malheureusement tout semble concourir à retarder, l’Europe a un devoir à remplir, devoir qu’elle saura comprendre, il faut l’espérer : c’est d’user de toute son influence pour paralyser l’effet de ces efforts incessans que la république de l’ouest dirige contre celle de l’est ; c’est d’empêcher le retour d’une nouvelle occupation de la partie orientale plus violemment consommée encore que celle de 1822. Oui, telle est la tâche de l’Europe, et la nation qui l’accomplira en sera un jour largement récompensée. L’état de la république dominicaine a déjà fixé l’attention de l’Angleterre, les États-Unis s’en occupent en ce moment, et tout porte à croire que, si l’Espagne n’était pas à ce point absorbée par sa politique intérieure, elle étendrait une main protectrice sur son ancienne colonie, cette terre qui porte encore les ruines du palais de Colomb. Mais nous croyons qu’aucune nation n’est plus que la France à même d’exercer une influence qui serait d’autant plus efficace et plus désirable, qu’elle serait plus directe et plus pacifique. La France est créancière de la république de l’ouest, qui ne peut la payer, et qui, après toutes les concessions de notre gouvernement, sollicite en ce moment des concessions nouvelles. On se rappelle aussi que la seule présence d’un agent français à Santo-Domingo a suffi pour faire éclater la révolution de l’est. La France, on le voit, n’est pas moins forte vis-à-vis de la république dominicaine que vis-à-vis de la république de l’ouest. C’est à elle surtout qu’il appartient d’intervenir pour couvrir de son influence ceux qu’elle a involontairement entraînés dans la lutte ; c’est à elle en même temps qu’il convient de protéger en ce pays les intérêts de la civilisation européenne, et de rappeler les hommes intelligens du Port-au-Prince au sentiment de leur véritable rôle.


R. LEPELLETIER DE SAINT-REMY.

  1. Dans les statistiques du pays, on affecte de n’établir aucune distinction entre les métis et les noirs. C’est ce qui nous empêche de préciser rigoureusement le chiffre de la première des deux populations.
  2. C’est un fait qu’avance Moreau de Saint-Méry dans sa Description de la partie espagnole de Saint-Domingue, t. II, p. 214. — Voyez aussi, pour ce qui a trait à nos colonies, Les statistiques officielles du département de la marine.
  3. Le principe de la loi étant l’inféodation à la glèbe de tout individu non fonctionnaire qui ne justifierait pas d’une profession soumise à la patente ou de moyens acquis d’existence comme propriétaire, il avait fallu des mesures pour que la possession d’une parcelle du sol ne fût pas un moyen d’éluder légalement la loi. La limite qu’un propriétaire était tenu d’atteindre avait été fixée à quinze acres ; mais le code, dont la pensée était de maintenir par le travail en commun la grande culture coloniale, la seule véritablement productive, n’ayant été tout d’abord qu’incomplètement exécuté dans ses autres prescriptions, les revenus du sol ont diminué : dès-lors le prix en a baissé, et le maximum de quinze acres est devenu accessible à un plus grand nombre d’individus qui ont pu ainsi se soustraire au travail régulier.
  4. C’est ainsi que la partie orientale est souvent désignée par les Espagnols.
  5. Expression de Sully, qui désigne l’industrie appelée assez improprement de nos jours élève des bestiaux. Le hattier est, dans les colonies d’Amérique, celui qui exerce sur une grande échelle l’industrie du pastourage.
  6. Nous citerons, entre autres, la proclamation d’Hérard datée de son quartier-général d’Azua (20 avril), où il accuse ouvertement la France d’avoir fomenté la révolte de l’est.
  7. La ville de Santo-Domingo, bâtie en 1494, s’appela d’abord Nouvelle-Isabelle ; puis, en mémoire de Dominique Colomb, père du grand Christophe, elle prit le nom qu’elle a depuis conservé. C’est aussi en mémoire du père de Colomb que la république espagnole de Saint-Domingue s’appelle République dominicaine.
  8. Un passage du journal le Patriote mérite d’être cité à ce propos. « Sans nul doute, dit le Patriote, l’est appellera au secours de sa population des immigrations de la race blanche avec leurs capitaux… Il fera plus, et, pour résister à nos tentatives de reprise de possession, il aura recours à l’alliance étrangère. En peu de temps, cette partie du pays nous débordera, tandis que nous serons aux prises avec la formidable question étrangère… Alors l’étranger lui sera favorable, et ne nous fera pas quartier. La nationalité haïtienne sera en risque d’être envahie… Quelque motif, quelques griefs qui aient pu porter la partie de l’est à former un état indépendant, nous ne pouvons accepter l’évènement. A tout prix, il faut que l’intégralité du territoire soit maintenue et que la république haïtienne soit une et indivisible. »
  9. Nous citons la proclamation d’Hérard datée du 15 mars 1843.
  10. 26 américains, 23 hollandais, 10 français, 9 danois, 8 anglais, 4 haïtiens, 2 vénézuéliens, 1 suédois, 1 hambourgeois et 13 nationaux voyageant à l’extérieur. On voit la supériorité des Américains dans cette navigation. Aussi ont-ils déjà envoyé à Santo-Domingo un agent dont le cabinet de Washington attend le rapport pour se prononcer sur la question de la reconnaissance, vivement sollicitée par Santana.
  11. On peut consulter les numéros du Patriote et du Temps publiés à l’époque dont nous parlons.
  12. Voyez un ouvrage de M. V. Schoelcher intitulé Colonies étrangères et Haïti, tome Il.
  13. Acaau, ce petit noir de la police rurale, qui a tenu durant sis mois toute la république en échec devant le feu croisé de ses proclamations, nous montre bien comment les noirs entendent gouverner. Ce chef des réclamations de ses concitoyens, demandant la prospérité de l’agriculture et chassant la race métisse de ces retraites du sud ou Toussaint lui-même n’avait pas osé l’aborder, n’est-il pas l’image de la sécurité qui attend la race mulâtre, si elle accepte ce rôle de minorité paisible et bienveillante que lui indique M. Schoelcher ?
  14. La faction des jaunes ; cette expression a malheureusement déjà cours.