La Région du bas Rhône
Revue des Deux Mondes3e période, tome 37 (p. 864-891).
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I.
LE PAYS DU SEL ET LE CANAL DE BEAUCAIRE À LA MER

I.

De toutes les grandes industries humaines, l’une des plus anciennes, celle des transports, est aussi celle qui a exercé le plus d’influence sur la marche de la civilisation et de la fortune publique. L’amélioration progressive des routes, des cours d’eau, des voies de communication de toute nature, et la mise en œuvre de tous les engins de locomotion, sont aujourd’hui pour l’homme un thème inépuisable de savantes études, en même temps qu’un légitime sujet d’orgueil. Lorsqu’il considère les progrès accomplis, les perfectionnemens obtenus, les difficultés aplanies ou surmontées, il a le droit, que d’ailleurs il ne se fait pas faute d’exercer, de s’enivrer de tous ses succès et de célébrer les merveilleuses conquêtes de la science moderne. Il serait juste cependant de faire aussi la part du passé. Quelques transformations qu’ait subies cet immense capital de routes, de chemins et de canaux qui constitue notre outillage de transports, on doit moins le considérer comme une invention d’hier que comme un héritage séculaire. Les générations qui nous ont précédés ont frayé les routes que nous suivons aujourd’hui. Les conditions fondamentales de la circulation n’ont pas beaucoup changé à la surface de notre planète ; elles sont aujourd’hui ce qu’elles étaient à l’origine des temps, intimement liées aux dispositions mêmes de ce théâtre du monde sur lequel nous nous agitons depuis plus de quatre mille ans, en changeant seulement de costume, de mœurs, de langage et de religion.

La nature, en effet, en façonnant les vallées, en creusant les golfes, en déprimant les lignes de faîte des chaînes de montagnes, nous a pour ainsi dire tracé les itinéraires dont nous ne nous écartons jamais d’une manière sensible. Aujourd’hui et dans les siècles futurs comme à l’époque des premières migrations humaines, les charrois de toute sorte suivent fidèlement les berges des mêmes fleuves, se développent sur le flanc des mêmes collines, contournent les mêmes falaises ; et, lorsqu’il s’agit de passer d’une vallée dans la vallée voisine, il faut toujours gravir les mêmes escarpemens plus ou moins exhaussés au-dessus des champs d’inondation et franchir les mêmes cols dont l’ancien nom très caractéristique de port (portus, πόρος, passage) est encore conservé dans les pays de montagnes.

L’ingénieur moderne, avec tout son art et toute sa science, n’a exécuté en somme que des rectifications presque sur place. Il a perfectionné, il perfectionne tous les jours les routes anciennes ; mais il n’a presque pas modifié les tracés et les directions générales qui existaient aux plus lointaines époques historiques connues et dès les premiers âges de la civilisation. Quelles que soient les exigences des voies de communication actuelles, malgré les déviations inévitables que nous imposent l’adoucissement de leurs pentes et le redressement de leurs courbes, on est bien souvent conduit à poser les rails d’acier sur l’assiette même des sentiers qui ont été ouverts par les tribus errantes les plus primitives, et successivement adoptés, élargis et perfectionnés par une série de peuplades demi-barbares ou civilisées, quelquefois oubliées, souvent inconnues, et dont les ossemens se retrouvent encore sous ce sol qu’elles ont si longtemps foulé.

Nulle part cette superposition des voies modernes au-dessus des voies anciennes n’est plus remarquable que dans la partie méridionale de la France et dans la zone maritime de l’ancienne province de Languedoc. Le voyageur qui part de Lyon et se dirige vers les Pyrénées commence par descendre la vallée du Rhône, resserrée entre deux lignes de collines dont les crêtes aiguës portent de distance en distance les ruines démantelées des châteaux forts de l’âge féodal. On franchit la vallée entre Tarascon et Beaucaire ; et le railway, tournant brusquement à droite, abandonne en même temps la direction du nord au sud et la berge du fleuve, qu’il avait jusqu’alors fidèlement suivies.

De Beaucaire à Nîmes, de Nîmes à Montpellier et à Cette, le tracé du chemin de fer ondule à flanc de coteau, dominant d’une vingtaine de mètres en moyenne une immense plaine horizontale, à peine bosselée par quelques ondulations superficielles. La plaine s’étend au midi, se transforme peu à peu en étangs et en marais et se termine à la mer. À côté du chemin de fer, souvent même à une distance assez rapprochée pour qu’on ait dû séparer les deux voies par un mur de clôture, se trouve la grande route de terre, l’un des plus beaux legs que les états de Languedoc aient faits à la France moderne, et qui n’a rien perdu de son importance malgré la redoutable concurrence qu’elle soutient depuis bientôt un demi-siècle. Mais il y a plus ; et sur cette ancienne route de la province on voit encore se dresser, de distance en distance, quelques-unes de ces bornes monumentales qui avaient servi au mesurage officiel de la voie romaine.

Tout le monde sait aujourd’hui que, plus de deux cents ans avant notre ère, il existait une route stratégique entre le Rhône et une colonie gréco-ibérienne jadis célèbre sous le nom générique d’Emporium, qui signifie marché ou entrepôt de commerce, et dont la ville moderne d’Ampurias, en Catalogne, a pris à la fois la place et le nom. Polybe, qui écrivait vers l’an 600 de Rome, c’est-à-dire cent cinquante ans environ avant Jésus-Christ, nous donne la description détaillée de cette route que des réparations considérables, exécutées quelque temps après son établissement par le consul Cn. Domitius Ahenobarbus, vainqueur des Allobroges, devaient faire désigner bientôt sous le nom de voie Domitienne, via Domitia. Elle se terminait au Rhône au pied de la colline de Beaucaire, Ugernum ; mais une ramification longeait la rive droite du fleuve jusqu’à Arles. On franchissait donc le Rhône à la fois à Beaucaire sur un pont de bateaux, et à Arles sur un pont en maçonnerie dont les culées antiques subsistent encore aujourd’hui et sont apparentes sur le nu des murs du quai moderne dans lesquels on les a soigneusement conservées. De l’autre côté du fleuve, la route prenait le nom de voie Aurélienne, via Aurelia¸ traversait toute la Provence, s’écartait en général assez peu de la mer, suivait même en certains endroits la ligne escarpée de la falaise et venait se souder, sur le torrent du Var, au réseau des voies italiennes.

L’assiette de la voie Domitienne est visible sur presque tout son développement entre Beaucaire et Montpellier. L’administration romaine y avait fait disposer à différentes époques cinq séries de bornes plantées à 8 stades de distance. Cet espacement correspond exactement au mille romain ; de là leur est venu leur nom de milliaires.

La première série de ces bornes, celle qui existait déjà depuis quelques années du temps de Polybe, bien avant la conquête définitive des Gaules, ne comprend que des colonnes cylindriques, assez grossières et qui ne portent aucune inscription. Les quatre séries suivantes, au contraire, placées après la chute de la république, sont d’une taille plus soignée ; elles portent des inscriptions qui rappellent les dignités des empereurs Auguste, Tibère, Claude et Antonin, et un numéro d’ordre qui a permis aux archéologues de contrôler les chiffres donnés par les itinéraires officiels de l’empire au moyen de ceux que l’on a trouvés plus récemment sur les vases Apollinaires. Plusieurs mêmes, sont encore en place sur le sol antique et ont pu servir à la vérification exacte de l’ancien mille romain, auquel on accorde généralement une longueur de 1,481m, 50.

Mais cette route elle-même remonte bien au-delà des Romains ; et il est incontestable qu’avant d’avoir été réparée par les légions de la république et de l’empire, elle était en assez bon état d’entretien au nie siècle avant notre ère et avait été suivie presque d’un bout à l’autre par l’armée d’Annibal, dont l’itinéraire entre les Pyrénées et les Alpes nous est aujourd’hui très bien connu. Il est donc à peu près certain que les peuplades du littoral de la Gaule gréco-barbare avaient ébauché sur ce même tracé un chemin primitif, et que c’est sur ce frayé rudimentaire qu’on a bâti plus tard cette magnifique fondation en blocages qu’on appelait le statumen, et qui constituait le sous-sol de la grande route romaine d’Espagne en Italie.

L’occupation grecque et phénicienne de la côte gauloise, qui remonte à six ou sept siècles avant Jésus-Christ, ne s’est pas bornée d’ailleurs à la fondation de quelques comptoirs échelonnés le long de la mer. Un grand nombre de villes de la zone littorale, situées assez loin du rivage et dans la vallée du Rhône, ont été sinon conquises, du moins agrandies, habitées et enrichies par les émigrans de l’Ionie, au lendemain même de la fondation de Marseille. D’autre part, la présence des Phéniciens dans ces mêmes villes est au moins contemporaine de l’occupation grecque, si elle ne lui est pas quelque peu antérieure ; et des découvertes archéologiques récentes ont démontré l’existence d’une ancienne voie littorale phénicienne, qui reliait toutes les colonies établies sur le littoral de la Celto-Ligurie.

Cette route, de proportions grandioses, existait, d’après le témoignage de Polybe, à l’époque de la deuxième guerre, punique ; ou, l’appelait encore la voie Héracléenne, via Heraclea ou Herculea ; et elle desservait tous les comptoirs phéniciens dont quelques-uns ont conservé aussi ce nom générique de villes Héracléennes, en souvenir d’Hercule, leur légendaire fondateur. Telle était entre autres l’Heraclea bâtie dans l’estuaire du Rhône, berceau de la ville et du port de Saint-Gilles, que l’exhaussement du fond de la lagune, les inondations et les atterrissemens du fleuve ont condamnés depuis plusieurs siècles à une décadence complète.

Cette réminiscence d’Hercule, dont le nom a servi pour désigner à la fois la-route antique et les villes échelonnées sur son parcours, est une preuve indéniable de l’occupation phénicienne. Hercule ou Héraclès, en effet, n’a jamais été un dieu hellénique ; ce n’est que la transformation adoucie et poétisée par les Grecs du terrible Melkarth tyrien, le « Dieu fort par excellence » qui était adoré à Tyr, à Sidon, à Carthage et dans toutes les colonies phéniciennes de la Méditerranée.

On sait que l’une des plus anciennes traditions de l’Orient, qui s’est répandue successivement de l’Asie en Grèce, en Italie et en Gaule, où elle a subi un très grand nombre d’altérations, parle de voyages accomplis par le héros tyrien sur tout le littoral de la mer Ligustique ou Tyrrhénienne, depuis l’ancienne Calpé phénicienne, où se trouvaient les célèbres colonnes d’Hercule, jusqu’au port de Monaco, dont le nom caractéristique Monoïcos, — μόνος οἰϰῷ (monos oikô), seul dans la maison, — rappelle le temple consacré au culte exclusif du demi-dieu voyageur et conquérant. Il est à peine besoin de dire que cette légende n’est qu’un symbole, et que le dieu Hercule n’a jamais réellement existé. Ce voyageur intrépide et bienfaisant, fondateur de villes, vainqueur des barbares, destructeur des monstres, posant et reculant tour à tour les bornes du monde, n’est à vrai dire que la figure du peuple lui-même qui a accompli cette migration armée et exécuté ces grands travaux. C’est, en définitive, le génie tyrien personnifié et déifié ; et la légende du dieu, chantée et embellie par les poètes, devient un véritable document pour la critique moderne, si on considère qu’elle n’est en réalité que l’histoire même de ses adorateurs.

Il est donc constant aujourd’hui que la grande route Héracléenne, dont on a trouvé tant de tronçons sur le littoral entre les Alpes et les Pyrénées, a été construite par les Phéniciens près de huit siècles avant notre ère. On peut même croire que cette route n’a été que la régularisation des anciens sentiers frayés par les Ibères, les Celtes et les Ligures, dont la présence dans la région méridionale de la Gaule remonte au seuil même des temps historiques ; et la configuration du sol ne permet pas, sauf quelques variantes de peu d’importance, de lui donner une direction et un tracé différens de ceux de la voie Aurélienne, de la voie Domitienne et de la route royale, qui fut une des grandes œuvres de l’administration de nos provinces.

Ainsi on le voit : l’homme parcourt depuis bientôt trente siècles la même route ; le voyageur inconscient, qui circule à grande vitesse entre Perpignan et Nice, suit à très peu près le même itinéraire que les barbares de l’ancienne Celtique, les commerçans de la Grèce et de la Phénicie, les colons de la Narbonaise, les armées de la république et de l’empire, les serfs et les vassaux de notre poétique Provence et de notre vieux Languedoc ; et le tracé primitif, dessiné instinctivement par les peuplades nomades qui ont sillonné notre sol à ces époques indécises et confuses qui touchent au seuil même de l’histoire, est devenu tour à tour la route marchande des trafiquans de l’Orient, la voie militaire et administrative des légions romaines, la grande artère des états de la Province, l’un des principaux élémens de notre réseau de routes nationales et presque l’assiette de notre chemin de fer moderne.


II

L’étude géologique du terrain sur lequel se développe cette route véritablement historique, qui a survécu à toutes les civilisations et s’est perpétuée presque sur place à travers les âges et les peuples, élargit bien autrement l’horizon et nous donne sur l’état ancien du pays des indications non moins intéressantes que celles de l’histoire et de l’archéologie. En quittant la rive droite du Rhône, la route se dirige vers les Pyrénées dans la direction de l’est à l’ouest ; et l’examen le plus sommaire du sol permet de reconnaître que toute la région qui s’étend au midi de cette ligne jusqu’à la mer est recouverte d’une épaisse couche de cailloux roulés, entrecoupée de distance en distance d’étangs saumâtres, de flaques d’eaux stagnantes et de dépôts de limons tout à fait récens. Nulle part dans cette immense plaine on ne rencontre le rocher. Partout la terre meuble, des alluvions récentes et des marais ; et, lorsque le caillou n’est pas apparent à la surface, il suffit de creuser à une très faible profondeur et de traverser la couche d’humus et de terre végétale qui constitue comme l’épiderme vivant de notre globe pour le retrouver sur une épaisseur de plus de 20 mètres. Tous ces cailloux viennent du Rhône et de la Durance. Ce sont des fragmens de rochers que les deux fleuves ont arrachés des gorges de leurs vallées supérieures et qu’un cataclysme violent, connu dans la science sous le nom de diluvium ou de « déluge alpin, » à précipités, comme une monstrueux avalanche, dans la région des embouchures. Le torrent boueux s’est alors arrêté devant la masse inerte des eaux de la mer et s’est répandu dans le golfe, qu’il a comblé.

Ainsi, en remontant à l’origine de notre période géologique moderne, celle que l’on désigne sous le nom de période quaternaire, on voit le Rhône et la Durance se jeter tous deux à peu près au même point de la Méditerranée, au centre d’une large échancrure demi-circulaire, dont la montagne de Fos, dans les Bouches-du-Rhône, et celle de Cette, dans le département de l’Hérault, forment les deux extrémités, et qui présente une courbe très régulière, longeant le versant méridional de la chaîne des Alpines, le grand massif des carrières de Beaucaire et la ligne continue de collines au pied desquelles se développe la route plusieurs fois séculaire dont nous avons parlé plus haut. Cette route a été jadis tout à fait littorale et dessinait la falaise même de la mer primitive qui existait sinon à l’origine des temps historiques, du moins aux premiers siècles de notre époque géologique actuelle. Le diluvium a rempli ce golfe et a donné naissance à une immense plaine presque horizontale, mais qui a conservé une légère inclinaison vers la mer. Ce fut la grande Crau, dont le nom rappelle parfaitement l’origine ϰραναὸν πεδίον (kranaon pedion), plaine basse et pierreuse) et qui comprenait autrefois le grand triangle dont Beaucaire, Fos et Cette forment les trois sommets. Sur cette mer de cailloux roulés, le Rhône et la Durance ont continué à rouler pendant de longs siècles, en suivant des lits sinueux dont le nombre et la direction ne sauraient être exactement déterminés à travers tous les âges, et qui ont dû nécessairement varier un très grand nombre de fois en laissant sur leur passage de larges traînées de sables et d’alluvions. Telle est l’origine de la vaste plaine qui comprend non-seulement la région cultivée, située à droite et à gauche du canal de navigation de Beaucaire, mais encore toute la zone littorale, coupée d’étangs, de fondrières et de marais, zone intermédiaire entre la mer et la terre, dubium ne terra sit an pars maris, comme disait déjà Pline, et que l’exhaussement continu du sol rattache de plus en plus au continent.

On conçoit sans peine qu’un territoire aussi récent et aussi plat a dû être bien des fois recouvert soit par les eaux du Rhône et de la Durance, soit par celles de la mer. Bien que la Méditerranée se ressente assez peu des effets de l’attraction de la lune et du soleil, et qu’on puisse la considérer comme une mer inerte et sans marée, son niveau n’est pas absolument constant ; les actions atmosphériques d’ailleurs ont pour résultat de déprimer ou de relever son plan d’eau de plus d’un mètre. Pendant la majeure partie de l’année, sous l’influence des vents de terre, la masse liquide est refoulée au large et découvre sur le rivage une bande d’autant plus étendue que la pente du sol est moins sensible. Lorsque le vent souffle du large au contraire, la mer se gonfle sur la côte, surmonte le faible bourrelet de la plage, et il n’en faut pas davantage pour noyer une plaine à peu près horizontale, dont le relief s’élève à peine de quelques centimètres au-dessus du zéro moyen et qui présente même un très grand nombre de bas-fonds inférieurs à ce niveau et toujours submergés. D’autre part, les inondations du Rhône et de la Durance, qui atteignent 5 à 6 mètres au-dessus de l’étiage, ont eu pour effet de recouvrir à plusieurs reprises toute la plaine d’une véritable mer temporaire, dont les vagues, chargées de boues et de limons, ont déposé en se retirant les épaisses couches d’alluvions que nous voyons aujourd’hui livrées à la culture.

On peut donc facilement se rendre compte de l’instabilité et des variétés d’aspect qu’a dû présenter dans la longue série des siècles toute cette plaine tour à tour submergée et atterrie soit par les divagations et les débordemens du Rhône, soit par les tempêtes et les irruptions de la mer. Si la mer primitive a baigné le pied des collines qui courent de l’est à l’ouest entre Beaucaire et Cette, la ligne du rivage s’est peu à peu éloignée devant la marche progressive des atterrissemens ; les vagues, en déferlant sur la plage formée de matières très meubles, ont remanié et amoncelé sur place tous les débris terreux et sablonneux que les divers bras du fleuve déposaient sans cesse à leurs embouchures variables, et ont construit de longues digues parallèles au rivage qui ont peu à peu rattaché à la terre une partie du domaine maritime. Ces cordons littoraux, d’abord sous-marins, se sont peu à peu développés, ont émergé au-dessus de l’eau et ont bientôt constitué de nouveaux rivages plus ou moins continus, fractionnés par des coupures appelées graus (gradus, passage), qui mettaient en communication les eaux des étangs avec celles de la mer ; et c’est ainsi que s’est lentement formée cette partie de notre frontière maritime que les géologues ont si bien désignée sous le nom d’appareil littoral et qui comprend une interminable succession de marais, d’étangs et de dunes mouvantes, tous orientés suivant la direction générale de la côte et régulièrement alignés en chapelet dans une immense plaine déserte et sans relief, composée d’alluvions tour à tour fluviales et paludéennes, de fondrières pestilentielles et de terres vagues imprégnées les unes d’eau douce, les autres d’eau salée.

Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de suivre à travers les siècles les variations de ce territoire essentiellement instable. Chaque irruption de la mer, chaque inondation du fleuve a dû nécessairement modifier la profondeur, l’assiette et le contour des étangs ; les différens bras du Rhône lui-même ont bien souvent changé de direction et même de nombre dans cette plaine horizontale où rien, dans le principe, ne pouvait contenir et discipliner les eaux des grandes crues dans des lits nettement déterminés. On voit encore autour d’Aigues-Mortes les cuvettes desséchées et atterries de ces anciens bras du fleuve ; on les appelle les « Rhônes morts ; » ce ne sont plus que de larges sillons où l’eau croupit de place en place, et qui seraient cependant encore de véritables canaux navigables si les travaux d’endiiguement, qui ne datent que de deux ou trois siècles, n’avaient rejeté le fleuve à l’est et définitivement fixé son lit dans les limites artificielles que nous lui connaissons aujourd’hui.

On peut, d’après cela, se rendre compte d’une manière assez exacte de la physionomie générale que devait présenter le pays dans les siècles qui nous ont précédés ; et, si les documens historiques font à peu près défaut, l’étude géologique du sol permet d’y suppléer et de reconstituer approximativement la topographie locale des anciens âges. On sait d’ailleurs que, déjà à l’époque romaine, le cordon littoral sur lequel a été bâtie plus tard la ville d’Aigues-Mortes émergeait au-dessus des eaux, et le nom de Sylve-Godesque, qu’il a porté dans tout le moyen âge et qu’il a conservé depuis, semble même indiquer qu’il était plus boisé et mieux en culture que de nos jours ; tout au moins existait-il sur ces terrains aujourd’hui dénudés une véritable forêt littorale, sylva gothica. Un autel votif qu’on y a récemment découvert porte une inscription dédiée à Sylvain en faveur d’un troupeau de gros bétail ; le désert d’aujourd’hui paraît donc avoir été autrefois livré à l’agriculture et à la dépaissance.

Bien que la ville d’Aigues-Mortes ne remonte guère qu’au XIIIe siècle, on ne saurait douter qu’il existât depuis longtemps sur l’emplacement de la ville de saint Louis un groupe assez considérable d’habitations de pêcheurs, et on pense généralement, que la célèbre tour de Constance, que le roi croisé fit élever en même temps qu’il approfondissait la lagune qui devait servir de port d’embarquement pour sa flotte, n’a été que la reconstruction sur place d’une ancienne tour de l’époque carlovingienne que l’on désignait sous le nom de tour Matafère. Un diplôme de Charlemagne, délivré en 701, mentionne cette tour et parle en même temps de la reconstruction du fameux monastère de Psalmodi, dont on voit encore les ruines dans les étangs du Vistre, au nord d’Aigues-Mortes, et que les incursions des Sarrasins avaient plusieurs fois dévasté. Chose remarquable, à cette époque demi-barbare, le pays était loin d’être, comme culture, dans la situation lamentable que nous lui voyons aujourd’hui en pleine civilisation. Ces anciens noms de « Pinèdes, » de « Sylve-Godesque, » de « Sylve-Real, » qui sont restés aux divers tènemens de la zone littorale, portent en quelque sorte avec eux le témoignage de l’ancienne richesse forestière. A travers tous ces bois de pins maritimes, à peu près disparus depuis plusieurs siècles, serpentaient les différens bras du Rhône, dont les grandes eaux déposaient de nouvelles couches d’alluvions après chaque crue ; les étangs étaient en général plus profonds, presque tous navigables, communiquant entre eux par des passes accessibles aux navires, et l’on ne voyait pas encore à l’endroit où devaient s’élever bientôt les remparts et les tours de la ville de saint Louis ces marécages pestilentiels qui ont désolé le pays pendant toute la période du moyen âge et ont été Tune des causes principales de sa ruine et de son abandon.

Toutefois, malgré leur insalubrité, ces marécages ont fait et font encore la fortune de toute la zone littorale. A mesure que la profondeur des étangs diminuait, l’homme prenait possession du sol nouvellement émergé, conservait dans ces cuvettes naturelles, horizontales, peu profondes et échauffées par le soleil ardent du Midi, les eaux marines sursaturées de sel, et créait ainsi sur le territoire d’Aigues-Mortes les plus riches salines de la région méditerranéenne.


III

Les salines d’Aigues-Mortes sont certainement les plus anciennes de la Gaule. Presque toutes les exploitations de sel de la France datent d’une époque relativement moderne : celles de l’ouest ont à peine quatre cents ans d’existence ; celles de la Bretagne n’existent que depuis le XVIIe siècle. L’origine des salines du littoral de la Méditerranée, et en particulier de celles qui se trouvent sur la rive droite du petit Rhône, dans la région d’Aigues-Mortes, que l’on désigne depuis le moyen âge sous le nom de « salines de Peccais, » se perd dans la nuit des temps ; et, bien qu’on ne possède aucun document qui permette d’affirmer que les Phéniciens et les Grecs les aient exploitées, il est très probable qu’aux embouchures du Rhône, comme à celles du Tibre, on a connu de très bonne heure tout le parti que l’on pouvait retirer de ces grandes surfaces horizontales, où l’évaporation naturelle dépose et met presque sans frais à la disposition de l’homme une couche de sel cristallisé de plusieurs centimètres d’épaisseur. Les salines de Peccais paraissent donc avoir existé au moins à l’état rudimentaire à la même époque que celles d’Ostie, qui étaient en pleine exploitation avant l’organisation de la république et constituaient déjà, sous Ancus Martius, quatrième roi de Rome, une ferme importante dont les revenus étaient très productifs. En Gaule comme en Italie, l’homme a donc de très bonne heure favorisé et perfectionné le travail si bien commencé par la nature.

Pline, en parlant des Gaulois de la côte ligurienne, raconte qu’ils avaient, depuis un temps immémorial, l’habitude de jeter de l’eau salée sur des braises ardentes et que le charbon se transformait ainsi en sel. L’alchimiste G. Agricola ajoute que ce sel était noir ; et il semble résulter de ces deux témoignages que les premiers habitans de la zone maritime avaient recours à l’évaporation artificielle, quelque compliquée que nous paraisse cette méthode dans un pays où l’on a gratuitement le soleil à sa disposition. Leurs procédés de fabrication étaient donc absolument les mêmes que ceux des anciens sauniers de la Basse-Normandie, qui, jusqu’au dernier siècle, persistaient à faire bouillir dans de grandes bassines une eau mêlée de sable de mer, jusqu’à ce que ce bain eût pris une consistance suffisante pour permettre de retirer le sel fondu. C’est encore, on le sait, le mode d’exploitation de quelques salines de l’Est et des Pyrénées, où l’on emploie le combustible, à défaut de soleil, pour chauffer et concentrer dans des chaudières des eaux naturellement salées.

Il est probable cependant que l’évaporation à l’air libre des eaux des étangs directement alimentés par la mer et exposés dans de vastes bassins très peu profonds à l’ardeur du soleil du Midi a dû être en pleine activité dans la région maritime du bas Rhône dès l’origine même de la civilisation. Il est sans doute bien difficile de se rendre compte de la manière dont cette fabrication était organisée et réglementée ; et l’industrie du sel n’a consisté pendant longtemps que dans la récolte, après les sécheresses de l’été, des efflorescences qui se déposaient sur les berges et dans les cuvettes des marais salans.

On sait cependant que, dès le XIIe siècle, les salines de la Provence et du Languedoc étaient de véritables fiefs. En 1284,l’abbé de Psalmodi et le seigneur d’Uzès passaient une convention au sujet de leurs salines respectives. L’original de cet acte, qui faisait autrefois partie des archives du monastère, est conservé dans celles de la préfecture du Gard ; et on y retrouve des indications fort précieuses pour l’ancienne topographie locale. Les seigneurs abbés et les barons d’Uzès y mentionnent les pêcheries, les étangs et les marais situés au sud d’Aigues-Mortes, qui portent encore aujourd’hui les mêmes noms qu’au XIIIe siècle, ce qui est une preuve évidente que la mer à cette époque ne venait pas plus qu’aujourd’hui battre le pied des remparts de la ville ; ils décidaient en outre, en bons voisins, que les mesures, boisseaux ou setiers employés dans leurs salines seraient tous de même dimension ; ils stipulaient enfin que les ouvriers chassés de l’exploitation des uns ne seraient jamais reçus dans l’exploitation des autres. C’était, on le voit, une véritable coalition de patrons ; et la féodalité religieuse et militaire du moyen âge était en quelque sorte doublée d’une féodalité industrielle assez bien organisée.

Les premières salines de Peccais étaient trop productives pour ne pas prendre bientôt un très grand développement. Le grand prieur de Saint-Gilles, qui était en même temps un des principaux dignitaires de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, possédait des terres un peu partout dans la région du bas Rhône ; il ne tarda pas à en convertir quelques-unes en salines qui ont conservé le nom de « salines de Saint-Jean, » de même que celles situées entre les bras atterris des Rhônes morts s’appellent encore « salines de l’abbé, » en souvenir du monastère de Psalmodi, auquel elles avaient longtemps appartenu. Successivement inféodées à divers particuliers, toutes les salines d’1igues-Mortes finirent par passer sous la suzeraineté royale et constituèrent au XIVe siècle un des revenus les plus productifs de la couronne.

La mise en ferme des marais salans et les taxes exorbitantes sur le sel sont très certainement, de toutes les mesures de l’ancien régime, celles qui ont laissé dans le peuple les souvenirs les plus odieux. Et cependant une contribution fixe sur une matière aussi répandue et dont la consommation est indispensable à la fois à la terre, aux hommes et aux animaux aurait pu être, quelque modique qu’elle eût été, d’un rendement aussi sûr que facile et devenir, au point de vue fiscal, le plus magnifique des impôts ; mais les excès du monopole et les vexations de toute nature commises par les « gabeliers » en firent bientôt le plus détesté et le plus impopulaire. Aujourd’hui encore, malgré les douceurs de la législation actuelle, cette impopularité persiste dans toute sa force comme une rancune. inassouvie du passé.

Les abus, en effet, dépassaient toute mesure. Les premières salines du royaume étaient à peine constituées dans le midi de la France que des lettres patentes de Philippe Ier, datées de 1099, prescrivaient au sénéchal de Carcassonne de s’opposer à la vente des sels autres que ceux qui provenaient des exploitations royales. Saint Louis lui-même, malgré son esprit de justice, l’extrême modération de son administration et toute sa sollicitude pour le peuple, maintint la gabelle et n’en excepta que temporairement la ville d’Aigues-Mortes en vue de favoriser le commerce de son port privilégié et le développement de la cité naissante. Mais, en 1286, Philippe le Bel la rétablit partout en France ; et, bien que les ordonnances royales reconnussent qu’elle était « dure et moult déplaisante au peuple, » elle subsista dans toute sa sévérité jusqu’à l’époque de la révolution française. Les exactions étaient tellement révoltantes que le peuple se soulevait partout en armes. Soit que les salines fussent affermées à des traitans, soit que les propriétaires des marais salans ne pussent vendre leurs produits qu’aux fermiers du roi, tout le sel recueilli dans le pays était entre les mains d’exploitans avides. Ceux-ci avaient un code spécial, des tribunaux particuliers, une force armée à leurs ordres. Les gabeliers avaient installé sur différens points du territoire des entrepôts, assignaient à chaque groupe de population, à chaque district, à chaque famille la quantité de sel qu’elle était contrainte de tirer de ces greniers officiels moyennant un prix énorme et fixé sans contrôle, leur interdisaient le droit de revendre le sel superflu qu’ils étaient obligés de jeter, et prononçaient sans appel dans tous les procès qui naissaient sur cette matière.

Les populations étaient ainsi taxées arbitrairement à tant par tête, obligées de recevoir tous les trois mois une quantité de sel déterminée presque toujours supérieure aux besoins de la consommation qu’on leur apportait à domicile, à main armée, qu’il fallait payer immédiatement ; et, si l’on contrevenait à ces règlemens iniques, si l’on cherchait à échapper à cette implacable étreinte du fisc, les traitans avaient le droit de saisir les biens, d’emprisonner, de faire condamner aux galères, à des peines corporelles, et même dans certains cas à la mort. « Un cri universel s’élève, écrivait Necker au roi Louis XVI au commencement de l’année 1781, contre cet impôt en même temps qu’il est un des plus considérables revenus de votre royaume. Il suffit de jeter les yeux sur la carte des gabelles pour concevoir rapidement combien, dans son état actuel, il présente d’inconvéniens, et pourquoi, dans quelques parties du royaume, on doit l’avoir en horreur ; » et le sage ministre, en présentant au roi son mémoire sur l’administration des finances de la France, mettait sous ses yeux une carte sur laquelle étaient indiquées les variations de prix du sel dans les différentes provinces du royaume. Ces divisions étaient tout à fait arbitraires. On comptait alors des pays de grande gabelle, des pays de petite gabelle, des provinces franches, des pays dits « de quart bouillon », (approvisionnés par des sauneries particulières où l’on faisait bouillir, comme autrefois les anciens Gaulois, du sable imprégné d’eau salée et dont les exploitans étaient tenus de remettre dans les greniers du roi le quart de la fabrication, ce qu’on appelait « le quart bouillon, ») enfin des pays « de franc salé » où l’on faisait soit à des villes, soit à des corporations ou à des personnes qui occupaient de grandes charges, des distributions de sel tantôt gratuites, tantôt à un taux inférieur au cours général. Indépendamment de ces grandes divisions, il y avait une foule de distinctions de prix fondées sur des usages, des franchises, des privilèges et surtout des abus de toute nature.

« Une pareille bigarrure, ajoutait Necker, effet du temps, et de plusieurs circonstances, a dû nécessairement faire naître le désir de se procurer un grand bénéfice, en portant du sel d’un lieu franc dans un pays de gabelle, tandis que, pour arrêter ces spéculations destructives des revenus publics, il a fallu établir des employés, armer des brigades et opposer des peines graves à l’exercice de ce commerce illicite. Ainsi s’est élevée de toutes parts dans le royaume une guerre intestine et funeste. Des milliers d’hommes, sans cesse attirés par l’appât d’un gain facile, se livrent continuellement à un commerce contraire aux lois. L’agriculture est abandonnée pour suivre une carrière qui promet de plus grands et de plus prompts avantages ; les enfans se forment de bonne heure et sous les yeux de leurs parens à l’oubli de leurs devoirs ; et il se prépare ainsi, par le seul fait d’une mauvaise combinaison fiscale, une génération d’hommes dépravés. On ne saurait évaluer le mal qui dérive de cette école d’immoralité. »

La contrebande armée était devenue en effet, suivant l’expression de Necker, une véritable carrière lucrative. Le célèbre Mandrin, le roué de Valence, qui tint pendant si longtemps la campagne à la tête de bandes organisées, n’était qu’un général de contrebandiers qui opérait en grand contre les gens du roi ; et l’on sait que le corps de troupes, chargé de combattre l’armée quasi-régulière des faux-sauniers, était de près de vingt-quatre mille hommes, que son entretien ne coûtait pas moins de 9 millions de livres de l’époque, que le faux-saunage donnait lieu, année commune, à trois mille sept cents saisies dans l’intérieur des maisons, qu’on se livrait souvent, pour protéger ou pour attaquer les convois de sel, à des combats meurtriers, qu’on arrêtait dans une seule année, comme contrebandiers, 2,300 hommes, 1,800 femmes, 6,600 enfans avec 500 voitures, 1,100 chevaux, que ces malheureux étaient traduits devant des tribunaux d’exception, que la contrebande du sel était classée au rang des crimes, que près de 1,800 hommes par an étaient condamnés à l’emprisonnement, que 300 étaient envoyés aux galères et que le tiers des forçats qui peuplaient les bagnes et les arsenaux n’étaient autres que des faux-sauniers pris les armes à la main.

De pareils abus ne pouvaient durer longtemps, et la gabelle devait s’écrouler avec le vieil édifice social. Il est juste toutefois de dire, à l’honneur du sage et honnête ministre de Louis XVI, que l’abolition complète de tout impôt sur la gabelle fut un moment l’objet de ses rêves d’économiste ; mais il dut reconnaître bientôt l’impossibilité absolue de remplacer cette taxe indispensable aux finances de l’état par des augmentations de taille ou des impositions d’une autre nature dans un pays épuisé depuis longtemps par la guerre et la famine. Il se contenta de proposer l’égalité du prix du sel dans toute la France, et c’était en fait le moyen le plus honnête et le plus sûr de détruire la contrebande intérieure et de couper court en même temps aux scandaleuses entreprises des fermiers et des traitans. L’année 1789 arrivait. L’assemblée nationale ne fit que reprendre le programme libéral de Necker. Le 27 septembre, elle commençait par réduire le prix du sel dans les greniers ; et le 30 mars 1790 le décret d’abolition de la gabelle était solennellement rendu et accueilli par des cris d’enthousiasme et de reconnaissance dans toutes les parties du royaume.

IV

De toutes les salines de la région de la Méditerranée, celles de Peccais étaient les plus productives. Aujourd’hui encore, malgré les réductions considérables qu’a subies l’impôt sur le sel, elles donnent à l’état un revenu net de plus de 10 millions. D’après le compte-rendu de Necker, la gabelle rapportait au roi 54 millions de livres, c’est-à-dire autant que l’impôt sur toutes les propriétés foncières du royaume. On peut évaluer que les salines d’Aigues-Mortes valaient, alors comme aujourd’hui, le cinquième de toutes celles de la France ; elles constituaient donc pour le roi un revenu de plus de 10 millions de livres, ce qui correspondrait à peu près à une valeur actuelle d’une trentaine de millions.

On comprend tout l’intérêt que le pouvoir royal attachait non-seulement au développement des salines, mais encore aux voies de communication qui permettaient aux fermiers d’écouler vers l’intérieur du royaume les produits de leur riche exploitation ; car la gabelle n’était pas perçue sur la quantité de sel produite dans les marais, mais sur celle qui était en fait vendue et expédiée au dehors. Cet écoulement, qu’on appelait alors la « voiture du sel, » n’était pas toujours commode dans la région marécageuse du bas Rhône. Les salines d’Aigues-Mortes étaient comme des bassins entourés par les méandres des nombreux bras du Rhône aujourd’hui atterris, et le transport du sel ne pouvait se faire qu’en remontant le cours du fleuve. Mais ce fleuve lui-même, qui semblait s’offrir pour faciliter les opérations du commerce, avait des caprices fréquens et des débordemens terribles. Sans parler de ses crues ordinaires, qui devaient de temps à autre dégrader les digues de ceinture des marais salans, occasionner des ravinemens et des atterrissemens considérables et compromettre quelquefois la récolte de l’année, les chroniques de Provence et de Languedoc ont conservé, depuis l’année 1226, le souvenir de plus de trente inondations générales qui ont entièrement recouvert toute la plaine d’une véritable mer d’eau douce et chargée de limons. Il est facile dès lors de concevoir dans quelle situation devait se trouver la plaine comprise entre le Rhône et la mer, au moment de ces grandes crues. Les étangs envahis par les eaux boueuses étaient entièrement bouleversés ; les parties profondes étaient presque comblées par les sables et les limons ; et, sur certains points, la force du courant ou la puissance des remous pouvait créer des affouillemens de plusieurs mètres, dont on retrouve encore la trace. Partout le sel récemment déposé était lavé, entraîné et perdu.

Sans doute, les débordemens du Rhône, en recouvrant le sol de couches successives de limon, en dessalant d’une manière progressive tous ces terrains imprégnés d’eau de mer et par cela même impropres à la végétation, constituaient le meilleur et le plus sûr agent de fertilisation et pouvaient, avec le temps, transformer ces steppes incultes en excellentes terres arables ; mais on se souciait peu alors d’améliorations agricoles à longue échéance, dont les générations suivantes auraient été les seules à profiter, et qu’il aurait fallu payer peut-être au prix de la perte des salines, source féconde de revenu pour la couronne d’abord, pour les fermiers ensuite. Aussi ce fut bien moins pour défendre le territoire lui-même contre les inondations que pour conserver les salines de Peccais que François Ier fit creuser à grands frais, en 1532, une dérivation artificielle du Rhône qui rejetait toutes les eaux du fleuve à l’est, et qu’on appela « la grande brassière du Rhône. » Le fleuve ne coula plus dès lors au sud de la ville d’Aigues-Mortes ; le nouveau lit, qui forme aujourd’hui la limite occidentale de la petite Camargue et sépare le département du Gard du département des Bouches-du-Rhône, fut appelé le « Rhône vif ; » son embouchure à la mer prit le nom de « Grau neuf, graou-naou, » qu’elle a conservé. Les bras délaissés du fleuve ne devinrent bientôt plus que des tranchées sans issue, remplies d’eau saumâtre et croupissante. Le Rhône de François Ier n’a pas tardé à subir le même sort ; il n’est plus navigable depuis longtemps ; les eaux y sont presque stagnantes. Le Grau neuf, oblitéré par les sables, ne s’ouvre à la mer que d’une manière intermittente, et lorsque des pluies persistantes ou des crues exceptionnelles ont fait gonfler les eaux de tous les étangs. Le Rhône vif est devenu à son tour un Rhône mort.

Ce Rhône vif longeait au sud et à l’est les salines de Peccais et permettait ainsi de les desservir avec la plus grande facilité. Un siècle et demi plus tard, vers 1680, on ouvrait au nord les canaux du Bourgidou et de Sylve-Real. Les salines étaient ainsi défendues à la fois des inondations du Rhône par des digues de ceinture et entourées de tous côtés par des voies navigables : au sud et à l’est, par le lit artificiel du fleuve, à l’ouest et au nord par les canaux de Sylve-Real et de Bourgidou nouvellement construits. Une écluse mettait en communication ces canaux et le Rhône vif ; elle existe encore aujourd’hui et porte toujours ce même nom de Sylve-Real.

Cette disposition était très favorable à l’expédition des sels vers l’intérieur du royaume ; car il n’existait point alors, il ne pouvait même pas exister matériellement de routes toujours carrossables dans un pays bas, entrecoupé de marécages, de fondrières, et balayé par les sables mouvans. Le Rhône était la seule voie commerciale qui pût mettre le littoral en communication permanente avec le centre de la France.

Le grand marché des sels du midi était Lyon. Dans les principales villes échelonnées le long du Rhône étaient établis des greniers destinés à l’approvisionnement des pays riverains. De Lyon, qui constituait l’entrepôt général, le sel était distribué en Bourgogne, dans l’Auvergne, dans le Dauphiné et dans presque toutes les provinces du centre et de l’est. Il allait même à Genève et en Suisse. Les relations entre Lyon et les salines de Peccais étaient donc fréquentes, et la remonte du fleuve était la voie la plus naturelle, la seule praticable et pratiquée par les convois de sel. Mais cette navigation n’était pas sans difficultés. Le lit du Rhône, entre la mer et Beaucaire, était sinueux et souvent encombré de bancs de sable. Les débâcles de glace, les basses eaux assez fréquentes, les tempêtes de mistral, qui faisaient rage dans toute la vallée du Rhône, étaient autant de causes de retard et même d’arrêt forcé. Les bateaux devaient quelquefois stationner pendant des semaines entières au milieu de leurs voyages, exposés à des dangers de toute nature, non-seulement pour les marchandises, mais aussi pour les conducteurs. Le « tirage du sel, » depuis les lieux de production jusqu’à Beaucaire, était à lui seul plus pénible que son transport dans tout le reste du pays ; et cette opération lente, incertaine, soumise à des délais et à des interruptions dont les conséquences étaient souvent funestes, avait lieu tout d’abord sur de petits canaux qui contournaient les salines, dans un pays qui ne présentait qu’un dédale de flaques d’eau à peine navigables, presque toutes faciles à traverser à gué, masquées par des lisières de tamaris et de longues forêts de roseaux. C’était plus qu’il n’en fallait pour tenter la cupidité et assurer l’impunité des faux-sauniers ; et de fait, malgré la sévérité des lois, la contrebande du sel, qui était une opération des plus productives, s’exerçait autour d’Aigues-Mortes sur la plus vaste échelle. Les faux-sauniers traversaient sans peine toutes ces petites roubines ; dès la chute du jour, un nombre considérable de batelets plats, légers, dont le tirant d’eau était à peine de quelques centimètres, glissaient en silence sur les étangs. Ce sont ces mêmes bateaux dont le type s’est conservé jusqu’à nos jours et qu’on emploie encore dans les chasses d’eau. Deux hommes les manœuvraient facilement ; le transbordement de la marchandise prohibée avait lieu la nuit par une série de correspondances qui déjouaient la surveillance des gabeliers et de leurs troupes ; et quelquefois même il était possible, lorsqu’il s’agissait de passer d’un étang dans un autre, de soulever à bras le petit esquif, de le transporter pendant quelque temps sur la terre et de continuer ensuite, sans avoir rompu charge, ce voyage aventureux, mais extrêmement lucratif. La configuration du sol se prêtait d’une manière merveilleuse à toutes ces manœuvres, et la répression de la contrebande était presque impossible.

« On sait, écrivaient les intendans de la province en 1637, l’intérêt qu’a le roi d’empêcher le faux-saunage. A grands frais, on y a employé jusques ici toute sorte de précautions et de moyens. Tout a été inutile. On peut même dire, dans l’état présent, qu’il est impossible d’y mettre ordre efficacement. La facilité que les faux-sauniers ont de passer à gué les canaux d’Aigues-Mortes et les marais remplis de roseaux et de broussailles, qui leur servent d’entrepôt et de retraite, leur donnent une sûreté à n’être pas découverts, ni même poursuivis dans ces marais. Outre les salins de Peccais, la nature forme des sels dans la petite et la grande Camargue en divers endroits et principalement à l’étang du Vaquarès, qui est un terrain de deux à trois lieues de longueur. Quoiqu’on ait augmenté le nombre des gardes, qu’on ait fait des brigades de gardes à cheval et qu’on se serve des troupes du roy, cependant le faux-saunage augmente plutôt que de diminuer. »

Ce fut sous l’empire exclusif de ces préoccupations que prit naissance le projet d’une communication directe entre les étangs d’Aigues-Mortes et Beaucaire, sur le Rhône. Le dessèchement des marais, qui était la conséquence inévitable de l’ouverture du canal, ne fut dans le principe qu’une question accessoire ; on n’avait en vue aucune opération agricole ; avant tout on cherchait à mettre le pays à découvert afin de faciliter la surveillance des salines, d’empêcher la fraude et d’éviter aux convois de sel les dangers et les lenteurs de la remonte du Rhône entre l’ancienne écluse de Sylvéréal et la ville de Beaucaire.

Les premières études eurent lieu à la fin du XVIe siècle. Henri IV avait conçu le projet, un peu trop grandiose, de dessécher et de mettre en culture tous les marais du royaume. Il ne trouva naturellement personne en France qui consentît à se charger d’une pareille entreprise. Mais les revenus de la couronne étaient tellement intéressés à l’aménagement des marais du bas Rhône, que l’on regardait comme le seul moyen pratique d’arrêter la contrebande du sel, que le roi s’adressa à un étranger, Humphroy Bradley, maître des digues de Berg-op-Zoom, en Brabant, à qui il céda, par un édit en date du 8 avril 1599, la moitié des palus et marais dépendans du domaine, et de ceux qui appartenaient à des propriétaires qui refuseraient de les dessécher eux-mêmes.

La mort de Henri IV entrava tous ces beaux projets ; mais, dès la minorité de Louis XIII, la question fut agitée de nouveau. Le cardinal de Richelieu venait de décider, pendant son voyage dans le Midi, la création d’un grand port de guerre dans la rade de Brescou, près d’Agde. Désireux de favoriser en même temps les fermiers du roi et les commerçans du Languedoc, du Dauphiné et du Lyonnais, il comprit tous les avantages que présenterait un canal de navigation entre le Rhône et les ports de la Méditerranée. Pour subvenir aux frais de l’entreprise, les droits sur les sels de Peccais furent augmentés « en trois diverses crues jusqu’à 50 sols par minot, » et il est très probable que les travaux auraient été menés rapidement à bonne fin, si la mort du grand ministre et peu après celle du roi n’étaient venues jeter le pays dans d’autres préoccupations.

Toutefois, dès les premières années de la régence d’Anne d’Autriche, le conseil accepta les offres d’un homme obscur et entreprenant, le sieur Jacques Le Brun, de la ville de Brignoles. Le Brun obtint la concession des marais du Languedoc aux mêmes conditions qui avaient été accordées à Bradley ; mais ses procédés arbitraires soulevèrent contre lui les communautés et les seigneurs intéressés, et les états durent s’opposer bientôt à l’exercice de son privilège, qu’il fut d’ailleurs obligé d’abandonner lui-même, faute de moyens suffisans pour exécuter une entreprise trop au-dessus de ses forces. La concession passa en d’autres mains tout aussi inhabiles, et, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, le pays fut tellement absorbé par la préoccupation de guerres continuelles, que les projets pacifiques du dessèchement des marais du Languedoc durent être renvoyés à des temps meilleurs.

Ce ne fut qu’au commencement du siècle suivant, en 1701, que l’affaire fut reprise d’une manière sérieuse. — Le maréchal de Noailles avait commandé pendant plusieurs années en Languedoc ; il offrit au roi de se charger, à ses risques et périls, de la double entreprise du canal et du dessèchement, et de dédommager tous les propriétaires et usagers des marais, moyennant la concession des droits et privilèges déjà accordés à ceux qui avaient échoué dans les tentatives précédentes. Le canal devait toujours avoir Beaucaire pour tête de ligne, et se rendre à la mer en traversant la plaine presque partout inondée.

D’Aigues-Mortes au port de Cette nouvellement créé, la navigation se faisait depuis très longtemps à travers les étangs qui bordent le littoral. Des actes qui remontent aux rois d’Aragon, seigneurs de Montpellier, témoignent de l’intérêt que tout le commerce du Languedoc attachait à cette voie navigable. Mais, malgré tous les efforts de la province, ces étangs s’étaient en grande partie atterris ; et l’on avait reconnu la nécessité de créer un lit artificiel à travers les lagunes plus ou moins desséchées de Frontignan, de Maguelone, de Mauguio et de Pérols. Le canal de Beaucaire et le canal des Étangs ne devaient faire ainsi qu’une seule et même ligne d’eau, qui allait mettre en communication le Rhône avec la Garonne, comme on avait joint naguère l’Océan à la Méditerranée par le canal des deux mers. Le projet du maréchal de Noailles se présentait donc comme le complément indispensable du « canal roïal du Languedoc. » C’était prendre le roi par son faible. On sait, en effet, combien la grande entreprise du canal du Midi avait tenu à cœur à Louis XIV, et de quelles faveurs il avait entouré l’habile ingénieur Riquet, qui en avait dirigé l’exécution. — Colbert surtout le considérait comme une des œuvres les plus glorieuses du règne, et l’illustre Vauban, qui le visitait par ordre du roi, en 1690, pour y mettre la dernière main, s’écriait plein d’enthousiasme : « Je donnerais tout ce que j’ai fait et tout ce qui me reste à faire pour avoir exécuté ce chef-d’œuvre. »

Ce n’est pas que l’idée fût neuve en elle-même et n’eût été plusieurs fois émise. Tacite raconte même que, vers l’an 18 de notre ère, les Romains, maîtres de la Gaule, avaient cherché à relier la Moselle avec la Saône, ce qui permettait de passer du Rhin au Rhône, c’est-à-dire des eaux de l’Océan dans celles de la Méditerranée. On peut lire aussi dans les Mémoires de M. de Basville, intendant de la province de Languedoc, que Charlemagne avait conçu un projet analogue ; mais ce ne furent, à vrai dire, que des rêves de conquérant dont il ne nous est resté aucune trace d’exécution pratique. Ce fut sous François Ier seulement que l’on commença quelques opérations sur le terrain ; et on trouve dans un curieux ouvrage de 1613 de Charles Bernard, intitulé « la Conjonction des mers, » le récit de la visite que les commissaires du roi firent à Toulouse en 1539, où ils ordonnèrent à des « personnes d’expérience » de dresser le plan d’un canal pour la jonction de la mer de Narbonne avec l’Océan « aquitanique. » Le plan existe encore, et le devis des travaux est conservé dans les registres du conseil de l’hôtel de ville. Mais bien que ce projet, considéré alors comme chimérique, ait été presque aussitôt repoussé que proposé, l’idée n’en resta pas moins. Les députés de Languedoc à l’assemblée des états-généraux, tenue à Paris en 1614, ne manquèrent pas de mentionner, dans le cahier qu’ils déposèrent entre les mains du roi, tous les avantages que le pays devait retirer de l’ouverture du canal de François Ier. Depuis lors, la question fut toujours à l’étude ; et, pendant le règne de Louis XIII, de nouveaux projets furent élaborés pour mettre Toulouse et la Garonne en communication, tantôt avec la rivière de l’Aude, tantôt avec celle de l’Hérault ; car on hésitait beaucoup entre diverses solutions, et on ne savait pas encore si l’on donnerait pour tête de ligne au canal le port de la Nouvelle dans l’étang de Sigean, celui de la Franqui dans les lagunes de Narbonne, la petite mer intérieure qu’on appelle l’étang de Thau, — ou les graus navigables qui se trouvaient au sud de Montpellier.

La création du port de Cette, en 1666, décida la question ; et le canal de Languedoc, tel que nous le voyons aujourd’hui, fut définitivement arrêté par Colbert. Celui de Beaucaire à Aigues-Mortes se présentait dès lors comme son prolongement naturel jusqu’au Rhône. Quel que fût l’épuisement des ressources du pays, les moyens financiers étaient toujours les mêmes ; on eut recours à une augmentation de taxe sur les sels, on accorda des privilèges et la cession des terrains riverains aux entrepreneurs du canal. Il ne devait en coûter au roi, suivant l’expression pittoresque de Riquet, que « des parchemins et de la cire, » — et le canal fut décidé.

Les propositions du maréchal de Noailles furent donc rapidement acceptées. Un arrêt du conseil, en date du 29 mars 1701, ordonna que les communautés ecclésiastiques et laïques, et les seigneurs, propriétaires de marais, seraient assignés devant M. de Basville, intendant de la province ; et par lettres patentes du mois de janvier 1702, l’ancien commandant militaire du Languedoc fut solennellement autorisé « à faire dessécher tous les étangs, palus, marais, coustières, lais et relais de la mer, rivières, étangs et terres inondées du Bas-Languedoc, depuis Beaucaire jusqu’à Aigues-Mortes et à l’étang de Pérols, à faire un canal de navigation à travers les terres desséchées depuis Beaucaire jusqu’à Aigues-Mortes, à y établir des bateaux et recevoir les mêmes droits et péages établis au canal roïal de Languedoc. »

A partir de ce moment, le canal de Beaucaire à la mer entra dans sa période d’exécution. Mais les troubles religieux des Cévennes d’une part et les difficultés sans nombre que suscitèrent au maréchal les prétentions des propriétaires riverains, le contraignirent à abandonner bientôt son entreprise, qui passa tour à tour entre les mains de son fils, le duc de Noailles, puis du prince Charles de Lorraine, son allié, et enfin de plusieurs concessionnaires qui furent, les uns après les autres, subrogés aux mêmes droits, mais qui ne purent que commencer la longue et délicate procédure du bornage des marais à dessécher.

Découragés, ils demandèrent, en 1746, à être relevés de leur fardeau. Un arrêt du conseil du roi et des lettres patentes du 8 novembre 1746 accueillirent leur requête et transférèrent tous leurs droits aux états du Languedoc, qui demeurèrent alors chargés, moyennant la propriété de tous les marais, de l’entreprise du dessèchement et de la construction du canal de navigation. Le premier soin des états fut de terminer la procédure du bornage, et le volumineux recueil des lois municipales et économiques de Languedoc peut donner une idée de la quantité de titres et d’actes qu’il fallut réviser et discuter pour réduire à leur juste valeur les prétentions de toutes les communautés, des seigneurs et même des simples particuliers qui réclamaient des droits de propriété ou d’usage sur des marais très difficiles à délimiter et dont l’étendue et l’assiette avaient depuis plusieurs siècles éprouvé des variations bien difficiles à apprécier. Lorsque ce travail préliminaire de légistes et de géomètres fut à peu près achevé, on eut recours aux ingénieurs ; et tout d’abord, en 1768, le sieur Garipuy, directeur des travaux publics de la province, fut, par ordre de M. de Dillon, archevêque de Narbonne et en cette qualité président des états de Languedoc, envoyé en Hollande pour y conférer avec les principaux hydrauliciens de ce pays. On y étudiait alors le problème, aujourd’hui résolu, du dessèchement de la mer de Harlem. La mission de Hollande fut un peu longue ; l’ingénieur Garipuy n’y resta pas moins de douze ans ; il en revint enfin, et dès son retour les chantiers furent ouverts.

On était en 1778. Le bief d’Aigues-Mortes fut commencé le premier : le travail marchait résolument depuis une dizaine d’années ; on avait déjà dépassé la petite ville de Saint-Gilles, dont le port était ensablé au milieu d’étangs à peine flottables, lorsque la révolution éclata. Ce n’était plus le temps de songer à des entreprises agricoles et commerciales ; les états de la province disparurent dans la tempête, et les travaux furent suspendus. Mais l’affaire était trop bien engagée pour ne pas être reprise aux premiers jours de calme, et, dès l’avènement du consulat, un traité du 27 floréal an ix (1801), approuvé le 17 prairial suivant, concéda à une compagnie les droits et privilèges qui avaient été accordés un siècle auparavant au maréchal de Noailles. La concession commença le 1er vendémiaire an X (20 septembre 1801) ; elle devait durer quatre-vingts ans et expirer en 1881. Depuis lors, un décret présidentiel, en date du 27 mars 1852, l’a prorogée de cinquante-huit ans ; aux termes de ce décret, elle doit donc durer jusqu’en septembre 1939, à moins que l’état ne rachète avant cette époque le privilège dont il s’est dessaisi.

Le canal de Beaucaire à la mer est complètement terminé depuis 1811. Il constitue, comme on le voit, une œuvre complexe. L’heureuse compagnie, substituée aux anciens concessionnaires qui avaient tenté infructueusement de mener l’entreprise à bonne fin, a obtenu d’une part le droit de percevoir, d’abord pendant quatre-vingt ans, puis pendant près de cent quarante ans, des taxes de navigation conformes à celles du canal du Midi ; d’autre part, elle a acquis aux termes de son traité « la propriété, incommutable de tous les marais tant supérieurs qu’inférieurs situés dans le département du Gard, entre Beaucaire et Aigues-Mortes et l’étang de Mauguio, appartenant à la république, soit qu’ils proviennent de l’ancien domaine du ci-devant roi, des états de Languedoc, de l’ordre de Malte, de tous les domaines nationaux, ou à quelque titre que ce soit. » Elle jouit en outre du privilège de dessécher les marais appartenant à des tiers. C’est donc à la fois une compagnie de navigation, d’arrosage et de dessèchement.


V

Nous avons vu plus haut qu’il y a à peine un siècle, la vaste étendue de terrain, comprise, dans le territoire du département du Gard, entre le Rhône, la mer et le pied des coteaux qui courent de Beaucaire à Aigues-Mortes, était composée de marais, d’étangs et de terrains vagues et horizontaux que les inondations du fleuve et l’intumescence de la mer noyaient de temps à autre d’une manière à peu près complète, à l’exception de quelques points ccidentellement plus élevés et des salines défendues tant bien que mal par une ceinture de petits canaux et des digues plus ou moins résistantes. L’ouverture du canal de Beaucaire a complètement transformé le pays. Toute cette zone marécageuse, qui n’était autrefois qu’un seul bassin submersible, a été divisée en deux sections : une faible lisière est restée au nord entre le pied des coteaux et le canal, la plus grande partie se trouve au sud et s’étend entre le Canal et la mer.

Le canal a eu tout d’abord pour effet de dessécher en très peu de temps d’une manière complète et de rendre cultivables tous les terrains situés au nord. Séparés des autres marais par une large tranchée, ces terrains, jadis submersibles et presque toujours détrempés, ne communiquent plus aujourd’hui avec les étangs. Ils ne reçoivent plus que les eaux qui tombent sur le versant des coteaux contre lesquels ils sont adossés ; ces eaux restent très peu de temps sur le sol et trouvent bientôt leur écoulement naturel dans le canal d’abord, à la mer ensuite.

Le. desséchement du vaste territoire situé au sud a présenté de plus grandes difficultés, et est loin d’être en aussi bonne voie. Toute cette plaine n’a été, dans le principe, qu’un immense marécage assez semblable aux terres basses du littoral de la Hollande. La petite ville de Saint-Gilles, aujourd’hui entourée de terres cultivées, a été, pendant tout le moyen-âge et jusqu’à ces derniers siècles, un port de mer, ou pour mieux dire un port en rivière et en lagune, car le Rhône et les étangs baignaient le pied de la colline contre laquelle elle est adossée et occupaient exactement la place où se trouve le canal moderne de navigation. Cette lagune est encore très reconnaissable, bien qu’elle soit transformée en terre cultivée ; çà et là des lis marins, de petites forêts de roseaux, des joncs, des soudes et des salicornes rappellent la végétation paludéenne et salée. Le Rhône la traversait jadis et y entretenait une certaine profondeur, dans une véritable rade intérieure très bien disposée pour recueillir les navires qui faisaient le cabotage dans le golfe de Lyon.

Le port de Saint-Gilles, d’après le témoignage d’Astruc, l’un des historiens du XVIIe siècle qui nous ont laissé les renseignemens les plus précis sur la topographie ancienne du Languedoc, fut extrêmement fréquenté pendant les XIe et XIIe siècles. C’est là que la princesse Emma, fille de Roger, comte de Sicile, aborda lorsqu’elle vint en France pour épouser Philippe Ier, qui lui fit faire d’ailleurs un voyage inutile. Le pape Celase II y débarqua en 1118 et Innocent II en 1130. Bertrand, comte de Toulouse, s’y embarqua pour la terre-sainte en 1109 avec quatre mille chevaliers sur quarante galères. Ce fut dans la lagune de Saint-Gilles que Louis VII le Jeune mit pied à terre, en 1148, à son retour de Syrie, et que vinrent aborder quelques années plus tard, en 1162, les ambassadeurs que Manuel Comnène envoya en France. Pendant tout le XIIIe siècle, Saint-Gilles fut un des premiers entrepôts sur notre littoral de la Méditerranée pour toutes les marchandises qui venaient de l’Orient. « Ce lieu, écrivait Benjamin de Tudèle qui le visitait vers 1160, est fréquenté par toutes les nations et par plusieurs insulaires depuis les terres les plus éloignées ; et on y voit en abondance sur ses quais, les drogues, les aromates et les épices du Levant. » Le Rhône les conduisait ensuite au cœur de la France.

Bien que le fond des étangs se fût considérablement exhaussé, le pays présentait encore l’aspect d’une lagune morte la veille du jour où le canal de Beaucaire à Aigues-Mortes vint établir une profonde saignée au milieu des étangs. Mais toute la plaine marécageuse ne devait pas cependant recueillir également le bénéfice du dessèchement. Elle se divise d’ailleurs en deux zones parfaitement distinctes : l’une embrassant le territoire compris entre Beaucaire et Saint-Gilles forme ce qu’on appelle les marais supérieurs ; l’autre comprend toute la partie située entre Saint-Gilles et la mer, ce sont les marais inférieurs. Ainsi que ces noms l’indiquent, les premiers sont à un niveau plus élevé que les seconds ; leur plafond se trouve à peu près à 0m,80 au-dessus du zéro de la mer ; les autres au contraire sont des cuvettes dont le sol est inférieur au niveau de la Méditerranée qui en est assez proche ; l’eau qui les remplit est stagnante, putrescible, toujours saumâtre, souvent salée.

Les marais supérieurs n’ont pas été difficiles à dessécher. Il a suffi de les entourer d’une rigole de ceinture, protégée par une chaussée ; dans cette rigole sont venues se rendre toutes les eaux de la lagune que l’on a évacuées dans le bief inférieur du canal de navigation. L’opération a pleinement réussi ; les marais ont disparu. Les parties les plus élevées sont depuis longtemps livrées à la culture des céréales, les plus basses sont couvertes de fourrages et de plantations de roseaux.

Mais les marais inférieurs sont restés jusqu’à ce jour à l’état de véritables marécages. La plaine de Saint-Gilles à la mer est un bas-fond dont le sol est presque partout en contrebas du niveau de la mer et de celui du canal. Le dessèchement ne peut donc être opéré directement par un simple égouttage ; il ne pourrait avoir lieu que par l’inondation de ces bas-fonds au moyen des eaux troubles du Rhône dont les dépôts exhausseraient le sol d’une manière régulière et continue. Malheureusement le Rhône endigué ne recouvre plus la plaine à l’époque de ses crues, et les eaux du canal lui-même, bien qu’elles soient prises au fleuve, n’arrivent à Saint-Gilles qu’après avoir parcouru un assez long trajet, se clarifient en route, et n’apportent que des quantités de limon tout à fait inappréciables. Au demeurant le Rhône, depuis les travaux d’endiguement moderne, a cessé d’être pour la plaine ce qu’il était autrefois, un agent de fertilisation et de colmatage.

Ces marais inférieurs forment deux bassins distincts : le plus rapproché de Saint-Gilles est le bassin de Scamandre, dont le centre est occupé par un étang dont le plafond est à 1m,50 en contrebas du zéro de la mer ; le plus éloigné est l’étang de Leyran ou Grand Palus, séparé du premier par une ligne de dunes recouvertes de distance en distance par les débris de la Sylve Godesque. Cette lisière plus ou moins boisée est le premier cordon littoral ; c’est l’ancienne limite de la mer, celle qui existait tout à fait à l’origine de notre période quaternaire. L’étang de Leyran est en-deçà ; il a donc fait partie, à une époque géologique récente, du domaine de la mer et n’a été rattaché au continent que par la formation de flèches de sable qui ont donné naissance dans la plaine d’Aigues-Mortes à une succession d’étangs dont les eaux, d’abord saumâtres, deviennent de plus en plus salées à mesure qu’on approche de la plage moderne. L’aménagement agricole du bassin de Scamandre a été très bien conçu et est en bonne voie. Ne pouvant l’assécher, on l’a inondé, et l’ancien cloaque est aujourd’hui remplacé par de magnifiques marais roseliers, dont les produits sont d’un excellent revenu. Mais cette transformation ne s’étend pas sur toute la superficie du bassin, et il reste encore près de 6,000 hectares dont les eaux stagnantes ne sont pas avivées par l’irrigation et contribuent, avec la majeure partie des marécages d’Aigues-Mortes, à entretenir dans le pays un germe de fièvres pernicieuses.

La situation de l’étang de Leyran et de toutes les terres basses qui l’environnent est bien autrement déplorable, non-seulement au point de vue agricole, mais encore et surtout au point de vue de la salubrité publique. Ce n’est pas seulement de l’irrigation qu’il faudrait à ce sol ingrat et saturé de sel dont les plaques blanchâtres miroitent au soleil, c’est une submersion complète d’eau douce, un véritable lessivage. Malheureusement l’entreprise a été à peine tentée ; et les bas-fonds de l’étang ne sont qu’un immense cloaque, malsain, impropre à toute culture et dont l’assainissement, vivement réclamé depuis un demi-siècle, s’impose aujourd’hui de la manière la plus sérieuse à la sollicitude de l’état.

On le voit, l’œuvre complexe du canal de Beaucaire à Aigues-Mortes est loin d’être accomplie. Comme canal de navigation cependant, il a rempli toutes les conditions de son programme. Le canal a une longueur totale de 50 kilomètres environ entre sa prise d’eau à Beaucaire et son point d’arrivée sous les murs d’Aigues-Mortes. Il présente successivement une écluse et un bassin de 810 mètres de développement dans la ville de Beaucaire, à la suite desquels se trouve un premier bief de 2,500 mètres, qui s’étend jusqu’à l’écluse de Charenconne ; — un second bief de 5,500 mètres entre les écluses de Charenconne et de Nourriguier ; — un troisième bief de 9,000 mètres entre les écluses de Nourriguier et de Broussan ; — un dernier bief enfin de 33,000 mètres, qui passe au port de Saint-Gilles et va rejoindre le chenal maritime d’Aigues-Mortes à la mer, au pied même des remparts de la vieille cité de saint Louis.

L’écluse de prise d’eau dans le Rhône n’a pas de chute ; elle est seulement destinée à racheter la hauteur variable du fleuve au-dessus du niveau du premier bief. Les autres écluses rachètent à leur tour la différence de hauteur de 4m, 01 que présente l’étiage du fleuve avec le zéro de la mer à Aigues-Mortes ; et la répartition de ces divers étages d’eau se fait de la manière suivante :


Chute de l’écluse de Charenconne 1m 40
— Nourriguier 1m, 41
— Broussan 1m, 20
Total 4m, 01


Enfin une dernière écluse, dite écluse de garde ou de défense, a été placée, depuis près de cinquante ans, à l’extrémité du canal, à 1 kilomètre seulement d’Aigues-Mortes ; elle empêche les eaux de la mer et celles du Rhône de se mêler dans le bief inférieur. L’eau douce du fleuve arrive donc par le canal jusque sous les murs de la ville et pourrait être déversée dans les marais inférieurs qui sont en contre-bas ; c’est, ainsi que nous l’avons vu, le seul moyen pratique qui permettrait à la longue d’assainir ces marais putrides, de les dessaler, de les convertir en marais roseliers et de faire disparaître les miasmes délétères qui désolent le pays.

Malheureusement, soit par indifférence, soit parce que les bénéfices obtenus par les produits des taxes de navigation et les plus-values des marais supérieurs conquis à la culture lui paraissent suffisamment rémunérateurs, et qu’elle hésite à se lancer dans des travaux pénibles et un peu incertains, la compagnie concessionnaire n’a pas jusqu’à présent entrepris d’une manière sérieuse la mise en culture et l’irrigation de la zone maritime. Elle est donc loin d’avoir rempli de ce chef les obligations qu’elle avait contractées par son traité de l’an IX avec l’état.

D’autre part, les droits de navigation eux-mêmes perçus sur les canaux ont soulevé à diverses reprises les plus vives réclamations du public. Au point de vue de la justice distributive, il est certain qu’on peut regarder comme assez anormal de maintenir de pareilles taxes sur un canal, alors que tant d’autres voies de communication de même nature en ont été affranchies. La question du rachat du canal s’est donc posée d’elle-même ; depuis près de vingt ans, elle est l’objet des vœux les plus ardens et, on doit le dire, les plus fortement motivés de toutes les assemblées locales.

Mais la concession octroyée au canal de Beaucaire ne s’étend pas aux seuls droits de navigation, qui ont perdu d’ailleurs une assez grande partie de leur importance depuis que le pays est sillonné de chemins de fer. Elle comprend aussi les droits de dessèchement et d’irrigation, et ceux-ci lui ont procuré sans contredit des bénéfices bien plus considérables. Sans doute la compagnie n’a pas rempli toutes ses obligations et a reculé devant les difficultés et les incertitudes de l’entreprise du dessèchement des marais inférieurs ; mais, par les irrigations qu’elle a développées sur une grande étendue, elle a donné à d’immenses surfaces de terrain une valeur que les desséchemens n’augmenteront probablement pas, et elle a en même temps concouru, dans une très large proportion, à l’amélioration de la santé publique. On doit donc regarder comme un peu excessive l’opinion des ingénieurs qui prétextent de l’inexécution partielle des engagemens consentis pour réduire dans une proportion notable le prix du rachat, et même pour conclure d’une manière par trop radicale à la déchéance de la compagnie concessionnaire.

Les vœux actuels des populations ne s’opposent pas d’ailleurs à la continuation du privilège de la compagnie en ce qui concerne les améliorations agricoles que tout le monde se plaît à reconnaître ; ils se bornent, à demander le rachat des droits de navigation. Ceux d’irrigation et de dessèchement peuvent être maintenus et même prorogés sans inconvénient pour une durée de temps à débattre en compensation des droits de navigation que la compagnie abandonnerait.

Il est certain que, si le canal de Beaucaire à la mer rentrait entre les mains de l’état, il formerait, avec le canal de la Radelle et celui des Étangs, une voie de navigation libre et continue de plus de 100 kilomètres qui mettrait en communication directe le Rhône, le port d’Aigues-Mortes et le port de Cette. Nul doute par conséquent que, si les taxes de navigation étaient supprimées ou réduites à ce qu’exigeraient les frais d’entretien et de conservation, cette voie, qui tend à être abandonnée aujourd’hui, ne soit de nouveau très fréquentée par le commerce et ne fasse, au grand profit de tous, une sérieuse concurrence au chemin de fer.

Il serait d’ailleurs assez facile d’améliorer le canal et de l’ouvrir à la grande batellerie du Rhône ; il suffirait pour cela de quelques dragages de très peu d’importance qui augmenteraient un peu la profondeur actuelle, qui n’est guère que de 1m,20 ; il faudrait surtout modifier les écluses et leur donner des dimensions suffisantes pour recevoir les bateaux du fleuve. Rien ne s’oppose à cette amélioration. On créerait ainsi un véritable bras artificiel du Rhône, dont le point de départ serait à Beaucaire, qui viendrait, sous les murs d’Aigues-Mortes, se souder au canal maritime et déboucherait ensuite à la mer. Ce serait là très certainement une des meilleures solutions, la plus simple peut-être de cette question des embouchures du Rhône, qui est restée, depuis l’époque romaine, à l’état de problème réputé insoluble et qui faisait dire à Vauban que « les embouchures du fleuve seraient toujours incorrigibles. » Aujourd’hui que des travaux considérables sont entrepris pour améliorer la navigation de notre grand fleuve de la Méditerranée, cette question s’impose plus que jamais à l’attention de tous. Ce sera même pour le commerce, pour l’industrie, pour la navigation fluviale une véritable œuvre de réparation.

Le canal de Beaucaire affranchi de ses droits et rendu accessible à la grande batellerie, c’est une nouvelle porte du fleuve ouverte sur la mer. C’est un nouvel élément de prospérité pour le port de Cette, qui sera désormais en communication directe avec la vallée du Rhône. C’est en même temps la vie renaissant sur les ruines d’Aigues-Mortes et la régénération de l’ancien port de saint Louis qui fut, il y a à peine quatre siècles, le premier port du Languedoc et dont la misère actuelle ne saurait faire oublier l’excellente situation nautique et la grandeur passée.

Charles Lenthéric.
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