La Quittance de minuit/04/10

Méline, Cans et Compagnie (Tome quatrièmep. 219-246).


X

Les ruines de Diarmid.


Francès demeura longtemps immobile et comme atterrée après le départ de Morris Mac-Diarmid. Le bruit des pas de ce dernier avait déjà cessé de retentir sur le pavé boueux de la rue, que Francès restait encore à la même place, ne songeant pas à essuyer les larmes qui emplissaient sa paupière.

Il ne m’a pas remerciée ! dit-elle enfin. Il ne songe qu’à elle !… Mon Dieu ! s’il m’avait aimée ainsi !…

Elle n’acheva point, mais un soupir douloureux souleva sa poitrine.

Le bruit de plus en plus considérable qui se faisait à l’intérieur de la prison vint enfin la rendre à elle-même. Elle s’éveilla, en quelque sorte, et rentra précipitamment. Dans l’enceinte de la prison, les aboiements des dogues redoublaient et se croisaient avec les cris des guichetiers.

Tout était en émoi ; l’aumônier catholique était venu par hasard aussitôt après le départ de Morris, et Nicholas l’avait conduit à la cellule du condamné à mort. L’évasion fut ainsi découverte tout de suite.

— Qui aurait jamais cru cela ? dit le bon Nicholas en gardant son éternel sourire ; le vieux Mac-Diarmid avait l’air d’un si honnête homme !

Ce fut bientôt un tumulte général dans les dortoirs et dans les corridors. Les prisonniers profitèrent de l’occasion pour faire tapage ; les guichetiers s’accablaient mutuellement de reproches ; l’excellent Nicholas pleurait, et le farouche Allan parlait de faire pendre tout le monde.

Mais il ne venait à l’esprit de personne de soupçonner l’issue véritable par où le captif s’était évadé. Suspecter la famille de l’honorable Joshua Daws, esq., sous-intendant du metropolitan-police de Londres ! Il eût fallu pour cela être fou à mettre en cage !

Francès ferma la porte de la rue et composa son visage pour regagner le salon de sa tante. Quand elle reparut en présence de Fenella, ses larmes étaient séchées, et sa physionomie sérieuse avait repris sa tranquillité habituelle.

Toute sa souffrance était enfermée en son cœur.

La soirée n’était pas encore très-avancée, mais lady Montrath, cédant à la fatigue, avait demandé déjà la permission de se retirer. Fenella Daws était seule devant son album ouvert, et tenait son crayon à la main.

Elle cherchait un moyen adroit de relater la visite de lady Georgiana Montrath sur ses tablettes, sans avoir l’air d’y attacher de l’importance, et de cette façon aisée que savent prendre les gens comme il faut.

Suivant sa propre opinion, Fenella était assurément une femme du plus merveilleux ton, mais ce moyen qu’elle cherchait se dérobait obstinément à son subtil génie. Elle avait écrit déjà, puis effacé une demi-douzaine de phrases, parmi lesquelles se trouvait celle-ci :

« Visite aimable de la chère Georgy (lady Georgiana Montrath, femme de George, lord Montrath, pair du royaume-uni), qui est venue nous surprendre et nous demander à dîner sans façon. »

Fenella trouvait la tournure un peu légère.

Tandis qu’elle en cherchait une autre, Francès traversa le salon et se rendit dans l’appartement qu’elle partageait avec Georgiana.

Elle trouva celle-ci accablée sous le poids de ses inquiétudes et de son malheur. Francès, dont le cœur était plein de tristesse, eut néanmoins de douces paroles pour l’encourager et la consoler. Lady Montrath s’endormit, bercée par l’espoir que lui rendait son amie.

Francès veilla ; son cœur était blessé ; le rêve unique et cher de sa jeunesse s’évanouissait devant un brusque réveil qui la laissait vaincue.

Elle souffrait. Mais c’était une belle âme, et sa prière demandait à Dieu le bonheur de Morris et le salut de Jessy…

Morris avait traversé en quelques minutes les rues de Galway. Il marchait maintenant dans la campagne, suivant cette route de Kilkerran déjà bien des fois parcourue.

La nuit était si noire et une brume si épaisse enveloppait la côte que Morris, malgré son habitude du pays, avait peine à trouver son chemin.

L’atmosphère lourde annonçait un orage. De temps à autre, lorsqu’un coup de vent, précurseur de la tempête, soufflait de l’ouest et rasait le rivage, la brume, balayée pour un instant, laissait voir au loin les lumières de Galway et les fanaux rougis des navires à l’ancre dans la baie.

Puis le vent cessait ; la brume éclaircie se condensait de nouveau ; aucun souffle n’agitait plus l’atmosphère immobile.

En ces moments, Morris n’était plus guidé que par son instinct et aussi par un bruit sourd qu’il entendait au-devant de lui depuis sa sortie de la ville, et qui semblait marcher précisément dans la direction de Ranach-Head.

Morris n’aurait point su définir en ce moment la nature de ce bruit, étrange à pareil heure ; c’était comme une troupe d’hommes à cheval, trottant à un demi-mille de distance.

Il y avait des instants où Morris eût juré que cette hypothèse était la réalité. Ce qui le confirmait dans cette opinion, c’est que, malgré l’extrême rapidité de sa course, le bruit restait toujours à la même distance par rapport à lui ; s’il s’en approchait, c’était de bien peu. Mais, d’un autre côté, quel motif assigner à la marche nocturne de ces cavaliers ? La régularité du son semblait annoncer des soldats, et comment penser qu’en un moment où la capitale du comté avait besoin de tous ses défenseurs, on dirigeait des troupes vers la petite ville de Kilkerran, point extrême, que son isolement mettait d’ordinaire à l’abri des agitations politiques ?

À vrai dire, Morris ne se faisait point ce raisonnement tout au long. Sa tête et son cœur étaient trop remplis pour qu’il s’occupât sérieusement de ce bruit, entendu dans les ténèbres. Il allait toujours, hâtant de plus en plus sa course rapide, et dévorant l’espace qui le séparait du salut de sa fiancée.

Il avait maintenant de l’espoir, mais un espoir mêlé de crainte poignante. Le manuscrit de Jessy était un suprême appel qu’elle avait laissé au moment où tout lui manquait.

Et il y avait à présent près de deux jours que cet appel restait pour elle sans réponse.

Deux jours, deux longs jours depuis qu’elle avait ressenti l’atteinte cruelle de la faim !

Oh ! que les minutes étaient précieuses ! Morris ne pouvait se la représenter que mourante, et ce que demandait à Dieu son ardente prière, c’était de prolonger encore durant quelques instants l’agonie de la pauvre victime.

Tout lui était expliqué à cette heure ; il voyait clair en ce dédale où son esprit s’égarait la veille.

Ce bruit de Londres dont parlait Jessy, c’était le murmure sourd de la mer ; ce pain jeté périodiquement à la recluse par une invisible main, c’était la nourriture quotidienne que Pat croyait servir au prétendu monstre, destiné, suivant la naïve croyance des bonnes gens du pays, à la destruction des catholiques. La meurtrière oblique de la prison de Jessy donnait sans doute sur l’escalier de Ranach, et le pain, lancé par cette ouverture, était venu tomber à la base du cap.

Tout cela était vrai. Mais Morris précipitait sa course désespérée, parce que toutes ces explications ne valaient pas une bouchée de pain pour pauvre fille affamée.

Il entendait à chaque instant, plus prochain, ce roulement régulier qu’il prenait pour le trot d’une troupe de cavaliers. Cependant il ne voyait rien encore, tant les ténèbres étaient profondes ; mais une circonstance vint dissiper le reste de ses doutes.

À moitié chemin de Kilkerran, une voix s’éleva tout à coup au-devant de lui, criant le qui-vive militaire. En même temps tout bruit de marche cessa pour faire place au son presque imperceptible du galop isolé d’un cheval.

On ne répondit point au qui-vive, qui fut répété d’une voix forte et menaçante.

Le cheval au galop approchait de Morris. Au moment où retentissait le troisième qui-vive, un cavalier passa dans l’ombre comme un tourbillon, et si près, que le jeune maître put distinguer l’uniforme rouge des dragons de la reine.

C’était le major Percy Mortimer qui se rendait à Galway pour faire tête à ses accusateurs.

Tandis qu’il soutenait la tête d’Ellen endormie dans la galerie du Géant, l’idée lui était venue que l’heiress voulait le tromper encore et l’éloigner une seconde fois du danger, à l’aide d’une pieuse supercherie. Or, à tout prix, il voulait combattre et vaincre.

Profitant du sommeil d’Ellen, il s’était dérobé doucement, la laissant endormie sur sa mante. C’était son pas que Jermyn, à l’affût, avait entendu sur le galet.

Ellen lui avait appris d’avance où il trouverait des chevaux, et tout en galopant sur la route de Galway il se disait :

— Demain je reviendrai vainqueur… elle sera bien heureuse, et sa joie m’obtiendra mon pardon !

Pauvre Ellen !…

Morris ne reconnut point le major.

La troupe de cavaliers qui se remettait en marche à ce moment était composée aussi de dragons de la reine, commandés par le colonel Brazer. Elle avait pour guide Kate Neale, la femme d’Owen, qui voulait venger son père assassiné par les Molly-Maguires.

L’orage imminent avait empêché les dragons de s’embarquer, suivant le premier conseil de Kate, et ils venaient prendre leurs quartiers à Kilkerran, d’où l’on pouvait apercevoir le feu de Ranach-Head.

La certitude acquise par Morris qu’il avait devant lui des soldats saxons lui fit abandonner la route battue. Il se jeta dans les champs voisins, et poursuivit sa course en côtoyant la ligne parcourue par les dragons.

Il arriva en même temps qu’eux à la hauteur du parc de Montrath. En ce moment l’orage commencé avait déjà balayé la brume ; le ciel noir ne laissait pas échapper une seule goutte de pluie, mais le vent se déchainait avec une rage croissante, pliant comme des tiges de blé les chênes séculaires du parc.

Entre les troncs, une lueur apparaissait du côté des ruines de Diarmid, et lorsque Morris enfila enfin une des longues avenues, il vit briller, au bout, le feu du cap Ranach.

Il serra sa ceinture autour de ses reins, secoua ses grands cheveux alourdis par la sueur, et brandit son shillelah en donnant une impulsion nouvelle à sa course.

Les dragons étaient maintenant devancés. Morris ne savait pas s’ils continuaient leur route vers le cap ou s’ils longeaient, à gauche, les murailles du parc pour descendre à Kilkerran.

Que lui importait cela ? Il mettait sa main devant sa bouche pour protéger sa poitrine haletante et déchirée. Il allait, il allait !

Quelques minutes encore, et il passait devant le château neuf, sans jeter un regard sur ses fenêtres derrière lesquelles des lumières couraient en tous sens.

Un dernier élan le porta au pied des tours de Diarmid. Il s’arrêta durant une seconde, parce que le souffle lui manquait. Un murmure sourd venait du côté de Montrath, et l’air se chargeait d’une odeur de fumée.

Morris ne tourna pas même la tête. Il entra dans le réduit de Pat.

Le trou était éclairé par une branche de pin fichée dans la muraille ; à l’entrée de Morris, une voix lamentable s’éleva.

— Oh ! Mac-Diarmid, mon fils cher, disait-elle, sur votre salut, ayez pitié d’un pauvre malheureux ! Ils m’ont attaché là, dans ma propre maison, avec des cordes qui m’entrent dans la chair !… Ils vont amener le monstre… Ah ! Seigneur Dieu ! que leur ai-je fait pour être si cruellement puni ?… C’est un tigre, Morris, et je sens déjà mes os craquer sous ses dents de fer !

Le pauvre Pat était en effet solidement garrotté et gisait sur sa paille.

— Où est-elle ? demanda Morris, qui ne pouvait avoir qu’une seule pensée.

— Est-ce donc une lionne ? s’écria le malheureux valet de ferme. Oh ! Seigneur Jésus !… Sainte Vierge !… bienheureux anges, ayez pitié de moi !

Il se roulait sur la paille en poussant des gémissements inarticulés. Ses dents claquaient, ses cheveux se hérissaient sur son crâne chétif.

Morris le saisit par le bras et le secoua violemment :

— Où est-elle ? répéta-t-il avec menace, où est sa prison ?

Pat se roulait en hurlant.

Morris allait le saisir aux cheveux, lorsqu’une pensée soudaine traversa son esprit. Il se releva brusquement et pressa son front à deux mains en tâchant de se recueillir.

Quelqu’un l’avait devancé dans les ruines, puisque Pat, garrotté, gisait sur la paille de sa couche. Étaient-ce les Mac-Diarmid ? était-ce un ennemi ?…

Le nom de lord George vint à la lèvre de Morris, et une angoisse terrible lui serra le cœur.

Il se pencha de nouveau vers Pat, qui ne bougeait plus.

— Est-ce lord George Montrath… ? commença-t-il.

— Oh ! oui, mon bijou ! interrompit précipitamment le pauvre diable ; c’est milord, notre bon lord, et son intendant Crackenwell !

Morris sentit fléchir ses genoux.

— Où sont-ils ? s’écria-t-il d’une voix étouffée.

— Sainte Vierge ! qui peut le savoir ?…

— Par où sont-ils allés ?

Pat montra du doigt la petite porte où nous l’avons vu disparaître la veille avec ses trois pains d’avoine et sa cruche d’eau.

La porte était entr’ouverte. Morris s’y précipita.

Morris se trouva tout d’abord engagé dans ce long corridor encombré de débris qui servait de chemin à Pat pour gagner le premier étage de la tour voisine.

Durant quelques pas, un faible reflet de la lumière répandue par la branche de pin éclaira encore la marche de Morris ; mais, au premier coude, il se trouva plongé subitement dans des ténèbres complètes.

Il avança, tâtonnant des pieds et sondant le terrain devant lui à l’aide de son shillelah.

Depuis son entrée dans le corridor, il ressentait une sorte de commotion périodique, accompagnée d’un bruit étouffé. Il espérait se guider d’après ce bruit, dont il devinait vaguement la nature, mais il était arrivé au bout du corridor et son bâton rencontrait partout des murs épais.

Le bruit se faisait entendre maintenant presque immédiatement au-dessous de lui. Il n’y avait plus désormais à s’y méprendre : c’était une pioche attaquant la maçonnerie d’une muraille.

On descellait le tombeau de la pauvre Jessy.

On trouvait peut-être son agonie trop lente, et l’on voulait en finir d’un seul coup avec cette vivante preuve d’un crime.

Morris avait besoin de toute sa force pour contenir le cri qui voulait jaillir de sa poitrine.

Aux chocs précipités de la pioche se mêlait maintenant le bruit plus sourd des grosses pierres qui tombaient une à une.

Morris entendait tout cela, et il demeurait comme enchaîné lui-même entre les murs infranchissables d’une prison.

Il revint sur ses pas ; mais nulle ouverture n’existait le long des parois du corridor ; du moins ses doigts, qui cherchaient avidement, n’en rencontraient aucune.

Il allait regagner la retraite de Pat et le trainer dans la galerie, lorsque son pied trébucha au bord d’une sorte de trou.

Il se baissa vivement ; ce trou était l’orifice d’un escalier ruiné que remplaçait maintenant une échelle.

Morris en descendit les degrés avec rapidité, mais sans bruit.

Arrivé au bas, il aperçut une lueur à quelques pas de lui. Cette lueur n’était qu’un reflet ; un angle de muraille lui cachait la lumière principale.

Il se glissa sur la terre humide et parvint jusqu’à l’angle, au delà duquel il y avait deux hommes éclairés par une lanterne.

L’un de ces deux hommes, appuyé sur le manche d’une pioche, essuyait la sueur qui découlait de son front ; l’autre, travaillant avec ses mains, achevait de rendre praticable l’ouverture que son compagnon avait entamée.

L’un après l’autre ils dirigèrent les rayons de la lanterne à l’intérieur.

— Elle est morte, dit le premier, qui était Jord George.

Le sang de Morris se glaça dans ses veines.

— Non pas, non pas ! répliqua Crackenwell ; je l’ai vue faire un mouvement… Sur ma foi ! milord, vous ne savez pas, je le vois bien, comme les femmes ont la vie dure !

Il arracha encore deux ou trois pierres, et pénétra dans la prison de Jessy.

Montrath le suivit.

Morris vint se mettre au-devant de l’ouverture.

Jessy était étendue au milieu de la chambre, pâle et sans mouvement, mais l’un des pains d’avoine, à demi dévoré, prouvait qu’elle avait pu profiter de la munificence tardive de Pat.

Crackenwell tourna l’âme de la lanterne de manière à éclairer successivement toutes les parties de la prison. Montrath suivait du regard la lumière ronde qui courait le long des murailles noires et humides.

— J’aurais succombé vingt fois dans ce tombeau ! murmura-t-il.

L’intendant fit un geste équivoque.

— Il est certain, répliqua-t-il, que cet appartement laisse beaucoup à souhaiter… mais l’habitude, milord, l’habitude !… La petite avait eu le temps de se faire à tout cela !

Morris écoutait et regardait. Cette froide barbarie de l’intendant ne lui causait aucun surcroit de colère. Il ne savait pas encore ce qu’il allait faire. Il ramassait les forces de son corps et de son esprit. Il bandait en quelque sorte les puissants ressorts de son être, afin de dominer toute résistance au moment venu de la lutte.

Sa tête seule dépassait les parois de l’ouverture pratiquée par Crackenwell, Son regard demeurait fixé sur Jessy, que lui cachaient à moitié le lord et son complice.

Crackenwell s’agenouilla, et mit sa main sur le cœur de la recluse.

— Ma foi ! dit-il, ça ne bat pas très-fort !… Je crois que nous sommes venus au mauvais moment… Si nous avions pu attendre quelques heures seulement, nous aurions esquivé l’embarras de chercher un nouveau domicile à la petite.

Sa main glissa sur la poitrine amaigrie de Jessy, et monta jusqu’à son cou.

La tête de la recluse était renversée ; les longs doigts de Crackenwell lui firent comme un collier.

Il regarda Montrath en face.

La lanterne qu’il avait posée à terre éclairait son visage, où se lisait une question diabolique.

Morris ramassa ses jarrets sous lui, prêt à bondir en avant.

Au contact de la main de l’intendant, Jessy avait ouvert ses yeux, qui s’étaient refermés aussitôt avec épouvante.

Non ! non ! murmura le lord en frissonnant ; si vous voulez la tuer, Robin, laissez-moi remonter là-haut…

Crackenwell eut un sourire de souverain mépris. Ses doigts s’arrondissaient toujours autour du cou de Jessy, qui poussa une plainte faible.

Morris franchit l’ouverture et marcha vers les deux complices. Il n’avait pour arme que son shillelah. Les canons damasquinés de deux pistolets brillaient à la ceinture de Montrath.

Crackenwell entendit le premier le bruit de la marche de Morris.

Pat ! misérable coquin ! s’écria-t-il, oses-tu bien venir épier tes maîtres ?… Faites feu sur lui, milord !… Tuez-le comme un chien, ou nous allons être à sa merci !

Il s’était relevé vivement, lâchant le cou de Jessy, qui fit effort pour se redresser, et appuya ses deux mains contre le sol.

Il dirigea l’âme de la lanterne vers le prétendu Pat. Montrath arma un de ses pistolets.

Au lieu de Pat, l’intendant et lui virent avec stupéfaction un homme de grande taille qui s’avançait d’un pas ferme et la tête haute.

Crackenwell gronda un blasphème, et dégaina le long couteau qu’il avait passé à sa ceinture.

Montrath n’était lâche que vis-à-vis du souvenir de son crime. C’étaient les menaces de ses complices qui lui faisaient peur. En face d’un danger physique, il retrouva le sang-froid d’un homme.

Passé maître, comme tout gentleman, au maniement du pistolet, il visa résolument l’intrus au cœur et pressa la, détente. Le coup partit, mais au moment même où la poudre s’enflammait, le shillelah de Morris avait sifflé décrivant une courbe rapide.

La balle alla s’écraser contre les pierres de la muraille.

L’arme s’échappa de la main du lord, dont le bras brisé retomba, inerte, le long de son flanc.

— Ne touchez pas à votre autre pistolet, Montrath ! dit la voix impérieuse du jeune maître, ou je vous tue.

Au bruit de l’explosion, Jessy, trop faible, s’était affaissée de nouveau sur la terre en poussant un gémissement étouffé. Ses yeux troublés n’avaient point pu reconnaître Morris.

Il n’en était point de même de Robert Crackenwell, qui baissait la tête maintenant et croisait ses bras sur sa poitrine.

— Milord, dit-il en voyant que Montrath, malgré l’ordre reçu, portait la main à son second pistolet, vous n’avez plus qu’un bras, n’essayez pas de résister, nous avons affaire à Morris Mac-Diarmid, et le diable sait ce qui nous l’envoie… Le plus sage est d’en passer par ce qu’il voudra.

— Nous sommes deux contre un ! s’écria Montrath dont le pistolet sortait déjà de sa ceinture à moitié.

Morris avait le shillelah levé.

Crackenwell s’élança sur Montrath, et se chargea lui-même de le contenir.

— Permettez ! répliqua-t-il ; contre Morris Mac-Diarmid, c’est quatre qu’il faut être… La bataille est finie ; capitulons.

Montrath se débattit durant un instant, puis il baissa les yeux d’un air sombre, et demeura immobile.

Morris resta pensif durant une seconde. Ces deux hommes étaient en son pouvoir, et sa raison lui disait que, s’il les laissait échapper, le danger pourrait renaître plus terrible.

Mais tuer froidement les ennemis qui ne se défendaient plus…

Jessy était là cependant, couchée toujours sur la terre froide. Elle ne bougeait plus. Sa figure maigre et pâle accusait l’état de faiblesse suprême auquel sa longue torture l’avait réduite. En ce moment, une minute perdue pouvait être la mort.

Morris arracha, sans éprouver de résistance. le dernier pistolet de Montrath, et le mit à sa propre ceinture. Puis il désigna du doigt silencieusement le trou pratiqué dans la muraille, quelques instants auparavant, par Crackenwell.

L’intendant ne se fit point répéter cet ordre muet. Il entraîna Montrath, sans mot dire, vers l’ouverture, qu’il franchit précipitamment.

Quand il fut de l’autre côté, il poussa un long soupir de bien-être,

— Nous sommes perdus ! dit lord George.

— Pas encore ! répliqua tout bas Crackenwell. C’était bon tout à l’heure quand nous étions sous la massue de ce diable de sauvage… maintenant… Mais sortons d’ici d’abord, car il pourrait bien se raviser, et je crois toujours le sentir sur mes talons !…

Morris était seul dans la prison auprès de Jessy évanouie. Les battements du cœur de la pauvre recluse étaient si faibles que la main de Morris les chercha en vain. À la toucher ainsi livide, glacée, immobile, il la vit morte, et un navrant désespoir entra dans son âme.

Il n’était donc venu que pour assister au dernier effort de son agonie !

Lui qui avait devancé sur la route de Kilkerran les dragons à cheval, il se reprochait amèrement la lenteur de sa course !

Il s’accusait lui-même, et il accusait Dieu impitoyable !

Et rien dans cette tombe nue pour secourir sa fiancée !…

Durant un instant, la vigueur de son corps robuste fléchit à tel point qu’il ne trouva pas la force de soulever Jessy pour la porter sur sa couche.

Le poids diminué de la pauvre enfant était encore trop lourd pour son bras qu’amollissaient l’angoisse et le découragement.

Enfin sa main tremblante, qui interrogeait toujours la poitrine de Jessy, sentit un imperceptible battement.

Le souffle lui manqua, tant il eut de joie ! Il tourna vers le ciel ses yeux chargés d’ardente gratitude, et demanda grâce à Dieu pour avoir douté de sa miséricorde. Son courage était revenu. Il était fort. Il prit Jessy entre ses bras avec plus de précautions que mère n’en mit jamais à porter le corps frêle d’un enfant adoré ; il la déposa sur le lit bien doucement, et courut tremper son mouchoir dans l’eau froide de la cruche.

Il baigna les tempes et le front de Jessy.

En même temps, à l’aide de ses habits dont il se dépouilla, il réchauffait le corps perclus de la pauvre fille.

Comme elle était changée ! comme la souffrance avait creusé ses joues pâles ! Qu’il y avait de tortures longues et cruelles inscrites sur ce front désolé ! Mais qu’elle était belle encore ! que de douceur angélique restait parmi les traces de son martyre !

Oh ! Morris l’aimait ! il lui eût tout donné en ce moment, ses espérances et ses devoirs, et jusqu’au salut éternel de son âme !

La chaleur revenait peu à peu. Morris, penché au-dessus du visage de sa fiancée, et guettant avidement un premier signe de vie, ressentit comme un souffle faible. C’était Jessy qui respirait.

Le cœur du jeune maître bondit de joie dans sa poitrine.

Oh !… le souffle augmentait ; il soulevait le sein ; les lèvres s’entr’ouvraient ; ce pauvre petit bras, dont la peau blanche et transparente montrait ses veines bleues, avait remué un peu ; Morris en était sûr !…

Vierge sainte, et Jésus ! que de prières promises ! que de riches quenouilles de chanvre à suspendre aux voûtes bénites de la paroisse de Knockderry !

Bons anges ! encore une oraison au pied du trône d’or de Dieu !

Jessy revivait. Un fugitif incarnat remontait lentement à sa joue.

Morris la contemplait, heureux, suivant avec une allégresse naïve les progrès de son retour à la vie.

Il avait à la lèvre un sourire caressant et doux. L’homme fort, créé par la main de Dieu à la taille d’un héros, mouillait ses yeux de larmes et pliait comme un enfant faible sous l’émotion chère de son bonheur.

Mais tout à coup un nuage passa sur son sourire. Depuis quelques minutes Jessy emplissait son âme. Il ne pouvait penser qu’à elle. Il avait oublié complétement l’intendant et le lord.

Ce souvenir envahit son esprit à l’improviste, et il tourna la tête vers l’ouverture, comme s’il se fût attendu à voir surgir de l’ombre une apparition ennemie.

Il n’aperçut rien, et le silence régnait dans les couloirs voisins.

Les lèvres de Jessy rendirent un son. Morris se tourna vivement. Il avait de nouveau oublié son inquiétude.

Puis ce fut le délire de la joie ! Jessy s’agita sur le lit et ses beaux yeux s’entr’ouvrirent.

Elle regarda Morris, comme si elle se fût attendue à rencontrer son visage aimé au réveil.

Elle jeta ses bras autour de son cou et le baisa en souriant. Elle avait refermé les yeux de peur que son beau rêve ne s’enfuît.

Ils restèrent longtemps embrassés. Ils n’avaient point de paroles.

Ils se recueillaient en leur félicité muette.

Puis Morris se redressa brusquement et mit le pistolet à la main. Il avait entendu comme un bruit sourd dans la direction de la retraite de Pat.

 

Montrath et Crackenwell, en sortant de la prison ouverte, avaient traversé la pièce voisine et monté en silence l’échelle qui conduisait à la demeure de Pat.

Arrivé dans le corridor obscur où Morris s’était perdu naguère, Crackenwell s’arrêta.

— Nous pouvons causer maintenant, dit-il.

Le sauvage en a pour longtemps à s’attendrir auprès de la petite… C’est une affaire fort bizarre, ma parole d’honneur !

— Nous sommes perdus ! murmura Montrath accablé.

— Laissez donc ! on a vu des gens revenir de beaucoup plus loin… ; et, s’il y a quelqu’un de perdu en tout ceci, c’est le coquin de sauvage !

— Je ne vous comprends pas, répliqua Montrath, à qui son bras fracturé arrachait de temps en temps une plainte sourde.

Crackenwell haussa les épaules en pure perte, à cause des ténèbres qui l’entouraient.

— Je vous dis, reprit-il, que Mac-Diarmid en a pour longtemps là-bas auprès de notre petite lady… Nous avons défait un mur cette nuit, nous pouvons bien clouer une trappe et la recouvrir de terre.

— Ah !… fit le lord, dont la prunelle s’écarquilla dans l’ombre.

Nous allons retirer l’échelle, poursuivit froidement l’intendant, cela coupera le chemin au sauvage et nous donnera du loisir… En une demi-heure je me charge de boucher le trou si bel et si bien que tous les Mac-Diarmid réunis ne sauraient qu’y faire.

— Ah !… dit encore Montrath, et ensuite ?…

— Ensuite ?… à la grâce du diable !

Il se baissa et saisit les deux montants de l’échelle qu’il essaya de soulever. Cette tâche était au-dessus de ses forces, et le lord, qui n’avait plus que son bras gauche, ne put lui être d’aucun secours.

J’aurais mieux aimé faire cette besogne à nous deux, dit l’intendant d’un air chagrin ; mais il y a de bons garçons parmi vos laquais, à Montrath, et j’en sais plus d’un qui nous donnera volontiers un coup de main… Nous prendrons en même temps des armes, car il faut tout prévoir, et, cette fois, nous jouons notre reste… Partons !

Ils se mirent en marche vers la retraite de Pat, qui était la seule sortie des ruines de ce côté.

Au bruit de leurs pas, le malheureux valet de ferme cacha sa tête dans la paille et récita un De profundis à sa propre intention.

Crackenwell et Montrath passèrent sans prendre garde à lui. Ils franchirent le seuil. Mais à peine eurent-ils mis le pied dehors qu’ils poussèrent tous deux un cri et s’arrêtèrent stupéfaits.

Une grande lueur illuminait les environs et mettait des teintes rouges sur les feuillages épais du parc.

Le ciel semblait embrasé.

— C’est le château qui brûle ! balbutia Cracenwell.

Le lord ne répondit point.

Tandis qu’ils restaient irrésolus à contempler l’incendie, cinq ou six formes noires glissèrent dans l’espace brillamment éclairé qui était entre eux et le château.

Avant même que l’idée de fuir leur vint, ils étaient cernés de tous côtés par des hommes masqués de toile.

Parmi ces hommes, une clameur joyeuse s’éleva.

— Nous les tenons ! nous les tenons ! s’écrièrent-ils ; aux galeries !…

En un clin d’œil Montrath et l’intendant furent solidement garrottés. Les hommes masqués de toile qui venaient de les assaillir les poussèrent avec rudesse et les contraignirent de se diriger vers le château en flammes.