La Quittance de minuit/03/10

Méline, Cans et Compagnie (Tome troisièmep. 167--).


X

La loge supérieure.


Galway présentait l’aspect d’une ville prise d’assaut. Ce n’était partout que tumulte, qu’ivresse folle et que bruyantes luttes à travers les rues.

Les repealers étaient maîtres de la cité. Ils avaient gagné tant et tant de courage au fond des cruches de potteen, qu’ils s’étaient aperçus enfin du petit nombre de leurs insolents adversaires. Ils avaient compris que leur multitude pouvait attaquer à coup sûr une poignée d’orangistes enragés, mal soutenus par les protestants timides, par les modérés, par les indécis, par toute cette cohorte irrésolue enfin qui forme la majorité des élections torys en Irlande.

Les repealers avaient battu les orangistes et couvert de boue James Sullivan, le saint devant le Seigneur ; ils avaient brisé les hustings, insulté les magistrats et porté leur candidat en triomphe.

Mais, comme ils étaient ivres outre mesure, ils ne s’étaient point arrêtés à temps dans leur victoire. Ils avaient mis en fuite les scrutateurs du poll, et au lieu d’une élection gagnée, ce n’avait été qu’une vaine bataille à coups de poing.

En Angleterre, et surtout en Irlande, il faut assurément bien des choses pour annuler une élection. Les trois quarts du temps le poll est une immense orgie, dont la comédie anglaise a vingt fois retracé les repoussantes extravagances ; mais tout en buvant on vote d’ordinaire ; tout en se battant on fait œuvre d’électeur. Ici on avait bu, on s’était battu, mais on n’avait point voté.

L’émeute avait envahi les hustings dès l’ouverture du scrutin. C’est à peine si on avait laissé le cher William Derry prononcer un tout petit bout de speech. Quant à James Sullivan, il n’avait pas encore ouvert la bouche, qu’il était déjà dans le ruisseau.

Et pendant toutes ces scènes de tumulte, la force armée était restée invisible. Quelques agents de police seulement s’étaient montrés çà et là, tout exprès pour recevoir d’énormes coups bâton sur le dos.

Le sous-shérif, escorté de quatre constables, était bien venu lire d’une voix tremblante le fameux riot-act (loi contre les rassemblements) ; mais il n’y avait derrière lui, pour faire feu sur la foule, qu’une douzaine de dragons, amenés à Galway par le colonel Brazer.

Les dragons, les constables et le sous-shérif, durent se retirer plus vite qu’ils n’étaient venus.

Quant aux défenseurs naturels de l’ordre dans le comté de Galway, quant aux troupes commandées par le major Percy Mortimer, on ne les vit nulle part. Les orangistes avaient compté d’abord sur leur secours, car ils savaient que Mortimer était toujours à son poste ; mais aujourd’hui Mortimer ne venait point, et les partisans du Repeal, parmi lesquels des bruits vagues avaient circulé dès le matin au sujet de l’attaque dans le bog, ne s’en montraient que plus âpres à la besogne.

Les membres les plus importants du parti orangiste s’étaient retirés prudemment de la lutte, aussitôt que l’absence du major et de ses dragons avait été constatée. Le colonel Brazer avait tempêté contre Mortimer, l’accusant de trahison, et jurant qu’il le ferait passer devant un conseil.

La bataille s’était continuée entre la populace des deux partis ; puis on avait recommencé à boire pour trouver la force de se battre encore.

Il était trois heures de l’après-midi environ. Le tumulte s’était éloigné peu à peu du centre de la ville, pour se rapprocher des faubourgs où foisonnaient les tavernes. Les maisons notoirement connues pour être habitées par des orangistes, et qui, jusqu’à cette heure, avaient tenu leurs portes soigneusement closes et barricadées, commencèrent à s’ouvrir. Des domestiques avancèrent dans la rue leurs faces effrayées, puis ils rentrèrent pour faire sans doute leur rapport à leurs maîtres.

Ceux-ci se montrèrent à leur tour, enveloppés de carricks, pour se donner une tournure moins suspecte et ressembler un peu à des campagnards catholiques.

Ils regardèrent à droite et à gauche, timidement, puis ils prirent leur course en se dirigeant tous vers le Lynch’s-Castle. Ils avaient tort de craindre en ce moment. C’était comme un instant d’accalmie au milieu de la tempête. Pour la cinquième ou sixième fois depuis la veille, le bruit que Daniel O’Connell était arrivé venait de circuler dans la ville. On ne songeait qu’à boire et à fêter dignement l’entrée du Libérateur.

Parmi les personnages qui se dirigeaient ainsi vers le Lynch’s-Castle, nous eussions reconnu l’austère Joshua Daws et le bon juge Mac-Foote. Ce dernier avait accablé Fenella de délicatesses et de galanteries. Il lui avait dit, le malheureux ! qu’elle était belle, tant il est vrai que l’ambition peut porter l’homme aux plus surprenants de tous les excès ! En outre, il avait exécuté sa promesse, et mistress Daws était installée depuis quelques heures dans l’appartement vacant du surveillant des prisons. Pour une femme considérable dans Poultry comme était Fenella Daws, cet asile était vraiment plus convenable qu’une simple chambre d’auberge. Elle avait vue d’un côté sur la prison, ce qui devait lui permettre d’observer les mœurs des captifs, et d’enrichir son immense portefeuille de considérations très-importantes. De l’autre côté, ses fenêtres donnaient sur la rue, et sa maison avait une porte de sortie qui communiquait sans entraves avec le dehors. De sorte que Fenella Daws jouissait de tous les agréments de la prison sans en connaître les ennuis ; et tout cela gratis, ce qui est une considération.

Une liaison formée sous de si heureux auspices devait marcher très vite. Joshua Daws, malgré son austère importance, avait laissé voir qu’il était touché des soins obligeants de Mac-Foote. Les deux dignes gentlemen faisaient maintenant une paire d’amis. Ils allaient bras dessus bras dessous par les rues où circulaient des groupes bruyants. Daws, sous son carrick d’emprunt, affectait du calme et de la hauteur ; Mac-Foote baissait les yeux d’un air contrit ou souriait doucement aux passants, suivant les circonstances.

Parfois, le hasard rassemblait les groupes dispersés. Il se formait instantanément une cohue compacte. La foule déguenillée s’agitait en poussant des clameurs folles. Au coin des rues, les enfants dansaient, les femmes ivres chantaient, les garçons continuaient les joies de la journée en s’allongeant de bons coups de shillelah. Et parmi tous les cris confus, parmi toutes les paroles bruyamment échangées, un nom dominait, prononcé à la fois par les hommes, par les enfants et par les femmes :

— Daniel O’Connell ! Daniel O’Connell !

Il était arrivé ; on l’avait vu passer, accompagné de son état-major fidèle. Il venait pour soutenir William Derry, son protégé. C’était le cas de boire davantage et de crier jusqu’à faire saigner les poumons.

Le juge Mac-Foote et Josuah Daws continuaient leur route en gardant la meilleure apparence possible. Sur leur passage, les mendiants tendaient la main, moitié riant, moitié menaçant. Les vieilles femmes, sans respect pour leur caractère, venaient les regarder sous le nez, et enfin la foule des catholiques les saluait au passage par des acclamations au moins équivoques.

— Cher monsieur, disait Josuah Daws, si j’avais seulement ici une centaine de nos policemen de Londres, toute cette canaille se tairait, ou elle verrait beau jeu !

— Londres est un paradis, monsieur et cher confrère, répondait Mac-Foote. Nous sommes de pauvres sauvages, et nos institutions sont à l’état d’enfance… Laissez mourir le vieil O’Connell, et vous verrez que peu à peu cela prendra une autre tournure !

La cohue, de loin et de près, répétait avec ses mille voix mugissantes :

— O’Connell ! O’Connell ! O’Connell !…

Après un demi-quart d’heure de marche, nos deux amis s’arrêtèrent devant une maison de médiocre apparence, située tout auprès du Lynch’s-Castle. Cette maison avait pour entrée une allée étroite et obscure. Mac-Foote et Daws s’y engagèrent.

— Mon cher collègue, dit le juge, le message du digne colonel Brazer, qui nous convoque en ces circonstances difficile, est assurément fort pressant ; mais je doute néanmoins que nos frères puissent omettre le cérémonial en usage pour l’entrée d’un membre étranger… Je vous avertis que cela fait toujours un certain effet ;… moi-même, je ne vous le cache pas, je ressentis une émotion pénible lorsque je fus soumis aux épreuves pour la première fois…

— Vous eûtes peur ? dit Daws.

— Oh ! Monsieur !… je vous prie de croire… je fus seulement ébranlé légèrement… Ces tentures noires, ces têtes de morts, ces personnages sombres, couverts de longs habits de deuil… ces bruits étranges, dont la source ne m’était point connue, tout cela me porta sur les nerfs… mais peur ! fi donc !…

Arrivés au bout de l’allée, au lieu d’entrer tout droit, ou de monter l’escalier, comme cela se fait d’ordinaire, le juge et son compagnon descendirent les degrés de la cave.

Au bout de quelques marches, une porte se présenta ; Mac-Foote y frappa trois coups discrets ; la porte s’ouvrit. Derrière ses battants se tenaient deux nègres de grande taille qui portaient à la main des flambeaux et des épées nues. Mac-Foote prononça quelques paroles mystérieuses qui avaient un fort parfum de cabale ; les nègres s’inclinèrent respectueusement et relevèrent leurs glaives.

— Passez, mon digne confrère, dit le juge, et surtout ne vous effrayez point !

En parlant, il avait franchi la pièce où se tenaient les deux nègres, et qui était une sorte d’antichambre souterraine. Dès que les deux amis eurent passé le seuil de la chambre voisine, la porte se referma derrière eux avec un fracas réellement diabolique.

— Où sommes-nous ? demanda Joshua Daws qui avait une légère inquiétude dans la voix.

Le juge eut un petit rire contraint.

— N’ayez pas peur, répliqua-t-il tout bas, les monstres que nous allons voir ne sont terribles que pour les traîtres papistes.

Daws toussa et tâcha de se guider dans les ténèbres.

Un craquement se fit autour de la chambre : on eût dit que les murailles brisées allaient cesser de soutenir la voûte. En même temps une lueur circulaire apparut, indécise d’abord, puis rouge, puis blanchâtre… Sur ce fond éclatant, des ombres grises se dessinèrent : c’étaient des masses confuses qui ne représentaient aucun objet distinct ; mais elles approchaient doucement, doucement, et leur marche muette convergeait vers un centre commun qui était le point où se tenaient Mac-Foote et le sous-intendant de police.

En approchant, les formes se dessinaient plus nettement ; elles prenaient des apparences humaines ; vous eussiez dit un cercle de personnages vêtus de blanc, qui allait se rétrécissant toujours et toujours se resserrant. C’étaient bien des hommes ; on distinguait leurs longs vêtements gris, qui drapaient leurs plis affaissés et ressemblaient à des suaires.

Mais la lueur s’éteignit. Quand elle reparut, après quelques secondes, sa teinte verdâtre emplissait la chambre de reflets livides. Ces personnages étranges, alignés en cercle, étaient maintenant immobiles ; ils n’avaient plus leurs longs manteaux, et la lumière verte éclairait les ossements à jour de leurs poitrines. C’était un cordon de squelettes. Chacun d’eux avançait sa main décharnée dans une attitude menaçante, et leurs yeux vides semblaient fixés sur les deux amis.

— Que signifie cette momerie ? demanda brusquement Daws.

Mac-Foote ne répondit point.

Le sous-intendant de police voulut lui saisir la main ; il la trouva froide et tremblante.

Une voix tomba de la voûte.

— Que ceux dont le cœur n’est pas pur, dit-elle, rebroussent chemin et retournent parmi les pécheurs ; que ceux dont le cœur n’est pas à l’abri de la crainte s’en aillent chercher la lumière du jour et se réfugient parmi les faibles !…

Les murailles craquèrent, les squelettes s’éloignèrent lentement, lentement… Leurs formes devinrent confuses, puis on ne distingua plus rien qu’un cercle faiblement lumineux. Puis les ténèbres revinrent plus profondes.

— Mon digne monsieur, murmura Mac-Foote dont les dents claquaient, je ne puis pas habituer à cela !… Ces diables de squelettes sont horribles à voir… J’ai vu construire la mécanique, et j’y ai même contribué de mes deniers ; mais c’est plus fort que moi… J’ai absolument besoin d’un verre de genièvre chaque fois que j’ai passé par cette maudite salle.

— C’est fort bien exécuté, répliqua sèchement Joshua Daws ; mais veuillez me présenter à ces messieurs.

Mac-Foote poussa un gros soupir.

— Cher et honorable collègue, murmura-t-il, nous ne sommes pas au bout !

Comme il achevait ces paroles, les murailles craquèrent ; une lumière éblouissante envahit la salle ; des flammes s’élançaient de toutes parts : c’était un affreux incendie. Daws se faisait petit au centre de la pièce, cherchant à éviter les rouges langues de feu qui se croisaient devant lui, derrière lui, à sa droite, à sa gauche et au-dessus de sa tête. Mac-Foote essuyait son front qui ruisselait de sueur.

— Le feu purifie, dit la voix de la voûte. Chrétiens, songez à Dieu !

— Va-t-on nous assassiner ? s’écria Daws dans un mouvement de terreur involontaire.

— Mon digne ami, répliqua Mac-Foote, prenez patience… nous n’avons plus que quatre épreuves…

Les murailles craquèrent. Un sifflement aigu se fit entendre. Les flammes rouges allèrent où étaient allés les squelettes verdâtres.

— Il faut supporter tout cela, cher et honorable collègue, reprit Mac-Foote, pour être jugé digne d’entrer dans la loge supérieure des orangistes de Galway… Quand on a passé par là, voyez-vous, on est naturellement capable de tout !… Rien n’effraie ; on braverait le malin esprit en personne !… Ah ! ah ! ça nous a coûté fort cher à établir, mais c’est joli. Qu’en dites-vous, cher et honorable collègue ?

Daws ne savait trop si c’était de la part du juge simplicité ou moquerie. Il faisait noir comme dans un four : impossible d’observer les physionomies. Daws grommela une réponse amphibologique et fit appel à son système nerveux pour soutenir vaillamment les autres épreuves promises.

— Vous sentez bien, poursuivait Mac-Foote bonnement, que les néophytes ne sont point prévenus et n’ont point comme vous, cher et honorable collègue, un ami intrépide pour les accompagner… On les fait voyager pendant quelques heures en voiture avec un bandeau sur les yeux… Quand leur bandeau tombe, les deux nègres sont devant eux avec leurs torches flamboyantes et leurs glaives nus… Les pauvres diables se croient aux portes de l’enfer positivement… positivement.

La voix du juge faiblit : les murailles avaient craqué. Ce furent des sifflements épouvantables, des plaintes, des sanglots, mêlés à des hurlements de bêtes féroces. Des points sanglants apparurent çà et là dans la nuit. Ces points approchaient et brillaient davantage. C’étaient comme des charbons ardents. Et la salle s’éclairait peu à peu d’un jour douteux, faux, mobile, tout plein d’illusions et de reflets menteurs. L’œil distinguait vaguement des choses effrayantes ; ces prétendus charbons ardents étaient les flamboyantes prunelles de toute une armée de monstres.

Il y avait des tigres, des lions, des loups, des panthères, et parmi eux des cadavres mutilés et sanglants qui venaient d’assouvir sans doute le terrible appétit des monstres. Le sol était jonché de reptiles hideusement entortillés : des serpents, des vipères, des couleuvres agiles et des dragons, montrant dans l’ombre les écailles miroitantes de leurs cuirasses.

— N’ayez pas peur, dit Mac-Foote dont les dents claquaient ; tout cela n’est qu’une plaisanterie… mais voyez ce diable de serpent… comme il approche ! comme il approche !…

Mac-Foote, tout brave qu’il était, se recula d’instinct en saisissant le bras du sous-intendant de police.

La voix de la voûte dit :

— Ainsi sont les soutiens de la vraie foi au milieu des monstres papistes qui naissent dans les cavernes de Rome la damnée, et qui emplissent le monde !… Chrétiens, aiguisez vos glaives et apprenez à frapper.

— Ceci vaut mieux, murmura Daws.

Un dernier hurlement se fit, affreux, épouvantable, et attaquant l’oreille comme un million de traits de scies. Le lion rugit, le loup hurla, l’once frémit, le sanglier gronda, le tigre prolongea ses rauquements qui font trembler ; les chats sauvages miaulèrent, les taureaux mugirent, les hyènes glapirent ; sous la voûte, les chauves-souris grincèrent ; d’énormes oiseaux à tête humaine firent entendre des cris inconnus ; sur le sol, les serpents sifflèrent et agitèrent leurs perçantes crécelles. Il y avait des hennissements, des aboiements, des coassements, des huées ; la création tout entière hurlait sous ces voûtes magiques. Puis tout se tut. Les murailles craquèrent ; l’obscurité se fit. Mac-Foote tira son mouchoir afin d’essuyer son front qui était baigné de sueur. Daws éprouvait une sorte de malaise où il y avait plus d’irritation que de crainte.

— Ne peut-on nous faire grâce du reste ? demanda-t-il avec une impatience très-marquée.

Le pauvre Mac-Foote essaya de rire.

— Ah ! ah ! cher et honorable collègue, dit-il, cela vous fait de l’effet !… Je vous avais prévenu… jugez donc ce que doivent endurer à cette place ces pauvres garçons de néophytes qui ne s’attendent à rien… Il y en a qui font des maladies atroces… c’est très-ingénieux !…

— Très-ingénieux, répéta Daws.

— Nous avons fait venir de Londres, tout exprès pour cela, le fameux physicien aéronaute Robertson, un vrai sorcier, monsieur ! Il nous a pris fort cher ; mais, en définitive, tous ces monstres, toutes ces flammes, tous ces squelettes ne nous reviennent pas à plus d’une guinée la pièce… et c’est solidement établi !… Cher et honorable collègue, il faut bien faire quelques sacrifices pour la cause sainte de la vraie foi.

— C’est vrai, répliqua Daws, mais il y a sacrifices et sacrifices.

Mac-Foote ne comprit point.

Les terribles murailles craquèrent. Mais cette fois rien ne parut. Seulement le sol manqua tout à coup sous les pieds de nos deux amis ; qui furent précipités d’une hauteur considérable. C’était l’épreuve de l’air.

Daws n’aurait point su se rendre un compte exact de la sensation qu’il éprouva. Ses membres ne reçurent aucun choc appréciable, et pourtant, après cette chute, il se trouva sur la pointe aiguë d’un rocher entouré de tous côtés par le vide.

L’intrépide Mac-Foote était toujours auprès de lui, pâle, mais gardant assez bien son équilibre. Leur situation était assurément effrayante. Le moindre faux mouvement pouvait les lancer dans un abîme sans fond.

— Ne craignez rien, mon honorable ami, dit le juge qui tremblait de tous ses membres ; tout cela n’est qu’illusion et fantasmagorie !… Nous n’avons point changé de place et nos pieds sont toujours sur le même plancher solide… Mais tout cela est si parfaitement imité !

Le sous-intendant de la police haussa les épaules. Il était à bout de patience. La voix de la voûte mugit quelques paroles emphatiques ; les murailles craquèrent, et l’on dut passer à d’autres exercices…

Ces momeries sont bien vieilles, presque aussi vieilles que le monde. Depuis les prêtres égyptiens, elles ont effrayé les imaginations faibles et subjugué l’ignorance durant quarante siècles. La Pythie leur empruntait une bonne part de son prestige sous les voûtes païennes de Delphes. Elles aidaient merveilleusement à la prospérité de tous les établissements d’oracles, et nous les retrouvons, au Bas-Empire, jusque dans le palais des Césars dégénérés. Plus tard, elles mirent un peu de drame dans les monotones ténèbres des sociétés secrètes, qui tinrent toujours le poignard d’une main quelque peu tremblante. Puis, de loges en ventes, ce fut une complète dégringolade. Elles tombèrent des grands souterrains de l’Allemagne féodale dans quelques caves de boutiquiers, où des bonnes gens s’en amusent encore, quand ils sont las de se disputer de la consommation au piquet.

Il y a loin de la copie puérile et bourgeoise au redoutable original, loin de ces spectres en carton aux mortelles épreuves de l’antre de Trophonius et des cavernes du nome de Memphis. Les prêtres de Thèbes la superbe et les magiciens qui menaient les grands mystères aux temps des Pharaons verraient de mauvais œil sans doute ces pauvres parodies, et leur baguette infernale ferait surgir peut-être de véritables monstres qui dévoreraient tout le personnel de la représentation, initiés et machinistes…

On ne fit grâce au sous-intendant de police ni de l’épreuve de l’eau, ni de l’épreuve du feu. Les murailles craquèrent encore trois ou quatre fois ; la voix de la voûte prononça une couple d’absurdes sentences ; puis une main mystérieuse saisit Daws dans l’ombre et l’entraina rapidement.

— Ouf !… fit le pauvre Mac-Foote.

Après ces épreuves formidables, ces flammes, ces monstres, ces poignards, le moins qu’on pouvait attendre, c’était une réunion composée de moines espagnols, de francs-juges allemands, de bravi vénitiens et de traîtres du mélodrame français.

Daws monta trois ou quatre marches ; une porte s’ouvrit, et il se trouva dans une chambre confortablement meublée, où quelques douzaines de braves gens prenaient paisiblement le thé.

Il n’y avait rien de menaçant dans cette tranquille assemblée, à l’exception d’un grand portrait représentant un grand Écossais à jambes nues, qui tenait d’une main une momie égyptienne, de l’autre un gigantesque coutelas. Ce portrait était celui de feu Dugald Campbell, en son vivant marchand de gilets de coton, inventeur de la franc-maçonnerie orangiste et fondateur de la loge supérieure de Galway…

Joshua Daws eut une entrée solennelle. Tous les membres se levèrent à la fois. Il y eut d’énormes saluts échangés et un nombre considérable de textes bibliques cités à tort ou à propos. Pour la forme, le président de l’assemblée, qui était un médecin roux du nom de Fitz-Roy, avertit l’étranger que la divulgation des secrets de la compagnie était punie de mort. Daws se le tint pour dit, et l’assemblée garda son sérieux. Il y avait là une grande partie des personnages que nous avons vus dans le parloir réservé de Saunder Flipp, à l’auberge du Roi Malcolm ; mais ici tous ces braves gentlemen étaient à peu près à jeun et gardaient une contenance en rapport avec la gravité de leur délibération.

Il ne faut point oublier que c’étaient là des chefs du grand parti orangiste, de ce parti vaillant qui prétend écraser O’Connell d’une main et de l’autre serrer le mors dans la bouche du premier ministre de Sa Majesté Britannique, dût-il lui briser toutes les dents.

Nous mentionnerons d’abord le lieutenant-colonel Brazer, soldat de fortune, brave comme son épée et stupide comme son cheval, entêté, borné, ami de l’absurde, irritable, rancunier, routinier, un vrai guerrier. Il y avait ensuite le gros procureur O’Kir avec sa Bible sous le bras, le bailli Payne et le sous-bailli Munro, deux personnages qui étaient l’un à l’autre dans les proportions du geôlier Allan et du bon porte-clefs Nicholas ; l’intendant Crackenwell, dont le regard froid et sceptique semblait railler l’importance bouffie de ses collègues ; deux ecclésiastiques, John Box, doyen de Saint-Pierre, et le vicaire Peter Proot : ces deux révérends étaient de douces gens un peu égoïstes, un peu avares et très-orgueilleux, qui jouissaient d’une grande estime dans le monde protestant de Galway. Il y avait le bon avocat Tom Picklock, l’architecte Shaker, le chirurgien Algernon Knife, le banquier Bullion et l’alderman Frown. Et bien d’autres : des marchands, des agents de propriétaires absents, des hommes d’affaires, des professeurs et des oisifs.

Tous ces membres du club orangiste de Galway, ou plutôt de la loge supérieure, comme ils aimaient à l’appeler, avaient des physionomies bonnes à décrire ; malheureusement ils étaient trop, et nous reculerons devant l’embarras de choisir.