La Questions des loyers

La Questions des loyers
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 620-639).
LA QUESTION DES LOYERS

La Chambre vient de voter, à propos de la question des loyers, une loi, on pourrait presque dire un code, tant est longue la série des cinquante-sept articles qui vont être discutés au Sénat. La question est si importante, elle touche un si grand nombre de Français, elle implique la solution de problèmes juridiques si graves, qu’il nous a paru utile de soumettre à un examen immédiat le projet tel qu’il est sorti des délibérations du Palais-Bourbon. Nous serions heureux que la haute Assemblée, aux délibérations de laquelle l’œuvre des députés va être soumise, voulût bien prendre en considération les observations que nous a suggérées l’étude d’un texte dont la portée dangereuse ne saurait d’ailleurs échapper à aucun de ceux qui prendront la peine d’en mesurer les conséquences.

Nous sommes à une époque extraordinaire, nul ne le sait mieux que nous, ni ne le sent plus profondément. Nous sommes pénétrés de cette idée qu’il faut, par tous les moyens possibles, venir en aide aux familles de ceux qui donnent leur vie pour le salut de la patrie. Mais nous sommes aussi persuadés que ce n’est pas au bouleversement d’une législation séculaire et tutélaire, à la destruction de principes admis librement et pratiqués volontairement par tous les Français depuis des générations, que l’on doit avoir recours pour diminuer les difficultés de l’heure présente. Il ne faut pas, sous prétexte de venir en aide à ceux qui souffrent, leur préparer pour demain des souffrances plus grandes encore. Il ne faut pas, en les déliant trop légèrement d’engagemens pris par eux, les exposer à ne plus trouver un jour l’abri qu’on voudrait leur assurer gratuitement aujourd’hui. Il faut avant tout respecter les principes fondamentaux de la propriété privée, sur laquelle repose tout notre état social.

La question des loyers a suivi une évolution qui s’explique par les variations de l’opinion au sujet de la durée de la guerre. Au début, alors que l’idée d’une campagne de quelques mois au maximum était répandue, on crut que le règlement par voie de décrets suffirait à organiser une situation provisoire. Quand, après une série de moratoires reculant la difficulté sans la résoudre, il apparut que d’autres remèdes devaient être cherchés, la Chambre considéra qu’une loi devenait nécessaire. Dès la fin de 1914, des propositions émanées de l’initiative parlementaire virent le jour et se multiplièrent sans répit ; au milieu de 1915, le gouvernement se décidait à déposer deux projets concernant la résiliation, par suite de la guerre, des baux à loyer, et les loyers échus pendant la guerre. Ces textes ont servi de base aux études de la commission de législation civile et criminelle ; des avis ont été formulés au nom de la commission du budget et de la commission du commerce et de l’industrie : une partie des séances de la Chambre, au cours des quatre premiers mois de 1916, a été consacrée à la discussion du projet, qui avait donné lieu à deux rapports remarquables de M. Edouard Ignace, député de Paris, et qui a été voté finalement le 22 avril 1916, après avoir subi, sous certains rapports, de notables modifications.

Nous rappellerons d’abord les origines de la question, qui remontent aux premiers jours de la guerre, alors que, en présence du bouleversement général des esprits, on eut recours à une série de moratoires, c’est-a-dire d’ajournemens des dettes ; nous exposerons ensuite la genèse du projet actuel ; puis nous l’analyserons tel qu’il est sorti des délibérations de la Chambre ; dans une dernière partie, nous essaierons de le juger.


I

Le 4 août 1914, le gouvernement avait été autorisé par le Parlement à prendre, dans l’intérêt général, par décret en Conseil des ministres, « toutes les mesures nécessaires pour faciliter l’exécution ou suspendre les effets des obligations commerciales ou civiles, pour suspendre toutes prescriptions ou péremptions en matière civile, commerciale et administrative, tous délais impartis pour attaquer, signifier ou exécuter les décisions des tribunaux de l’ordre judiciaire ou administratif. » La loi du 5 août ajoutait que, pendant la durée de la mobilisation et jusqu’à la fin des hostilités, aucune instance, sauf l’exercice de l’action publique par le ministère public, ne pourrait être engagée ou poursuivie, aucun acte d’exécution ne pourrait être accompli contre les citoyens présens sous les drapeaux.

Usant de la délégation législative qui lui avait été donnée, le gouvernement rendit une série de décrets prorogeant l’échéance des valeurs négociables souscrites antérieurement au 4 août, de toutes sommes dues pour avances antérieures au 1er août, le paiement de fournitures de marchandises faites entre commerçans, le remboursement des dépôts de banque.

Les loyers furent l’objet de dix-sept décrets successifs.

Le décret du 14 août 1914 accordait un délai de 90 jours pour le paiement des loyers inférieurs à 1 000 francs à Paris, à 600 francs dans les villes de 100 000 habitans, à 300 francs dans les villes ayant plus de 50 000 habitans et moins de 100 000, à 100 francs partout ailleurs. Le décret du 1er septembre accordait un délai de 90 jours pour tous les autres loyers, dans un certain nombre de départemens, à la condition que le locataire se déclarât hors d’état de payer. Le bénéfice de ces décrets a été, le 8 octobre, étendu aux Alsaciens-Lorrains qui ont obtenu un permis de séjour en France ; le 14 octobre, aux Algériens ; le 16 octobre, aux Polonais et Tchèques autorisés à séjourner en France.

Le décret du 19 octobre 1914 accorde aux fermiers et métayers, que la prorogation du bail d’un mobilisé met dans l’impossibilité de prendre possession des nouveaux domaines par eux loués, la faculté de conserver pendant un an la jouissance de ceux qu’ils devaient quitter. Le décret du 27 octobre 1914 accorde un nouveau délai de trois mois pour le paiement des loyers exigibles à partir du 1er novembre. Le décret du 17 décembre 1914 accorde, dans tous les départemens, aux locataires présens sous les drapeaux, un délai de trois mois pour le paiement des termes de leurs loyers devenant exigibles entre le 1er janvier et le 31 mars 1915. Le même délai est accordé aux locataires non présens sous les drapeaux, dans certains départemens spécifiés, et, dans les autres, aux petits locataires, suivant une échelle indiquée. Le décret du 7 janvier 1915 étend aux veuves de militaires morts sous les drapeaux le bénéfice des dispositions du décret du 17 décembre 1914, accorde un nouveau délai de trois mois aux locataires de la Seine, de Saint-Cloud, Sèvres et Meudon, pour le paiement des loyers exigibles du 1er janvier au 31 mars, ne dépassant pas 1 000 francs, ou 2 500 francs, s’il s’agit d’industriels, commerçans ou autres patentés.

Le décret du 20 mars 1915 accorde un nouveau délai de trois mois jusqu’au 30 juin aux locataires sous les drapeaux, aux veuves des militaires tués à l’ennemi, aux femmes de disparus. Le même délai est accordé dans les départemens occupés, aux locataires non présens sous les drapeaux, dans la Seine et dans trois communes de Seine-et-Oise, aux locataires ne payant pas plus de 1 000 francs, ou, s’ils sont patentés, pas plus de 2 500 francs de loyer, avec une échelle décroissante dans les villes selon leur population.

Le décret du 27 juin 1915 accorde une nouvelle prorogation jusqu’au 30 septembre aux personnes spécifiées dans les décrets précédens. Il décide qu’en cas de loyer payable d’avance, le locataire, à défaut de paiement, ne peut être cité qu’après que les termes sont échus. Si le locataire a versé au début de la location les derniers termes à échoir, il ne peut, jusqu’à concurrence des sommes ainsi payées d’avance, être cité à raison des termes échus. Le décret du 14 septembre 1915 proroge les délais jusqu’au 31 décembre 1915, celui du 28 décembre 1915 jusqu’au 31 mars 1916, et celui du 28 mars jusqu’au 30 juin 1916.

En résumé, de trimestre en trimestre, le gouvernement octroyait de nouveaux délais ; mais aucune mesure ne s’étendait à toute la durée de la guerre et ne réglait définitivement la question.


II

Le besoin se faisait sentir de mettre de l’ordre dans des dispositions multiples et quelque peu confuses, et surtout de faire cesser l’incertitude dans laquelle on se débattait. Il n’avait pas été déposé moins de dix-neuf propositions de loi sur la matière, depuis le 22 décembre 1914. La multiplicité de ces initiatives parlementaires indique combien la question des loyers préoccupait les esprits. Aussi, le gouvernement présenta-t-il à la Chambre deux projets de loi dont furent saisies les commissions compétentes. L’un accordait à certains locataires, dans des cas déterminés, la faculté de résilier le bail en cours ; l’autre établissait le droit à la réduction du loyer, réduction pouvant aller jusqu’à l’exonération. Le 12 avril 1915, M. Ignace terminait son premier rapport ; plus tard, dans un remarquable discours prononcé par lui le 2 février 1916 à la Chambre, il développa les idées fondamentales, sur lesquelles il s’est appuyé pour recommander à ses collègues l’adoption de ses propositions. Nous essaierons de les analyser.

M. Ignace semble chercher d’abord, dans l’énormité apparente de la récente plus-value de la propriété foncière parisienne et dans le grand nombre des intéressés, un argument en faveur de la solution à laquelle il veut arriver. Il fait observer que la guerre a éclaté pendant une période de hausse des loyers qui, dans la capitale, avait pris des proportions considérables. Cette hausse n’avait pas dépassé 2 pour 100 de 1890 à 1900, 4 pour 100 de 1901 à 1910 ; mais, depuis cette dernière date jusqu’en 1913, elle a atteint 15, 20 pour 100 et même davantage. Pour certains immeubles, elle s’est élevée à plus de 100 pour 100. Au 1er janvier 1915, la valeur locative des propriétés bâties était de 1 091 millions, représentés jusqu’à concurrence de 431 millions par les locaux affectés au commerce et à l’industrie, et de 660 millions par les locaux d’habitation. Or, en 1871, la valeur totale des loyers de Paris n’était que de 490 millions de francs. Sur les 1 032 524 locaux d’habitation, 752 387, au 1er janvier 1915, correspondaient à un loyer inférieur à 500 francs.

Ceci posé, le rapporteur aborde le côté juridique de la question. Il rappelle qu’après 1871 la jurisprudence a eu à déterminer les conditions d’application de l’article 1722 du Code civil en cas de guerre ; elle a invariablement posé le principe que la perte de la chose louée ou de son utilité devait être inhérente à l’immeuble même, et non résulter d’une impossibilité personnelle du preneur de jouir de la chose louée. L’atteinte à la jouissance résultant de la force majeure créée par la guerre ne peut être retenue pour donner ouverture à la résiliation ou à la réduction du loyer que si elle porte sur la chose elle-même ; le locataire n’a droit à rien, si l’événement de guerre, laissant la chose louée intacte matériellement, n’a fait que le mettre dans l’impossibilité d’en user et d’en jouir conformément à ses prévisions.

M. Ignace se fonde sur cet état de choses pour justifier l’intervention législative, en déclarant que le droit actuel est insuffisant. Le contrat de louage, dit-il, se distingue des autres contrats : ceux-ci constituent des conventions à effet immédiat et définitif, tandis que l’obligation du bailleur est successive, c’est-à-dire se prolonge pendant toute la durée du bail. « Le bailleur est obligé, » d’après l’article 1719 du Code civil, « de délivrer au preneur la chose louée ; d’entretenir cette chose en état de servir à l’usage pour lequel elle a été louée ; d’en faire jouir paisiblement le preneur pendant la durée du bail. » L’article 1722 ajoute : « Si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n’est détruite qu’en partie, le preneur peut demander ou une diminution de prix, ou la résiliation du bail. » Mais l’obstacle à la jouissance du preneur, né de la position personnelle de celui-ci, et non de l’état de la chose louée, ne donne droit ni à la résiliation ni à la suspension du bail, ni à la réduction du prix du loyer. Le Code civil, dit le savant rapporteur, ne semble pas avoir prévu la guerre telle qu’elle est actuellement conduite.

En 1871, d’ailleurs, une loi promulguée le 9 mai organisa des jurys spéciaux qui étaient autorisés à accorder des délais ou même des réductions sur les prix des baux pour les deux derniers termes de 1870 et le premier terme de 1871. La réduction devait être proportionnelle au temps pendant lequel les locataires auraient été privés matériellement de la jouissance de tout ou partie des lieux loués ; ou, pour les locations d’un caractère industriel ou commercial, de la jouissance industrielle ou commerciale prévue par les parties. Le département de la Seine était autorisé à payer aux propriétaires de logemens dont le prix annuel ne dépassait pas 600 francs, une somme représentant le tiers de ce qui restait dû par le locataire pour les trois termes. Mais ce concours n’était accordé qu’au propriétaire qui consentait à son locataire la remise définitive du surplus et promettait de le maintenir en possession jusqu’en juillet 1871. L’État participait pour un tiers dans les paiemens du départe, ment, jusqu’à concurrence d’un maximum de 10 millions de francs.

Le Code civil, disait M. Ignace dans son discours du 3 février, continué le 2 mars 1916, bien que forgé au son du canon des guerres de la Révolution et de l’Empire, n’a prévu ni la mobilisation générale, ni la nation armée. Les législateurs de 1803 n’ont pu deviner qu’un jour viendrait où tous les hommes valides seraient sous les drapeaux. Notre devoir est de combler cette lacune, de venir au secours des parties et de régler ce qu’elles ont oublié de prévoir. « Lorsqu’on nous parle, dit-il, du respect des contrats, lorsqu’on nous reproche de violer ce principe intangible, ne nous sera-t-il pas permis à notre tour de demander si c’est bien assurer ce respect que de maintenir arbitrairement dans les liens d’une obligation le débiteur qui a cessé de recevoir, par suite de la force majeure, l’équivalent du prix qu’il s’est engagé à payer, c’est-à-dire la jouissance en vue de laquelle il a traité ? N’est-ce pas au contraire se conformer au vœu d’une impérieuse justice que de proclamer la nécessité de répartir équitablement les risques de guerre entre les deux parties contractantes, dès lors qu’elles ont omis de prévoir ce risque et d’en répartir les effets ? »

M. Ignace emprunte un argument à la récente juridiction administrative : le Conseil d’Etat a admis que certains contrats d’éclairage conclus entre des Compagnies et des municipalités pourraient être révisés, la hausse désordonnée survenue dans les prix du combustible n’ayant pas été envisagée : c’est ce qu’on appelle la thèse de l’imprévision.

Répondant à un député qui se plaignait que la question des baux ruraux ne fût pas réglée, le rapporteur répond que ceux-ci sont soumis à des règles et à des principes de droit tout à fait différens de ceux des baux à loyer. C’est ainsi que le Code civil ouvre au profit du fermier un droit à une réduction correspondant à une diminution dans le rendement des récoltes. Les mêmes solutions ne s’appliquent pas aux deux natures de contrats. D’ailleurs, un projet spécial aux campagnes a été déposé : M. Chavoix en est le rapporteur.

Ces bases une fois posées, la Commission a décidé que les exonérations ou réductions s’appliqueraient non seulement aux loyers restés impayés, mais d’une manière générale à tous les loyers échus pendant la guerre. Elle a rejeté la disposition n’accordant la réduction qu’à ceux des locataires qui justifieraient être, par suite de la guerre, dans l’impossibilité de payer, même avec des délais. C’était, d’après elle, « ne venir au secours que des locataires dépourvus de toutes ressources ; c’était en même temps consommer la ruine de ceux qui, victimes de la guerre, avaient été pour cette cause privés des revenus ordinaires de leur travail : ceux-là étaient exposés ou à perdre un capital nécessaire à la reconstitution de leur situation ou à subir, sur les fruits du travail de l’avenir et souvent pour un temps très long, des prélèvemens onéreux et injustes. »

Le projet, présenté par la Commission au mois d’août 1915, ne vint en discussion à la Chambre qu’au début de l’année 1916. Dans l’intervalle, une interpellation s’était produite au Sénat, où le président du Conseil avait été amené à faire, sur la question des loyers, des déclarations très nettes, qu’il résumait par les mots : « qui peut payer doit payer. » La résolution votée à l’unanimité par la haute Assemblée était ainsi conçue : « Le Sénat, convaincu qu’il est nécessaire de ne pas laisser croire plus longtemps à ceux que l’état de guerre n’a nullement affectés dans leurs intérêts, qu’ils pourront être déliés de leurs obligations et que les mesures qui permettront de se rapprocher progressivement du droit pour l’exécution des contrats sont seules susceptibles de sauvegarder la paix sociale et le crédit public, passe à l’ordre du jour. » La portée de ce texte était encore rehaussée par les paroles suivantes prononcées à la tribune du Sénat par M. Aimond, rapporteur général de la Commission du budget : « Pourquoi ne paye-t-on pas, alors que j’ai démontré d’une manière irréfutable qu’on pourrait payer dans les neuf dixièmes des cas ? C’est parce que malheureusement l’idée s’est répandue dans le monde des locataires que le législateur, dans une loi prochaine, que je considère pour ma part comme impossible, déciderait que les contrats de location ne seraient plus pour une partie que des chiffons de papier, et ordonnerait de piano, sans examiner les situations particulières, par un texte de loi générale, quelles que soient les facultés de ceux qui ont contracté, que des exemptions ou des remises de loyers fussent accordées par la loi. »

Dans son discours du 2 février suivant, M. Ignace répondit que la Commission de la Chambre n’avait jamais méconnu les principes invoqués par le Sénat, et défendit brillamment le projet déposé par elle depuis le mois d’août.

La discussion des articles se poursuivait au Palais-Bourbon, lorsque, le 3 mars, M. Viviani, garde des Sceaux, monta à la tribune et reprit la question dans toute son ampleur. Il expliqua d’abord pourquoi le gouvernement s’était cru obligé d’édicter des moratoires successifs ; il demanda que les questions de résiliation et de réduction fussent disjointes et que la Chambre votât immédiatement les articles concernant la première. Examinant ensuite le système par lequel le rapporteur entendait rattacher au Code civil les règles nouvelles, M. Viviani disait : « Quand on parle du droit pour le juge d’accorder des délais, le Code civil le permet ; quand vous permettez au juge arbitral d’accorder la résiliation, le droit commun l’aurait permis. Lorsque vous dites que le locataire commerçant pourra demander une réduction de loyer susceptible d’aller jusqu’à l’exonération totale, parce qu’il n’aura pas retiré de la chose louée les avantages essentiels, déjà vous vous écartez du Code civil, auquel vous vous rattachez par les liens ténus et ingénieux d’une certaine jurisprudence... Lorsque vous dites que le tribunal arbitral aura le droit, dans l’intérêt social, d’anéantir totalement ou partiellement une créance, ne me dites pas que vous vous êtes rattaché au Code civil, dites avec nous que vous forgez, à la lueur des événemens qui nous enveloppent, un droit nouveau. »

A la suite de ce discours, le garde des Sceaux déposa, le 7 mars, un projet qui modifiait sur certains points importans celui qui était en discussion depuis le mois de janvier. Cette procédure est fort rare dans les fastes parlementaires. La Commission de législation civile et criminelle et celle du budget décidèrent de choisir, chacune par moitié dans leur sein, douze membres : réunie sous la présidence de M. Cruppi, cette inter-commission rédigea le nouveau texte. Nous allons le résumer tel qu’il est sorti des délibérations de la Chambre.


III

Il régit, dit l’article premier, toutes les contestations entre propriétaires et locataires, nées par suite de la guerre et relatives à l’exécution ou à la résiliation des baux à loyer. Le titre Ier traite des résiliations. Lorsque le locataire a été tué à l’ennemi, ou est décédé des suites de ses blessures, le bail est résilié de plein droit, sans indemnité, sur la déclaration de sa veuve ou de ses héritiers directs ou collatéraux, si ceux-ci habitaient ordinairement avec lui les lieux loués. La résiliation peut, dans les mêmes cas, être prononcée sur la demande des autres héritiers, mais alors elle peut donner lieu à indemnité. Le droit à la résiliation sans indemnité est également acquis à la femme, aux enfans ou descendans des disparus. Les héritiers des membres d’une société en nom collectif ou des gérans d’une société en commandite simple, si ces associés ou gérans ont tous été tués à l’ennemi, peuvent obtenir la résiliation, avec ou sans indemnité. Le locataire qui, par suite de blessures reçues ou maladies contractées sous les drapeaux ou à la suite de faits de guerre, justifie d’une diminution notable et permanente de sa capacité professionnelle, peut demander au juge la résiliation sans indemnité de son bail. Il en est de même du locataire, mobilisé ou non, dont la situation aura été bouleversée par la guerre de façon qu’il soit évident que, dans sa situation nouvelle, il n’aurait pas contracté. Lorsqu’un fonds de commerce a été donné en gage à un créancier, celui-ci a la faculté de continuer le bail et d’en assumer les charges à ses risques et périls, la résiliation ayant cependant produit ses effets entre le propriétaire et le locataire.

Le titre II traite des exonérations et des délais. L’article 12 règle cette question capitale. Le juge est autorisé, sur le vu de chaque situation, à prononcer une réduction pouvant aller jusqu’à l’exonération totale pour la durée de la guerre et les six mois suivant la cessation des hostilités. Ce droit est accordé à tout locataire qui justifiera avoir été privé, par suite de la guerre, des avantages d’utilité ou d’usage de la chose louée tels qu’ils avaient été prévus au moment du contrat : ainsi, toute privation ou diminution de la jouissance, soit que la chose louée ait été affectée directement et matériellement, soit que l’obstacle ou la diminution ait résidé seulement dans la personne du locataire, donne droit à la réduction. La seconde hypothèse envisagée constitue l’innovation dont nous avons parlé plus haut. Le droit à la réduction est encore accordé au locataire qui justifiera avoir été privé, par suite de la guerre, d’une notable partie des ressources commerciales, industrielles ou professionnelles, sur lesquelles il pouvait compter pour faire face au paiement du loyer. Ces deux dispositions combinées résolvent la question au regard des mobilisés. Tous sont privés de la jouissance de la chose louée. Mais les uns sont aussi atteints dans leurs revenus, tandis que d’autres continuent à les toucher en quantité suffisante pour être en mesure de payer leurs loyers. La juridiction tiendra compte de ces élémens. Le texte s’applique aux locataires qui ont vu, par suite de la guerre, disparaître ou diminuer les revenus de leur travail normalement affectés aux charges du loyer.

L’article 13 permet au juge d’accorder, dans tous les cas, des délais de paiement. Le moratorium légal résultant des décrets se trouve ainsi remplacé par un moratorium judiciaire : chaque espèce donnera lieu à une décision.

L’article 14 établit une présomption d’incapacité de paiement en faveur des locataires occupant : 1° A Paris, dans le département de la Seine, à Meudon, Sèvres et Saint-Cloud, des locaux d’un loyer égal ou inférieur à 400 francs, si le locataire est célibataire ; à 500 francs, s’il est marié sans enfans ; à 600 francs s’il a une ou plusieurs personnes à sa charge ; 2° Dans les communes de 100 001 habitans et plus, des logemens de 300, 350 et 400 francs ; 3° Dans les communes de 30 000 à 100 000 habitans, des logemens de 200, 250 et 300 francs ; 4° Dans les autres communes, des logemens de 100, 150 et 200 francs dans les mêmes conditions. Des majorations aux chiffres ci-dessus sont admises en raison de personnes à la charge des locataires. Tous ces locataires, sauf la faculté réservée au propriétaire d’administrer la preuve contraire devant la commission arbitrale, sont présumés ne pouvoir payer et totalement exonérés du paiement de leurs loyers échus et à échoir jusqu’au sixième mois qui suivra la fin des hostilités.

L’exonération est de droit, c’est-à-dire sans recours pour le propriétaire, en faveur des locataires spécifiés à l’article 14 qui sont mobilisés, réformés à la suite de blessures ou maladies, attributaires de l’allocation militaire, de l’allocation des réfugiés, de secours de chômage, de secours permanens du bureau de bienfaisance, ou bénéficiaires de la loi de 1905 sur l’assurance obligatoire. Les attributaires de l’allocation militaire sont exonérés, quel que soit le chiffre de leur loyer. Pendant toute la période pour laquelle l’exonération a été accordée, les locataires seront maintenus en possession des lieux loués. Seront également maintenus, sur leur demande, en possession des lieux loués pendant toute la durée de la guerre et les six mois qui suivront la cessation des hostilités, tous locataires ayant ou non obtenu une exonération ou une réduction, à charge par eux de se conformer, pour le paiement, aux décisions rendues par les commissions arbitrales.

En tout état de cause, le locataire est autorisé à quitter les lieux loués avant le complet paiement des loyers encore dus, et à enlever les meubles, effets mobiliers, ustensiles et objets nécessaires à son coucher, à son travail, au coucher et au travail des membres de sa famille habitant avec lui, ainsi que ceux composant la salle à manger et la cuisine, le tout sans fournir caution. Les sommes versées à titre de loyer d’avance se compensent de plein droit avec le montant des termes échus pendant la durée de la guerre. Il sera tenu compte des loyers payés par les locataires depuis le 1er avril 1914 ; ils seront imputés sur les termes à échoir ou sur les termes impayés. Le paiement des indemnités de résiliation effectué depuis le 4 août 1914 pourra donner lieu à répétition.

Le titre III traite de la juridiction et de la procédure à suivre. Dans chaque canton ou arrondissement siégera une commission arbitrale des loyers, composée, outre le président, de quatre membres : savoir, deux propriétaires et deux locataires.

Dans la huitaine de la promulgation de la loi, le premier président de la Cour d’appel déléguera, pour présider chaque commission, soit un des membres de la Cour, soit un des membres des tribunaux du ressort, soit un juge de paix ou un conseiller de préfecture, un inspecteur de l’enregistrement ou un avocat ayant au moins quinze ans d’inscription au tableau. Dans chaque commune, le Conseil municipal dressera trois listes : une des propriétaires d’immeubles à loyer, une des locataires non patentés, une des locataires patentés. Le président de la commission arbitrale tire au sort les noms des propriétaires et des locataires appelés à faire partie de la commission arbitrale. La session est de deux mois au plus.

Il est, dans tous les cas, procédé à un préliminaire de conciliation. Il sera loisible aux parties, lors de la tentative de conciliation, de donner mission au président de prononcer sur leurs difficultés comme amiable compositeur en dernier ressort.

Le président entendra les parties en personne et s’efforcera, après examen des documens produits, d’amener une entente. La procédure est aussi simplifiée que possible : le seul acte prévu est l’assignation qui, à défaut de conciliation, appelle le défendeur à comparaître devant le tribunal arbitral. Les décisions sont rendues en dernier ressort. La voie de l’opposition est ouverte contre les décisions rendues par défaut. Le recours en cassation pour excès de pouvoir ou violation de la loi reste seul ouvert contre les décisions contradictoires. Le législateur s’est efforcé de multiplier les chances de faire aboutir les solutions amiables.

Le titre IV comprend les dispositions générales. Les baux en cours au 1er août 1914 sont prorogés, si le locataire le demande, d’une durée égale à celle de la guerre, et aux mêmes conditions, à dater dé la cessation des hostilités. Pour les locations verbales, le locataire sera admis à conserver la jouissance du local pendant une durée égale à celle de la guerre.

L’article 55 déclare nulles de plein droit et de nul effet les obligations contractées par des bailleurs ou des locataires envers tous intermédiaires qui se chargeraient de leurs intérêts moyennant des émolumens fixés à l’avance proportionnellement aux conditions et réductions à obtenir. Le but de cette disposition est d’écarter les agens d’affaires qui n’auraient pas manqué de venir compliquer et envenimer les rapports entre locataires et propriétaires. D’après l’article 56, ne sont admis au bénéfice de la loi que les Français et. protégés français, les sujets ou ressortissans des pays alliés, les Alsaciens-Lorrains, les Polonais et les Tchèques ressortissans des empires allemand et austro-hongrois, les sujets ottomans qui ont obtenu un permis de séjour en France.

Le projet laisse de côté la question des baux ruraux : pour ces derniers, un texte spécial a été préparé, d’après lequel on distingue deux périodes, celle de guerre et celle qui suivra la cessation des hostilités ; au cours de la première, de nombreux cas sont prévus où la résiliation sera de droit, même à l’encontre du propriétaire mobilisé. Durant la seconde, le mobilisé, fermier ou métayer, pourra, au cours des six mois qui suivront son retour, obtenir la résiliation sans indemnité, s’il établit que ses blessures le rendent incapable de continuer l’exploitation. Le non-mobilisé pourra obtenir une réduction des fermages échus pendant la guerre et un an après.


IV

Il nous reste à parler d’un point essentiel, dont le premier projet de loi renvoyait la solution à une loi spéciale, celui des compensations à donner aux propriétaires. Lorsqu’en mai 1916, le garde des Sceaux déposa sur le bureau de la Chambre le nouveau projet, il déclarait qu’il suivrait la Commission dans la voie tracée par elle. « Mais, ajoutait-il, en présence de l’extension donnée au problème des loyers, on ne saurait éluder davantage la question que se pose l’opinion impatiente, qui domine tout le débat et qui, non résolue, risquerait de fausser les décisions des juridictions arbitrales : à qui incombe en droit la charge des exonérations ou des réductions accordées aux locataires ? qui, en définitive, en supportera le fardeau ? »

Le gouvernement reconnaissait alors les obligations contractées vis-à-vis des propriétaires, et il leur offrait la transaction suivante. Sur la promesse par eux de s’abstenir de toute action du chef des loyers arriérés contre leurs locataires, de leur donner quittance définitive du surplus, et de les maintenir en jouissance pour toute la durée des hostilités et des six mois qui en suivront la cessation, ils devraient être remboursés des deux cinquièmes des loyers dont ils auraient fait remise. Les départemens, avec ou sans le concours des communes, prendraient ces deux cinquièmes à leur charge. L’État participerait pour moitié aux dépenses consenties de ce chef par les départemens.

L’idée de faire contribuer le département pour un cinquième à l’indemnité prévue pour les propriétaires n’a pas été accueillie avec faveur par les Conseils généraux. Celui de la Seine, dans sa séance du 12 avril 1916, a pris la résolution suivante : « Considérant que le Département de la Seine et la Ville de Paris n’ont participé en rien au moratorium des loyers et ne sont aucunement responsables de la situation de fait créée par son maintien prolongé ; estimant que le soin de régler cette question et de supporter, le cas échéant, les charges qui peuvent en résulter, doit incomber exclusivement à l’Etat, invite le préfet de la Seine et le Bureau à faire, auprès des pouvoirs publics et de la Commission de la Chambre des Députés, les démarches les plus pressantes pour qu’aucune contribution concernant une indemnité quelconque à allouer aux propriétaires de Paris et du département de la Seine ne soit mise à la charge du département, ou à la charge des communes suburbaines et de la Ville de Paris. »

En présence d’une opposition aussi nette et d’une attitude semblable signalée dans les autres départemens, le gouvernement renonça à l’idée d’indemniser les propriétaires et retira l’offre du cinquième qu’il avait accepté de prendre à sa charge, si un autre cinquième était fourni par les autorités locales. L’indemnité aux propriétaires a donc disparu du projet. La seule compensation qui leur est maintenue est la faculté d’emprunter au Crédit foncier : ce droit à un prêt est réglé par l’article 26 approuvant la convention passée à cet effet entre. cet établissement et le ministre des Finances, et qui est annexée à la loi, dont elle fait ainsi partie intégrante.

En vertu de cette convention, le Crédit foncier de France s’est engagé à prêter, sous la garantie de l’État, aux propriétaires qui en feront la demande, des sommes dont le montant, s’ajoutant aux sommes payées, ne pourra dépasser la moitié des loyers échus du 4 avril 1914 à la fin du troisième mois qui suivra la cessation des hostilités, le prêt ne pouvant, en aucun cas, être de plus de 50 000 francs. Ce prêt sera garanti par une hypothèque prise sur l’immeuble en faveur du Crédit foncier et remboursable en 35 annuités commençant à courir à partir de la cinquième année. L’État prend à sa charge l’annuité due par les petits propriétaires, qui ont moins de 3 000 francs de revenu, en y ajoutant les charges de famille prévues par la loi de l’impôt général sur le revenu ; pour ceux qui ont. un revenu compris entre 3 000 et 6 000 francs, majoré de la même façon, l’Etat prend à sa charge la moitié de l’annuité.

Le Crédit foncier émettra à cet effet un emprunt spécial, et fixera le taux des prêts d’après le prix de revient dudit emprunt, majoré de 40 centimes par 100 francs pour frais d’administration.


V

Tel est le projet de loi que la Chambre a voté et qui va être soumis aux délibérations du Sénat. Il a besoin d’être profondément remanié. Ce n’est pas la première fois, d’ailleurs, que les députés auront compté sur la sagesse des Pères conscrits pour corriger les erreurs d’un texte qui n’a obtenu les suffrages au Palais-Bourbon que parce que ses rédacteurs savaient qu’une autre assemblée le modifierait.

Nous comprenons l’état d’esprit des représentans du peuple, qui reçoivent directement le contre-coup des émotions de leurs électeurs. En temps de guerre, ces émotions sont explicables et, dans certains cas, infiniment respectables. Il est évident que chaque Français est plein d’une reconnaissance sans bornes envers les soldats qui luttent héroïquement et qui, chaque jour, sauvent la patrie. Aucun sacrifice consenti par ceux qui sont restés à l’arrière n’égalera ceux du front. Mais il ne faut pas que le sentiment le plus généreux vienne apporter un trouble inutile dans le domaine économique.

Or, à côté des nombreuses imperfections que contient le projet que nous venons d’analyser, il présente deux vices capitaux, qui apparaissent d’autant plus nettement qu’ils résultent de dispositions introduites postérieurement au dépôt des textes primitifs. Le premier consiste dans la présomption d’insolvabilité établie en faveur des petits locataires, parmi lesquels beaucoup sont en mesure de payer. Pourquoi ne pas procéder, en cette matière, comme on l’a fait pour les allocations militaires ? Avant de les accorder, on exige des demandeurs la preuve qu’ils n’ont pas de ressources suffisantes pour vivre. La simple logique exigerait que, pour dispenser certaines catégories de citoyens de payer leur loyer, on leur demandât de démontrer qu’ils en sont incapables. Dans son premier rapport, M. Ignace insistait sur ce point de vue.

La seconde critique majeure qu’appelle le projet est l’abandon presque total de l’idée que l’État, en procédant à un acte qu’on ne saurait mieux qualifier qu’en l’appelant une réquisition, ne doit pas le prix, au moins partiel, de l’objet réquisitionné. Il y a un intérêt supérieur à ce que la notion de droit ne soit pas obscurcie dans l’esprit du peuple, et à ce qu’il ne s’imagine pas qu’il est au pouvoir de l’État de le délier de ses engagemens en mettant à la charge exclusive de l’une des deux parties tout le dommage résultant de cette rupture. L’organisation des sociétés humaines repose sur cette idée que rien ne s’obtient sans effort et que chacun de nous doit travailler pour lui et les siens. Le produit de ce travail, qui excède les besoins quotidiens, forme ce qu’on appelle le capital, et s’emploie de façon à donner à son tour un revenu à ceux qui ont eu l’énergie d’épargner. S’ils ne l’avaient pas fait, aucune maison ne se serait construite, et nous coucherions à la belle étoile, comme les peuplades pastorales des premiers âges. Cela vaudrait peut-être mieux pour notre santé que d’être enfermés dans des murailles de pierre, mais nous ne pensons pas que cela serait du goût de nos soldats, même au retour de leur rude vie des tranchées. Si l’idée se généralise que le loyer d’un appartement n’est pas une créance aussi certaine pour le propriétaire que la fourniture du pain et de la viande l’est pour le boulanger et le boucher, il se trouvera de moins en moins des gens disposés à construire des maisons, à courir les risques inhérens à ce genre de placement et à mettre à la disposition de leurs concitoyens l’abri dont ils ont besoin.

La Chambre a entendu à ce sujet, le 3 mars 1916, un discours excellent de M. Louis Dubois, qui lui a rappelé la situation de nombreux petits propriétaires ne touchant pas un centime de leurs loyers, alors que leurs locataires sont souvent dans une situation bien meilleure qu’eux. Beaucoup d’habitans de la banlieue parisienne arrivés, à force de travail et de privations, à économiser quelques sous, les ont consacrés à l’achat d’un terrain, sur lequel ils ont construit une maison, souvent avec des capitaux d’emprunt, dont ils paient les intérêts. L’argent des propriétaires qui ont édifié des habitations est aussi intéressant que celui qui sert à payer les salaires des ouvriers : il a souvent, à l’origine, été prélevé volontairement par le salarié lui-même sur ce qu’il gagnait, et ce n’est que grâce à une longue suite d’efforts persévérans que ce capital immobilier a pu être constitué.

Les étapes qu’ont marquées les mesures prises par le gouvernement et les projets discutés par le Parlement sont instructives à rappeler. Au début, il ne s’agit que de moratoire ; on laisse tout en suspens ; on donne aux locataires des délais pour payer leurs termes ; mais personne ne songe à porter atteinte au principe même des contrats. La guerre se prolonge ; on se décide à attaquer le fond de la question. Le gouvernement ne veut d’abord en envisager qu’un seul côté : celui des résiliations de baux à loyer ; bientôt il est amené à considérer aussi les réductions. Il se met d’accord avec la Commission de la Chambre : une juridiction est instituée qui aura pouvoir, dans des conditions déterminées, d’accorder résiliations et exonérations, mais à la condition que les débiteurs prouvent leur insolvabilité. On ajourne le problème des compensations à accorder aux créanciers. Plus tard, au cours même de la discussion, le gouvernement intervient de nouveau. Il considère qu’il n’est pas possible de laisser la porte ouverte à un nombre indéfini de procès qui vont surgir ; il exige que, pour la majorité des petits locataires, l’exonération complète soit la règle. En même temps, il veut régler la question du droit des propriétaires et propose de leur payer 40 pour 100 des loyers, dont moitié par l’Etat et moitié par les départemens. Ceux-ci protestent ; le ministère retire son offre, et il ne reste en fin de compte que la convention avec le Crédit foncier. En échange de l’abandon de leurs droits, les propriétaires reçoivent la faculté d’emprunter. Seuls, ceux qui n’ont que des ressources très limitées verront le Trésor se substituer à eux pour payer en totalité, ou jusqu’à concurrence de moitié, les annuités destinés à rembourser les emprunts faits par eux.

Les propriétaires créanciers de petits loyers qui ont un revenu de plus, de 6 000 francs seront, comme l’a fait observer M. Paul Leroy-Beaulieu, dans la situation qu’avait créée le décret de la Commune du 29 mars 1871 : ils perdront leurs droits vis-à-vis de leurs locataires pour tous les termes échus et à échoir jusqu’à six mois après la cessation des hostilités. Quant aux propriétaires de logemens qui ne rentrent pas dans la catégorie des « petits, » ils sont exposés à se voir imposer des réductions qui peuvent aller jusqu’à l’exonération totale. Ceux-là, du moins, ne sont pas dépouillés de prime abord : ils peuvent espérer dans l’équité des commissions arbitrales.

Certes, les propriétaires doivent prendre leur part des charges nationales et supporter, comme les autres Français, les conséquences de la guerre. Mais il est inadmissible qu’on les prive, même dans l’intérêt public, de ce qui leur appartient, sans leur donner une indemnité. Ils sont prêts à payer des impôts beaucoup plus élevés que ceux qu’ils payaient avant la guerre ; ils s’étonnaient même que la feuille du percepteur ne leur eût pas encore apporté l’avis de cette augmentation inévitable, qu’ils connaissent depuis quelques jours par le projet de loi déposé le 18 mai et contenant un programme de création de taxes nouvelles et d’élévation de droits anciens. Ils seront d’ailleurs dégrevés de la portion de la contribution foncière proportionnelle à la perte de revenu qu’ils subiront du chef de la loi actuellement en préparation ; on est ainsi obligé de diminuer les recettes publiques, parce qu’on a tari la source de recettes particulières. Au demeurant, le dégrèvement est insignifiant par rapport à la perte subie.

Pourquoi ne pas faire cesser au mois de juillet prochain le moratoire des loyers, de façon à rétablir le droit commun, en maintenant bien entendu des exceptions pour les mobilisés qui sont au front ? On s’occuperait ensuite de régler la question des termes échus depuis le commencement de la guerre ; les sacrifices imposés aux propriétaires leur sembleront moins durs si on leur rend pour l’avenir la libre disposition de ce qui leur appartient. Il nous semble que c’est dans cet ordre d’idées que devrait être recherchée la solution du problème.

Ce qui nous inquiète dans cet essai de législation, c’est à la fois l’atteinte portée aux principes et les répercussions, inattendues pour le législateur, qu’aurait la loi, si le projet voté par la Chambre était ratifié par le Sénat. Il ne faut pas être dupe des mots : ceux de propriétaire et de capitaliste ont le don de faire déraisonner de très braves gens qui ne se rendent pas compte de ce simple fait que toute l’organisation économique de notre société repose sur l’épargne.

Pour ne prendre qu’un exemple, aucune des entreprises qui fournissent en ce moment à la Défense nationale les armes, les munitions, les approvisionnemens dont elle a besoin, n’auraient pu se constituer sans elle. Or, les bâtimens destinés à l’habitation ne peuvent exister que là où le capital qui sert à les édifier est certain d’être protégé. Ces constructions sont beaucoup plus nécessaires aux travailleurs qui y sont logés qu’aux capitalistes qui y consacrent leurs économies, car ceux-ci peuvent trouver d’autres emplois, et ne sont pas nécessairement condamnés à acheter des terrains et à y entasser des moellons.

D’autre part, la propriété immobilière constitue un élément notable de la fortune nationale et, par suite, de la matière imposable. M. Ribot, au cours de la discussion, s’opposait à des combinaisons qui eussent grevé d’une façon excessive les propriétaires fonciers, parce qu’il voulait, disait-il, réserver leurs facultés contributives pour l’établissement de ses futurs budgets. Frapper de stérilité les milliards que représente un pareil domaine serait extrêmement dangereux et parfaitement illogique. Au cours de la guerre on a, avec beaucoup de raison, fait de sérieux efforts en faveur de la fortune mobilière : on a affranchi d’impôt les Bons et les obligations de la Défense nationale, la rente 5 pour 100 émise au mois de décembre 1915 ; on a avancé aux Compagnies de chemins de fer les sommes nécessaires pour payer le coupon de leurs titres. Ce n’est pas dans l’intérêt des rentiers ni des obligataires que l’Etat a pris ces mesures, mais dans celui de son propre crédit, qui repose sur le maintien de la richesse publique. Or, qu’adviendra-t-il si une partie de cette richesse, celle qui alimente à la fois le budget du pays et celui des communes, est ébranlée dans ses fondemens ? Il est impossible que le Sénat méconnaisse la grandeur du problème qui se pose devant lui : il rétablira, dans la loi sur les loyers, l’obligation pour tous les locataires demandant une réduction de prouver leur indigence, et pour l’Etat d’indemniser les propriétaires, qu’il prive du droit de disposer librement de ce qui leur appartient. C’est là le minimum des corrections qu’il faut apporter au projet de la Chambre. S’il devait être maintenu dans sa teneur actuelle, une atteinte grave serait portée à notre état social ; elle aurait des conséquences auxquelles n’ont pas songé ceux qui ont voté l’ensemble des 57 articles de la Loi relative « aux modifications apportées aux baux à loyer par l’état de guerre. »

La petite industrie du bâtiment, par les corps de métier, charpentiers, maçons, peintres, menuisiers, serruriers, qu’elle groupe autour d’elle, retient encore, dans les villes et bourgs de province, toute une population qui constitue un élément essentiel de la vie locale, qu’il est si important de conserver et d’encourager. Le jour où ceux qui donnent du travail à ces nombreux artisans cesseraient de le faire, nous verrions s’accélérer encore le courant d’immigration dans les grandes cités qui est un des dangers du monde moderne. Des considérations de l’ordre politique le plus élevé se joignent donc à celles de l’ordre économique pour engager nos législateurs, pendant qu’il en est temps encore, à éviter l’écueil que nous leur signalons.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.