La Question du vers libre

La Question du vers libre
Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 447-458).
REVUE LITTÉRAIRE

LA QUESTION DU VERS LIBRE[1]

Depuis des années qui commencent à se faire longues, les poètes nous ont donné peu d’œuvres dignes de ce nom. Il y aurait de la cruauté à le leur reprocher, car ils n’y mettent pas de malice, et ils seraient les premiers à souhaiter d’avoir une imagination plus riche, une sensibilité plus vive, une fantaisie plus originale. Cette indigence passagère n’a d’ailleurs rien d’anormal ni de surprenant. Nous nous figurons volontiers, en voyant les choses à distance, que les genres littéraires produisent à travers les siècles des suites ininterrompues de chefs-d’œuvre. C’est une illusion. En fait, les momens de production sont séparés par des intervalles, non pas à vrai dire de stérilité, mais plutôt de jachère, pendant lesquels la terre se refait et la sève se renouvelle. Soupçonnant que nous pourrions être dans une de ces périodes intermédiaires et afin de ne pas déranger le sourd travail de la nature, les poètes qui se disent novateurs dirigent leur activité réformatrice dans un sens un peu spécial. Ils se tournent vers les questions de métrique. S’ils ne peuvent être les artistes qui moduleront les mélodies espérées, au moins veulent-ils être les luthiers habiles qui auront perfectionné l’instrument, rajusté ses cordes, rendu sa sonorité plus étendue et plus délicate. De là tant de discussions théoriques, tant de dissertations et tant de préfaces, tant de manifestes accumulés sur tant de programmes, et tant de gloses entassées sur tant de commentaires. Le pédantisme de ces querelles d’écoles ne les rebute pas. Par là encore, on arriverait peut-être à expliquer la production de leurs recueils de vers, phénomène (qui est resté incompréhensible tant qu’on a voulu, contre toute évidence, y trouver des essais pour traduire certaines idées ou certaines sensations. Mais il ne fallait s’attacher qu’à la forme. Ce n’étaient que des cadres, des figures comparables à celles de la géométrie, des combinaisons de signes comparables à ceux de l’algèbre, des schémas de versification. On s’obstinait à découvrir une interprétation d’ailleurs mystérieuse de la Nature, dans des vers d’où l’auteur s’était uniquement soucié d’éliminer la tonique médiane. On s’efforçait à démêler la trame d’impressions complexes et fugitives, alors que l’écrivain s’était prêté seulement au jeu des allitérations. Quelle injustice de demander compte du sens des mots à qui n’a voulu que mesurer des syllabes ! A défaut d’une pléiade de poètes, nous avons une escouade de métriciens. Ils se proposent de rénover le vers français, — et ils y peinent. Nous ne sommes pas de ceux qui raillent leurs efforts. Nous croyons au contraire que leur laborieuse entreprise est légitime dans son principe et qu’elle peut aboutir à quelques résultats. Il est fréquent en effet que les réformes en art se fassent par l’extérieur : on modifie le décor et le costume avant d’arriver jusqu’à l’âme elle-même. Ajoutez qu’en poésie, la technique a une importance considérable. Et quand ils disent que cette technique n’est pas immuable, mais qu’elle subit au contraire un mouvement de continuelle transformation, il faut bien avouer que les novateurs ont raison.

Car nous nous demandons en vain comment on s’y prendrait pour découvrir dans les lois de la versification le caractère de l’absolu, et sur quel principe on se fonderait pour déclarer que le vers doit s’arrêter à un moment précis de son développement. Becq de Fouquières, dans son traité d’une complication si ingénieuse et si inutile, invoque tout à la fois la capacité de la poitrine humaine et le cours des astres. Pour lui, le principe générateur de la versification… consiste dans une équation physiologique entre la longueur de l’acte expiratoire et la durée des douze sons théoriques perçus par l’oreille. » Aussi bien la physiologie ne lui sert que de point de départ pour s’élever à des considérations plus transcendantes ; et il n’y a pas besoin de beaucoup le pousser pour lui faire dire que l’alexandrin est d’institution divine. « Sa longueur n’a point été déterminée par le caprice humain. Dès que l’homme jeté sur la terre par la main du Créateur a senti avec l’air la vie pénétrer tout son être, il a respiré un vers dans chacun de ses souffles. » Mais nous savons bien, que dans nos institutions il n’est rien qui ne soit œuvre humaine, et partant soumise au changement. Pour M. Sully Prudhomme, les problèmes de la versification relèvent de la mécanique et il y applique la loi du moindre effort. Il ne s’abuse pas lui-même sur la valeur de cette vue systématique et ne l’indique qu’à titre d’hypothèse. Mais cette hypothèse lui suffit pour qu’il s’oppose en son nom à toutes innovations. « Toute innovation désormais tentée dans la phonétique du vers ne saurait aboutir qu’au simple démembrement d’une forme préexistante… L’art des vers, après la contribution capitale qu’il doit au génie de Victor Hugo, a reçu tout son complément, a épuisé tout le progrès que sa nature comportait. » Comme si le domaine des sons était le règne de l’absolu ! Et comme si dans le siècle où la musique s’est si profondément transformée on pouvait dire que les perceptions de l’ouïe échappent seules à l’universelle mobilité !

Le vers est un organisme, soumis aux conditions qui sont celles mêmes de la vie, et poursuivant sans relâche son évolution. Les belles œuvres peuvent le fixer pour un temps : elles accélèrent, elles retardent et parfois elles contrarient sa marche régulière : elles ne l’arrêtent pas. De même le plaisir spécial qu’il nous procure, en dehors de tout élément intellectuel, n’est qu’un effet de l’habitude. Notre oreille peu à peu devient sensible aux rapports avec lesquels on l’a rendue familière ; le retour des mêmes impressions rythmiques lui est agréable. C’est donc qu’il faut nous contenter ici d’invoquer les lois de l’habitude, lois toutes relatives et variables, qui ne sont que des constatations. Plus une habitude est invétérée, et plus elle s’impose avec une nécessité presque invincible. Mais le plaisir de la répétition s’émousse à la longue, et il faut pour le raviver en modifier légèrement les conditions. Tel est le double principe qui domine toute controverse sur la versification ; et c’est à ce point de vue qu’il faut se placer, si l’on veut éviter de se payer de mots. Le problème est historique. Notre versification a une longue histoire, puisque dès le moyen âge elle était constituée dans ses élémens essentiels. Ceux qui passent pour y avoir à diverses époques fait œuvre de révolutionnaires, se sont en réalité soumis docilement à l’ensemble des prescriptions antérieures, et les minces changemens qu’ils y ont apportés procédaient moins de leur caprice que d’un travail insensible et impersonnel qu’ils se sont bornés à faire aboutir. Les leçons que comporte cette histoire peuvent seules nous renseigner sur la valeur des tentatives nouvelles, et ici encore c’est le passé qui est l’ouvrier de l’avenir. Le poète d’aujourd’hui est l’héritier de trente générations de poètes : c’est assez dire qu’il ne peut disposer à son gré de richesses qu’il n’a pas créées : il n’est pas maître chez lui. Pour avoir chance de succès, les modifications qu’on apportera au vers français devront être très restreintes. D’autre part, notre versification doit se modifier sous peine de devenir une chose morte. Nous voudrions justement rechercher, parmi les nouveautés qu’on nous propose de tous côtés, sans choix, sans méthode et sans ordre, celles qu’il serait possible d’accueillir sans danger pour le système traditionnel auquel il ne saurait être question de renoncer.

Et d’abord, sans porter atteinte aux principes qui régissent le rythme et la rime, dans le cadre même des règles jusqu’ici admises, il y aurait lieu de se livrer à un important travail sur les mots pour en mesurer les syllabes et en éprouver le son. C’est pour l’oreille que les vers sont faits ; c’est la prononciation qui doit en décider ; mais il arrive qu’on n’y tienne pas compte de la prononciation véritable, actuellement en usage. Dans la préface qu’il a mise en tête du traité de M. Tobler sur le vers français, M. Gaston Paris écrivait : « Le plus grand malheur de notre versification est d’avoir conservé la mesure des syllabes et les conditions de leur homophonie, telles que les avait établies le XVIe siècle d’accord avec la prononciation réelle d’alors : la prononciation a changé et les règles qui l’avaient pour base ont été servilement maintenues, en sorte que nos vers sont incompréhensibles dans leur rythme et leur rime, non seulement à l’immense majorité de ceux qui les entendent ou les Usent, mais encore, si on va bien au fond des choses, à ceux mêmes qui les font. » C’est ainsi que la mesure des mots continuant d’être fixée par une prosodie surannée, les hémistiches ne sont complets que sur le papier. Et c’est ainsi que les rimes étant déterminées par une orthographe qui n’est pas conforme à la prononciation, tantôt les poètes se privent de rimes excellentes et tantôt ils continuent à faire rimer des mots qui ne forment même pas assonance. Du jour où le rythme marquerait effectivement des groupes de syllabes réelles, où la rime unirait des syllabes vraiment pareilles, la versification aurait fait un progrès notable. Comment se fait-il que les remarques de M. Paris, après douze ans, soient restées justes, mais vaines, et que son appel n’ait pas été entendu ? Comment se fait-il que le travail dont il traçait le programme n’ait tenté aucun des novateurs ? Sans doute il faudrait pour le mener à bien des connaissances d’histoire de la langue et de la littérature dont ils sont mal pourvus. Mais justement, quelle occasion de les acquérir ! Il leur faudrait, dans le passé de notre poésie remonter plus haut que Verlaine, plus haut même que Baudelaire et Banville. Mais quoi ! Ils sont jeunes, puisqu’ils sont les jeunes. Ils ont du loisir, des ambitions, des prétentions. Et quelle occasion pour eux de repousser définitivement ce reproche d’ignorance qu’on leur adresse si souvent, et, semble-t-il, avec tant de raison, puisqu’il ne manque jamais de les mettre en colère !

Presque toutes les modifications apportées dans le vers au XVIe et surtout au XVIIe siècle ont eu pour objet de restreindre la liberté du poète. Le principe n’était pas si mauvais qu’on pourrait le croire ; car ce qui a nui aux poètes du moyen âge, ç’a été, entre autres causes, leur déplorable facilité à versifier. La médiocrité étant insupportable en poésie on fait œuvre pie quand on travaille à la décourager ; et enfin on n’a pas trouvé de meilleure formule du « grand art » que celle qui consiste à faire difficilement des vers faciles. Néanmoins, parmi ces règles il en est de tout arbitraires, celle par exemple qui proscrit radicalement l’hiatus. Prenez dans un traité quelconque le chapitre consacré à l’hiatus : c’est un tissu d’absurdités, de contradictions et d’illogismes. Notez qu’un poète français n’a pas le droit d’écrire : tu es. Les rencontres de voyelles qui sont le plus ordinaires dans le langage parlé et avec lesquelles l’oreille est familiarisée par un usage journalier lui sont interdites. Ceci est mieux. Deux voyelles dont la juxtaposition à l’intérieur d’un mot ne semblait pas rude et semblait même douce, deviennent subitement insupportables si l’une d’elles termine un mot et que la seconde en commence un autre. On dira bien dans un vers : il tua, on ne dira pas : tu as. On dira : une Iliade ; on ne dira pas : il y a. En revanche et si le poète ne peut dire, ni il a été, ni il y entre, on admet la voyelle placée devant l’h aspirée ou après la nasale. On tolère : le héros, la hauteur, elle hait, ce qui n’est guère séduisant. On accepte : Néron est, Orcan et, ce qui est proprement horrible. L’erreur ici est de n’avoir pas tenu compte de la différence des cas. Si dans la plupart des cas l’hiatus est pénible à notre oreille, il ne l’est pas toujours. Quelquefois même il peut, par sa rudesse, contribuer à l’effet cherché par le poète et devenir un élément de l’harmonie totale. Au lieu donc d’imposer une règle, il convenait de laisser à chacun le soin de décider suivant les circonstances et à ses risques et périls. Sur ce point, les poètes d’aujourd’hui sont assurés de trouver l’opinion préparée et de bénéficier d’une large complaisance. — C’est Ronsard qui a formulé. cette prohibition de l’hiatus à laquelle d’ailleurs il n’a eu garde de se conformer toujours ; c’est lui aussi qui, suivant les leçons de Lemaire de Belges, a le premier érigé en règle l’alternance des rimes masculines et féminines. Les rimes féminines, en permettant au son de se prolonger et de se décomposer en demi-teintes sont un des plus précieux moyens d’harmonie du vers français. Mais d’où vient qu’on en exige dans le poème à rimes plates le retour régulier ? Et n’est-ce pas transformer en un instrument de monotonie ce qui devait être un moyen d’introduire la variété ? Fénelon, dans son réquisitoire contre le vers français, se plaignait déjà qu’un masculin fût toujours et uniformément suivi d’un féminin. Où serait ici encore l’inconvénient de laisser quelque chose à l’initiative du poète ?

Le XIXe siècle s’est efforcé de reconquérir les libertés que l’âge précédent avait interdites : il ne l’a pas fait toujours avec autant de discrétion et de tact qu’il eût fallu. Les romantiques ont déplacé la césure et multiplié les rejets : la conséquence logique a été que, la cadence devenant moins aisément perceptible à l’oreille, il a fallu renforcer la rime. L’emploi de la rime riche a suivi nécessairement l’adoption de la coupe ternaire du vers et de l’enjambement. De nos jours la rime riche a cessé de plaire et on n’en aperçoit plus que les inconvéniens : elle nuit à l’harmonie intérieure du vers par le coup de cloche de la fin, elle justifie le paradoxe de Banville qu’on n’entend dans un vers que la dernière syllabe et que le génie poétique se ramène donc à l’invention de la rime, elle appauvrit le vocabulaire, elle ramène trop souvent des mots prévus, les syllabes qui ont la consonne d’appui n’étant pas en nombre infini, enfin elle jette en plein lyrisme le calembour lui-même. Tous ces reproches sont fondés ; encore faut-il savoir par quoi on remplacera la rime chère aux romantiques « t aux parnassiens. Sera-ce par l’assonance ? On l’essaie depuis Verlaine. Mais cette tentative se condamne d’elle-même, attendu qu’elle va contre une des lois essentielles de l’histoire des langues. L’assonance a été chez nous longtemps en usage, jusqu’au jour où le retour de la même voyelle accentuée ne satisfaisant plus aux besoins de l’oreille, on y a substitué la rime. On ne revient pas à ces procédés rejetés par l’usage et qui n’ont plus de place que dans le musée des formes déchues. On ne rend pas la vie à un système aboli, pas plus qu’on ne ressuscite les mots tombés en désuétude et pas plus qu’on ne fait remonter la sève aux branches mortes. — Par haine encore contre la rime riche on tâche d’acclimater chez nous la rime fausse. On relève chez les maîtres des rimes qui, la prononciation ayant changé, sont devenues fausses : on en relève quelques-unes même chez Racine et chez Victor Hugo, qui dès leur temps étaient fausses ; elles ne figurent dans leurs vers qu’à l’état d’exception : c’est par système qu’on les multiplie dans les jeunes écoles. M. Viélé Griffin aux premières pages de la Clarté de Vie, publiée cette année même, fait rimer moiré avec forêt, prés avec secrets, tête avec muette, pâle avec étale, gauche avec reproche, haute avec flotte, accable avec érable, dentelé avec pantelait. Et comme ce n’est l’usage de prononcer ni foré, ni secré, ni tette, ni étâle, ni reprôche, ni flôte, ni erâble, ni pantelé, l’oreille chaque fois est choquée et regimbe. Elle subit la même impression pénible que nous éprouvons à entendre défigurer nos mots par une prononciation étrangère, ou encore gasconne, normande ou picarde. C’est une remarque sur laquelle on a souvent insisté, que le besoin de changer les principes de notre versification s’est fait surtout sentir à des poètes nés hors de nos frontières. Ce sont des Belges, des Grecs, et des Anglo-Saxons qui travaillent à cette œuvre française. Leur sollicitude ne nous laisse certes pas ingrats ; seulement nous nous méfions de la justesse de leur oreille. — Je trouve chez M. Henri de Régnier l’emploi répété d’un système un peu différent, intermédiaire entre celui de l’assonance et celui de la rime. Tantôt il s’en faut d’une consonne : glaive et lèvre. Tantôt au lieu de celle qu’on attend c’est la consonne voisine qui arrive : citerne, referme ; saluâmes, ânes. Cela rime à peu près. Mais dans l’échelle des valeurs esthétiques le jeu des « à peu près » est-il très supérieur aux calembours de la rime riche ? — Ni le système de l’assonance, ni celui de la rime fausse, ni celui de la rime par à peu près n’ont chance de s’imposer ; il n’est guère probable non plus qu’on puisse revenir tout uniment à la rime « suffisante » des classiques. C’est donc que sur ce point toute la réforme consiste à appauvrir légèrement la rime, ou plutôt à rejeter ce qu’il y avait de criard dans son luxe et d’insolent dans son opulence.

Beaucoup plus grave est la réforme qui porte sur la structure intérieure du vers. Un vers dépourvu d’accent tonique à la sixième syllabe passe encore à l’heure qu’il est pour un vers faux. Toute la question est de savoir si ce n’est pas là un exemple de ces règles provisoires appelées à disparaître précisément par suite d’une évolution régulière. Le vers coupé à l’hémistiche, suivant le précepte de Boileau, est le type même du vers classique. Si d’ailleurs on croyait que les poètes du XVIIe siècle n’en ont pas connu d’autre, on se tromperait lourdement. Racine, La Fontaine nous offrent l’exemple des coupes les plus diverses. Grâce aux libertés que comportait le genre, les poètes comiques du XVIIe et du XVIIIe siècle avaient, bien avant Victor Hugo, disloqué l’alexandrin. On ne saurait trop le redire : les innovations en métrique consistent à reprendre des formes déjà essayées et à généraliser l’emploi de celles qui n’avaient encore paru qu’à titre d’accidens. Tels vers de Corneille ou de Racine sont des modèles de cette coupe ternaire qu’affectionneront les romantiques. Ceux-ci dans le vers coupé en trois parties conservent néanmoins l’accent à la sixième syllabe, non pour aucune raison logique, mais par concession et par souvenir de l’ancienne forme. A mesure que l’oreille s’est habituée à la coupe nouvelle, il est devenu moins indispensable de rappeler la coupe classique. Déjà les Parnassiens se libèrent en quelque manière de cette servitude. Dans leur petit traité de versification, excellent et souvent hardi, MM. Le Goffic et Thieulin citent plusieurs vers de Leconte de Lisle et de M. Coppée où des mots tels que sous, vos, les, tous, puisque, proclitiques ou enclitiques et par là même atones, occupent la sixième place. Il n’y a pas de différence appréciable entre ce vers de M. Coppée :

Je vais donner | à tout le mon | de un peu de joie

et ceux de M. Moréas :

Et tout à coup | l’ombre des feuil | les remuées

ou de M. Verhaeren :

Rouges sur des | fleuves et les | mers novembrales.

Le vers décadent ne fait ici que suivre un mouvement commencé avant lui et qu’achever la réforme que les romantiques ont laissée à mi-chemin.

Il va sans dire que l’alexandrin restera la forme la plus employée du vers français : c’est lui qui donne à l’oreille, par sa plénitude et la symétrie de ses élémens, la satisfaction la plus complète. Le décasyllabe qui fut le vers de nos chansons de geste et celui de la Franciade a été adopté par le conte. L’octosyllabe est le vers lyrique par excellence. L’oreille accepte volontiers toutes les fractions d’alexandrin en nombre pair. Convient-il d’ailleurs de faire des vers qui excèdent les douze syllabes ? La Maison de l’Enfance, de M. Fernand Gregh, que couronnait hier l’Académie française, s’égaie de quelques vers de quatorze syllabes. Il y en a de plus longs au moyen âge. Ce qui fait le peu de succès des tentatives de ce genre, c’est que plus le vers s’allonge et plus la cadence en devient difficile à saisir ; c’est surtout qu’alors l’unité du vers n’existe plus qu’en apparence. Mais ce sont les mètres impairs qui sont plus particulièrement en faveur dans les nouvelles écoles. Verlaine dans son Art poétique les recommande pour l’indécision de leur rythme dont on peut, en la combinant avec l’impropriété des termes, tirer d’heureux effets. Or, le vers de sept syllabes est d’un usage fréquent dans notre poésie. Les vers de neuf et de onze sont beaucoup plus rares ; Malherbe a pourtant composé une chanson délicieuse et fameuse en vers de neuf. L’alexandrin à rime féminine est en réalité de treize syllabes. Baïf, l’inventeur du vers baïfin, l’introducteur des comparatifs à la mode antique, le docte, doctieur et doctime Baïf, Baïf le pédant de la Pléiade, s’est plu jadis à composer une suite de trois cents vers de quinze syllabes. Ici encore les novateurs ont des références. Les vers impairs sont boiteux de naissance : c’est ce qui probablement les empêchera toujours de fournir une ample carrière. Que d’ailleurs, s’ils le veulent et s’ils le peuvent, les chercheurs de nouveau tirent de cette boiterie des effets peut-être charmans et des harmonies insoupçonnées ; c’est un droit que nul ne songe à leur contester.

Reste la question du mélange des rythmes et des rimes, qui est la question même du vers libre. Après Corneille, après Molière, après La Fontaine, il ne devait pas être facile d’ « inventer » le vers libre. M. Gustave Kahn est venu à bout de cette invention : cela valait bien que ses amis lui décernassent l’honneur, hélas ! chaque jour plus banal, d’un banquet. C’est donc auprès de lui qu’il convient de se renseigner. Écoutons avec attention et docilité. « Le vers libre au lieu d’être comme l’ancien vers des lignes de prose coupées par des rimes régulières doit exister en lui-même par des allitérations de voyelles et de consonnes parentes. La strophe est engendrée par son premier vers, le plus important en son évolution verbale. L’évolution de l’idée génératrice de la strophe crée le poème particulier ou chapitre en vers d’un poème en vers. » Pour le cas où cette définition paraîtrait un peu obscure, et laissant encore dans l’esprit quelque incertitude, des exemples pourront servir à l’illustrer. Voici une strophe des Palais nomades :


Tes bras sont l’asyle
Et tes lèvres le parvis
Où s’éventèrent les parfums et les couleurs des fleurs et des fruits,
Et ta voix la synagogue
D’immuables analogies
Et ton front la mort où vogue
L’éternelle pâleur
Et les vaisseaux aux pilotes morts des temps défunts.
Tes rides légères le sillage gracile
Des âges aux récifs difficiles

Où le chœur des douleurs vers tes prunelles a brui
Ses monocordes liturgies.

Voici le début d’une autre pièce :

Sur la même courbe lente
Implacablement lente
S’extasie, vacille et sombre
Le présent complexe de courbes lentes.
A l’identique automne les rouilles s’homologuent
Analogue ta douleur aux soirs d’automne
Et détonne la lente courbe des choses et tes brefs sautillemens.


Ne croyez ni que ces exemples soient choisis à dessein, ni que M. Gustave Kahn ait le monopole de ces monstruosités. Chez M. Moréas, chez M. Verhaeren, chez M. Viélé Griffin, chez dix autres, on rencontre d’innombrables séries de « laisses rythmiques » non moins baroques.

Ici, — puisque le vers libre est aujourd’hui sorti de la période héroïque, ses partisans eux-mêmes semblant se lasser d’une plaisanterie qui n’attroupe plus guère les badauds, — il serait temps de fixer quelques notions et de faire une distinction un peu précise. Les poètes ne veulent-ils qu’user dans l’intérieur d’une même strophe de mètres irréguliers ? Ils le peuvent, du moins à de certaines conditions : c’est que chacun des mètres pris isolément soit d’un rythme connu et correct, que le passage d’un mètre à l’autre ne soit pas trop déconcertant comme l’est par exemple celui du vers de huit au vers de sept, et enfin que l’intention de l’auteur soit claire et qu’on voie pourquoi il a changé le mètre. Veulent-ils adopter pour les rimes des dispositions inédites, et celles qu’ils trouvent chez les romantiques ne leur suffisent-elles pas ? Qu’ils remontent donc jusqu’aux poètes de la Pléiade, et qu’ils reprennent celles de leurs inventions rythmiques qui en grand nombre sont restées inemployées. Qu’ils construisent enfin d’autres strophes et qu’ils s’arrangent pour concilier la liberté de leur génie avec ces exigences de régularité en dehors desquelles il n’y a pas de versifications. Sans cela, l’idée elle-même de rythme se vide de toute espèce de sens. En l’absence de règles, si souples d’ailleurs et si élargies qu’on puisse les imaginer, il n’y a que la prose, et tous les artifices typographiques n’y font rien. Tel est bien le terme où tend cette liberté absolue qu’on réclame pour le poète. « Le vers est partout dans la langue où il y a rythme, prononce M. Stéphane Mallarmé. Dans le genre appelé prose il y a des vers, quelquefois admirables, de tous rythmes… Toutes les fois qu’il y a effort au style, il y a versification. » On n’ignorait pas au surplus que la prose eût son rythme, et sans qu’il soit besoin de recourir aux essais de prose poétique et d’évoquer l’ombre de Marchangy, on sait bien que telles périodes de Bossuet, de Rousseau ou de Chateaubriand offriraient d’admirables modèles de cadence. Mais grâce à l’ingénuité de telles déclarations se révèlent le sens caché et la signification véritable du mouvement vers-libriste. " On a dit qu’épris « de musique avant toute chose » leurs perceptions s’étant affinées et leurs sens étant devenus plus exigeans, les poètes n’ont plus su se contenter de la mélopée monotone et rigide du vers parnassien. C’est le contraire qu’il eût fallu dire. Dépourvus à un degré remarquable du sens de la musique du vers, les jeunes hommes de cette génération en sont venus à ne plus percevoir l’harmonie si variée et si subtile que comportent les mètres les plus réguliers. Ils sont devenus insensibles à ce qui distingue chez nous la prose et les vers. La tentative vers-libriste est dans son essence une entreprise pour substituer au rythme des vers le rythme de la prose.

La suppression de quelques règles arbitraires qui ne tendent qu’à établir pour l’œil une vaine symétrie, le rapprochement des lois de la versification et de celles de la prononciation, l’achèvement de la réforme romantique par la suppression de la tonique médiane, l’affaiblissement de la rime, l’emploi plus fréquent des rythmes impairs, une architecture de strophes plus compliquée, telles sont les principales nouveautés qu’on peut accueillir sans hérésie, et qui introduites dans l’art des vers pourraient le rajeunir sans y apporter de perturbation profonde. Ont-elles chance d’ailleurs de prendre vie, et dépasseront-elles la période du pullulement embryonnaire ? Le poète qu’on nous annonce sans cesse pour demain et qui finira bien par venir quelque jour, les consacrera-t-il par l’emploi qu’il en fera ? ou, s’en étant détourné, les renverra-t-il auprès des vers mesurés de Baïf et des vers blancs de Marmontel, grossir le nombre des tentatives avortées et des inventions que leur échec même fait paraître saugrenues ? Personne aujourd’hui, et dans l’état actuel des choses, n’en peut rien présager. Ce sont les œuvres qui décident ; sans leur secours il n’est rien que formules inefficaces et théorie à vide. C’est le poète qui par la valeur de l’idée, par l’intensité de l’émotion, par l’éclat de l’imagination nous impose la forme rythmique où il a enfermé son rêve. C’est le poète qui par la délicatesse de son oreille perçoit et nous rend ensuite perceptibles des harmonies encore inentendues. Or ce qui nous inquiète pour l’avenir des réformes préconisées par les jeunes poètes, c’est de voir comme ils les ont déjà compromises par l’application qu’ils en ont faite. Quelle que soit notre complaisance, nous ne pouvons complètement séparer les rythmes d’avec les phrases et les mots sous lesquels ils courent. Involontairement nous établissons quelque rapport entre les nouveautés rythmiques et les contournemens de la syntaxe, la préciosité ou la niaiserie des sentimens, la bizarrerie des expressions, l’affectation d’une obscurité dont les ténèbres s’étendent sur les steppes de la platitude. Exemple magistral de la façon dont les théories sont parfois desservies par les œuvres ! Pour notre part nous avons essayé de dégager de ces théories ce qu’elles contiennent de légitime. Nous sommes avec les jeunes poètes quand ils demandent qu’on n’arrête pas le vers dans son évolution. Nous sommes avec eux quand ils déclarent que les règles de la versification n’ont pas de valeur absolue et ne sont que des effets de l’habitude. Nous nous contentons de leur faire remarquer que cette habitude est plusieurs fois séculaire et que les origines de notre versification se confondent avec celles de notre littérature et de notre langue. Il ne suffit pas de dire que notre système de versification a été fixé par des chefs-d’œuvre auxquels on nous rendrait comme étrangers en habituant notre oreille à des cadences essentiellement différentes. Il y a plus, et ce système ne fait pas seulement partie de notre patrimoine littéraire, il est une partie inhérente de notre constitution intellectuelle. Au même titre que notre syntaxe il contribue à faire que nous soyons les Français et non pas les Anglais ou les Allemands. C’est bien pourquoi nous repoussons l’idée même d’un bouleversement radical. Si grands que soient notre goût pour les nouveautés et notre zèle pour toutes les formes de la liberté, un moment vient pourtant où il nous est impossible de nous associer à la tentative nouvelle : c’est lorsque, sous couleur de nous libérer, elle menace en quelque manière de nous dénationaliser.


RENE DOUMIC.

  1. Vigié Lecoq, LaPoésie contemporaine (Mercure de France). Adolphe Boschot, La Crise poétique (Perrin). — Cf. Les traités de Quicherat, Becq de Fouquières, Tobler. Sully Prudhomme : Réflexions sur l’art des vers (Lemerre). Robert de Souza : Le Rythme poétique (Perrin). Le Goffic et Thieulin : Nouveau Traité de versification française (Masson). Georges Pellissier : Traité théorique et historique de versification française (Garnier).