Félix Alcan, éditeur (p. 1-8).
LA
QUESTION AGRAIRE EN ITALIE



LE LATIFUNDIUM ROMAIN



AVANT-PROPOS

La question agraire se pose de nos jours dans bien des pays. Il semblait qu’au XXe siècle l’ère des jacqueries fût close et voici que chaque jour, ici ou là, les masses rurales s’agitent et menacent l’ordre établi. Tantôt c’est en Russie, tantôt en Roumanie ; d’autres fois en Hongrie ou en Pologne. Toujours c’est l’Irlande qui souffre, qui gémit et qui se dépeuple au profit du Nouveau-Monde. En France même les vignerons se soulèvent et le sang coule dans le Midi. Mais surtout c’est en Italie où, depuis dix ans, les grèves agricoles se succèdent en se faisant remarquer par leur durée et l’énergie avec laquelle elles sont conduites qui n’a d’égale que la vigueur de la défense de la part des propriétaires. Du Nord au Midi les populations rurales crient la misère et s’ébranlent pour faire cesser leurs souffrances et améliorer leur sort. La crise agraire devient de l’autre côté des Alpes la préoccupation dominante des hommes d’État et du public. Ses répercussions dépassent même les frontières du royaume puisque c’est à elle qu’est due l’émigration qui peuple d’ouvriers italiens les chantiers de France, de Suisse, d’Allemagne et des États-Unis, et qui fonde dans la République Argentine comme une autre nation italienne.

La question agraire a sans doute, suivant les pays, des causes immédiates bien différentes, et bien diverses sont aussi les solutions apparentes qui peuvent y être apportées ; cependant on est en droit de soupçonner, sous ces aspects multiples, une cause générale et profonde.

Tout d’abord, on cherche, dans tous les pays, le remède à la crise agraire dans une modification du régime foncier ; on accuse la forme de propriété en vigueur de ne pas être adaptée aux conditions économiques et sociales du lieu et de l’époque. La crise agraire résulterait donc d’un défaut d’adaptation : retenons cela. Remarquons en outre que les peuples qui souffrent le plus profondément et le plus fréquemment de troubles agraires sont des peuples appartenant à des degrés divers, à la même formation sociale : la formation communautaire.

Au lieu de chercher à résoudre le problème de l’existence par l’énergie individuelle et l’initiative privée, ces populations s’appuient de préférence sur la collectivité, sur la communauté soit du travail, soit de la propriété, soit de la famille, soit du clan, de la cité ou de l'État[1]. L’individu est comme noyé dans le groupe, dans la communauté : il doit se plier à sa discipline, toute passive d’ailleurs, mais il attend d’elle protection, secours et assistance dans toutes les circonstances de la vie. Le communautaire est donc doué de résignation et de passivité, mais il manque d’énergie et d’initiative. Il redoute l’effort intense et prolongé et ne se plie à un travail pénible que sous l’empire d’une contrainte extérieure. Il est égalitaire et exclusif : tous les membres de la communauté ont les mêmes droits, mais hors de la communauté point de salut. Le trait dominant de son caractère est peut-être le manque de prévoyance : il n’a pas cette énergie morale qui fait donner un long effort en vue d’un résultat lointain ; la communauté ne doit-elle pas subvenir à tous ses besoins ? Il s’en suit que son agriculture est arriérée et superficielle, ses méthodes de travail simplistes et routinières. Insouciant du lendemain, il ignore l’épargne persévérante et par suite n’arrive pas à constituer la richesse ; dépourvu d’initiative et d’énergie, il est la victime désignée des exploiteurs si l’appui de sa communauté vient à lui manquer. Habituellement comprimé dans son groupe, il peut devenir un révolté si la contrainte extérieure se relâche : c’est pourquoi les peuples communautaires sont souvent si difficiles à gouverner et sont parfois des pépinières d’anarchistes ; mais il ignore la discipline volontaire et n’a ni l’esprit d’organisation, ni le sens de la responsabilité. Il ne sait pas résoudre par l’initiative personnelle et l’association libre les difficultés de la vie ; par indolence ou incapacité il recourt sans cesse à la communauté et sollicite l’intervention de l’État pour régler par voie d’autorité même les affaires privées. Or ces interventions sont inefficaces et nuisibles, nous aurons occasion de le constater.

L’observation des sociétés et l’étude des lois sociales démontrent, en effet, que chaque organe social a sa fonction propre et que, non seulement il ne peut pas suppléer l’organe voisin, mais encore qu’il n’en saurait sans dommage usurper la fonction. Les pouvoirs publics ne font pas exception à cette règle : ils ont à remplir certaines fonctions bien déterminées correspondant à certains besoins de la vie collective. Ces besoins varient évidemment suivant les temps et les lieux, aussi le rôle des pouvoirs publics peut-il varier dans certaines limites. Mais que la commune, la province ou l'État franchissent ces limites ou manquent à leur fonction propre, il y a malaise.

Ainsi, par exemple, c’est bien aux pouvoirs publics à constater le droit de propriété et à le protéger en vue de maintenir l’ordre, mais ils ne sauraient en aucune façon régler arbitrairement la forme et le régime de la propriété qui sont conditionnés par le mode de travail. Nous en trouverons un exemple bien net dans la province de Home où la propriété privée existe en droit et n’existe pas en fait parce que le sol est soumis au pâturage, travail de simple récolte, et à une culture rudimentaire qui n’exigent pas une appropriation permanente du sol. Des méthodes de travail dans lesquelles l’action de l’homme est peu de chose comparée à l’influence de la nature s’accommodent fort bien de la propriété collective : c’est d’ailleurs ce qui favorise l’existence et la conservation des communautés. La propriété s’organise donc en vue du travail ; mais cette adaptation n’est pas toujours parfaite ni instantanée surtout à notre époque d’évolution et de transformations rapides : les formes juridiques et les rapports sociaux peuvent être en retard sur les méthodes techniques. C’est de là que provient la crise agraire qui se manifeste d’autant plus intense que l’adaptation est plus lente ou plus difficile.

Or, les communautaires ne songent pas ou du moins ne réussissent pas à réaliser cette adaptation par l’initiative privée ; ils recourent à la communauté d’État dont les interventions sont forcément lentes et rigides. Il n’est donc pas surprenant que, chez les peuples appartenant à un type social aussi peu souple, l’adaptation soit malaisée et la crise agraire presque permanente.

C’est précisément pourquoi l’Italie offre à l’observateur un merveilleux champ d’étude puisque la crise y est endémique et y revêt des formes multiples. En Italie même, le territoire romain présente un intérêt particulier car la question agraire y apparaît à l’aube même de l’histoire.

La première loi agraire qui ait été promulguée à Rome date de l’an 486 avant Jésus-Christ ; la dernière est de 1908. Entre le consulat de Spurius Cassius et le ministère de M. Giolitti, les lois agraires se sont succédé presque sans interruption aussi bien sous la République que sous l’Empire, sous le régime pontifical que sous le gouvernement actuel. Cette fécondité législative à propos de la propriété foncière est l’indice d’un malaise évident, puisque l’intervention des pouvoirs publics a été jugée fréquemment nécessaire pour régler l’usage du sol, et le grand nombre des lois prouve surabondamment qu’aucune d’elles n’a jusqu’ici mis un terme à ce malaise. Actuellement une commission travaille à en élaborer une nouvelle, qui sera la sixième ou la septième promulguée depuis vingt-cinq ans.

La crise agraire existe donc dans les environs de Rome depuis près de 2 500 ans. Elle ne se manifeste pas seulement par l’élaboration des lois. Les anciens Romains ont vu l’émeute gronder sur le Forum et la guerre civile éclater entre les partis : les Gracques en furent victimes. De nos jours, on lit fréquemment dans les journaux que les paysans d’un village ont envahi la propriété voisine et s’en sont partagé les terres pour les ensemencer ; si le propriétaire résiste et si la force publique intervient, le conflit devient facilement meurtrier.

Il y a donc encore actuellement dans la province de Rome une crise agraire. Quelles en sont les causes ? Quel en pourrait être le remède ? Telles sont les questions qui se posent tout naturellement et auxquelles nous voudrions essayer de répondre.

La crise agraire se manifeste ici par la lutte pour la terre ; il s’agit de savoir pourquoi la terre de ce pays ne nourrit pas les hommes qui le peuplent. C’est seulement par une analyse aussi exacte que possible de l’organisation de la propriété que nous pourrons espérer découvrir les causes du malaise, en examinant attentivement si cette organisation est en harmonie avec les conditions du travail, l’état social de la population et les besoins de la société moderne.

Lorsque nous aurons déterminé les causes de la crise agraire, nous verrons quels remèdes y ont été proposés ; nous constaterons que l’intervention des pouvoirs publics est actuellement nécessaire, mais que cette intervention a des limites bien précises et qu’elle est par elle-même inefficace si elle n’est pas secondée par l’action énergique et persévérante des initiatives privées.

Nous serons amenés à conclure par cette affirmation devenue banale que la valeur propre de l’homme, résultat de la formation sociale et de l’éducation familiale, est le facteur dominant dans les problèmes qui se posent devant l’observateur des sociétés humaines. La prospérité, la supériorité sociales appartiennent aux individus et aux peuples qui savent le mieux s’adapter aux conditions du lieu et du temps pour maîtriser les forces naturelles et en tirer les moyens d’existence les plus abondants pour favoriser l’essor de la race.

Une étude monographique comme celle qu’on va lire n’a d’autre but que de déterminer, par une observation limitée mais minutieuse, et par une analyse détaillée et méthodique, les conditions de la prospérité sociale dans une région donnée et les causes qui y font obstacle, afin de permettre à l’homme de la réaliser par les moyens que l’expérience reconnaît efficaces.

La science sociale n’a de raison d’être que si elle permet, par la connaissance des lois sociales, d’augmenter le bien-être des sociétés, d’atténuer leurs souffrances et de les rendre prospères.




  1. Cf. Edmond Demolins, Comment la route crée le type social. Firmin-Didot. On trouvera dans cet ouvrage la description des principaux types sociaux et l’explication de leurs caractères distinctifs.