La Pupille/Texte entier

La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. Titre-283).

FRANCES TROLLOPE

LA
PUPILLE
ROMAN ANGLAIS
TRADUIT
PAR Mme SARA DE LA FIZELIÈRE
Séparateur
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1882
Droits de propriété et de traduction réservés


CHAPITRE PREMIER.


Le 28 novembre 1835, à six heures un quart, M. Thorpe, de Thorpe-Combe, Herefordshire, se tenait assis devant un grand feu de bois. Il avait à portée de la main les fagots d’environ trois arbres, empilés les uns sur les autres, et à côté de lui une petite table, ronde, sur laquelle il y avait une tasse à café et deux flambeaux. Tout à coup il tira avec une extrême violence le cordon de sonnette qui pendait le long de la cheminée. Il attendit à peu près les trois quarts d’une minute, les yeux fixés sur la porte, sans lâcher le cordon ; puis, voyant que personne ne venait, il tira de nouveau le gland de soie avec une énergie qui n’était pas exempte d’impatience. Ce second appel produisit un effet instantané, car la sonnette résonnait encore que la femme de charge était déjà devant son maître.

« Vous serez un jour punie de votre négligence, mistress Barnes, vous pouvez y compter, dit le vieux gentilhomme. Aussi vrai que je vous vois, vous serez obligée de faire appeler un coroner pour faire une enquête lorsqu’on m’aura trouvé mort ; car il arrive toujours des accidents aux pauvres vieillards malades comme je le suis, et qui ne peuvent obtenir qu’on vienne quand ils sonnent.

— Je pense, monsieur, que vous devriez prendre quelqu’un de plus jeune et plus actif que moi pour répondre à votre sonnette, répliqua mistress Barnes avec une feinte modestie ; car je sais que je ne suis plus aussi vive qu’autrefois. D’ailleurs, si vous vouliez avoir un valet de chambre, ainsi que les autres gentlemen du voisinage, il serait facile d’en trouver un qui courrait plus vite que moi.

— Vous dites cela pour me contrarier, mistress Barnes, et parce que vous savez que je n’aime pas les valets. Mais on m’a habitué à tout supporter ici ; ne parlons donc plus de cela et veuillez m’écouter. Vous savez que je n’aime pas à répéter ce que je dis, ajouta-t-il ; prêtez-moi donc votre attention. Je vais engager une grande société à venir passer ici les fêtes de Noël. Avez-vous entendu ce que je vous ai dit ? continua le vieux gentilhomme en remarquant que la femme de charge le regardait avec anxiété.

— J’ai peur que vous ne soyez malade, monsieur, dit-elle enfin en s’approchant avec sollicitude ; laissez-moi envoyer chercher M. Patterson pour qu’il vous tâte le pouls.

— Vous êtes folle, Barnes, et je le suis autant que vous, moi qui vous garde après m’être convaincu que vous ne valez guère mieux qu’une idiote. Enfin, comme je ne puis vous remplacer en ce moment, je vous prie de réunir le peu d’intelligence qui vous reste afin d’écouter les ordres que je vais vous donner, et cela sans vous figurer que j’ai le délire… si c’est possible.

— Je vous demande pardon, monsieur, mais il faut que j’aie mal entendu ou que je me sois trompée.

— En ce cas, tâchez de mieux me comprendre dorénavant. Asseyez-vous, ma vieille amie. Je n’ai pas le délire, ma pauvre Barnes, et cependant il faut que ma maison soit remplie de visites à Noël. Asseyez-vous et causons.

— Mais que ferons-nous pour les domestiques ? Nous n’avons que le jardinier, le bailli et le garçon qui fait les couteaux et nettoie les souliers ; comment, avec ce personnel, pourrons-nous avoir si grande compagnie ?

— Je sais tout cela, Barnes, mais il y a toujours de la ressource, là où il y a beaucoup d’argent. J’aurai, si je veux, une douzaine de domestiques bien dressés et élégamment habillés. Ne vous tourmentez pas pour cela.

— Je sais qu’avec de l’argent on peut se procurer ce que l’on veut, monsieur, mais alors il en faut dépenser beaucoup.

— Il me convient d’en dépenser, Barnes, et je ne trouverai pas que ce soit trop d’un millier de guinées pour traiter mes invités. »

Mistress Barnes tressaillit en le regardant avec surprise.

« Barnes, mon amie, reprit le vieux gentleman en plaçant ses coudes sur les bras de son immense fauteuil, Barnes, vous savez ce que contenait la lettre que j’ai reçue la semaine dernière ; mais vous ne pouvez savoir combien cette lettre pèse sur mon pauvre cœur.

— Alors, monsieur, je sais que vous aurez du plaisir à réunir une petite compagnie, et aucune peine ne me coûtera pour préparer la réception. »

M. Thorpe sourit en secouant tristement la tête.

« Ce n’est pas cela, Barnes. Je n’ai pas besoin de dire mes motifs en ce moment ; mais, quoiqu’il ne soit pas impossible que je vive encore quelque temps, je désire réunir tous mes parents avant de mourir.

— C’est très-juste, monsieur, et, si vous voulez me donner vos ordres, je ferai de mon mieux pour qu’ils soient bien exécutés, répondit la bonne femme avec une soudaine énergie.

— Je vous remercie, Barnes. La première chose sera de faire ouvrir, chauffer, nettoyer et ranger toutes les chambres. Rassemblez une douzaine de femmes, mais que cela soit fait demain soir. Puis j’enverrai dire à sir Charles Temple de venir me voir ; nous visiterons la maison ensemble et nous vous dirons ensuite ce qui vous restera à faire. Combien d’aides vous faut-il ? répondez, Barnes.

— Combien doit-il y avoir de personnes ? demanda-t-elle avec une inquiétude qu’elle cherchait en vain à déguiser.

— De douze à vingt, je ne sais pas au juste, car j’ignore encore de quelle quantité de filles et de garçons ma famille s’est augmentée depuis que je ne l’ai revue.

— De douze à vingt, grands dieux ! s’écria mistress Barnes en tordant ses mains ; mais que pourrai-je jamais faire de tout cela ?

— Mais ne vous rappelez-vous plus, vieille folle, le temps où il n’y avait pas une chambre dans la maison qui ne fût remplie de monde ?

— Si fait, je me le rappelle, mais alors nous avions des masses de serviteurs. Oh ! monsieur, ce n’est plus la même maison.

— Mais puisque vous allez en prendre autant que vous en voudrez, taisez-vous et ne m’ennuyez plus de la sorte, vieille raisonneuse. Occupez-vous des femmes, sir Charles me cherchera les hommes. Maintenant je n’ai plus rien à dire ; retirez-vous et laissez-moi me reposer un peu. » :

La femme de charge allait sortir, mais revenant sur ses pas :

« Pour sir Charles, dit-elle, il faudra donc l’envoyer chercher ?

— Mais sans doute, vieille folle.

— Et dans quel moment, monsieur ?

— Ah mais, que signifie cela, Barnes ? comme vous aimez à bavarder ! Je vous ai dit que je voulais lui parler demain, après mon déjeuner, et il n’est pas probable que j’aille le chercher moi-même, n’est-ce pas ? Voyons, allez-vous-en ; je souffre à force de parler. »

Mistress Barnes partit après cet ordre positif, qui lui plaisait du reste infiniment, car elle était ravie de ce que son maître lui avait ordonné d’envoyer à Temple pour faire chercher sir Charles, qui devait les aider dans leurs préparatifs.

Le lendemain, un soleil clair et brillant vint calmer les nerfs agités de la femme de charge, et, en passant de sa chambre dans la salle à manger, M. Thorpe aurait pu déjà s’apercevoir des heureux résultats du dialogue de la veille. Mais il s’occupait peu de cela, et, tranquillement assis dans un bon fauteuil, il était absorbé par la lecture d’une chronique française qui lui faisait même oublier son déjeuner inachevé. Cependant un bruit de pas sous sa fenêtre lui fit lever les yeux, et il aperçut le visage qu’il préférait à tous les autres. Un jeune homme d’une jolie taille, portant une veste blanche, de grandes guêtres de chasse et un fusil sous son bras, lui fit un sourire amical en passant devant lui. Un instant après, sir Charles Temple entrait dans la chambre.

« Qu’y a-t-il pour votre service ? dit le jeune homme en se tenant immobile devant son vieil ami.

— Pour mon service ? répéta M. Thorpe en souriant.

— Oui, dit sir Charles ; parlez vite, car j’ai deux jeunes fermiers qui m’attendent avec des chiens sur la colline, et, si vous me laissez partir, je vous promets des lapins et des alouettes pour un mois.

— Oh ! cher Charles, pourquoi êtes-vous venu ? Je désirais avoir une longue conférence avec vous, mon ami, et non pas échanger quelques mots à la hâte pendant que vous vous impatientez en pensant que l’on vous attend. Allez, partez ; j’aime mieux ne pas vous avoir du tout que de vous entretenir dans un moment où vous êtes si pressé.

— Sera-t-il encore temps ce soir ? demanda le jeune homme.

— Non vraiment… Mais allez-vous-en tout de même, répondit M. Thorpe en regardant le paysage par la fenêtre, puisqu’on vous attend. »

Sir Charles ne répondit pas, tira la sonnette, déposa son fusil dans un coin et s’assit tranquillement en face de son vieil ami.

Un jeune homme se présenta, mistress Barnes étant trop occupée pour entendre la sonnette.

« C’est bien, Jem, vous êtes précisément l’homme qu’il me fallait, dit le jeune baronnet ; courez sur la colline de Windmill, et dites à M. Lloyd, et à une autre personne que vous trouverez, là avec des chiens, qu’ils partent sans moi, car je ne puis les rejoindre en ce moment, étant retenu ici par des occupations qui ne souffrent pas de retard. »

Jem s’inclina et disparut.

« Dieu vous récompensera, Charles, de votre bonté pour un vieillard, dit M. Thorpe en regardant son jeune compagnon avec affection ; mais je regrette que vous perdiez ce jour de chasse. Je vous dirai, pour vous consoler, que le vent coupe comme un rasoir ; mais à votre âge un rayon de soleil…

— Peu m’importe le soleil, voisin Thorpe, si je puis vous être utile ou agréable en quelque façon, dit sir Charles prenant sur ses genoux un magnifique chat et l’entourant de ses bras ; maintenant, j’écoute ce que vous avez à me communiquer.

— N’est-il pas bizarre, reprit le vieux gentleman en repoussant ses journaux, qu’un vieillard comme moi ne puisse prendre une décision, même de peu d’importance, sans consulter un jeune homme comme vous ? Mais aujourd’hui la chose est plus grave. » Après une pause, il ajouta : « Charles, il n’est pas probable que je vive encore longtemps, et il faut que je pense à prendre mes dernières dispositions ; voilà ce dont je voulais vous parler.

— Vous ne souffrez pas, mon vieil ami ? demanda le jeune baronnet avec sollicitude ; je vous ai rarement vu mieux portant qu’aujourd’hui ; je ne veux pas que vous vous tourmentiez ainsi.

— Je ne me sens pas mal, sans doute ; mais cette lettre, Charles, cette horrible lettre sera cause de ma mort.

— Prenez vos dispositions, monsieur Thorpe, répondit sir Charles ; c’est un devoir qu’aucun homme ne doit négliger, surtout quand il a, comme vous, une propriété qui n’a pas de bornes. Mais, quant à cette lettre, avouez qu’elle ne contenait rien de nouveau pour vous : car, sérieusement, ne croyiez-vous pas votre fils mort avant d’en recevoir cette assurance écrite ?

— Non, Charles, je ne le croyais pas.

— Alors il vaut mieux pour vous savoir la triste vérité que de vivre avec un doute éternel. Quant à moi, dès les premiers détails que vous avez reçus, je n’ai plus gardé le moindre espoir, et je crois qu’à ma place chacun aurait pensé de même.

— Cela se peut en effet ! Pauvre garçon, il n’avait plus que son père qui s’intéressât à lui ! Enfin, je suis satisfait d’avoir songé à envoyer un agent aux Indes afin d’obtenir tous les renseignements nécessaires pour constater sa mort. Hélas ! d’après cette lettre (et en disant ces mots le vieillard remettait une lettre à son jeune ami), il ne peut plus rester l’ombre d’un doute ; n’est-ce pas, Charles, tout espoir est perdu ?

— Certainement, monsieur, répondit sir Charles après avoir relu la lettre avec attention ; nous retrouvons ici la date de la mort, celle de la maladie qui l’a enlevé, celle de son enterrement. Ces détails précis ne peuvent nous laisser aucun doute. Vous avez bien fait d’envoyer cet agent, car son rapport tranche définitivement la question.

— Oui, je le crois ; » et remettant tristement la lettre dans sa poche, le vieillard reprit : « Revenons donc à notre conversation. Y a-t-il enfin quelque chance que vous entendiez raison, Charles, et que vous me laissiez vous léguer mon bien ?

— Pas la moindre chance, répondit en riant le jeune homme.

— Vous êtes un méchant obstiné qui agissez très-mal envers moi, reprit M. Thorpe ; vous savez que je vous aime par-dessus tout, et vous ne voulez pas que je vous enrichisse.

— Laissez-moi vous parler un instant à cœur ouvert, mon ami ; vous comprendrez le motif de mon refus, et vous verrez si réellement vos bienfaits me feraient le bien que vous pensez.

« Mon bon père et ma prévoyante mère ont jugé à propos de grever la propriété de Temple si complètement, que je vis avec moins de mille guinées par an. Ma chère mère, que j’aime infiniment malgré ses extravagances, vit à Florence avec un douaire du double de cette somme, et je reçois chaque jour le conseil de vivre moitié en ermite à Temple, moitié en dilettante à Florence. Maintenant, si mes riches voisins disent que je suis un être bizarre et que ma petite fortune est tout ce que je mérite, les pauvres m’aiment et parlent de moi avec respect. Chacun connaît notre affection mutuelle et sait que je préfère votre intimité à tous les plaisirs de chasses, de courses et autres ; mais, quoique vous ne voyiez plus votre famille, je suis persuadé que toutes vos actions sont scrutées avec anxiété par une masse de neveux et de nièces, qui, si vous ne vous occupez pas d’eux, s’occupent en revanche beaucoup de vous. Enfin, mon ami, jugez de ce que l’on penserait si, à votre mort, l’on apprenait que le résultat des soins et de la tendresse que j’avais pour vous soit l’addition de vos propriétés à ma terre de Temple.

— Folie, Charles ! que signifie ceci ? Je regrette de vous avoir parlé de tout cela, au lieu d’avoir arrangé mes affaires moi-même ; je suis stupide de vous en avoir jamais entretenu.

— Je vous donne ma parole, Thorpe, que j’aurais tout vendu, meubles et ornements, excepté mon ami Pussy, et fait un partage égal entre tous vos héritiers, après les avoir fait venir d’Angleterre ou de Galles. Et qu’y aurais-je gagné, s’il vous plaît, mon ami ? Beaucoup de fatigue et d’ennuis.

— N’en parlons plus, alors, et cherchons ensemble à qui je laisserai mon revenu de trois mille livres sterling, puisque vous n’en voulez pas.

— Au plus digne de vos parents, si vous savez lequel mérite cette préférence, ou sinon au plus proche.

— Mais il y en a plusieurs au même degré, et je ne les connais presque pas.

— Alors faites un partage.

— Non, je ne veux pas diviser ma propriété, qui a appartenu à notre famille depuis deux cents ans. Eh bien ! puisque vous m’avez si cruellement refusé, il faudra que je réunisse tout ce monde afin de pouvoir choisir mon héritier.

— Ce sera bien ennuyeux, mon ami ; mais vous avez raison, c’est le seul moyen. Comment ferez-vous ? Vous dérangerez-vous pour aller chez eux ou les inviterez-vous à venir ici ?

— Me déranger ? Mais tous les neveux et nièces de la terre ne me décideraient pas à faire cela ! Ils viendront ici, et vous m’aiderez à les recevoir, Charles, et aussi à les juger ; ce sera la punition de votre obstination ; je sais que je vous condamne à un ennui mortel, mais je sais aussi que vous ne voudriez pas m’abandonner.

— Je vous aiderai de grand cœur, Thorpe ; mais vous savez que dans un mois ou six semaines je dois aller rejoindre ma mère à Florence.

— Tout sera fini pour ce moment, répondit le vieux gentilhomme, j’ai ordonné à Barnes de nettoyer les chambres ; il y en a dans lesquelles je ne suis pas entré depuis la mort de ma femme, et je vous prierai de m’y accompagner.

— De grand cœur ; du reste je ne serai pas fâché de voir votre maison, car il est positif que je ne suis entré que dans trois pièces, celle-ci, la salle à manger et la bibliothèque.

— Je crois, mon enfant, que, depuis que je vous connais, aucune autre fenêtre n’a été ouverte… Maintenant je vais sonner Barnes, et nous irons visiter les appartements. »

La vieille dame se fit un peu attendre, car sa toilette avait besoin d’être réparée pour se présenter devant M. Thorpe et le baronnet.

« Allons, Barnes, lui dit son maître dès qu’elle entra, montrez-nous le chemin. Voilà sir Charles qui a abandonné une partie de chasse pour visiter nos vieilles chambres.

— Grand Dieu ! s’écria la femme de charge avec désespoir, ne m’aviez-vous pas dit, monsieur, que ce serait pour demain ?

— Vraiment ! cela se peut, Barnes ; mais qu’est-ce que cela fait ? Ouvrez les fenêtres, et, si nous voyons de la poussière et des toiles d’araignées, nous n’en apprécierons que mieux ensuite vos nettoyages et leur disparition.

— Les fenêtres sont ouvertes depuis plusieurs heures, monsieur.

— Vous êtes une brave femme, Barnes ; votre bras, Charles, et partons. Quand je suis décidé à faire une chose, je ne peux pas souffrir qu’on m’oppose le moindre retard. Allons, en route. »

Les deux amis partirent pour leur expédition, qui dura deux heures environ. La maison était très-grande ; sir Charles tombait à tout instant en admiration devant de magnifiques peintures, des écrans et des étoffes des Indes, des pagodes en ivoire, des monstres chinois et autres curiosités. Enfin son étonnement était grand à la vue de tous ces objets de luxe dont il n’avait jamais soupçonné l’existence chez son ami. Quant au vieux Thorpe, il prenait, en regardant autour de lui, une expression mélancolique qu’il expliqua ainsi :

« Je me rappelle tous ces objets, dit-il, comme si je les avais vus hier. On les trouverait sans doute aujourd’hui de mauvais goût ; mais il y a vingt ans…

— Ils sont toujours très-appréciés, mon ami, et, croyez-moi, s’il y avait dans cette chambre un tapis et des rideaux, les plus exigeants n’y trouveraient rien à critiquer, et vous pourriez être sûr que vos invités seraient satisfaits.

— Des tapis et des rideaux, répéta le vieux gentilhomme, il y en avait ; mais ils ont dû être déchirés depuis le temps, n’est-ce pas, Barnes ?

— Déchirés, pourquoi, monsieur ? qui les aurait déchirés ? Personne ne les a même regardés, si ce n’est moi, une fois l’an, pour voir s’ils n’étaient pas attaqués par les vers. Si vous aviez attendu à demain, messieurs, pour faire votre visite, vous auriez tout trouvé dans un état irréprochable, ajouta avec dignité la vieille femme de charge.

— J’aime mieux qu’il en soit ainsi, n’est-ce pas, Charles ? car je préfère laisser de l’argent à cette brave Barnes après ma mort, que de le dépenser en tapis qui ne serviront que quinze jours à peu près. Ayez soin de tout, Barnes, n’oubliez rien, ou je serai furieux.

— N’ayez pas peur, monsieur ; quoiqu’il y ait fort longtemps que nous n’avons reçu du monde, je réponds de tout. C’est pour le 24 ou le 25 de l’autre mois, n’est-ce pas ?

— Dites le 23, Barnes, et rappelez-vous que je ne regarde pas à l’argent. Demandez-moi ce qu’il faudra. Avez-vous du linge ? de la porcelaine de Chine ? enfin tout ce qui est nécessaire ? Je ne veux m’occuper de rien, mais je donnerai tout l’argent qu’il faudra.

— Et c’est la première chose, monsieur, observa la sagace femme de charge ; mais j’espère qu’il en faudra moins que vous ne pensez. Quant au linge, il y en a assez, et de superbe, pour plusieurs années. Notre service à thé ordinaire peut parfaitement passer ; mais je crains, monsieur, que nous n’ayons pas assez de plats ni d’assiettes.

— Eh bien ! alors il faut… Mais pourquoi n’en aurions-nous pas assez ? Il faut sortir l’argenterie, cela nous dispensera d’acheter de la vaisselle.

— Dîner tous les jours dans l’argenterie ? demanda avec surprise mistress Barnes ; je n’avais pas compris cela.

— Et pourquoi pas ? cela m’épargnera cette dépense.

— C’est vrai, monsieur ; seulement il est connu qu’un dîner servi dans l’argenterie est un peu élégant pour être répété chaque jour dans une réunion de famille. Un dîner en famille peut être servi avec luxe ; mais quinze repas, c’est différent.

— Cela ne fait rien, bonne Barnes. Je ne veux pas étonner mes parents ; mais chacun d’eux venant avec l’espoir d’être mon héritier, et tous, un excepté, devant être déçus, le moins que je puisse faire est de les traiter convenablement pendant tout le temps que je compte passer à les examiner. »

L’inspection de la maison étant terminée, les deux gentlemen rentrèrent dans le salon, et sir Charles, après avoir jeté un regard d’envie sur le soleil qui dorait la campagne, demanda à son vieil ami s’il avait encore besoin de lui quant à présent.

« Certainement, répondit M. Thorpe, j’ai toujours besoin de vous ! Cependant, ajouta-t-il en suivant le regard du jeune homme, je vois que vous désirez jouir du soleil et faire un tour en chassant. Allez, enfant, mais seulement revenez dîner avec moi. Rappelez-vous que vous devez me procurer une voiture, des chevaux, un cocher, un groom, un sommelier et un valet de pied ; puis vous avez encore les lettres d’invitation à écrire : ceci ne peut réellement pas être fait par la vieille Barnes.

— Tout cela ? reprit sir Charles en riant. Bon Dieu ! où voulez-vous que j’aille chercher tout ce monde ? j’emploie moi-même si peu de domestiques que je ne sais vraiment pas où en trouver.

— Cela vous regarde, mon cher garçon ; vous pouvez leur offrir un an de gages pour un mois de travail s’il le faut ; mais j’en ai besoin, et où les aller chercher, si vous m’abandonnez ?

— Je ferai de mon mieux. Pour le cocher, je puis vous en procurer un ; Bridges, notre ancien écuyer, sera ravi de l’occasion ; son fils Dick pourra servir de groom ; je vous prêterai mon domestique français, et je connais aussi un sommelier qui viendra si je le lui demande.

— Ah ! très-cher ami, qui peut être aussi bon conseiller que vous ? Je n’avais aucune idée de votre génie. Mais il s’agit actuellement de mes chevaux : j’ignore sur quelle litière ils reposent en ce moment.

— Chez Joe Grimstone ; ce sont deux paires de chevaux de poste pour lesquels nous demanderons un congé d’un mois. Quant à la voiture, où la trouverons-nous ? il en faut une absolument.

— Oh ! excellent jeune homme, combien je vous honore ! s’écria M. Thorpe en regardant son ami avec admiration. Il y a encore dans la remise une espèce de citrouille à quatre roues qui a été autrefois une superbe voiture et qui pourrait peut-être servir si vous daigniez veiller à sa réparation ; car il n’y a rien que vous ne puissiez faire convenablement.

— Nous verrons cela demain, n’est-ce pas ?

— Oui, allez, cher ami, et revenez vers cinq heures. Il ne faut pas oublier d’écrire les lettres : ce seront des circulaires, la même pour tout le monde ; cela aura le double avantage d’épargner le travail et de ne pas exciter de jalousie parmi mes héritiers.

— Très-bien, je reviendrai ce soir, » répondit le jeune baronnet ; et, prenant son chapeau et son fusil, il sourit amicalement à son ami et partit.




CHAPITRE II.


Il était impossible que de tels projets de fêtes ne fussent pas à la cuisine comme au salon le sujet de toutes les conversations. En effet, la cuisinière, son aide et le petit décrotteur, bavardaient à qui mieux mieux en se reposant de leur facile besogne, tandis que la femme de charge et sa nièce, réunies dans la chambre de mistress Barnes, prenaient une bonne tasse de thé tout en causant de l’événement prochain.

Comme mistress Barnes était la seule qui connût bien la famille, nous écouterons avec soin ce qu’elle racontait à sa nièce, venue à Thorpe-Combe pour aider à mettre la maison en état de recevoir les visiteurs.

« Vous n’aviez guère que cinq ans, Nancy, quand notre bonne dame est morte ; je ne crois pas que vous puissiez vous la rappeler.

— Non, ma tante, pas du tout, répondit la jeune fille.

— Tant mieux pour vous ! car elle était si bonne que sa perte a causé un profond chagrin à tous ceux qui la connaissaient. Tant qu’elle vécut, tout alla pour le mieux. Leur fils unique se conduisait assez bien ; mais, dès qu’elle fut morte, on apprit qu’il n’était qu’un vaurien et qu’il vivait avec une femme mariée. M. Thorpe, qui avait le cœur brisé de douleur et le caractère aigri par le désespoir, traita M. Cornélius très-durement, c’est vrai, mais pas plus cependant qu’il ne le méritait. Le jeune homme ne voulut pas supporter cette sévérité ; il partit et resta plusieurs mois sans donner de ses nouvelles. Son père, qui était autrefois très-recherché dans le monde, se renferma dans la plus stricte solitude. Enfin il reçut une lettre de son fils ; celui-ci prétendait ne pas oser revenir, et demandait de l’argent pour parcourir le monde. Monsieur en envoya, et pendant plusieurs années il arrivait une lettre tous les six mois ; le vieillard devenait de plus en plus triste, jusqu’à ce qu’un jour il tomba dans un morne désespoir : son fils ne lui écrivait plus, et tout faisait supposer qu’il était mort à l’autre bout du monde. Le pauvre monsieur écrivit dans toutes les villes aux ministres et aux marguilliers, pour savoir si l’un d’eux avait connaissance qu’un jeune homme tel qu’il le dépeignait eût été enterré, et à quelle époque il était mort. On lui envoya un jour un acte de décès très-régulier, avec les détails de la mort de M. Cornélius et de ses dernières années. Vous voyez qu’il n’y avait plus moyen d’espérer le revoir jamais. Quant à son pauvre père, il est, ou je me trompe fort, bien avancé dans sa vie, et, avant que Noël revienne encore une fois, nous aurons, j’en ai peur, changé de maître et probablement de demeure. »

La vieille femme avait bien raison. Pendant quelques années M. Thorpe avait été soutenu par l’espoir de retrouver son fils ; mais, depuis qu’il avait acquis la certitude de sa mort, il se préparait à mourir à son tour tristement et sans affection ; cependant, malgré les chagrins qui l’avaient assailli, son caractère n’était point changé, et il était toujours resté empreint de douceur et d’indulgence.

Sir Charles Temple tint parole, et à cinq heures précises il arrivait à Combe avec un appétit effrayant, et rapportait les alouettes et les lapins promis. Le dîner, quoique servi plat à plat, était excellent. Sir Charles parla chasse et canards sauvages ; puis, après être rentré au salon, et tout en buvant une excellente tasse de café préparé par mistress Barnes ; il s’écria :

« Maintenant, cher monsieur Thorpe, donnez-moi quelques détails, quelques éclaircissements sur les personnages auxquels je vais écrire.

— Votre curiosité ne pourra pas être satisfaite avant leur arrivée : car je connais à peine leurs noms, et, quant aux enfants, je ne sais ni leur sexe ni leur nombre. Cependant je veux bien vous dire ce que j’ai appris sur eux. Je crois vous avoir déjà dit qu’il n’y a pas de Thorpe parmi eux : car je n’ai jamais eu que quatre sœurs, et elles sont mortes depuis longtemps,

— Alors votre famille ne se compose que de leurs enfants ?

— Pas tout à fait, car j’ai encore trois beaux-frères que je dois inviter, quoique je n’aie nulle intention de leur laisser mon bien. La personne qui a épousé ma sœur aînée est M. Wilkyns. Il possède dans le Glamorganshire une petite propriété qui rapporte 1500 guinées par an. Il a, si je me le rappelle, trois filles auxquelles je n’ai pas le désir de léguer quoi que ce soit ; cependant je veux qu’elles viennent.

— Alors ces trois personnes sont mises par vous hors de concours. Cela simplifiera notre tâche. Mais n’avez-vous pas de neveux ?

— Si, ma sœur Marguerite a laissé deux fils ; mais je ne sais ce qu’ils sont devenus ; elle est morte en donnant naissance à son dernier enfant. Son mari est un M. Spencer qui a une belle place au Trésor et qui vit à Londres. Mary, ma seconde sœur, épousa un officier, le major Heathcote, et le suivit aux Indes où elle mourut. Elle laissait une masse d’enfants dont la plupart sont morts ; son mari se remaria presque immédiatement, et a maintenant dix fois plus d’enfants, quoiqu’il soit, dit-on, assez pauvre. Jane, ma plus jeune sœur, fit un sot mariage avec un jeune ministre nommé Martin. Elle se maria contre la volonté des deux familles, et mourut dans la misère ; son mari la suivit de près, et tout ce qu’il reste de cette alliance stupide est un enfant, fille ou garçon, qui a été adopté par le major Heathcote. Maintenant, mon cher Charles, vous en savez autant que moi sur toutes ces personnes ; je m’accuse de les avoir trop négligées, mais j’ai été bien malheureux, mon ami : c’est là mon excuse, et, quoique je désire que tous ces enfants aient mieux tourné que mon pauvre fils, je ne me sens pas le moindre désir de les voir ni de les aimer.

— Vous allez en combler un de bienfaits sans qu’il ait rien fait pour le mériter, répondit sir Charles ; eh bien ! il est fort heureux que vous les ayez tenus éloignés : car, depuis la mort de votre fils, vous auriez pu voir parmi eux une lutte de perfections factices et une anxiété qui vous auraient été pénibles. Je dois avouer que je me sens de la sympathie pour la famille Heathcote. Le père doit être un bon garçon pour s’être chargé d’un nouvel enfant, en ayant déjà lui-même une si grande quantité.

— Oui, cela parle en sa faveur. J’ai complétement oublié comment il est, je ne l’ai vu que le jour de son mariage, et je me rappelle qu’il était fort beau. Voici le brouillon de ma lettre, Charles ; voulez-vous le recopier trois fois ? »

Sir Charles prit le papier et murmura en le lisant :

« C’est clair et concis, mon ami, et cela ne me donnera pas grand’peine.

— Pensiez-vous donc, mon cher Charles, que j’allais leur envoyer un récit détaillé de ma position et de mes affaires ? Relisez-moi ceci à haute voix, je vous prie : je verrai si j’en suis satisfait. »

Sir Charles lut ce qui suit :

« M. Thorpe, de Combe, Herefordshire, prie M… de venir passer la quinzaine de Noël avec lui à sa maison de Combe, son désir étant de revoir ses parents avant de quitter ce monde.

« M. Thorpe désirerait que M… arrivât à Combe vers cinq heures, pour dîner à six, le 23 du mois prochain. »

« Ceci est très-suffisant, Charles, et n’exprime que ce que je désire leur dire, reprit le vieux gentleman après un moment de réflexion. Allez à mon bureau, vous y trouverez ce qu’il faut, plumes, encre, papier et cire. Tout est préparé. »

Dès que les trois lettres furent écrites, Jem les porta à la poste, et les deux amis se remirent à causer de différentes choses. Le jeune baronnet aimait à entendre les récifs de son vieil ami, qui possédait une mémoire des plus rares, aussi instructive et aussi variée qu’une bibliothèque bien montée.




CHAPITRE III.

Voici quelles furent les réponses aux trois lettres de M. Thorpe :

« Cher monsieur,

« J’aurai le plaisir de me rendre à votre invitation avec mes trois filles, le 23 du mois prochain, à l’heure que vous m’avez indiquée. Je reste, cher monsieur, votre affectionné

« Charles-Lloyd Wilkyns.

Llanwellyn-Lodge, 30 novembre 18..


« Mon cher frère,

« Votre invitation nous a fait grand plaisir à tous, et nous aurions bien désiré pouvoir l’accepter tous ; mais bien entendu cela est impossible : car nous sommes treize, c’est-à-dire moi-même, ma seconde femme, mon fils et ma fille, derniers enfants de mon excellente première femme, votre pauvre sœur Mary, mes neuf enfants de différents âges de ma bonne femme que vous ne connaissez pas, et enfin Sophie Martin, la fille de votre pauvre sœur Jane, que nous avons recueillie, parce que personne autre ne pouvait s’en occuper. Ma femme et moi avons pensé que, puisque c’est votre famille que vous voulez réunir, nous devons laisser nos neuf enfants à la maison, car ils ne vous sont rien. Nous irons donc vous voir avec ma fille Florence, qui est votre propre nièce, son frère Algernon, qui est d’une santé bien délicate, mais qui étant votre neveu doit nous accompagner, et Sophie Martin, l’enfant de votre sœur Jane. Espérant, cher frère, que ces arrangements vous conviendront, je suis toujours votre affectionné

« Algernon Heathcote. »

Bamboo-Cottage, 30 novembre 18..


« Mon cher monsieur,

« Je suis heureux de pouvoir vous répondre que mes deux fils devant revenir d’Éton pour les fêtes de Noël, nous serons tous trois à Combe, le 23 du mois prochain, vers cinq heures. J’aurai grand plaisir à présenter mes enfants à leur oncle maternel. Veuillez me croire, cher monsieur, votre dévoué

« Wm. Cavendish-Gordon Spencer. »

Whitehall-Place, 30 novembre 18..


Au reçu de ces lettres, mistress Barnes apprit qu’il fallait se préparer à recevoir une douzaine de personnes, proches parents de son maître, et pourvoir au logement, à la nourriture et au service de tout ce monde pendant quinze jours. Les efforts de mistress Barnes et de sir Charles firent bientôt ressembler la propriété de Combe au palais d’Aladin, si ce n’est que la volonté et l’argent remplacèrent la lampe et la bague merveilleuses.

Malgré son apparente indifférence, M. Thorpe était enchanté de l’activité de ses serviteurs et de la complaisance de sir Charles, et souvent il parcourait sa maison, si promptement restaurée, d’un regard radieux, qu’obscurcissait parfois un nuage de tristesse momentanée, souvenir de sa pauvre femme, dont la perte l’affectait encore profondément. Le grand jour arriva enfin, ainsi que les convives attendus. La première voiture qui traversa l’avenue de Combe fut la vieille chaise de poste contenant le major, mistress Heathcote et Sophie Martin, écrasée entre eux, tandis qu’Algernon et Florence étaient perchés devant, sur deux grosses caisses qui contenaient une partie des effets de la famille.

Le domestique français de sir Charles Temple, l’ancien cocher de sa mère, son fils Dick et Jem étaient rangés dans le vestibule, et portaient une brillante livrée, tandis que Grimstone l’intendant attendait à la porte du salon, prêt à annoncer bruyamment les convives.

Si ces valets faisaient tranquillement et paisiblement leur ouvrage, il n’en était pas de même de la nerveuse mistress Barnes. En ce moment décisif, elle se tenait sur le premier palier du grand escalier, rappelant par sa toilette et sa tenue le vrai type de la femme de charge d’un gentilhomme campagnard veuf, et dont la gouvernante est maîtresse absolue dans la maison. Sa nièce Nancy était avec deux autres jeunes filles à l’étage supérieur, attendant que mistress Barnes leur ordonnât de descendre aider les dames à faire leur toilette pour dîner ; d’autres servantes attendaient dans la cuisine pour monter l’eau chaude, ouvrir les caisses, ôter les manteaux et les vêtements de voyage. Toutes les précautions étaient si bien prises que, si quelque duchesse fût descendue à Combe, mistress Barnes n’aurait pas été embarrassée pour la recevoir ; aussi, grand fut le désappointement de la pauvre femme de charge, quand elle vit quelle sorte de monde allait profiter de cette réception vraiment royale.

La première personne qui parut dans le vestibule fut mistress Heathcote. Mistress Barnes l’aurait peut-être trouvée fort bien vingt ans auparavant ; mais depuis cette époque, la Providence lui ayant envoyé seize enfants, sa taille était complètement déformée, et on l’aurait facilement prise pour une sphère. Son costume n’était guère mieux que sa personne : son manteau fort commun, son chapeau jaune et noir, tout déformé par les cahots de la voiture, enfin son apparence, étaient loin de répondre à l’aimable tournure des grandes dames que mistress Barnes avait rêvé faire partie de la famille de son maître. En voyant les jeunes gens, tout ce que mistress Barnes put découvrir fut que l’une des jeunes filles était beaucoup plus grande que l’autre, et que le jeune homme était remarquable par la quantité de vêtements sordides qui entouraient sa pauvre et chétive personne.

Après avoir fait descendre tous les bagages et payé le cocher, M. Heathcote vint rejoindre sa pesante moitié qui l’attendait à la porte du salon, ne voulant pas absolument faire son entrée sans son mari.

En entrant dans le salon, ils aperçurent sir Charles causant devant le feu avec M. Thorpe ; celui-ci, en entendant prononcer leur nom, se précipita vers eux, et, prenant leurs mains dans les siennes, il les attira vers le feu. Ces braves cœurs se rappelèrent toujours depuis l’empressement et la cordialité de leur vénérable parent, et mistress Heathcote resta persuadée que, si leur magnifique entrée en corps avait été manquée, les choses ne se seraient pas passées de même.

Après les premières poignées de mains, M. Thorpe commença l’examen des enfants. La première qui vint à lui était la grande jeune fille, dont il ne put distinguer les traits, tant son chapeau et son voile la cachaient aux regards.

« Et qui êtes-vous, mon enfant ? demanda le vieillard en lui tendant la main et cherchant à savoir si elle était jolie ou laide.

— Florence Heathcote, monsieur, » répondit une voix timide, mais douce.

À ces mots le major se retourna en disant :

« Je vous demande pardon, mon cher frère ; mais mes doigts étaient si glacés qu’en les chauffant j’oubliais de vous présenter les enfants. Voici Florence, l’aînée des deux enfants qui me restent de la pauvre Mary. Cette petite fillette, ajouta-t-il en désignant l’autre jeune fille, c’est Sophie Martin, le seul héritage de votre sœur Jane ; et enfin voilà mon fils Algernon, le septième enfant de Mary, un garçon adroit et intelligent, mais faible et maladif, quoique mieux, beaucoup mieux portant qu’il n’était il y a quelques années. »

La première jeune fille alla à la cheminée sans obtenir un seul regard de son oncle ; mais il n’en fut pas de même de Sophie Martin l’orpheline. Celle-ci était beaucoup mieux habillée que sa cousine, quoique rien dans sa toilette n’indiquât l’élégance ni le bon goût ; mais son apparence était propre et soignée. Ses cheveux, malgré le mauvais temps, étaient dans un ordre parfait, et, au lieu de passer rapidement comme Florence, elle s’arrêta un peu en regardant fixement son oncle, comme pour se faire plus remarquer de lui.

Le vieillard lui rendit son regard, et prenant ses deux mains il murmura en regardant ses boucles de cheveux : « C’est l’orpheline de Jane ! Elle n’est pas du tout comme était sa mère à son âge ; mais comme elle ressemble à mon fils ! Ses cheveux bouclent comme les siens, son sourire est le même ; je n’ai jamais vu une fille rappeler autant un garçon ! »

Ces mots furent accompagnés d’un sourire désolé ; puis, voulant chasser sa tristesse, il s’approcha d’Algernon, et lui mettant la main sur l’épaule :

« Vous êtes gelé, mon garçon, dit-il, et cependant vous êtes bien couvert.

— J’y ai veillé, monsieur, interrompit mistress Heathcote en allant avec tendresse aider son fils à ôter ses cravates ; Algernon n’est pas bien portant, monsieur, et, comme le cher major a voulu vous l’amener, j’ai exigé qu’il fût bien enveloppé. En effet, cela aurait été bien triste de le laisser seul à la maison : c’est un si bon garçon ! Étiez-vous bien couvert, Algernon ?

— Je serais mort sans vos soins, ma mère, répondit le jeune homme avec douceur.

— J’espère que vous avez aussi pris soin de vous, mistress Heathcote, car il gèle affreusement, » demanda sir Charles en souriant avec bienveillance à la brave mère de famille.

Avant que la dame eût pu répondre, M. Thorpe s’écria :

« Pardon de faire aussi mal les honneurs de chez moi, et permettez-moi de réparer mon oubli en vous présentant monsieur, mon ami, mon voisin affectionné, sir Charles Temple. Mesdemoiselles, je vous le donne pour l’homme le plus aimable et le plus complaisant des environs, et je regrette que vous soyez souffrant, Algernon, car le baronnet est aussi d’une société charmante pour un jeune homme ; il chasse à courre et monte à cheval à merveille. Enfin, c’est un homme incomparable. »

Cette présentation élogieuse valut à sir Charles un salut affectueux de mistress Heathcote, un salut militaire du major, un long regard d’admiration des grands yeux bleus d’Algernon, et enfin un air d’approbation et un regard fixe de Sophie. Après avoir tenu ses yeux sur Charles pendant assez longtemps, l’orpheline, malgré le froid qu’elle devait ressentir, se retira du cercle et alla se cacher derrière sa tante.

Un instant après la porte s’ouvrit, et M. Spencer parut avec ses deux fils. Il y avait une différence énorme entre cette société et la première arrivée. M. Spencer, qui avait une tournure très-distinguée, ne paraissait pas avoir souffert du froid : son manteau garni de fourrure, et une lampe qu’il avait laissé brûler dans la voiture, jointe à la bonne construction de sa chaise de poste, l’avaient préservé du froid. Les jeunes gens avaient bonne façon et étaient élégamment vêtus ; enfin cette famille avait charmé mistress Barnes, qui n’avait pas quitté son poste d’observation. M. Thorpe éprouva la même sensation que mistress Barnes ; il avait été autrefois un des gentlemen les plus élégants et les plus recherchés, et l’élégance de bon goût de M. Spencer lui rappelait ses beaux jours.

« Il y a bien longtemps que je n’ai eu le plaisir de vous voir, monsieur, dit M. Spencer avec grâce en tendant la main à son beau-frère. Permettez-moi de vous présenter vos neveux. Voici Bentinck, mon fils aîné, et celui-ci est Montagu Manchester, tous deux très-désireux de connaître leur oncle.

— Je suis ravi de vous recevoir tous trois, répondit M. Thorpe en accompagnant ces mots d’un salut qui n’aurait pas été déplacé à Saint-James. Voici M. et mistress Heathcote qui ont beaucoup souffert du froid, ainsi que leurs enfants.

— Major, je suis charmé de vous revoir, continua M. Spencer en tendant la main à l’officier. Voici vos enfants ? Veuillez me permettre de leur souhaiter le bonjour. Bentinck et Montagu, voici mes neveux, vos cousins ; soyez amis avec eux.

— En effet, ils sont cousins, quoique cette jeune fille ne soit pas mon enfant. C’est la fille de Jane Martin, la petite Sophie. »

M. Spencer salua miss Martin, qui lui rendit son salut avec un grand respect et une politesse parfaite.

« Florence, Algernon, s’écria le major, venez offrir vos compliments à votre oncle M. Spencer. »

Florence s’avança en inclinant son corps élancé ; mais Algernon se contenta de saluer de sa place, sans se déranger de devant la cheminée.

« Maintenant, permettez-moi de vous présenter mon ami le baronnet Charles Temple, continua M. Thorpe.

— Sir Charles Temple ! répéta M. Spencer en avançant vivement ; mais je connais monsieur, je l’ai rencontré à Florence. J’espère que lady Temple se porte bien ? Est-elle toujours dans la ville par excellence ? Quoique le jour baisse, je ne comprends pas comment je ne vous ai pas reconnu tout de suite. Pardonnez-moi, je vous en prie. »

Sir Charles, quoique ne se rappelant nullement M. Spencer, accepta la main qu’il lui tendait, et la conversation roula sur Florence.

« Ce n’est pas une raison parce que les Wilkyns sont en retard, s’écria tout à coup M. Thorpe, pour que ces dames n’aillent pas s’habiller ; il est juste que ceux qui sont en retard s’apprêtent à la hâte, mais les autres doivent avoir le temps nécessaire. »

La proposition fut acceptée. M. Thorpe sonna, on apporta des flambeaux, et mistress Barnes précéda les dames.

On doit le dire pour rendre justice à l’excellente femme de charge, quoique, vues de près, les toilettes des dames Heathcote ne lui parussent que plus sordides encore, elle eut pour la famille de son maître les mêmes attentions qu’elle aurait pu avoir pour une société de pairesses. Elle ne les quitta qu’en entendant les derniers invités débarquer dans le vestibule, et toutefois elle leur laissa sa nièce et une autre soubrette pour les aider.

Quand le bruit des caisses que l’on montait eut cessé, tout rentra dans le silence jusqu’à ce que la société fût réunie dans le salon élégamment orné. Quelques minutes après, la cloche de la cuisine résonna, et le sommelier, la serviette sur le bras, annonça en ouvrant la porte à deux battants que le dîner était servi.




CHAPITRE IV


Les derniers qui entrèrent au salon furent M. Wilkyns et ses trois filles. Le squire de Llanwellyn-Lodge n’avait fait aucun changement à sa toilette de voyage, qu’il trouvait convenable et suffisante n’importe en quelle société.

Ce personnage avait l’apparence d’un géant : car, s’il comptait au moins six pieds quatre pouces[1] de haut, il était gros en proportion de cette taille phénoménale. En vous disant que son esprit correspondait à sa grosseur, n’allez pas croire que j’entende qu’il était sublime ; je veux dire simplement que, s’il était lourd de corps, il l’était aussi d’esprit. Mais ce défaut engendrait chez lui une qualité qu’il possédait au plus haut degré : il n’avait aucune passion, excepté celle du porto et de la bière trop forte, dont il buvait, sans se griser, de quoi assassiner trois hommes ordinaires.

Le squire Wilkyns aimait beaucoup ses filles ; mais ses affections n’étaient pas plus vives que ses idées, que son intelligence et que lui-même. Pour éprouver la même angoisse qu’un père tendre en voyant sa fille trop près du feu, il aurait fallu que M. Wilkyns vît ses trois enfants enveloppés de flammes : cela aurait peut-être suffi pour lui faire appeler du secours. Du reste, s’il n’avait pas d’amis dévoués, il n’avait pas non plus d’ennemis, et, s’il n’avait aucune affection, il n’avait pas de haine.

L’une de ses filles était assez jolie, l’autre assez laide, et la dernière entre les deux ; enfin elles étaient si ordinaires qu’il est inutile d’entrer dans aucun détail. Elles savaient parfaitement qu’à la mort de leur père elles auraient chacune cinq cents livres sterling par an, et qu’avec cela une jeune fille était très-riche dans le pays de Galles. Elles savaient encore qu’elles pouvaient dépenser cent cinquante livres pour leur toilette : aussi étaient-elles très-élégantes et se croyaient-elles les femmes les plus charmantes de leur province.

L’annonce du dîner les suivit de si près au salon qu’il n’y eut pas de présentation ; mais, comme elles connaissaient très-bien le motif de leur visite, elles saluèrent, en souriant agréablement, leur oncle et sir Temple.

À ces mots : « Le dîner est servi, » M. Thorpe offrit vivement son bras à mistress Heathcote, et passant près de Charles : « Mon ami, dit-il, offrez votre bras à miss Wilkyns, l’aînée de mes nièces ; les oncles et les cousins passeront comme ils voudront : car, excepté miss Wilkyns, la fille aînée de ma sœur aînée, je ne me reconnais plus dans tous ces enfants-là.

— Ils trouveront tous à se caser, s’ils ont aussi faim que moi, » murmura la bonne mistress Heathcote, avec volubilité ; mais tout à coup elle s’arrêta, car, dès l’entrée de la salle à manger, elle fut éblouie du luxe du service. En voyant cette vaisselle plate, ces candélabres, ces fleurs, ces glaces et ces objets de tout genre, elle ne put que s’écrier : « Grand Dieu ! quelle merveille ! quel dîner ! »

Cette admiration démesurée déplut excessivement à M. Thorpe, qui la trouva déplacée et de mauvais goût ; mais bientôt, se reprochant un mouvement de colère que chacun avait pu remarquer, il plaça la brave femme à côté de lui et résolut de faire excuser par ses prévenances pour elle un instant d’oubli.

M. Wilkyns, le géant, parut alors, tenant à lui seul toute la porte d’entrée ; puis venaient sir Charles Temple et miss Wilkyns, qui, quoique très-flattée d’avoir le bras du baronnet, en voulait à son rustre d’oncle d’avoir dit si haut qu’elle était l’aînée de ses nièces ; M. Spencer, qui avait offert la main à miss Eldruda Wilkyns, quoiqu’elle ne fût pas la mieux de la société ; master Bentinck et Montagu Spencer collés contre leur père ; enfin miss Wilkyns, la mieux des trois, marchait seule, suivie d’Algernon, qui tenait Florence par la main, et du major, qui fermait la marche avec Sophie Martin.

Les manières communes et le sans-gêne de ses hôtes faisaient un tel contraste avec les habitudes des personnages qu’il recevait autrefois, que M. Thorpe ne savait s’il devait rire ou se fâcher. Cependant ses yeux ayant rencontré le regard joyeux de sir Charles, le vieux gentilhomme sourit gaiement à son ami et, prenant courageusement son parti de ce qui l’avait d’abord blessé, il chercha à placer ses convives plus convenablement qu’ils ne l’eussent fait eux-mêmes. Soit parce qu’il trouvait une grande ressemblance entre elle et son fils, soit pour une autre raison, M. Thorpe plaça Sophie Martin auprès de lui.

« Grand Dieu ! s’écria mistress Heathcote pendant que la jeune fille s’asseyait les yeux baissés, vous auprès de M. Thorpe ! vous, Sophie ! quel bonheur ! et que diront les demoiselles Wilkyns ?

— J’espère, chère tante, que cela ne les contrariera pas, répondit doucement la jeune fille, tout en se levant de sa place.

— Pourquoi cela les contrarierait-il, mon enfant ? interrompit M. Thorpe ; asseyez-vous près de moi, que je puisse voir vos jolis cheveux bouclés. »

Pendant la soupe et le poisson, M. Thorpe et sir Charles profitèrent de la grande clarté pour examiner un peu la société qu’ils n’avaient fait qu’entrevoir. Ces deux amis jugèrent de même et ne différèrent que sur le compte de Sophie Martin, que sir Charles trouvait la plus laide de toutes… après l’aînée des demoiselles Wilkyns, et que M. Thorpe trouvait la plus jolie après Florence Heathcote qui, n’ayant plus ni voile ni chapeau, paraissait vraiment d’une beauté incontestable. Mais celle-ci, étant engagée dans une profonde conversation avec son frère Algernon, n’était vue qu’imparfaitement par les deux gentlemen.

Dans le courant du dîner, la conversation devint plus animée et plus intéressante. M. Spencer fit observer à sa voisine miss Eldruda Wilkyns que le froid durerait longtemps, ce à quoi elle lui répondit qu’elle en était désolée, car cela lui était pernicieux. Algernon disait à sa sœur, assez haut pour qu’on l’entendît à l’autre bout de la table : « Je voudrais savoir s’il y a une bibliothèque dans la maison. »

Montagu proposait à Bentinck de demander du champagne, et le major s’entretenait avec sa femme, d’un bout de la table à l’autre, du confortable qui régnait chez leur parent.

« Mon très-cher major, criait la dame de sa plus grosse voix et la bouche pleine, de grâce, ne laissez pas passer ce plat sans y goûter ; de votre vie, vous n’avez rien mangé d’aussi bon.

— Je te remercie, Poppsy, je le demanderai tout à l’heure ; mais toi-même n’oublie pas ce mets délicieux qui va passer devant toi.

— Me tiendrez-vous tête, monsieur Wilkyns ? » demanda M. Spencer avec amabilité, en montrant une bouteille de bordeaux placée devant lui. Le géant gallois parut d’abord ne pas comprendre, puis, après un moment de réflexion, il répondit gravement : « Je préfère boire de l’ale.

— Vous allez vous croire avec un vandale, s’écria en souriant miss Wilkyns ; mais mon père est aussi fier de sa bière que de ses nobles ancêtres et ne méprise rien tant que le vin, si ce n’est les marchands qui l’importent.

— Vraiment ? répondit M. Spencer en tendant son verre vide au sommelier ; il y a certainement quelque chose de digne dans ce goût, et je l’admire autant que je le dois, ajouta-t-il en vidant d’un trait son verre de champagne.

— Que disiez-vous de ma bibliothèque, mon jeune ami ? demanda gaiement M. Thorpe à Algernon.

— Je n’en disais rien, monsieur, répondit le jeune homme en rougissant un peu, puisque j’ignore même si vous en possédez une.

— Voici qui est logique, Algernon, dit l’oncle en souriant ; mais demain vous en saurez davantage à ce sujet. Maintenant, monsieur mon neveu, voulez-vous trinquer avec moi ?

— Oh ! pour l’amour de Dieu, ne lui faites pas boire de vin, s’écria mistress Heathcote ; il n’a bu que du lait depuis douze mois, monsieur, et vous ne pouvez vous imaginer le bien que cela lui a fait.

— Son oncle ne détruira pas l’heureux ouvrage de sa belle-mère, murmura doucement M. Thorpe en souriant affectueusement à sa grosse voisine. » Puis se tournant vers le sommelier : « Grimstone, ajouta-t-il, envoyez chercher un bol de lait, et faites qu’il y en ait toujours à la disposition de M. Algernon. »

En entendant cet ordre, Florence leva ses beaux yeux sur son oncle et le remercia du regard.

« Dieu bénisse mon âme (c’était l’exclamation favorite de M. Thorpe), votre cousine Florence est une bien belle personne, Sophie ; je ne l’avais pas encore remarquée, mais elle est vraiment d’une beauté parfaite.

— Mais, oui, monsieur, elle est très-belle.

— Excessivement belle fille, répéta le vieillard en la regardant de nouveau. Et son frère, comment est-il, ma chère ? continua M. Thorpe.

— Il est très-instruit, mon oncle, mais d’une extravagance incroyable. Hélas ! quel que soit son caractère, il ne donnera bientôt plus ni peine ni plaisir à sa famille, car les meilleurs médecins l’ont unanimement condamné. »

En disant ces mots, la jeune fille s’attrista visiblement ; son oncle la contempla un instant d’un air tendre, puis lui touchant doucement le bras, il murmura à son oreille : « Ne parlons plus de cela ; demain nous causerons à notre aise, et vous me direz tout ce que j’ignore sur vous et votre famille d’adoption. »

Sophie regarda son oncle avec une expression de gratitude si sincère, que celui-ci en fût profondément touché et se dit à lui-même : « Pauvre orpheline ! comme un mot affectueux semble lui faire du bien et ravir son triste cœur ! »

Pendant ce temps, sir Charles faisait les honneurs au bout de la table, s’efforçant de son mieux de venir en aide à son vieil ami dans l’accomplissement de ses devoirs de maître de maison. Miss Wilkyns, consolée tant bien que mal de l’allusion que son oncle avait faite à sa majorité, se disait, en admirant à la sourdine les grâces du jeune baronnet, que, quoique la moins jolie de la famille, elle n’en était pas moins l’aînée, et la seule héritière d’une jolie fortune, et que, s’il était possible, elle ne serait pas fâchée de devenir lady Temple.

Du reste, plus elle regardait le magnifique profil du jeune baronnet, plus cette perspective lui paraissait agréable : aussi chercha-t-elle, aussitôt que les convenances le lui permirent, à engager la conversation avec le favori de son oncle. Après bien des questions insignifiantes, elle demanda vivement au baronnet qui étaient les plus jolies femmes d’Herefordshire, et si elles étaient nombreuses.

« La plus jolie que j’y aïe vue est en ce moment devant vous, répondit-il, car je n’en ai jamais rencontré une seule qui fût comparable à votre cousine Heathcote… Elle se nomme Florence, je crois ?

— Je ne le sais certes pas, répondit miss Wilkyns avec beaucoup de dédain. Je suppose qu’elle est ma cousine, parce que je la vois ici, et voilà tout.

— Ne la trouvez-vous pas admirablement belle ? continua le baronnet avec admiration.

— Il faut que cela soit, puisque vous le dites ; mais nous ne sommes pas bons juges en cette matière, nous autres femmes. Cependant, à mon goût, elle manque de tournure et de style, ce qui détruit l’effet possible de sa petite beauté. Et puis elle est vraiment habillée comme une paysanne, et cela lui fait du tort. Il me semble que notre autre cousine, qui est assise près de l’oncle Thorpe, est infiniment mieux… Oh ! certainement elle est mieux, reprit-elle en lorgnant Sophie ; il n’y a pas de comparaison.

— Quoi ? cette naine à la peau olive, qui a ces yeux noirs et rusés ? vous plaisantez assurément.

— Vraiment non, monsieur, voyez plutôt comme elle s’habille : ses vêtements ne sont pas d’une plus belle étoffe que ceux de l’autre ; mais comme ils sont mieux faits et mieux portés ! D’ailleurs, ses cheveux bouclent naturellement, ce qui est une grande beauté, et enfin elle paraît très-intelligente. Je veux faire connaissance avec elle.

— Et moi avec l’autre, reprit sir Charles en riant ; puis après nous verrons qui de nous deux avait raison. »

Le silence qui se rétablit entre sir Charles et miss Elfreda permit au baronnet de demander aux jeunes Spencer à quelle école ils appartenaient.

« Eton, répondirent-ils ensemble.

— Avez-vous un bon rang ?

— Dans les onze premiers, répondirent-ils encore à l’unisson, de sorte que sir Charles commença à croire que les jeunes Spencer n’avaient qu’une pensée et qu’une voix pour eux deux.

— Savez-vous ramer ? » continua M. Temple en s’adressant toujours aux Spencer.

Ici l’ensemble dut cesser, car l’un savait et l’autre ne savait pas.

« Quelle noble institution ce doit être que cette école d’Eton ! dit miss Eldruda Wilkyns se mêlant à la conversation ; car les jeunes gens qui en sortent sont fort élégants et fort comme il faut. Je ne connais rien de plus dissemblable que l’éducation que reçoivent les garçons dans une bonne école ou dans une école vulgaire. Ne pensez-vous pas ainsi, sir Charles ?

— Je suis sûr que je serais de votre avis, mademoiselle, si je comprenais ce que vous voulez dire ; mais vous seriez bien bonne de m’expliquer ce que vous entendez par une école vulgaire.

— Je déteste les explications sir Charles ; nous autres femmes nous n’avons pas besoin d’expliquer ce que nous disons. Enfin j’entends par vulgaires les écoles bon marché, je suis sûre que vous me comprenez, messieurs ?

— Mais certainement, s’écria Benlinck ; mademoiselle veut dire Winchester, Westminster, Harrow, Shrewbury, Rugby et toutes les autres institutions.

— Je comprends, répondit sir Charles en souriant ; vous traitez d’école vulgaire et de bas prix tous les collèges du monde, excepté celui auquel vous appartenez. N’est-ce pas cela ? »

Avant que le jeune homme répondît quelque bêtise, que le dépit n’aurait pas manqué de lui faire trouver, son père, se tournant gracieusement vers sir Charles, entama la conversation avec lui.

« Vous êtes bien bon, sir Temple, de causer avec mes fils. Voulez-vous me faire l’honneur de trinquer avec moi ? Et quand vous reverra-t-on à Florence maintenant ? »

Le dîner se passa ainsi ; puis, à un signal donné par mistress Heathcote, les dames rentrèrent au salon, laissant le major, M. Spencer, Charles et leur hôte causer ensemble, et M. Wilkyns boire et dormir, dormir et boire.

Algernon alla se blottir sur un canapé dans le salon, et les jeunes Spencer restèrent auprès du dessert, ayant aussi le vin de Champagne à leur portée.

Le salon, meublé avec élégance, était brillamment éclairé, non pas avec des lampes, car M. Thorpe trouvait que l’huile n’était soutenable qu’à la cuisine, mais avec des bougies de cire, répandues avec profusion dans tout l’appartement.

Les demoiselles Wilkyns s’étaient assises sur des canapés et, une place étant restée vacante auprès de miss Elfreda, Sophie Martin s’en empara en lançant un regard d’admiration sur sa voisine ; celle-ci, s’en étant aperçue, daigna en être flattée et elle dit aussitôt :

« Il serait très-convenable que nous fissions un peu connaissance : comment vous nommez-vous, ma cousine ?

— Mon nom est Sophie Martin, répondit la timide orpheline.

— Sophie Martin ! Mais je n’ai jamais entendu prononcer ce nom-là. Et vous, Eldruda, vous, Winifred, connaissiez-vous cela ?

— Non, vraiment, jamais de ma vie, répondit la seconde miss Wilkyns en bâillant.

— Ni moi, Elfreda, dit la troisième. D’ailleurs est-il probable que je le sache, puisque vous ne l’avez jamais su vous-même ?

— Il ne faut pas vous formaliser de cela, ma chère enfant, ni croire que nous ne fassions pas cas de vous à cause de ce nom que nous ignorions, reprit gracieusement miss Wilkyns. Quel âge avez-vous, Sophie Martin ?

— Vingt ans, répondit doucement Sophie.

— Vingt ans seulement ! je vous aurais crue bien plus âgée que cela.

— Et vous, ma chère, dites-nous donc votre âge, si rien ne vous en empêche, demanda mistress Heathcote gaiement.

— Que voulez-vous qui m’en empêche, madame ? répondit miss Elfreda, évitant ainsi de répondre à la question qui lui était faite.

— Je pense que rien ne peut s’y opposer, reprit mistress Heathcote ; mais j’ai vu bon nombre de jeunes filles qui avaient passé leur vingt-cinquième année, et qui se seraient plutôt fait brûler vives que de dire leur âge. »

Avant que mistress Heathcote eût terminé sa tirade, l’aînée des sœurs avait quitté le canapé et s’était dirigée vers un magnifique piano, qu’elle ouvrit avec l’aide de Sophie Martin.

« Je voudrais bien vous entendre chanter, murmura l’orpheline.

— Vous aimez beaucoup la musique ?

— Non, mais j’aime à entendre chanter les personnes qui m’inspirent de la sympathie ou de l’affection, répondit Sophie en fixant sur miss Elfreda ses yeux perçants et passionnés.

— J’aime beaucoup Sophie Martin, dit l’aînée des sœurs à l’oreille de miss Eldruda, qui venait de la rejoindre au piano ; elle est naturelle et sans affectation.

— Elle est évidemment la mieux de la société, répondit miss Eldruda. Mais qu’y a-t-il là en fait de musique ? reprit-elle ; rien que des vieilleries ! quel ennui !

— On disait que sir Temple est allé à Florence : à moins qu’il ne soit un sauvage, il doit avoir rapporté de la musique nouvelle.

— Oh ! ma chère, comme il est charmant, si beau et si élégant ! N’est-ce pas ton opinion, Elfreda ?

— Je n’ai pas encore pu le juger, Druda ; vous savez que je suis difficile. Les Wilkyns sont connus pour la plus belle famille de Galles, et cela rend toujours difficile. Où trouverez-vous un homme comme papa ? quelle taille ! Temple a quatre pouces de moins ! Il n’est certainement pas vulgaire, et il paraît assez comme il faut ; ce sont du reste des qualités bien plus nécessaires que la beauté des traits : c’est pourquoi je préfère Sophie Martin à cette sale créature qui est là sur le canapé. Voilà justement cette sorte de filles que je ne puis souffrir. »

Pendant ce temps, Sophie feuilletait des livres de musique, tandis que Florence causait avec sa belle-mère et qu’Algernon était allé voir ce qui se passait au dehors. Tout à coup Sophie, ayant trouvé de la musique italienne, l’apporta à miss Wilkyns en disant : « Voici, chère cousine Elfreda. Ah ! laissez-moi vous donner ce joli nom… Voici un air italien qui vous plaira peut-être.

— Ma chère enfant, c’est d’un vieux effroyable. Cette ancienne musique me déplaît étrangement et va jusqu’à me rendre malade ; cependant, ma petite Sophie, vous êtes si gentille, que je ferais tout pour vous plaire ; et même je vous permets de m’appeler Elfreda. Mais sachez d’abord que c’est un nom très-important, chez les Wilkyns ; car la terre de Carrgwynnmorris, dont j’hériterai après la mort de mon père, a été apportée en dot dans la famille par une Elfreda.

— Je gagerais qu’il n’y a pas un chant de Catamari, dans tout ceci, s’écria, après une assez longue recherche, miss Eldruda Wilkyns.

— Mais ne pouvez-vous chanter de mémoire ? demanda Sophie.

— Oh ! j’espère le pouvoir ; mais j’aime à avoir ma musique sur le pupitre quand je chante ; cela donne une contenance, et c’est beaucoup de savoir où fixer son regard. Les hommes maintenant sont tellement fats que, si par hasard, en chantant, les yeux s’arrêtent un instant sur eux, ils sont convaincus qu’on les adore et que l’on est prête à leur donner sa main et sa fortune.

— Vraiment ! cousine Elfreda, murmura Sophie, affectant de paraître à la fois étonnée et choquée de ce qu’elle entendait. Oh ! comme vous devez haïr les hommes !

— Oh ! certes, je les méprise, ma chère, et je n’épouserai jamais qu’un homme digne de moi.

— Oh ! mais vous êtes sublime, Elfreda, s’écria Sophie avec enthousiasme ; combien je suis heureuse d’être venue ici ! Quand je pense que je m’y refusais ! il me paraissait si ridicule qu’une créature aussi nulle que je le suis se montrât auprès des personnes que je savais y rencontrer ! Oh ! Elfreda, laissez-moi vous aimer !

— Oui, ma chère, je vous le permets, parce que vous êtes gentille et qu’il n’y a aucune vulgarité en vous. Oh ! d’abord, la distinction est obligatoire chez les amies des Wilkyns. »

En ce moment Algernon, qui avait examiné les frères Spencer et regardé les salles du bas de la maison, rentra au salon ; mais pendant son absence sa sœur Florence, vaincue par la fatigue et le sommeil, s’était endormie sur le sofa, et sa bonne mère, après avoir posé ses jolis petits pieds sur un canapé de satin vert, les avait recouverts de son écharpe de soie noire, afin, pensait-elle que l’enfant se reposât chaudement de cette journée de fatigue. Au moment où la porte s’ouvrit, l’excellente dame éprouva une vive anxiété par rapport au sofa de satin, qui n’était pas fait pour supporter des pieds même aussi jolis que ceux de Florence ; mais son inquiétude cessa bientôt à la vue d’Algernon : sur un signe de sa belle-mère, le jeune Heathcote s’approcha doucement et se tint debout derrière elle.

« Allons-nous avoir de la musique ? demanda-t-il.

— Je le suppose ; j’espère qu’elles ne feront pas trop de bruit, pour ne pas réveiller cette pauvre enfant. Je n’ai jamais vu une personne plus fatiguée que Florence aujourd’hui. S’il se pouvait faire qu’elle fût laide, je dirais presque qu’elle l’est ce soir, et j’ai été bien contrariée de voir que personne ne faisait attention à elle.

— Vont-elles chanter à la fin ? ont-elles déjà commencé ?

— Non, elles ont parlé tout le temps et ne semblent pas pressées ; s’il y avait de jeunes officiers dans la salle à manger, je croirais qu’elles les attendent.

— Elles attendent plutôt l’oncle Thorpe pour briller devant lui. Je croirais volontiers que ces trois élégantes personnes comptent hériter de notre oncle. N’est-ce pas, maman ?

— Algernon, si vous devenez aussi insupportable en recouvrant la santé, nous vous enverrons à Sandhurst dès notre retour ; vous pouvez y compter.

— Mais, chère mère, continua le garçon en se rapprochant de la grosse maman, vous savez bien que rien ne m’est favorable comme la gaieté. Voyons, voulez-vous me permettre de m’amuser un peu de ces superbes jeunes dames, dites, voulez-vous ?

— Je ne puis vous en empêcher, mauvais garnement ; comment le pourrais-je ? Seulement, soyez sûr que vous irez au collège, Algernon… Vous riez, mais c’est cependant sérieux, continua la bonne dame en jouant avec les beaux cheveux du jeune garçon.

— C’est bien, mère, j’irai ; mais, pendant que je suis ici, il faut que vous riiez avec moi de ces Wilkyns qui seront bien vexées, si tout va comme je le prévois.

— Quoi ? de quoi parlez-vous, petit fou ?

— Mais croyez-vous donc que je ne sache pas ce que nous sommes venus faire ici ?

— Vous êtes beaucoup trop intelligent, monsieur Algernon. Qui vous a dit cela ?

— Qui m’a dit que nous venions ici pour que l’oncle Thorpe fît choix d’un héritier parmi nous ? c’est Bridget qui me l’a d’abord appris ; ensuite vous savez bien que tout le monde en parle : ainsi ne cherchez pas à prendre votre air sérieux et solennel, comme si de répéter cela était un crime et pouvait diminuer d’un jour la vie de ce bon vieux gentleman.

— Je n’ai aucune intention de prendre un air solennel, Algernon, mais je ne vois rien de gai dans cette visite. Du reste, si ce que cette sotte de Bridget vous a dit est vrai, pourquoi faire ainsi des sottises et vous moquer de vos cousines, au lieu de vous faire voir sous un jour plus favorable ?

— Moi, mère ! à quoi bon ? Tout le monde dit que je vais mourir, excepté vous, Florence et Bridget ; chacun me considère comme presque défunt, et j’ai bien vu, à dîner, que Sophie racontait cela à notre oncle qui en paraissait très-touché, d’autant qu’elle faisait semblant de pleurer. Allez, ma mère, M. Thorpe, ayant perdu son héritier naturel, n’en prendra pas un autre qui peut mourir d’un moment à l’autre. Ne le pensez-vous pas ?

— Pourquoi parlez-vous ainsi, Algernon ? d’abord vous allez très-bien dans ce moment, et ensuite il n’est pas charitable de me dire ces tristes choses.

— Quoi ! mère, pensez-vous donc que je mourrai plus tôt parce que Sophie Martin branle la tête et fait semblant de pleurer ? je vous dis seulement que j’ai déjà remarqué bien des choses, et que ce n’est pas à moi que M. Thorpe laissera sa fortune. »

En disant ces mots, Algernon n’avait pas quitté des yeux le groupe des quatre jeunes filles. Tout à coup, à une réponse de Sophie, il se prit à rire de si bon cœur que sa belle-mère l’interrompit brusquement.

« Eh bien ! mère, je consens à reprendre mon air grave, à condition que demain vous m’écouterez et me laisserez vous raconter, ainsi qu’à notre chère Florence, tout ce qui se passera pendant et après notre séjour ici. Je n’en parlerai pas à papa, parce qu’il me gronderait.

— Et vous n’avez donc pas peur de moi, Algernon ? commença mistress Heathcote, mais elle fut interrompue par l’arrivée de M. Thorpe.

— J’espère que je ne vais pas vous gêner, mesdames, dit-il en s’approchant de mistress Heathcote qui s’était levée avec empressement et se tenait debout pour tâcher de dissimuler les pieds de Florence, qui posaient toujours sur le canapé.

Mais la bonne nature de cette excellente dame reprenant le dessus immédiatement :

« Veuillez me pardonner, monsieur, dit-elle franchement ; mais ma fille étant brisée par la fatigue, j’ai posé ses pauvres petits pieds sur votre superbe meuble, exactement comme s’il avait été en toile ou en percaline. Je sais que c’est fort inconvenant ; mais elle est si jeune qu’il lui est impossible de supporter une telle journée de fatigue. »

Pendant ce petit discours, Florence s’était réveillée, et se voyant dans cette attitude et l’objet de cette petite scène, elle rougit tout à coup et parut à M. Thorpe la plus belle des belles ; mais je dois dire que le sans-façon de l’excellente mistress Heathcote lui gagna le cœur du vieillard, qui, s’il avait pu faire sortir sa fortune de la famille, la lui aurait donnée tout entière en ce moment.

Pauvre mistress Heathcote ! Quels regrets elle aurait éprouvés si elle avait pu savoir combien sa touchante sollicitude pour les enfants de son mari intéressait M. Thorpe plus encore que Florence et Algernon ?

Mais pendant ce temps Sophie Martin, qui causait avec les trois miss Wilkyns, se faufila hors du groupe qu’elles formaient et vint tout doucement se placer près de sa grosse tante ; elle s’y installa sans bruit, pour faire croire qu’elle y était depuis longtemps.

« Grand Dieu ! quel vilain oncle je suis ! s’écria tout à coup M. Thorpe en apercevant Sophie qui le regardait avec un mélange de tendresse et de respect ; c’est votre faute, mistress Heathcote : car pour un moment je n’ai vu que vous et votre jolie Florence, tandis que j’ai là toutes mes nièces, et que cette gentille petite Sophie est près de moi à me regarder avec ses grands yeux étonnés. »

En parlant ainsi, M. Thorpe prit les deux mains de Sophie, l’attira vers lui et déposa un baiser paternel sur son front.

C’était le premier baiser que M. Thorpe eût donné à l’une de ses nièces, et tout le monde s’attendait à le voir caresser aussi les autres jeunes filles ; mais il n’en fit rien. Sophie parut d’abord interdite, puis se précipitant à genoux, elle prit les mains du vieillard, les porta à ses lèvres et les baisa avec passion. Puis, comme honteuse de ce qu’elle avait fait, elle murmura tout bas et de manière à ce que M. Thorpe pût seul l’entendre :

« Pardonnez-moi ; mais je suis orpheline et mon cœur a besoin d’affection.

— Pauvre enfant, seule au monde, sans fortune pour se marier ! » pensa M. Thorpe, en passant ses doigts dans les boucles de la jeune fille aussi tendrement que si elles avaient encadré un visage ravissant.

En ce moment mistress Heathcote sentit quelque chose qui lui chatouillait le cou, et elle entendit la voix d’Algernon qui lui disait à l’oreille : « Mère, qui pensez-vous qui hérite de Thorpe-Combe ? » Après avoir laissé tomber ces mots, le jeune homme se blottit derrière sa belle-mère et se remit à observer.




CHAPITRE V.


Après s’être remis de l’émotion que lui avait causée la petite scène avec Sophie, M. Thorpe se dirigea vers le piano, auprès duquel étaient encore les trois sœurs.

« Je regrette de ne pas avoir des harpes galloises, dit-il, car j’aime la musique, et j’ai surtout une prédilection pour les airs nationaux des différents pays.

— Vieille brute ! murmura miss Eldruda à miss Elfreda Wilkins.

— Il n’y a que les servantes qui se servent de nos harpes, répondit miss Elfreda ; mais, si vous aimez la musique saxonne, voici un chant qui raconte les exploits d’un de nos ancêtres, et je peux vous le chanter. Vous savez que les Wilkyns sont d’une très-ancienne noblesse.

— Je pense que sir Temple sera satisfait d’entendre ce morceau ; aussi devrions-nous l’attendre pour le chanter, répondit M. Thorpe ; mais Sophie ou Florence pourraient peut-être nous dire en attendant quelque chose de moins historique.

— Je ne connais point le talent de mes cousines ; mais mes sœurs et moi nous avons fait de sérieuses études, et nous sommes assez bonnes exécutantes.

— C’est très-bien, cela, répondit M. Thorpe, et se retournant alors, il aperçut Sophie, qui l’avait suivi et semblait vouloir lui parler.

— Il me semble, dit-elle, que vous aviez désiré du thé ; voulez-vous que je sonne pour qu’on en apporte ?

— Merci, ma chère, faites si vous voulez ; aimez-vous le thé et savez-vous le préparer ? moi je l’aime beaucoup, mais il faut qu’il soit très-bien fait.

— Ma tante le fait toujours ; mais, si vous voulez que j’essaye, j’espère pouvoir vous le rendre supportable.

— Hélas ! mon enfant, c’est mistress Barnes qui me le sert tous les jours, et, quand elle me l’apporte, il n’est jamais à mon goût. Que voulez-vous ? il faut bien supporter ce que l’on ne peut empêcher. »

M. Thorpe se dirigea alors vers mistress Heathcote, et Sophie sortit de la chambre sans être vue de personne, excepté d’Algernon, qui parlant peu examinait tout le monde.

Miss Martin avait à un très-haut degré la mémoire des lieux : aussi lui suffit-il de prendre un bougeoir qui était tout allumé et posé sur une tablette de marbre, pour monter l’escalier et arriver sans peine à la chambre où elle s’était habillée. Aussitôt qu’elle fut entrée, elle sonna doucement.

Quelques moments après, Nancy parut et demanda ce que mademoiselle désirait.

« J’aurais voulu parler à mistress Barnes, répondit Sophie.

— Alors je vais appeler ma tante, répondit Nancy.

— Ah ! vous êtes sa nièce ! Eh bien, fermez la porte et venez un instant, je peux vous dire ce que je désire. Dites-moi votre nom, car vous êtes bien gentille, et je serais bien aise si vous veniez toutes les fois que je sonnerai.

— Je m’appelle Nancy, mademoiselle, répondit respectueusement la servante.

— Ah ! Nancy, que vous devez aimer mon oncle ! il paraît si bon ! Moi je l’aime déjà ; car, voyez-vous, je suis orpheline, je n’ai même pas une bonne tante ni des cousins affectueux autour de moi : aussi la bonté de M. Thorpe me touche-t-elle au cœur. (En disant ces mots, miss Martin prit son mouchoir et s’en couvrit les yeux.)

— Je pense que vous le trouverez très-bon pour vous, répondit Nancy avec un peu plus de familiarité et beaucoup moins de respect. Mais que vouliez-vous dire à ma tante ? je peux lui faire votre commission.

— C’est mon oncle qui aimerait bien que je lui fisse son thé moi-même, et je voulais prier mistress Barnes de m’envoyer au salon le thé, l’eau chaude et la théière, pour que je puisse le préparer. Je suis sûre que vous ferez bien ma commission et que vous viendrez toujours auprès de moi : car je vous aime déjà beaucoup, et voilà une jolie paire de mitaines bien chaudes et de jolie couleur, que je vous donne pour votre peine. Maintenant, adieu, Nancy ; n’oubliez pas ce que je vous ai demandé. »

En entrant au salon, miss Martin vit que ces messieurs étaient rentrés et causaient avec M. Thorpe. Elle alla se placer devant la cheminée près d’une petite table, et tira sans affectation une chaise à côté de la sienne. Quand la porte s’ouvrit, un domestique parut tenant un grand plateau, avec les tasses et le thé tout fait. Sophie se mordit les lèvres en murmurant : « Allons, je n’ai pas réussi ; cette horrible Barnes que je hais est la maîtresse ici. »

Mais la porte se rouvrit et le domestique reparut, tenant un plateau sur lequel était tous les objets qu’elle avait demandés ; elle fit signe au valet, qui déposa son fardeau sur le petit guéridon et sortit.

Au bout de quelques instants, Sophie se leva et, prenant la main de son oncle, elle l’attira vers la cheminée en disant avec douceur :

« Êtes-vous prêt à prendre votre thé, cher Oncle ?

— Certainement, mon enfant ; mais en vérité cette insipide boisson ne mérite pas ce nom, dit-il en montrant le thé de mistress Barnes.

— Peut-être, mon oncle ; mais, si vous voulez vous approcher du feu, vous en trouverez de meilleur, que j’ai fait exprès pour vous.

— Vous, chère enfant ! comme vous êtes gentille… mais sur mon âme, il a bien bonne mine. Comment avez-vous pu deviner la chose que j’aime le plus au monde, et surtout comment avez-vous pu l’obtenir ?

— J’ai simplement fait demander à votre excellente mistress Barnes, qui est bien la plus intelligente personne de la terre, de m’envoyer tout ce dont j’avais besoin ; et c’est ainsi qu’ayant vu que vous désiriez une tasse de thé fait pour vous seul, je me suis arrangée pour vous le préparer à votre goût. »

Le vieux gentilhomme dégusta sa tasse de thé avec plaisir, tout en regardant la jeune fille.

« Vous êtes une étrange fille, dit-il, et je regrette bien de ne pas vous avoir connue plus tôt, ce qui serait arrivé si j’avais fait mon devoir lors de la mort de votre pauvre mère. Une autre tasse de thé Sophie, puis nous tâcherons d’organiser un whist. Pussy, Pussy, Pussy, venez boire de la crème, continua M. Thorpe en appelant le magnifique chat, objet des affections de sir Charles, qui répondit par un charmant miaou.

— Oh ! quel beau chat ! il éclipse même le mien ; je n’ai jamais rencontré le pareil, s’écria Sophie.

— Vous aimez les chats, Sophie.

— C’est la seule amitié qui me soit permise, mon oncle. » Et son regard ajouta : « Pauvre orpheline, on ne me tolère aucun ami ; mon chat seul est accepté, et la pauvre bête paye déjà cher sa fidélité. »

M. Thorpe lança à Sophie un regard de profonde tendresse, puis se levant : « Maintenant, dit-il, je vais organiser une table de jeu. »

En se retournant, il vit Algernon Heathcote plongé dans un fauteuil tout près du guéridon où était le thé de Sophie, et lisant avec attention dans un gros livre recouvert en peau.

« Ah ! vous lisez la Bible, mon garçon ! dit M. Thorpe ; et quel épisode vous occupe en ce moment ?

— L’histoire de Jacob et d’Ésaü, » répondit Algernon.

M. Thorpe ne l’entendit pas, occupé qu’il était de faire préparer des tables de whist, mais Sophie l’entendit et le comprit parfaitement.

« Qui va jouer un rob ? demanda le maître de la maison.

— Le major joue parfaitement, s’écria vivement mistress Heathcote, ravie à l’avance de ce que son cher mari allait s’amuser.

— C’est parfait ; et vous, Spencer ? » demanda M. Thorpe.

L’élégant gentleman accepta et prit une carte, en faisant briller avec soin le gros diamant qu’il portait au petit doigt.

« Et qui va faire notre quatrième ? continua M. Thorpe. M. Wilkyns paraît désireux de se reposer, Charles préfère rester auprès de ces dames. Voyons, mistress Heathcote, ne viendrez-vous pas à notre aide ?

— Mais je joue si mal, monsieur, que le major prétend que je ferais mieux de ne pas m’en mêler ; cependant pour vous obliger

— Oh ! ma tante ! j’aimerais tant à jouer ! murmura Sophie Martin.

— Si vos oncles ne s’y opposent pas, je vous le permets, chère enfant ; d’ailleurs, vous jouez beaucoup mieux que moi. N’est-ce pas, major ?

— Certes, ma chère Poppsy ; seulement comme elle n’a pas grand argent à perdre, je vais jouer contre elle, ce qui la dispensera de payer.

— Non, non, nous nous placerons comme le hasard décidera, répondit M. Thorpe en se levant ; veuillez prendre encore une tasse de thé, messieurs, et en offrir à ces dames ; je reviens à l’instant. »

Et en disant ces mots le vieillard sortit.

Un moment après, Grimstone parut et pria miss Martin de la part de son oncle de venir un moment lui parler. Sophie trouva M. Thorpe à la porte du salon ; il l’attira vers lui, et lui mit dans la main une élégante bourse brodée, contenant d’un côté dix souverains, de l’autre vingt schellings, en disant : « Tenez, chère enfant, prenez ceci ; ce sera votre argent de jeu, et quand vous n’en aurez plus, je vous en donnerai encore. Maintenant rentrez au salon, je vous suis. »

Sophie le remercia avec autant de surprise que de tendresse, et reparut au salon. En s’asseyant à la table de jeu, M. Thorpe pria les miss Wilkyns de chanter en se faisant accompagner par sir Charles, et la partie commença. Sophie jouait avec M. Spencer, contre le major et M. Thorpe. La jeune fille jouait vraiment très-bien, et M. Spencer lui en fit son compliment très-sincère.

« Je crois que cette charmante enfant peut réussir en toutes choses, ajouta M. Thorpe en la regardant avec tendresse.

— Quand mes trois oncles condescendent à jouer avec moi, répliqua Sophie avec modestie, je dois faire tout mon possible pour jouer passablement. »

Pendant tout ce temps, les demoiselles Wilkyns continuaient à se faire prier et supplier par sir Charles ; enfin, après bien des coquetteries, des sourires, des hésitations et des refus, miss Eldruda se mit au piano et ses deux sœurs se préparèrent à chanter.

L’air et son accompagnement étaient parfaitement conformes au style qu’on pouvait attendre de femmes qui avaient reçu des leçons d’un professeur venant une fois la semaine de Swansea. Néanmoins sir Charles les aurait évidemment louées et remerciées, s’il n’avait cru entendre la voix de mistress Heathcote lui adresser la parole.

« Que disiez-vous, madame ? demanda-t-il en se dirigeant vers le canapé sur lequel mistress Heathcote et Florence étaient encore assises.

— Rien, monsieur, je ne vous ai pas parlé.

— Vraiment, je l’avais cru. Votre fils s’est donc retiré, madame ? Il devait être très-fatigué.

— Il n’est guère fort, le pauvre enfant ; mais Florence, qui ferait douze milles à pied sans être fatiguée, est aujourd’hui anéantie.

— Mademoiselle aime-t-elle la musique ?

— Elle l’aime comme les oiseaux qui chantent du matin au soir. »

Ici Florence, qui n’aimait pas que l’on parlât d’elle, se leva et alla regarder le whist.

« Est-ce que Mlle Florence chante ? demanda sir Charles en contemplant avec complaisance la gracieuse démarche de la jeune fille qui s’en allait.

— Oh ! mais oui ; je suis peut-être partiale, mais à mon idée elle a la plus jolie voix que j’aie jamais entendue.

— Comment alors avez-vous été assez cruelle pour ne pas la prier de se faire entendre ce soir ?

— Grand Dieu, je n’aurais jamais pensé à pareille chose. Je ne dis pas qu’elle soit une exécutante comme ces belles demoiselles : car le major n’aurait pu lui faire donner des leçons, malgré son vif désir d’apprendre. Et quand même nous aurions pu payer des professeurs, ils n’auraient jamais pu rendre, à notre idée, sa voix plus douce et plus suave, et du reste, aux Clevelands, il n’y a que nous pour l’écouter.

— Pourquoi n’aurions-nous pas le plaisir de l’entendre aussi, madame ?

— Comment aurait-elle le courage de chanter devant tout ce monde ? Ce soir, vous lui donneriez un royaume pour qu’elle chantât, qu’elle n’y consentirait pas, dit mistress Heathcote avec tant d’animation que tous les regards se tournèrent vers elle.

M. Algernon est un superbe garçon, mistress Heathcote ; il est bien malheureux qu’il soit si délicat, reprit sir Charles, changeant brusquement d’entretien.

— Oui, c’est bien dommage, parce que cela interrompt son éducation ; mais je suis sûre qu’il tournera bien ; il est vingt fois plus fort que l’année dernière.

— Et c’est à vous qu’il le doit, mistress. Vous semblez vous intéresser beaucoup à lui.

— Il paye bien les soins qu’on lui prodigue ; il est affectueux et intelligent au possible ; je ne sais comment il faudrait être fait pour ne pas l’aimer. On ne saurait s’en empêcher.

— Et sa sœur est-elle aussi heureusement douée ? demanda sir Charles en baissant la voix.

— Oui, et que Dieu la bénisse ! Ils sont tous deux bien remarquables par leur charmant caractère.

— Cette jeune fille qui joue le whist est, je crois, aussi de votre famille, mistress ? reprit sir Temple.

— Sophie Martin vit aussi avec nous, répondit mistress Heathcote.

— Et sans doute elle sait reconnaître vos soins et votre affection de la même charmante manière que ses deux cousins ?

— Sophie Martin n’a encore passé qu’un an avec nous. »

Sir Charles ne crut pas convenable de continuer ses questions, et, malgré son désir de connaître à fond la famille de son ami, il dut en rester là de son interrogatoire.

Se plaçant alors dans un fauteuil au milieu des différents groupes, il se tourna vers les jeunes Spencer et leur dit :

« Et vous, jeunes gens, que comptez-vous faire demain ? »

Les deux frères s’avancèrent vers lui, comme mus par le même ressort.

« Demain, monsieur ? répéta l’aîné d’une voix aiguë.

— Ne pourrons-nous pas patiner ? demanda le plus jeune.

— Patiner ! Parfaitement, si vous savez ; il y a ici de la glace très-solide, répondit sir Charles. Mais êtes-vous bons patineurs ?

— De première force, dit Bentinck.

— Très-habile, reprit Montagu.

— Alors ce sera très-bien, si toutefois vous avez apporté vos patins ; du reste, des patineurs de première force ne voyagent pas en hiver sans cette précaution. »

Les jeunes gens parurent confus et échangèrent un regard de dépit.

« C’est vraiment terrible, car je suis sûr ou à peu près sûr que nous n’en avons pas. Croyez-vous que nous en ayons apporté, Bentinck ?

— Je ne puis dire ; les domestiques les ont peut-être mis dans les caisses. Peut-être notre gouverneur a-t-il pensé que nous en trouverions ici.

— Croyez-vous que le vieux n’en ait pas ? demanda à voix basse le cadet à l’aîné ; je veux dire le vieux Thorpe.

— Ce sera assommant, s’il n’en a pas, » répondit l’autre.

Le whist était fini. On apporta un petit souper sur un plateau. M. Wilkyns et les fils Spencer dévorèrent tout en grande partie ; mais le reste de la société n’ayant rien pris, le salon resta bientôt vide, et les chambres à coucher se remplirent de monde.




CHAPITRE VI.


Ce qui plaisait le plus à Florence, c’était une jolie promenade le matin ; ordinairement elle en était privée, parce que ses parents avaient l’habitude de déjeuner de très-bonne heure ; mais en entendant M. Thorpe prévenir ses hôtes que le déjeuner serait pour dix heures très-précises, elle se promit d’en profiter pour visiter le parc.

En passant dans le vestibule, elle regarda la porte d’entrée et s’aperçut avec chagrin que ses petites mains ne pourraient jamais soulever les lourdes barres de fer qui la fermaient. En entrant dans sa jolie chambre, elle trouva une jeune fille envoyée par mistress Barnes pour la servir. Quoique peu habituée à tous ces soins, elle accepta cependant que la femme de chambre lui délaçât sa robe, et pendant ce temps elle lui demanda si le parc était beau.

« Oh ! oui, mademoiselle, répondit la servante ; il n’y a que Temple qui soit plus beau, mais vous pourrez en juger demain : car, dans le petit salon à l’est, il y a une grande porte en verre, d’où l’on voit tout le paysage. »

Après s’être informée de l’emplacement du salon à l’est, Florence remercia la soubrette, et s’endormit pour ne se réveiller qu’au premier rayon du jour.

Elle n’avait point de montre ; mais, jugeant à la paix qui régnait dans la maison que tout le monde dormait encore, elle s’habilla aussi vite que ses doigts glacés le lui permirent, descendit l’escalier et trouva sans difficulté le salon de l’est. Elle parvint non sans peine à ouvrir la porte de verre, et fut éblouie du paysage qui s’offrit à ses yeux. Elle fit alors une ravissante promenade, tombant à chaque pas de surprise en surprise. Elle était au milieu des bois et voyait se dérouler devant elle un magnifique panorama, tandis que par derrière elle une colline s’élevait en amphithéâtre. Florence ne savait ni l’heure qu’il était, ni à quelle distance elle se trouvait du château, et cependant elle se sentait heureuse et chantait, de sa douce voix, un air doux comme elle.

Quand elle eut fini sa ballade et comme elle allait chercher son chemin pour rentrer, elle entendit tout à coup au dessus de sa tête un grand fracas dans les branches, et une pluie de neige tomba sur elle et l’enveloppa comme un manteau. Elle se retourna vivement et poussa un cri perçant en apercevant sir Charles Temple, qui descendait en courant la colline et sautait légèrement à terre, tenant dans sa main un fusil, ayant un carnier plein de canards sauvages sur le dos, des chiens à ses côtés et un habit de chasse bien différent de son élégante toilette de la veille.

« Je vous demande mille fois pardon, miss Heathcote, dit-il, non-seulement de vous avoir causé tant de frayeur, mais aussi de vous avoir ensevelie sous la neige. Je chassais de l’autre côté de la colline, quand des sons enchanteurs frappèrent mon oreille ; voulant savoir d’où ils venaient, je suis accouru de ce côté, mais j’ignorais que cette colline débouchât aussi brusquement à cette place. »

En disant ces mots, il avait déposé son fusil à terre et s’apprêtait à secouer la neige qui couvrait le manteau de la jeune fille ; mais celle-ci, un peu remise de son étonnement, sourit en rougissant, le pria de ne point s’occuper de son manteau, et manifesta enfin le désir de rentrer.

« Je crois en effet qu’il est l’heure de déjeuner, répondit sir Charles, et cependant il est bien malheureux de ne pas franchir la distance si courte qui nous sépare à peine de la cataracte.

— Une cataracte ! oh ! allons la voir.

— Je crois qu’il vaut mieux ne pas y aller, miss Heathcote, répondit le baronnet ; car il avait réfléchi que M. Thorpe ne pouvait souffrir l’inexactitude, il craignait qu’un retard fût défavorable à Florence.

— Pourquoi ? demanda la jeune fille avec douceur.

— Parce que votre oncle aime l’exactitude et qu’il sera mécontent si vous rentrez trop tard.

— Alors partons, murmura Florence en souriant avec résignation ; mais c’est bien dommage ! »

Et, comme elle disait ces mots, ils se mirent en marche.

« Ne trouvez-vous pas que c’est bien méritoire à moi de vous rappeler cette terrible obligation, mademoiselle ?

— Méritoire ?

— Oui, méritoire, car je vous conseille ce qui est bien pour vous, mais pénible pour moi.

— Pénible pour vous ? en quoi, sir ? répéta Florence avec surprise.

— En ce que je préférerais beaucoup me promener avec vous et vous faire voir la cascade, au lieu d’aller déjeuner, répondit-il en souriant.

— Alors il est bien dommage que nous n’y soyons pas allés, car je le désirais beaucoup aussi. Je n’ai jamais vu de cascade, et cela doit être si beau ! »

La tentation était bien grande, ils avaient tous deux le désir de retourner sur leurs pas ; mais sir Charles continua à marcher vers le château.

« Pour me récompenser de ma vertu, dit-il, promettez-moi que vous n’irez pas à la cascade sans moi.

— Je le désirerais beaucoup, répondit-elle avec une charmante naïveté ; mais j’avoue que si, pendant votre absence, j’ai l’occasion d’y aller, j’y courrai sans vous attendre.

— Eh bien, pour prévenir toute tricherie, reprit-il en souriant, que diriez-vous, si je proposais cette promenade après déjeuner ? Ne serez-vous pas trop fatiguée de recommencer la course de ce matin ?

— Oh ! je pense bien pouvoir la supporter.

— Alors c’est un engagement que vous prenez ?

— Oui, sir, si cela vous plaît, et je le préfère à tout autre plaisir. Cependant c’est à la condition que maman n’aura pas d’autres projets.

— Ne m’appelez pas sir, miss Heathcote, sans y ajouter Charles ; ce mot de sir sonne si mal ! »

Ceci fut dit avec tant de passion que l’on pouvait déjà deviner le dessous des cartes. Sir Charles savait que, sous son apparence rustique, M. Thorpe était toujours l’homme élégant et distingué d’autrefois, et que le mauvais genre lui déplaisait extrêmement. C’est pourquoi il cherchait à corriger chez Florence quelques petits défauts qu’il avait remarqués et qu’il craignait que M. Thorpe n’aperçût.

Son désir le plus vif étant que Florence héritât de Combe, il faisait tous ses efforts pour perfectionner sa tenue. C’est pourquoi il venait de lui donner ce conseil, car une jeune fille qui dirait : « Oui, sir ; non sir, » serait classée aussitôt dans les castes inférieures de la société.

Quoique Florence ne comprît pas l’intérêt qu’elle inspirait à sir Temple, elle accepta ses conseils avec reconnaissance, et aussi lorsqu’il lui demanda la permission de l’appeler Florence, plus tard, quand ils seraient un peu plus liés : « Appelez-moi Florence maintenant si vous voulez, répondit-elle ; on ne m’appelle jamais autrement. »

La conversation ne languit pas, et le jeune homme en arrivant à la maison, malheureusement en retard d’un quart d’heure, était convaincu qu’il n’y avait pas sur les bords de la Tamise, de l’Arno, du Rhône, du Rhin, du Tibre ou de tout autre fleuve, une créature aussi jolie, aussi spirituelle, aussi gaie, quoique aussi raisonnable, que miss Florence Heathcote.

En arrivant à la porte de la salle à manger, sir Charles s’aperçut que le bord de la robe de sa compagne était orné d’une bordure de neige grise : il se rappela immédiatement l’élégance cérémonieuse de M. Spencer et la propreté exemplaire de ses fils, les toilettes recherchées des miss Wilkyns, et leurs regards moqueurs de la veille : aussi, en voyant les boucles défaites et la toilette fripée de sa belle amie, trembla-t-il à l’idée qu’elle pourrait entrer ainsi devant son juge.

« Montez vite dans votre chambre, mon enfant, et allez vous nettoyer, dit-il ; vous n’êtes vraiment pas présentable.

— En effet, je suis fort sale, dit-elle en souriant ; je reviens dans l’instant, » reprit-elle, et en se sauvant elle lui adressa un charmant sourire.

En entrant dans la salle à manger, sir Charles, avant de sonner le domestique pour lui remettre le gibier, le montra à son ami en lui disant :

« Cinq canards sauvages, monsieur Thorpe.

— Alors je vous pardonne votre inexactitude. Voilà une place entre ma nièce aînée et mon plus jeune neveu. Avez-vous été longtemps dehors, ce matin, Temple ? le temps paraît superbe. »

Quoique sir Charles n’eût point l’idée de cacher sa rencontre avec Florence, il ne trouva pas le moment opportun pour en parler. Ce n’était pas à miss Wilkyns ni à Montagu Spencer qu’il désirait s’adresser, mais à mistress Heathcote, qui était en ce moment très-occupée à manger des œufs à la coque. Mais pendant qu’il cherchait le moyen d’entamer la conversation, la bonne dame s’écria :

« Je suis inquiète de Florence ; où peut-elle être allée ? Sophie Martin dit que son chapeau et son manteau ne sont pas dans sa chambre. Ordinairement elle n’est jamais en retard ; c’est l’enfant la plus exacte du monde, » continua-t-elle en s’adressant au maître de la maison, qui était assis entre elle et Sophie Martin.

M. Thorpe allait répondre quand sir Charles, ne voulant pas perdre cette occasion, reprit vivement :

« Je puis vous donner des nouvelles de votre fille égarée, madame ; j’ai eu le plaisir de la rencontrer et de rentrer avec elle.

— Eldruda, voulez-vous du jambon ? dit miss Elfreda en se penchant vers le plat pour dissimuler un sourire impertinent.

— Merci, non, Elfreda, répondit sa sœur en portant sa serviette à sa bouche pour cacher un rire nerveux, en réponse à celui de miss Wilkyns.

— Je vous disais bien, Algernon, qu’elle était allée se promener, reprit mistress Heathcote ; mais puisque vous êtes rentrés ensemble, monsieur Temple, où est-elle allée ? »

Sir Charles, ne voulant point parler de sa toilette inconvenante, répondit qu’il présumait qu’elle était allée ôter son chapeau.

« Si j’avais pensé que ces demoiselles voulussent se promener, j’aurais fait balayer les allées du jardin, reprit M. Thorpe, je crains que la belle Florence n’ait mouillé ses jolis petits pieds.

— Je ne crois pas, monsieur, répondit le baronnet, du reste… »

Mais un sourire moqueur de miss Elfreda l’arrêta, et il n’ajouta pas, comme il allait le faire, que Florence n’avait pas borné sa promenade à faire le tour du jardin et qu’elle avait été au bois.

« Du reste quoi ? Charles, reprit M. Thorpe.

— J’allais dire qu’il serait malheureux que ces dames n’allassent qu’au jardin, quand la promenade des bois est si belle.

— Vous ne pensez pas, sir Charles Temple, que des dames iraient se promener dans les bois par ce temps-là ? s’écria miss Elfreda en réprimant à peine un frisson.

— Alors elles perdront un superbe spectacle, répondit sir Charles brusquement.

— Mais vous nous prenez donc pour des filles de campagne ? reprit miss Wilkyns. Au moins peut-on y aller en voiture, dans ces bois ?

— Comme j’y vais toujours à pied, j’ignore si on peut y aller autrement.

— J’espère bien que si : car, si pour sortir il fallait marcher à travers bois et recevoir la neige des arbres, mes sœurs et moi préférerions ne pas bouger, et ce serait bien triste.

— Il n’y a pas de neige, répondit sir Charles d’un ton aussi glacé que la chose dont il parlait.

— Enfin, serait-il convenable, je vous prie, pour des filles de gentleman, qui ont des manières distinguées, d’aller sauter par-dessus des fossés et des haies, comme des sauvages à travers leurs forêts ?

— Il est inutile de demander mon avis là-dessus, répondit sir Charles en se servant d’un excellent pâté de pigeon. Vous en offrirai-je, mademoiselle ? reprit-il.

— Merci, j’ai déjeuné, » répondit miss Elfreda en poussant son assiette et tirant de sa poche ses gants de peau de Suède.

En ce moment, la porte s’ouvrit et Florence parut ; elle alla vers le haut de la table, et s’approchant de son oncle qui s’était tourné vers elle :

» J’espère que vous ne m’en voudrez pas, monsieur Thorpe, d’être aussi en retard ? mais j’ignorais l’heure, et vos bois sont si beaux que je ne pouvais me décider à les quitter.

— Les bois ! grand Dieu ! murmura miss Elfreda.

— Les bois ! merci ! répéta miss Eldruda.

— Les bois ! s’il est possible ! » reprit miss Winifred.

Les deux collégiens poussèrent aussi une exclamation. Tous les yeux se fixèrent sur Florence : elle était vraiment charmante ; ses beaux cheveux bien lissés encadraient son gracieux visage, qu’illuminaient le bonheur et la gaieté, et sa simple robe de mérinos faisait ressortir avec agrément ses formes élégantes.

« Fâché contre vous, ma chère enfant, reprit M. Thorpe en lui baisant la main, parce que vous admiriez mes vieilles forêts ? Je ne me fâcherai, mon enfant, que si vous ne vous asseyez pas près de moi pour déjeuner. Voici Sophie Martin qui va vous faire de la place entre nous deux. »

Mais avant que l’orpheline se fût levée, mistress Heathcote s’était serrée pour faire de la place à sa belle-fille, et Algernon s’élançait derrière sa sœur avec une chaise.

Florence sourit à Algernon, et donna un bon baiser à sa mère, qui lui disait de manière à ce que M. Thorpe entendît :

« Comment Florence, vous qui déjeunez ordinairement à huit heures, n’êtes-vous pas prête à dix heures ?

— Je l’aurais été, maman ; seulement j’étais si loin… si loin… répondit la jeune fille en déployant sa serviette.

— Puis-je vous demander où vous avez été, miss Heathcote ? demanda miss Wilkyns.

— Je ne sais trop, répondit Florence en riant. C’était un bois magnifique, très-épais, avec des éclaircies de temps à autre et une vue superbe. Il paraît que c’était très-près d’une cascade.

— C’est Diane en personne, » murmura M. Spencer, essayant de distraire M. Thorpe qui regardait la jolie enfant avec admiration.

Sophie Martin murmura avec embarras :

« Oh ! Florence, prenez garde ! puis elle sembla chercher une contenance avec sa fourchette et sa cuiller.

— Vous n’avez pas été jusqu’à la fontaine de High-Spring, mon enfant ? demanda M. Thorpe à sa nièce.

— Était-ce à High-Spring que nous étions, sir Charles ? » s’écria Florence innocemment et en mangeant très-vite pour se mettre au courant.

Le jeune homme souffrait du tour que prenait la conversation, et sentait combien cette dernière imprudence surtout allait attirer de méchancetés à sa jolie amie.

« Oui, c’était auprès de cette chute d’eau que je vous ai rencontrée, miss Heathcote, et je voulais demander à ces dames ce qu’elles penseraient d’une visite à cette curieuse cataracte ; je crois que ce serait une superbe promenade. »

Personne ne répondit. Miss Elfreda supputait les chances qu’elle avait pour que sir Charles lui offrît le bras ; miss Eldruda attendait l’avis de sa sœur aînée, et miss Winifred méditait sur le danger de défriser ses boucles et d’être aussi mal coiffée que cette affreuse Florence Heathcote. D’un autre côté, Mme Heathcote craignait d’user ses bottines neuves, et miss Martin brûlait de les voir toutes partir pour rester en tête-à-tête avec son oncle.

Voyant que personne ne répondait, Florence crut pouvoir accepter au nom de tout le monde et dit :

« Je suis sûre que toutes ces dames viendront ; je vous assure, miss, que le temps est superbe ; il ne fait pas froid du tout.

— Vous avez cependant les mains bien rouges, » répondit miss Eldruda ; et elle ôta négligemment son gant, affectant ainsi de montrer une main blanche et maigre.

Les doigts de Florence, quoique rougis par le froid, étaient d’une forme charmante et de beaucoup préférables aux grandes mains sèches, blanches et bien soignées de miss Eldruda ; mais Sophie murmura doucement :

« Oh ! Florence, mettez donc des gants.

— Je n’ai pas froid du tout, reprit Florence en souriant, au contraire. Mais on ne parle pas de la promenade ; est-ce que personne ne veut sortir ?

— Grand Dieu ! je ne pense pas que vous vouliez sortir encore, s’écria miss Wilkyns ; quelle étrange jeune fille vous faites, ma chère !

— Il serait vraiment malheureux que vous ayez des engelures aux mains, dit alors M. Thorpe ; les jeunes filles doivent avoir de jolies mains blanches.

— Oh ! cela va passer, mon oncle.

— Je crois qu’il vaudrait mieux pour vous remettre votre excursion à demain, à l’heure de la chasse, reprit insolemment miss Elfreda en regardant sa cousine avec son lorgnon.

— Jusqu’à demain, répéta Florence, qui n’avait pas compris à l’heure de la chasse. Demain c’est Noël, nous irons à la messe, et je ne pourrai sortir que dans trois jours. Oh ! allons-y aujourd’hui.

— Je suppose que les messieurs Spencer n’y mettront pas d’obstacle ; pour nous, veuillez nous excuser.

— Mes fils seront peut-être de trop ? murmura M. Spencer…

— Cela se peut bien, répondit miss Wilkyns en souriant à l’élégant squire.

— Faites ce qui vous amusera, mes enfants, reprit M. Thorpe ; je vous préviens, messieurs, qu’il y a un billard.

— Où est-il ? demanda Bentinck.

— Qui nous y conduira ? reprit Montagu.

— Voyez maintenant sa petite main, monsieur, » dit mistress Heathcote ; et elle montrait la main gauche de sa fille qu’elle avait réchauffée avec les siennes, tandis Florence mangeait de la droite. « Voyez, elle n’est plus rouge. »

La main de Florence aurait pu servir de modèle à Van Dyck. Elle était superbe de forme et de taille ; les trois miss Wilkyns, qui avaient chacune par hasard un gant ôté, le remirent à la hâte et s’apprêtèrent à quitter la table.

« Si le major mourait, j’épouserais sa veuve, murmura sir Charles à miss Elfreda qui sourit, mais sans comprendre que le baronnet était heureux des soins de la grosse dame pour sa charmante amie.

— Réellement, je n’ai rien à dire : la main est parfaite. Quoi ? vous avez déjà fini de déjeuner, mon enfant ?

— Oui, monsieur ; mais, quoique j’aie été le plus vite possible, je suis encore en retard, » répondit la gracieuse jeune fille en souriant à son oncle.




CHAPITRE VII.


En quittant la salle à manger, M. Thorpe accompagna ces messieurs dans la salle de billard, et sir Charles conduisit les dames dans le salon de l’est, charmante petite pièce qui avait été garnie de gravures et de livres à l’usage des dames.

« Quelle charmante chambre ! s’écria miss Wilkyns en y entrant ; ce papier chinois fond blanc fait ressortir les oiseaux et les fleurs et rend cette pièce vraiment délicieuse.

— Oh ! regardez par la fenêtre, et vous verrez quelque chose d’autrement beau que le salon, s’écria Florence, sans se rappeler le peu de succès qu’avaient obtenu ses admirations auprès de ses élégantes cousines ; et encore cette charmante vue est loin de celle des bois que j’ai parcourus ce matin. Ah ! c’est bien le cas de vous dire avec le poète : « Ah ! comment pouvez-vous refuser et espérer d’être pardonnée ? »

— Il y a des choses, je crois, miss Heathcote, répondit miss Elfreda en étouffant d’orgueil et de dépit, que des demoiselles comme mes sœurs et moi devons laisser à d’autres afin de ne pas perdre l’estime du monde, et courir de rochers en buissons est une de ces choses ; je vous prierai donc de nous excuser, si mes sœurs et moi nous ne faisons pas votre partie. »

Florence rougit et alla se blottir derrière sa belle-mère. Son sourire disparut, et une pâleur mate s’étant répandue sur son visage, sir Charles devina bien qu’elle souffrait de l’humiliation qu’elle venait d’essuyer.

Sir Charles s’assit alors près de la table et fit regarder des gravures à mistress Heathcote, tout en causant avec les trois demoiselles galloises. En entendant sa cousine reparler de la chute d’eau, miss Martin craignant qu’on ne se décidât à y aller, s’était retirée dans sa chambre.

Nancy était occupée à faire le lit. Sophie lui demanda pardon de venir ainsi la déranger ; mais elle lui dit que ces dames allaient sortir, et que, comme elle n’aimait pas à salir toutes ses affaires pour que les domestiques fussent obligés de les nettoyer ensuite, elle préférait rester à la maison toute seule.

« Puisque vous êtes là, Nancy, seriez-vous assez gentille pour me mener voir un peu les appartements ? et puis, il doit y avoir des portraits de famille dans la maison, et j’aime tant à regarder des peintures.

— Oh ! oui, miss, il y en a beaucoup, moins pourtant qu’à Temple ; mais dans la chambre de monsieur il y en a de très-beaux.

— Oh ! si vous aviez le temps de me mener chez mon oncle pendant qu’il est au billard, cela me ferait bien plaisir, Nancy.

— Je le veux bien, miss, mais c’est à l’autre bout de la maison. »

Sophie suivit son guide, et après avoir traversé le château, qui était très-vaste et très-élégamment meublé, ils arrivèrent enfin à destination.

L’appartement de M. Thorpe était très-spacieux ; le lit était comme perdu au milieu de cette grande chambre, et, quoiqu’il y eût une quantité d’armoires et de meubles, la pièce paraissait presque nue et vide.

Des tableaux pendaient le long des murs. Sophie s’arrêta devant tous, et les regarda attentivement ; puis elle dit :

« Y a-t-il là un portrait que mon oncle préfère ?

— Oh ! sans doute ; il y a celui de son fils, que voilà, mademoiselle, car il aimait beaucoup ce pauvre jeune homme. Du reste, il n’a jamais perdu l’espérance de le revoir, et c’est en prévision de ce retour qu’il a fait laisser la maison toute prête pour le recevoir.

— Mais je croyais qu’il avait perdu tout espoir ? murmura Sophie avec une certaine anxiété.

— Depuis quelques jours seulement il a reçu une lettre confirmant la triste nouvelle. C’est même pour choisir son héritier qu’il a fait venir ainsi toute sa famille, du moins à ce que dit mistress Barnes, ma tante, qui est très-bien informée. »

Sophie respira, sourit et regarda le portrait de son cousin.

« C’est étonnant comme vous ressemblez à ce pauvre jeune homme, miss, reprit Nancy, si ce n’est que vos boucles ne sont pas disposées tout à fait comme les siennes, et que vous n’avez pas ce grand col de chemise rabattu avec lequel il est représenté. On dit que son costume est espagnol, mais la ressemblance est étonnante.

— Vraiment ! trouvez-vous tant de ressemblance entre nous ?

— Tenez, miss, je vais vous donner une glace, vous pourrez ainsi juger par vous-même.

— Ne dites à personne que je suis venue ici, Nancy ; cela paraîtrait étrange, tandis que c’est fort naturel.

— Je n’en parlerai pas, miss. Tenez, regardez-vous devant le portrait. »

Sophie voyait fort bien la ressemblance, car un sourire de triomphe passa devant ses yeux ; mais elle garda la glace et continua à examiner le portrait en jetant à la dérobée un coup d’œil sur sa propre image.

« Eh bien ! mademoiselle, ne trouvez-vous pas que. ce portrait pourrait passer pour le vôtre ?

— Non, je ne vois rien de semblable, Nancy, répondit Sophie avec une distraction affectée ; mais, retirons-nous, dit-elle… Je rentre dans ma chambre, et je vous remercie de votre complaisance. »

En entrant chez elle, Sophie ferma la porte ; puis, saisissant son peigne, elle s’étudia à disposer ses cheveux comme ceux du portrait. Elle ôta ensuite sa robe et passa une camisole dont elle rabattit le col autour de son cou un peu découvert.

« C’est extraordinaire, murmura-t-elle en se regardant dans la glace. Allons, si je ne sais pas profiter de cette ressemblance, je mérite de mourir sur le grabat d’une mendiante. »

Après s’être bien examinée, elle se rhabilla et descendit au salon, où elle espérait bien être seule, afin de se livrer aux pensées qui l’assaillaient.

Elle y trouva toutes ces dames occupées à de petits ouvrages, et sir Charles au milieu d’elles et faisant la lecture. À l’arrivée de Sophie, le lecteur s’arrêta un moment ; mais, comme il remarqua que les dames désiraient savoir la suite de la scène, il ne ferma pas le livre, et attendit pour continuer que miss Martin se fût assise. Il avait compté sans les miss Wilkyns, qui commençaient à parler tant et tant, qu’il lui fallut se décider à en rester là de sa lecture.

« Je suis si heureuse de vous voir Sophie ! Je suis ravie, et si vous saviez quel livre charmant et quel aimable lecteur ! disait miss Elfreda avec volubilité.

— Ah ! vous avez bien perdu, Sophie, en nous quittant, reprenait miss Eldruda.

— Venez là près de moi, chère petite cousine, » continuait la jolie Winifred.

Mistress Heathcote avait beau réclamer le silence, il était impossible à ces demoiselles de se taire. Florence ne disait rien ; elle souffrait encore et ne pouvait parler.

« Quel malheur de rester à la maison par ce beau temps ! s’écria tout à coup sir Temple. Réellement, mesdames, êtes-vous bien décidées à ne pas sortir ? »

Miss Elfreda regarda sa jolie robe de soie mauve, miss Eldruda sa fraîche toilette olive clair, et miss Winifred sa jupe et son corsage vert pâle.

« On peut très-bien faire atteler, reprit sir Charles, qui tenait à faire oublier à Florence le chagrin qu’on lui avait fait ; celles de vous qui n’aimeront pas à marcher iront en voiture.

— Nous n’avons rien à opposer à cela, répondit miss Wilkyns ; mais, s’il y a un siège extérieur, je vous préviens que je préfère l’extérieur de la voiture : avec mon manteau fourré je ne crains pas le froid.

— Je ne vous y engage pas, reprit vivement sir Charles ; par ce froid intense, toutes les fourrures du monde n’empêcheraient pas le bout de votre nez d’être rouge.

— Vous avez raison, je ne sortirai pas du tout, » répondit-elle avec colère ; car son nez depuis deux ans avait pris une teinte rouge qui la désolait, et sir Charles venait par ces paroles de la blesser au cœur.

Hélas ! combien sir Charles se repentit de sa vivacité ! car s’il n’avait pas prononcé ce mot, le nez, on aurait emballé les trois miss et leur amie dans la voiture, tandis qu’il aurait accompagné Florence et sa charmante belle-mère à la cascade que sa jeune amie désirait tant voir.

Cependant la voiture fut attelée ; mistress Heathcote, les deux jeunes miss Wilkyns et miss Martin y prirent place, miss Elfreda les accompagna jusqu’au vestibule et se retira dans sa chambre, de sorte que Florence et sir Charles furent laissés seuls.

La jeune fille n’avait jamais pensé à l’amour ; elle ignorait la coquetterie, et elle était toujours restée plus enfant que son âge ne le comportait : aussi ne s’effraya-t-elle pas en se retrouvant en tête-à-tête avec le baronnet. « Eh bien, allons à pied à la cascade, » allait-elle dire étourdiment, quand l’air froid et embarrassé de sir Charles l’arrêta et lui fit supposer qu’il était vexé de ce tête-à-tête et qu’il préférait rester avec les messieurs.

Aussi s’écria-t-elle immédiatement et en se levant pour sortir : « Il faut que j’aille chez Algernon ; il doit me croire perdue !

— Je pense qu’il est au billard, miss Heathcote ; je vais y aller et vous l’envoyer, si vous le désirez.

— Merci, sir, » répondit Florence ; puis se rappelant les conseils du matin, elle ajouta : « Charles, » si doucement et en rougissant si gracieusement, que le jeune homme s’aperçut en tressaillant que son nom ne lui avait jamais paru si joli ni si bien dit.

Dès qu’il fut sorti, Florence, regretta de l’avoir prié de dire à son frère de venir la rejoindre au salon : car le soleil dorait les allées sablées et les arbres effeuillés du jardin, et elle brûlait du désir de sortir ; enfin, espérant que son frère l’apercevrait par la fenêtre vitrée, elle s’élança dans le jardin sans chapeau ni manteau.

Une des fenêtres du billard donnait sur ce coin du jardin, et, après une longue partie avec M. Spencer et le major, M. Thorpe s’était un instant appuyé contre les vitres.

« Dites donc, major, s’écria-t-il, voilà votre fille qui court dans le jardin, sans chapeau et sans châle ; ne craignez-vous pas qu’elle ne prenne froid ? »

En entendant cela, tout le monde s’approcha de la fenêtre.

« Oh ! non, je ne crains rien pour elle, répondit le major en envoyant un sourire à sa fille. Elle est forte comme un homme et n’a jamais été malade. Aussi la laissons-nous faire tout ce qu’elle veut.

— Ne craignez-vous pas qu’elle ne prenne des manières par trop masculines ? reprit M. Spencer en soulevant légèrement les épaules.

— J’espère qu’il n’en sera rien, reprit vivement M. Thorpe ; je préférerais une femme langoureuse à une femme qui aurait des manières masculines ; je n’hésite pas à le dire, car c’est bien mon opinion.

— Puis-je aller auprès d’elle, papa ? dit Algernon au major.

— Allez le demander à votre mère, enfant, et couvrez-vous bien. »

Algernon sortit sur-le-champ.

« Il est malheureux, major, s’écria M. Spencer, que votre fils ne puisse pas changer de sexe avec sa sœur ; cela serait bien désirable.

— Je ne désire aucun changement en Florence, monsieur, car elle est bonne et belle, et, quant à sa robuste santé, je ne voudrais pas la lui retirer même au profit de son frère.

— Et vous avez bien raison, reprit M. Thorpe qui examinait la grâce charmante et les mouvements délicats de sa ravissante nièce. Que Dieu la bénisse, cette délicieuse créature, et la conserve toujours aussi belle, aussi heureuse et aussi bien portante qu’en ce moment ! Je voulais simplement dire, continua-t-il, que je déteste les femmes cavalières et que je les préfère faibles et maladives.

— Ah ! grand dieu, oui ! s’écria M. Spencer avec vivacité ; je ne sais pas vraiment ce qui est le plus affreux d’une fille semblable à un garçon, ou d’un garçon semblable à une fille. »

Sir Charles lui lança un tel regard méprisant, que l’élégant M. Spencer lui tourna le dos et recommença à jouer.

Algernon avait rejoint sa sœur, et tous deux promptement équipés marchaient vivement vers la cascade.

« J’aimerais à te voir devenir l’ami du voisin de notre oncle Thorpe, mon cher Algernon ; je n’ai jamais vu un homme plus aimable.

— Comment se nomme-t-il ? demanda Algernon

— Sir Charles Temple. Je ne sais si je fais mal, mais je le trouve cent fois préférable à tous nos parents ici réunis.

— J’espère que ce n’est pas un crime de le préférer à nos parents, Flora, car dans ce cas je serais le plus grand criminel qui fût sur terre. Je les hais tous, et miss Sophie par-dessus tout ; et, comme il serait bien inutile qu’une branche de cette abominable famille fût aimable et bonne, je crois que nous sommes tous deux aussi détestables que nos cousins et nos cousines.

— Si cela est, il faut le supporter. Algernon, laissons-les tous de côté ; mais quant à sir Charles, parle-lui, tu n’as jamais vu un homme aussi charmant ; et puis il lit si bien à haute voix ! Ah ! que c’est beau, Algernon, de pouvoir faire revivre ainsi les héros des poètes ! Ah ! j’aime mieux entendre lire ainsi que chanter le mieux du monde.

— Eh bien ! moi, je préfère t’entendre chanter, et n’aime lire que pour moi.

— Enfin chacun son goût. Mais où donc peut être cette cataracte ? Je ne vois rien qui l’annonce, et nous sommes déjà bien loin. Mais quel est ce bruit étrange ? Allons de ce côté, Algernon. Ce doit être ce que nous cherchons. »

En effet, après quelques pas, ils arrivèrent devant une masse de pierres et de troncs d’arbres, et ils virent la chute qui rebondissait trois fois de la hauteur de trente ou quarante pieds et s’engouffrait sous une arcade sombre. Florence et son frère, qui n’avaient jamais rien vu de pareil, furent émerveillés de cette cascade qui était cependant assez ordinaire, et Florence s’écriait avec transport : « Ah ! Algernon, que je suis heureuse d’avoir vu cela avec toi ! que c’est beau ! que c’est grand ! quelle puissance ! que c’est donc beau, la nature ! Ah ! je suis bien heureuse !

— Florence, si je vis, je verrai le Niagara, répondit Algernon avec solennité. Imagine-toi ceci centuplé ! Que cela doit être superbe !

— Fou ! penser au Niagara en ce moment ! Ceci ne suffit-il pas ? Ah ! combien je suis reconnaissante à sir Charles, qui m’a indiqué cette merveille ! sans lui, je serais partie sans la voir. As-tu vu comme ces demoiselles me trouvaient extravagante de vouloir venir ici ?

— Folles ! idiotes ! brutes ! s’écria le jeune homme. Oh ! comme je les méprise ! Et ces sots collégiens ! Ma parole, Flora, si notre petit frère Stephen, qui n’a que sept ans, parlait comme eux, je le croirais idiot ! Ceux-ci le deviendront ! Et eux, pauvres animaux, ils osent se moquer de ma mère ! Je ne m’en irai pas sans avoir vengé notre mère, Flora, j’en réponds.

— Dieu le défend, Algernon ! Mais comment pouvons-nous parler de ces choses pénibles devant ce site enchanteur ? Allons, il faut partir, car tu pourrais prendre froid, et maman nous gronderait. »

En rentrant, ils virent la voiture à la porte et se rendirent avec toute la société dans la salle à manger, où le goûter était servi.

Après que chacun eut un peu satisfait son appétit, la conversation devint à peu près générale. On parla peu de la promenade en voiture ; mais Sophie, choisissant le moment où personne ne pouvait l’entendre, s’approcha de M. Thorpe et murmura en le regardant tendrement :

« Cette promenade m’a ravie, mon oncle ; quel bonheur pour moi, qui n’avais jamais éprouvé pareil plaisir !

— Chère petite fille ! la vie commence à peine pour vous, mais elle peut devenir très-heureuse, Sophie, » répondit le vieillard d’un ton sérieux.

La conversation n’était cependant pas fort animée. M. Wilkyns se taisait et buvait ; le major Heathcote se bornait à parler de temps en temps. M. Spencer demandait les moyens de se procurer un journal ; ses fils dévoraient. Algernon, assis tout contre sa mère, faisait des remarques mordantes sur tous et sur chacun, et Florence ne disait rien, jusqu’à ce que miss Wilkyns, après avoir fait faire le tour de la table à son verre, pour trinquer à l’anglaise, le lui tendit en disant à haute voix :

« Comment avez-vous disposé de votre après-midi, miss Heathcote ? Je ne vous ai plus retrouvée quand je suis descendue au salon.

— J’ai été à la cascade, répondit Florence en rougissant un peu.

— Y avez-vous été seule, ma chère enfant ? reprit l’impertinente Elfreda en regardant Florence et sir Charles simultanément.

— Oh ! non, pas seule ! J’avais quelqu’un avec moi.

— Vous aimez à vous promener dans les bois en tête-à-tête, ma chère ?

— Oui, répondit Florence.

— Et j’espère bien que c’était un jeune homme qui vous accompagnait ?

— Oui, » répondit miss Heathcote en commençant à sourire.

Les demoiselles Wilkyns se regardaient en riant, et lançaient des regards perçants à sir Charles.

« Mais, mon enfant, vous avez l’air d’une demoiselle errante, reprit M. Thorpe avec un ton de reproche. Il aurait été beaucoup mieux que vous allassiez vous promener avec votre mère, au lieu de courir en tête-à-tête avec des jeunes gens ; ce n’est pas convenable.

— Pas convenable ! » reprit Algernon avec surprise ; mais tout à coup sa physionomie devint sérieuse : il regarda les deux collégiens qui, entre les huîtres et le pâté, riaient gaiement en chuchotant et en désignant Florence et sir Charles.

Algernon se leva vivement et, venant se placer entre les deux frères, il leur dit brusquement en leur mettant la main sur l’épaule :

« De quoi riez-vous ? je vous prie.

— Nous, nous ? dit Bentinck.

— Nous, nous ? reprit Montagu.

— Oui ! et qui peut vous faire rire quand notre oncle Thorpe parle à ma sœur ?

— Je ne crois pas avoir ri, reprit Bentinck en regardant son père.

— Je suis sûr de ne pas avoir ri, continua Montagu qui, se levant tout à coup, sortit en disant à son frère : Viens, Bentinck, faire des glissades.

— Vous êtes sorti avec votre sœur ? demanda sir Charles, qui avait écouté cette scène avec émotion et désirait lui voir prendre un heureux dénoûment.

— Oui, monsieur, répondit Algernon en jetant un regard victorieux sur toute la compagnie. Et je n’avais jamais rien vu d’aussi beau.

— J’aurais aimé d’y aller avec vous, reprit sir Charles ; c’est une de mes promenades favorites.

— Nous irons ensemble, sir Temple, répondit miss Wilkyns gracieusement ; vous n’avez rien à faire qu’à satisfaire nos caprices.

— Mais auparavant, mesdames, il faudra demander la permission à votre oncle, afin qu’il ne vous traite pas de demoiselles errantes, reprit sir Charles en souriant de l’embarras de M. Thorpe.

— Ce n’est pas cela que j’ai voulu dire, Temple, » s’écria vivement le vieux gentilhomme ; puis, se tournant vers Florence, il ajouta : « C’est donc avec votre frère que vous êtes sortie, ma chère enfant ?

— Oui, monsieur, et je vous assure, ma mère, qu’il n’a pas eu froid, » ajouta vivement Florence.

Sentant qu’il avait été un peu dur, M. Thorpe reprit avec cordialité et en s’adressant à Algernon, qui avait gardé un petit air mécontent :

« Je vous ai promis de vous faire voir ma bibliothèque, mon enfant ; eh bien ! allons-y, et que ceux qui aiment les livres nous suivent. »

Toute la société, acceptant l’invitation, suivit M. Thorpe, excepté les deux collégiens qui, malgré un regard mécontent de leur père, s’éclipsèrent pendant le trajet. La bibliothèque formait une aile rajoutée au château. La pièce était de toute hauteur et recevait le jour d’en haut ; les murs étaient entièrement couverts de compartiments en bois foncé remplis de livres, et un magnifique Velasquès ornait le dessus de la cheminée.

En entrant dans ce sanctuaire, il n’y eut qu’un cri d’admiration, tant le goût de l’ameublement et la magnificence de la collection émerveillèrent les invités de M. Thorpe, et miss Wilkyns s’écria, pour justifier le silence obstiné de son père : « Voyez donc papa ! il est stupéfié ! »

Les trois misses Wilkyns tournaient et regardaient autour d’elles en souriant, comme si elles comprenaient ce qu’elles voyaient. Le major Heathcote et sa femme déclaraient qu’ils n’avaient jamais vu une aussi belle chambre, M. Spencer faisait compliment à M. Thorpe, et Sophie murmurait à l’oreille de son oncle :

« Je suis encore tout éblouie ! Ah ! ce voyage près de vous restera toujours gravé dans mon cœur ! »

Quant à Florence et à Algernon, ils formaient un délicieux tableau, appuyés qu’ils étaient l’un sur l’autre et dévorant les rayons des yeux. Sir Charles les admirait et ne pouvait détourner ses regards charmés.

« Quelle créature intolérable que cette Florence ! disait miss Elfreda à sa sœur Eldruda. Est-elle affectée ! Que sera-ce donc dans quelques années ? Je n’ai jamais vu une fille aussi coquette. Comme elle pose, parce qu’elle voit que sir Charles la regarde ! Elle est vraiment tout à fait détestable. »

Le jour commençait à tomber. M. Spencer descendit au salon et s’installa devant une table, avec des bougies à côté de lui, pour lire son courrier ; M. Wilkyns alla dormir près du feu dans le petit salon ; M. Heathcote disparut jusqu’à l’heure du dîner ; les trois héritières Wilkyns se retirèrent dans la chambre de miss Elfreda, où elles firent un feu brillant. M. Thorpe alla aussi se reposer dans sa bergère, et mistress Heathcote, Florence et Sophie, commencèrent à travailler dans le salon, mais assez loin de M. Spencer pour ne pas le troubler dans la lecture de ses papiers.

Pendant ce temps Algernon avait rejoint sir Charles, et lui avait demandé timidement s’il pensait que M. Thorpe l’autorisât à faire sortir quelques livres de la bibliothèque.

« Tous, les uns après les autres, mon cher Algernon, répondit sir Charles ; et, comme je connais bien leur place, venez avec moi, je vous donnerai celui que vous désirerez. »

Après avoir choisi Milton, son auteur favori, Algernon alla retrouver sa sœur et sa mère avec sir Charles, et s’écria en entrant :

« Je suis bien heureux d’avoir vu la cascade aujourd’hui, Flora, car maintenant il est probable que je sortirai peu.

— Oh ! que tu es heureux de pouvoir lire le Paradis perdu ! s’écria Florence ; quand tu l’auras fini, je demanderai à mon oncle Thorpe la permission de le lire aussi.

— Certes, miss Heathcote, il en sera ravi, dit sir Charles ; mais, prévoyant votre désir de lire Milton, j’ai descendu ce volume de ses petits poèmes, et je vais, si cela vous plaît, vous les lire à haute voix. »

Algernon alla se placer auprès de M. Spencer, pour profiter de sa table et de ses bougies, et fut bientôt plongé dans sa lecture. Charles posa sa chaise entre celles de Florence et de sa mère, et commença sa lecture à voix basse, mais avec une expression saisissante.

Florence ne parlait pas, et paraissait absorbée : la voix de sir Charles rendait la poésie si douce et si passionnée !

La cloche qui annonçait l’heure de la toilette sonna sans qu’Algernon, sa sœur et sir Charles l’entendissent ; mais M. Spencer se leva et sortit, miss Martin en fit autant. M. Heathcote prévint deux fois sa fille, qui l’entendit à peine et se laissa emmener comme un enfant sans savoir ce qu’elle faisait.

Cependant la jeune fille n’était plus la même que le matin. Elle se sentait tout émue et ne se rendait déjà plus compte de ses sentiments ; quant à sir Charles, en montant s’habiller, il comprit parfaitement qu’il était amoureux et qu’il était trop tard pour combattre cette passion ; mais, habitué depuis longtemps à se priver de presque tout ce qu’il désirait, il se dit :

« Puisque je ne puis empêcher cet amour, je le supporterai. Mais je ne crois pas plus pouvoir épouser cette enfant que l’emporter au ciel dans mes bras. »

Florence suivait machinalement sa belle-mère, et, arrivée à sa chambre, elle ne se serait pas rappelé ce qu’elle y venait faire, si elle n’y avait trouvé une femme de chambre toute prête pour l’habiller.

Pour Algernon, il quitta le salon avec tout le monde en tenant son livre à la main ; puis, arrivé dans sa chambre, il s’assit devant le feu et continua sa lecture jusqu’à ce que Jem fût venu le prévenir que tout le monde était à table.

Alors il descendit dans la salle à manger, et les deux collégiens se firent remarquer l’un à l’autre qu’il n’avait rien changé à sa toilette depuis le matin, et que le rustre, comme ils l’appelaient, n’avait pas même brossé ses cheveux pour le dîner.




CHAPITRE VIII.


La soirée se passa comme la précédente ; les demoiselles Wilkyns chantèrent et causèrent auprès du piano ; la même partie carrée reprit le whist de la veille ; Florence s’assit auprès de sa mère sur le canapé, et sir Charles se partagea entre les deux groupes, restant cependant de préférence auprès de Florence, qu’il aimait chaque instant davantage. Le lendemain était le jour de Noël : la salle avait été ornée de branches vertes et ressemblait à un bosquet ; cette décoration inspira une admiration générale, et chacun resta debout à la regarder jusqu’à l’arrivée du maître de la maison.

Sophie s’était adroitement glissée au milieu de tout le monde pour se poser en face de la porte, afin que son oncle ne pût entrer sans la remarquer.

En effet, quand M. Thorpe descendit, en apercevant Sophie il s’écria : « Grand Dieu ! c’est extraordinaire ! »

Tout le monde se retourna, excepté M. Wilkyns, à cette exclamation, et la bonne mistress Heathcote lui dit avec admiration :

« Vous ne vous attendiez pas à voir un aussi beau jardin, n’est-ce pas ?

— Cela a vraiment l’air d’un temple druidique, reprit M. Spencer.

— Qu’avez-vous donc, mon oncle ?

— Qu’est-ce qui est extraordinaire ?

— Vous n’êtes donc pas habitué à cette décoration ?

— C’est superbe !

— Magnifique, vraiment !

— Bravo, mistress Barnes ! »

Telles furent les exclamations de toutes les personnes présentes ; elles attribuèrent à la surprise la pâleur et le trouble de M. Thorpe, qui, tout en essuyant une larme, alla prendre le bras de Sophie et la plaça près de lui à table. Malgré son émotion, M. Thorpe fit gaiement les honneurs du déjeuner, et offrit aux dames de les faire conduire en voiture à l’église, en plusieurs voyages, afin de ne pas les exposer à marcher dans la neige. Mais il fut convenu qu’une seule tournée suffirait, Sophie, Florence et tous les messieurs ayant décidé qu’ils iraient à pied.

Un goûter délicieux suivit le retour de l’église ; les dames rentrèrent dans leurs chambres ; MM. Spencer, Wilkyns et le major lurent les journaux ; les deux collégiens disparurent, tandis qu’Algernon et sir Charles montaient à la bibliothèque.

Voyant tout son monde occupé, M. Thorpe rentra dans sa chambre et se plaça juste en face du portrait de son fils ; puis tout à coup il sonna, et mistress Barnes parut devant lui.

« Regardez, Barnes, regardez bien le portrait de mon fils, et dites-moi qui de tous mes parents rassemblés chez moi ressemble le plus à mon malheureux enfant. Regardez bien. »

Mistress Barnes aurait bien répondu : « Aucun. » Mais craignant de déplaire à son maître, elle répondit après une longue réflexion : « À mon avis, monsieur, s’il y a quelque ressemblance, c’est avec l’aîné des jeunes Spencer.

— C’est bien, sortez, répondit durement le vieillard ; retournez à vos fourneaux. »

Quand il se retrouva seul, M. Thorpe s’écria en regardant toujours l’image de son fils :

« Fou que je suis ! j’allais me quereller avec cette pauvre Barnes, parce qu’elle ne sent pas comme moi ! Pauvre orpheline, on la plaint, mais on ne l’aime pas ! Chère, gentille, humble et charmante Sophie ! elle n’est pas si jolie que la ravissante Florence, ni si élégante que les misses Wilkyns ; mais quel cœur, quelle âme ! La dernière sera la première, a dit l’Écriture, » murmura-t-il en souriant tendrement et en essuyant de grosses larmes qui coulaient de ses yeux.

Puis ayant fait prévenir les dames qu’il était l’heure de retourner à l’église, il sortit bientôt à la tête de la société, ayant miss Martin appuyée sur son bras.

Quand sir Charles rejoignit Algernon dans la bibliothèque, il le trouva plongé dans la lecture du Paradis perdu.

« Si j’avais pu savoir, lui dit le jeune homme, tout le bonheur qui m’attendait ici, j’y serais venu de bien meilleure grâce, notre voiture eût-elle été encore plus mauvaise et le froid plus vif.

— Alors l’expédition ne vous plaisait pas beaucoup, Algernon ?

— Non, monsieur, je ne pouvais en supporter l’idée ; venir ainsi se faire examiner par un oncle qui ne vous connaît pas, cela ne me paraissait pas fort agréable. Du reste, nous n’avons jamais rien envié, Florence ni moi ; et, maintenant que nous savons que nous n’avons plus de chances, nous sommes plus tranquilles qu’auparavant.

— Qu’entendez-vous donc dire, Algernon ? En quoi n’auriez-vous plus de chances ?

— J’ai peut-être tort de vous parler si franchement : vous êtes tellement au-dessus de moi par la fortune, le nom et la position !

— Parlez, mon ami, et expliquez-vous.

— Eh bien ! sir Charles, la question importante est résolue déjà, et je dis que Florence, moi et cinq autres ici, nous ne devons plus penser à ce qui fait l’objet de ce voyage.

— Mais je ne vois rien de cela, mon cher Algernon, et je vous engage à ne pas adopter ces idées-là. Je connais très-bien mon ami Thorpe, et je vous assure qu’il n’a pas fait encore son choix. »

Algernon partit d’un éclat de rire nerveux.

« Voulez-vous me confier le nom de la personne que vous supposez devoir hériter de Combe ? demanda sir Charles.

— Il vous serait bien facile de le deviner ; essayez, sir Charles.

— Dites-le-moi, cela vaudra mieux.

— Comptez-vous aller à l’église ce soir, monsieur ?

— Certainement ; ne pouvez-vous me répondre que si je reste ici ?

— Pas exactement. Je voulais seulement vous fournir l’occasion de juger par vous-même. Moi je n’irai pas à l’église : ma bonne mère craint que je ne prenne froid, parce qu’il est un peu tard.

— Mais ne pouvez-vous me dire maintenant… ?

— Si vous voulez rester de quelques minutes en arrière quand tout le monde sera parti, vous verrez.

— Allons, puisque vous le désirez, je ferai en sorte d’être libre. »

Quand la société s’apprêta, sir Charles assura qu’il allait la suivre, et il revint dans la bibliothèque.

« Me voici, mon jeune prophète ; veuillez éclairer un pauvre aveugle.

— Est-ce que tout le monde est parti ?

— Parfaitement.

— Venez, alors. Ne soyez pas étonné si je retrouve si bien mon chemin ; mais je n’ai pu résister au plaisir de visiter cette belle maison. »

En parlant ainsi, Algernon conduisit sir Charles jusqu’à une grande chambre ornée de portraits, et que nous connaissons pour la chambre de M. Thorpe, et l’arrêta devant celui du fils tant regretté du vieillard.

« Qui ce portrait vous rappelle-t-il ? demanda Algernon.

— Mais l’original.

— Non ; rappelez-vous les cheveux et le col de la chemise, reprit Algernon avec impatience.

— Oh ! oui, je vois ! s’écria sir Charles ; c’est aussi clair que le jour ! Votre vilaine petite cousine Sophie Martin était absolument arrangée de même au déjeuner ce matin. Mais sont-ce là toutes vos preuves, mon ami ?

— C’est tout ce que je puis vous montrer pour le moment ; plus tard, c’est différent.

— Cela prouve seulement que votre cousine, ayant vu aussi ce portrait, a voulu profiter d’une ressemblance étrange ; cela prouve, et de reste, vers quel but tendent les idées de la gentille petite personne : mais je trouve que cela indique plutôt les intentions de miss Martin que celles de votre oncle.

— Enfin, monsieur, je n’ai plus rien à vous dire la-dessus ; la suite vous fera connaître le reste.

— Je pars, Algernon ; mais j’espère encore que vous avez mal deviné. »

Les deux amis se séparèrent. Algernon rentra dans la bibliothèque, et sir Charles, en pressant le pas, rejoignit la société devant l’église.




CHAPITRE IX.


Il est à craindre que sir Charles ne fût pas bien recueilli à l’église : tout ce que lui avait dit Algernon le tourmentait, quoiqu’il lui parût impossible que son ami fît un si mauvais choix. Car il ne voyait que miss Wilkyns de plus laide et de plus désagréable que Sophie.

Pendant le service, il fit une comparaison, la plus impartiale qu’il put, entre Sophie et Florence, et, plus il les examinait l’une et l’autre, plus il lui semblait monstrueux que M. Thorpe pût se tromper à ce point. Cependant il remarqua qu’après avoir donné le bras à Sophie pour venir, il le lui offrait de nouveau pour retourner à Combe ; et quand, après avoir ôté leurs chapeaux, les dames se trouvèrent de nouveau réunies au salon, il put voir tout à l’aise que les cheveux et le col rabattu de Sophie étaient la copie bien conforme du portrait du fils de son vieil ami.

En ce moment, il était tellement furieux contre cette rusée et fausse Sophie, qu’il l’aurait volontiers jetée par la fenêtre avec calme et bonheur.

Le jour de Noël passa comme tous les autres, plus gaiement à la cuisine qu’au salon, mais en mangeant beaucoup des deux parts. Après dîner, pour distraire un peu son monde, M. Thorpe proposa les petits jeux innocents ; mais M. Heathcote objecta que c’était un amusement peu convenable pour de jeunes filles. Il offrit alors colin-maillard ; mais les héritières galloises refusèrent, en jetant un regard significatif sur leurs fraîches toilettes.

« Alors, mes enfants, chantez, et, si vous ne voulez pas chanter, dansez.

— Valsons, s’écria Bentinck.

— Voulez-vous valser avec moi, cousine Florence ? » demanda vivement Montagu, pensant que son père inviterait Winifred.

Mais, hélas ! Florence et son frère ne savaient pas même le nom de cette danse, et personne n’était en état de tenir le piano.

« Et vous, Sophie et Florence, je ne pense pas que vous ayez jamais fait beaucoup de musique, reprit M. Thorpe.

— J’avais à peine vu un piano avant ce jour, répondit gaiement Florence.

— Si j’avais eu des leçons, murmura tout bas Sophie, j’aurais très-bien pu réussir… à ce que l’on m’a dit »

La vérité était que Sophie avait tellement peu l’oreille musicale, qu’elle n’aurait pas su distinguer Dead march de Let’s to wedding. Au sourire railleur d’Algernon, sir Charles comprit tout, et, se penchant vers Florence, il la pria, au nom de leur amitié, de chanter une ballade si son oncle le lui demandait.

M. Thorpe et toute la société avaient été dupes de l’air timide et modeste de miss Martin ; aussi insistait-il pour qu’elle chantât, quand, sur un mot de sir Charles, il reprit en parlant à Florence :

« Mais, Florence, ne m’aviez-vous pas dit que vous ne chantiez pas plus que Sophie ? et j’apprends le contraire ! Que signifie cela ?

— Oh ! mon oncle, je ne chante pas assez bien pour oser le faire ainsi devant tant de monde ; mais, si vous me l’ordonnez, j’essayerai.

— Eh bien ! je vous l’ordonne, charmante Florence ; miss Wilkyns voudra bien vous accompagner.

— Certes, reprit la fière Elfreda en se dégantant ; que dois-je jouer, miss Heathcote ?

— Ce que vous voudrez, » répondit Florence, qui n’imaginait pas que l’on pût l’accompagner, et ne croyait qu’une chose, c’est que miss Elfreda allait la remplacer, ce qui lui plaisait infiniment.

Après lui avoir lancé un regard de défi, miss Wilkyns posa une romance de Catamari sur le pupitre, et commença le prélude. Florence ne la regardait même pas et s’était éloignée du piano ; mais quand arriva l’air que devait chanter Florence, et qu’elle manqua, la fière Galloise se retourna vivement et s’écria avec fureur :

« Ma parole, vous me traitez bien cavalièrement, miss Heathcote. Sachez que je n’accompagne jamais que mes sœurs, et que grande était ma complaisance de le faire pour vous. Si vous ne saviez pas ce chant, vous deviez le dire à l’avance et ne pas me laisser préluder. Je voudrais savoir ce que vous êtes pour traiter ainsi une Wilkyns ? »

Miss Wilkyns était furieuse et Florence abasourdie ; ce fut la bonne Mme Heathcote qui répondit en souriant avec son charme habituel :

« Florence ne vous a pas comprise, miss Wilkyns ; elle ne sait pas ce que c’est que d’être accompagnée, elle chante comme les oiseaux dans l’air ; sa voix est assez musicale pour ne pas avoir besoin de piano.

— Allons, Florence, chantez, ma jolie enfant, reprit M. Thorpe.

— Oui, mon oncle ; mais ne croyez pas tout ce que maman dit, car vous seriez bien désappointé. »

Et, sans autre préambule, elle commença de sa voix douce, claire et suave, l’air que sir Charles avait déjà entendu dans le bois. Quand elle l’eut terminé, M. Thorpe, pour faire taire les moqueries étouffées des trois sœurs, dit avec admiration : « Maintenant, ma jolie nièce, je croirai tout ce que dira votre bonne mère, qui n’en dira jamais assez. »

Puis, il la pria de continuer ; elle y consentit et chanta sans peur tout ce qu’on lui demanda, une main dans celle de sa mère, l’autre dans celle d’Algernon, et ayant devant elle le charmant baronnet, absorbé profondément et écoutant avec amour celle qu’il adorait déjà.

« Je sais beaucoup de ces airs, dit le baronnet avec émotion, et si vous voulez bien le permettre, monsieur Heathcote, si cela convient à miss Florence, nous pourrons les chanter ensemble ?

— Ah ! quel bonheur ! Entends-tu, Florence ? Que je suis heureux ! » s’écriait M. Heathcote ; mais sa fille ne savait que dire, tant son trouble était grand.

L’émotion de sir Charles devenait de plus en plus visible ; aussi, craignant les regards moqueurs de miss Wilkyns, il sortit pour ne revenir qu’au moment où tout le monde se sépara.

« Florence, que pensez-vous que dirait M. Thorpe si je descendais mon ouvrage ? demandait à voix basse Mme Heathcote.

— Moi ? répéta Florence, sortant à peine de sa rêverie.

— Je sais que cela n’est pas convenable, reprit la grosse dame ; mais, maintenant que ce charmant baronnet est parti, nous sommes complètement abandonnées, les demoiselles Wilkyns sont là-bas avec les messieurs Spencer, Sophie est au whist avec ces trois messieurs : nous, que pouvons-nous faire ?

— Quoi ! maman, vous ne savez que faire ? Regardez donc comme Sophie a une drôle de manière de jouer aux cartes, murmura Algernon, qui ne quittait pas des yeux la table de whist.

— Nous ne voyons pas son jeu d’ici, Algernon.

— Moi, je le vois, son vrai jeu, » répéta le jeune homme.

En ce moment-là, Sophie regardait son oncle avec un air si doux et si respectueux que M. Thorpe murmurait :

« Pauvre enfant ! elle n’est aimée de personne, je dois lui faire oublier ses chagrins.

— Je suis sûre qu’elle a bien peur en ce moment, s’écria Mme Heathcote.

— Sans doute, répondit Algernon ; elle sait très-bien ce qu’elle fait.

— Ah ! Algernon, je regrette vivement qu’elle ait trouvé si peu d’affection dans notre famille : elle est obligée de chercher de la tendresse au dehors ; il n’est même pas bien à nous de ne pas l’aimer. Pauvre orpheline, sa position est bien triste !

— Oui, vous êtes une horrible marâtre pour tous ceux qui vous entourent, répondit Algernon avec un sérieux comique. Fi, fi, fi !

— Allez vous coucher, Algernon, reprit la belle-mère en s’efforçant de ne pas rire, et surtout évitez de faire ces remarques devant d’autres que votre sœur et moi.

— Oui, mère, je garderai pour vous deux, et pour un autre, murmura-t-il plus bas, mes sagaces réflexions ; mais vous verrez qu’il faudra que miss Sophie revienne ici, car Combe lui appartiendra. »

La soirée de Noël passa ainsi. Sir Charles revint souhaiter le bonsoir. Le whist continua comme les autres jours. Les misses Wilkyns s’amusèrent comme elles purent avec les MM. Spencer, et Florence, quoiqu’elle ne dormît pas comme M. Wilkyns, ne trouvait rien à dire, quoique son cœur fût plein, et laissait chuchoter son frère et sa mère sans même les écouter.




CHAPITRE X.


Au bout d’une semaine environ, chacun avait pris ses habitudes ; mais, malgré la bonne réception qu’ils avaient trouvée à Combe, les parents de M. Thorpe attendaient avec impatience le moment de rentrer chez eux. Toutes ces personnes, qui ne devaient plus se rencontrer, n’avaient pas d’estime et encore moins d’amitié les unes pour les autres. M. Spencer s’ennuyait à la mort, et ses deux fils l’imitaient ; les trois Galloises, qui n’éprouvaient de sympathie que pour Sophie, la trouvaient monotone, et les Heathcote regrettaient leur vie simple de Bamboo-Cottage.

Personne n’avait deviné les sentiments de sir Charles pour Florence ; mais M. Thorpe savait gré à son ami de ses soins complaisants pour les deux enfants de sa sœur Marie. Algernon, tout préoccupé de la magnifique bibliothèque, ne pensait guère à Florence, et jamais M. Heathcote n’aurait supposé que sa charmante fille avait pu inspirer une violente passion au jeune baronnet.

Trois personnes seules virent expirer avec peine le quinzième jour du voyage : c’étaient Florence, Algernon et sir Charles, entre lesquels s’était formée une douce intimité à laquelle le moment était venu de renoncer.

« Quel bonheur ! voilà une fière affaire de terminée, s’écria gaiement M. Thorpe en rentrant dans sa maison redevenue calme. Ai-je bien fait les honneurs de ma maison, Charles ?

— À merveille, monsieur ! Ils ont dû vous ennuyer tous ?

— Pas tous, mon ami. Ah ! il faut que je vous remercie de l’intérêt que vous avez témoigné à ce pauvre être maladif ; il est malheureux qu’il ne puisse pas vivre, car il est bien beau et paraît très-intelligent.

— Pas vivre, monsieur ? Mais il n’a jamais été si bien portant ; et, si c’est seulement cette crainte qui vous a empêché de l’étudier davantage, j’en suis désolé, car sa santé s’améliore, au contraire.

— N’en parlons plus, mon ami. Je vous assure qu’il est fort mal, et que les médecins ont affirmé qu’il ne vivrait pas. Maintenant, mon ami, je suis un peu fatigué ; je vais me reposer et reprendre mes habitudes trop longtemps négligées. Venez donc dîner avec moi, car nous avons à causer ensemble. »

Le jeune homme promit de venir le lendemain et partit, le cœur bien triste et rempli du souvenir de Florence.

M. Thorpe ordonna à mistress Barnes de lui remettre la note des dépenses occasionnées par le séjour de ses parents, puis, après l’avoir payée, il défendit qu’on en reparlât jamais. La maison reprit son train habituel, et, quand sir Charles se rendit le lendemain à l’invitation de M. Thorpe, il le trouva dans son salon, assis dans son fauteuil, avec son pupitre à côté de lui et son chat à ses pieds, sur un coussin, comme à l’ordinaire.

Après le dîner, les deux amis gardèrent quelque temps le silence ; enfin M. Thorpe le rompit le premier.

« Maintenant, Charles, j’attends vos conseils. Qu’avez-vous remarqué pendant ces quinze jours, et à qui m’engagez-vous à laisser mes biens ? »

Sir Charles, après avoir un peu réfléchi, et ne voulant pas nommer Florence, qu’il espérait pouvoir épouser un jour, ce qui aurait précisément amené le résultat qu’il avait voulu empêcher en refusant l’héritage de son ami, lui répondit enfin :

« Je ne vois qu’Algernon qui soit vraiment digne de vous succéder, mon ami.

— Folie ! Vous savez bien que je n’irai pas choisir pour remplacer mon fils un enfant qui doit mourir aussi jeune que Cornélius ; n’en parlons donc plus, je vous prie.

— Alors ce sera donc un des fils Spencer ?

— Non, certes, je les trouve insipides et ne veux rien leur donner ; quant aux misses Wilkyns, elles sont assez riches pour se passer de mes bienfaits. »

Sir Charles se rappela les prédictions d’Algernon et tressaillit.

« J’ai fait choix, reprit M. Thorpe, d’un pauvre être privé de bonheur, qui n’a ni père ni mère, ni amis ni fortune : Sophie Martin sera propriétaire de Combe après ma mort. Non-seulement j’ai découvert en elle des qualités de cœur et d’esprit, mais elle me rappelle mon pauvre fils autant que si elle était sa sœur.

— Puisse-t-elle être digne de vos bontés ! »

Et les deux amis retombèrent dans le silence. Après une soirée assez triste, ils se séparèrent. Quelques jours plus tard, sir Charles annonça à M. Thorpe qu’il ne pouvait différer son voyage en Italie, et il vint dîner une dernière fois avec lui.

Le baronnet retournait chaque jour dans le bois, à l’endroit où il avait entendu pour la première fois chanter Florence, et il ne se sentait plus la force de quitter ce pays où il l’avait connue. Enfin la raison prit le dessus, et le jour du départ fut fixé.

Après avoir dit adieu à son ami et donné un dernier regard aux objets auxquels Florence avait laissé comme une empreinte de son souvenir, il partit ; mais son cœur était gros de pressentiments douloureux. Quand il se retrouva seul et privé de son conseil intime, M. Thorpe se décida à faire un testament en règle. Il envoya donc un matin James porter une lettre à Cropt-Hill-Cottage. Cette lettre était adressée à Joseph Westley-Esy.

Dès le lendemain, ce personnage vint au château, et M. Thorpe s’enferma avec lui dans son cabinet. L’entretien dura longtemps ; les domestiques n’ignoraient pas que M. Westley était notaire, et que leur maître prenait avec lui ses dernières dispositions : aussi cette circonstance était-elle l’objet de leur attention. Mistress Barnes ne manqua pas d’en causer dans sa chambre avec sa nièce Nancy.

« Qui croyez-vous qui hérite, ma nièce ? demandait la vieille dame à la jeune fille, avec l’importance d’une femme qui se croit bien informée. Voyons, devinez.

— J’espère que ce ne seront toujours pas ces trois grandes filles si maigres, si laides et si coquettes. Oh ! d’abord je ne pouvais pas les voir… je les déteste !

— Je suis de votre avis, Nancy, je suis sûre que celles-là n’ont pas de grandes chances ; continuez.

— Monsieur a trop bon goût pour choisir cette petite noiraude si laide, si familière, et qui n’a pas plus l’air d’une femme du monde que la première servante venue.

— Ah ! Nancy, quoique je ne pense pas non plus que monsieur la choisisse, je sais positivement qu’elle ne lui était pas trop désagréable.

— Enfin, ma tante, je parierais que monsieur léguera son bien à cette jolie demoiselle si polie, quoiqu’elle ne soit pas familière, et qui aime tant son frère et sa belle-mère.

— Vous vous trompez, Nancy ; tout ceci ira à l’aîné des fils Spencer. Monsieur l’aime beaucoup ; puis il lui trouve de la ressemblance avec son pauvre fils.

— Je dois vous croire, ma tante, parce que vous êtes bien informée ; mais je n’aurais jamais pensé cela. »

Quelques jours après cette conversation, M. Thorpe envoya prier deux de ses voisins de venir lui servir de témoins et signer son testament ; puis, quand toutes les formalités furent remplies, il remit le papier au notaire et se sentit débarrassé d’un poids énorme.

Pendant quelques semaines il végéta tristement, puis il se sentit tout d’un coup plus souffrant. Il essaya vingt tisanes différentes ; rien ne dissipa sa langueur, et il prit enfin le lit avec une résignation qui épouvanta sa bonne femme de charge. Lui, qui d’ordinaire se mettait en fureur à la vue d’un médecin, il recevait le sien tous les jours sans se plaindre ; il se laissait soigner, veiller et dorloter par mistress Barnes, et la pauvre femme, en voyant de tels symptômes, se prit d’avance à pleurer son maître : il fallait en effet qu’il fût mourant pour être aussi tranquille. Elle ne se trompait pas : un matin qu’après une veille de quatre nuits consécutives, mistress Barnes était un peu fatiguée, M. Thorpe reprit un instant le ton grondeur qui lui était autrefois habituel, et il s’écria en se mettant sur son séant : « Allez donc vous reposer, Barnes ; vous voyez bien que je vais beaucoup mieux aujourd’hui, et que je n’ai besoin de personne. » En entendant ces mots, la pauvre vieille ne se sentit pas de joie ; mais, hélas ! quand au bout de deux heures elle revint près du malade, elle le trouva tellement changé, qu’elle vit bien que sa dernière heure était venue.

Je ne suivrai pas torture par torture l’agonie du vieillard ; je dirai simplement qu’il mourut un mois après avoir fait son testament.

Mistress Barnes envoya prévenir M. Westley, pour lui annoncer le triste événement, et le pria d’écrire le plus tôt possible aux parents et aux amis de M. Thorpe de Combe.




CHAPITRE XI.


« Sitôt ! s’écria sir Charles avec émotion en lisant une lettre datée d’Angleterre et qui lui avait été remise en présence de sa mère à Florence. Pauvre Thorpe, je ne croyais pas, en lui serrant la main le jour de mon départ, que je ne le reverrais plus !

— Il était très-vieux, n’est-ce pas, Charles ? observa lady Temple.

— Pauvre Thorpe ! murmura le jeune homme avec des larmes dans la voix ; lui qui désirait tant que je restasse encore auprès de lui, que ne l’ai-je fait ?

— Il est bien plus heureux que vous ne l’ayez pas vu mourir, mon cher Charles, reprit lady Temple avec tendresse ; cette triste scène vous aurait fait mal, et j’aime mieux que vous soyez près de moi, nous essayerons de vous distraire…

— Ma chère mère, il faut que je vous quitte, reprit le jeune homme en repliant la lettre qu’il venait de lire ; cette lettre m’annonce que je dois être là lors de l’ouverture du testament.

— Voilà une manière bien impertinente d’en user avec vous, mon fils : que vous ayez rendu des services à votre vieil ami, je le comprends ; mais que ses neveux ou nièces vous obligent à traverser l’Europe pour arranger leurs affaires, cela me paraît absurde, et je vous engage fort à refuser cette invitation au moins inconsidérée.

— Ce ne sont point les parents de M. Thorpe, mais son notaire qui m’appelle par cette lettre, ma mère, et je dois remplir ce devoir.

— Le vieux Westley ! reprit vivement lady Temple, à qui l’idée d’un legs souriait infiniment ; alors partez, mon fils, partez vite : en effet, le devoir l’ordonne. »

Sir Charles échangea encore quelques mots avec sa mère, puis il se mit en devoir de partir pour l’Angleterre.

En recevant aussi une lettre de convocation, M. Wilkyns s’apprêta promptement à quitter ses trois filles, tandis que ces demoiselles faisaient des remarques, des projets, et dépensaient à l’avance, en imagination, les riches revenus de Combe.

En lisant la lettre de M. Westley, M. Spencer s’écria : « Cela ne peut être que pour de bonnes nouvelles : on ne me dérangerait pas sans doute pour que j’assistasse au triomphe d’un autre ! »

Il se mit en route pour Combe.

Quand il apprit la triste nouvelle, le major la communiqua avec chagrin à sa famille.

Vraiment, il est mort ! murmura la bonne mistress Heathcote, et il y a un mois à peine nous l’avons quitté si bien portant ! »

Algernon et sa sœur pleuraient en se tenant la main ; quant à Sophie, elle ne bougea pas et n’eut pas un mot de regret. M. Heathcote lui ayant reproché cette dureté de cœur, Sophie répondit simplement :

« Je suis fâchée pour lui, ma tante ; mais il est inutile de tant faire d’embarras : sa vie et sa mort ne peuvent rien changer à ma position.

— Je le sais, Sophie ; seulement je pense comme dans ce monde la mort nous atteint promptement, » reprit la belle-mère en regardant Algernon et sa sœur, qui s’étaient réfugiés dans un coin de la chambre.

Le jour désigné pour l’ouverture du testament, M. Westley, les trois beaux-frères et sir Charles se trouvaient de nouveau à Thorpe-Combe. Le baronnet pouvait à peine modérer sa douleur, et, quand le gros chat de son ami vint sauter familièrement sur ses genoux, d’abondantes larmes coulèrent de ses yeux.

Lorsque les quatre auditeurs furent assis devant le feu, M. Westley ouvrit le testament et en fit la lecture à haute voix.

M. Thorpe laissait tout son bien, sauf quelques legs particuliers, à son fils Cornélius et, à son défaut, à Sophie Martin. Il lui enjoignait de prendre le nom et les armes de Thorpe, et désignait pour ses tuteurs, sir Charles et le major Heathcote, qu’il instituait ses exécuteurs testamentaires.

Il faisait quelques dons à des domestiques, entre autres une rente de cent livres sterling à mistress Barnes, et offrait mille livres sterling à chacun de ses exécuteurs testamentaires. Personne ne dit mot sur ses volontés ; M. Spencer partit sur-le-champ en prétextant des affaires ; M. Wilkyns resta à dîner avec M. Westley, et les deux tuteurs convinrent ensemble de demeurer à Combe jusqu’au lendemain.

L’héritière ne devait atteindre sa majorité qu’au bout d’un an, et sir Charles désirait s’entendre avec le major sur la manière dont elle allait vivre désormais.

« Allez-vous écrire à miss Martin l’heureux événement qui lui arrive, ou attendrez-vous votre retour pour le lui annoncer ? demanda sir Charles avec dépit.

— Cela ne presse pas, répondit le major un peu désappointé aussi ; je le leur dirai demain. Mais si j’osais vous inviter à venir dans ma modeste demeure, je vous prierais de m’accompagner, car je crains que miss Martin ne soit fort exigeante, et alors je ne saurais que lui dire.

— Mais je pense que vos bontés pour elle doivent vous assurer son obéissance, répondit sir Charles dont le cœur battait à l’idée de revoir celle qu’il adorait.

— Je ne peux pas le savoir, répondit le major avec embarras ; mais, s’il vous est désagréable de m’accompagner, je tâcherai de trouver un moyen de me faire obéir.

— Désagréable ! mais bien au contraire, répondit vivement le baronnet, je serai ravi de revoir… votre chère famille, ajouta-t-il vivement et en rougissant beaucoup. Et, puisque vous me le permettez, je serai prêt à partir demain avec vous. M. Westley se chargera de faire observer les volontés de mon pauvre ami.

— Merci, cher sir Charles, merci de votre complaisance. Ils doivent être un peu inquiets à la maison, non pas certes mon fils ni ma fille ; les chers enfants n’ont jamais pensé à rien de pareil ; mais ma pauvre chère femme, qui avait toujours un peu d’espoir. »

Mistress Barnes, qui désirait retourner dans son pays, consentit à garder son poste jusqu’à ce que miss Martin eût désigné sa remplaçante. On lui laissa la garde des livres, des tableaux et de l’argenterie, dont M. Westley fut chargé de faire l’inventaire, qu’il devait envoyer à Banboo-Cottage Clevelands, Gloucestershire.

Les deux tuteurs se mirent en route de grand matin, dans une vieille voiture qui avait appartenu au père de sir Charles ; tout le temps du voyage, qui dura six heures, ils discutèrent sur ce qu’ils avaient à proposer à leur pupille, et enfin ils décidèrent qu’il fallait qu’elle vînt habiter Combe avec sa famille d’adoption.

« Thorpe-Combe est assez vaste pour vous tous, répondait sir Charles aux objections du major, et il est indispensable que miss Martin Thorpe vive avec la famille de son tuteur.

— Nous verrons à arranger tout cela, reprit le major. Mais nous arrivons ; dans cinq minutes nous serons à la maison. Pauvre chère Poppsy ! elle va lire la vérité dans mes yeux. »




CHAPITRE XII.


Le major s’était contenté d’écrire quelque mots à sa femme pour la prévenir que sir Charles l’accompagnait, se réservant la tâche de lui apprendre la grande nouvelle de vive voix.

À leur arrivée à Bamboo-Cottage, environ deux heures après la lettre, mistress Heathcote se précipita dans les bras de son mari, qui lui apprit tout en l’embrassant ; et Algernon, se levant vivement, saisit avec ardeur la belle main du jeune baronnet, et la garda longtemps dans les siennes. Pendant ce temps, Florence, toute rougissante de plaisir, regardait à la dérobée les yeux de sir Charles, fixés sur elle, et Sophie, à moitié cachée par le canapé et paraissant causer avec les petites filles de sa tante, épiait avidement tout ce qui se passait dans le salon. Le major reculait autant que possible le moment de parler de l’héritage ; mais enfin, faisant un grand effort, il dit solennellement en s’approchant de Sophie :

« Mon enfant, un grand changement va s’opérer dans votre position ; car, excepté quelques legs insignifiants, vous héritez de tous les biens de votre oncle Thorpe, qui vous a choisie pour légataire universelle.

Sophie ne répondit rien et ne parut pas même surprise ; mais toute la famille Heathcote était trop sincère pour pouvoir la complimenter, et, quoique, des personnes réunies, aucune ne comptât sur l’héritage de M. Thorpe, il y eut pourtant dans la salle un profond silence, provoqué par l’étonnement et le mécontentement.

Afin de faire cesser cette situation un peu embarrassante, sir Charles se leva et s’avança vers le coin obscur d’où miss Sophie n’avait pas encore bougé, puis, d’une voix grave :

« Quand vous serez remise de l’émotion naturelle qu’a dû vous causer cette nouvelle, miss Martin, je vous prierai de vouloir bien m’écouter, car j’ai à vous parler d’affaires, dit-il.

— Me parler d’affaires, à moi, monsieur ! reprit l’héritière à voix basse, mais sans la moindre émotion et sans embarras aucun.

— Oui, miss Martin, ou plutôt miss Martin Thorpe ; car votre oncle, en vous léguant ses biens, a voulu que vous prissiez son nom. M. Thorpe, par son testament, nous a nommés, le major et moi, exécuteurs testamentaires et vos tuteurs pendant votre minorité, et, comme je dois quitter l’Angleterre très-prochainement, je désirerais vous entretenir de vos affaires avant mon départ.

— Je vous remercie, monsieur, répondit Sophie en se levant doucement ; mais rien ne m’oblige, je pense, à m’occuper d’affaires en ce moment. »

Et, en parlant ainsi, elle sortit fièrement, sans échanger un seul mot avec ses parents d’adoption.

« Miss Martin Thorpe est dans son droit en me recevant aussi bien, s’écria gaiement sir Charles ; car, en effet, j’ai été trop vite en affaires. Je crois que je vous laisserai la plus grande partie de la tutelle, mon bon major, car la jeune héritière n’a pas l’air de m’affectionner très-particulièrement. »

Cette franche et amicale remarque ramena le sourire sur les lèvres des personnages de cette scène, et rétablit l’intimité que l’attitude de miss Martin avait un instant glacée. Algernon lança alors un regard d’orgueil au baronnet, qui lui dit aussitôt :

« Oui, mon ami, vous aviez raison, vous êtes un véritable prophète.

— Quoi ! Algernon, reprit le major, saviez-vous déjà à Combe ce qui arriverait à Sophie ?

— Oui, mon père.

— Pourquoi ne m’en avoir jamais rien dit ?

— Parce que, comme toutes mes convictions étaient fondées sur les mensonges et la fausseté de miss Thorpe, vous m’auriez fait des reproches et ne m’auriez pas cru ; tandis que, si maman, Florence et sir Charles se sont peut-être moqués de moi, au moins ne m’ont-ils pas grondé de mes remarques.

— C’est vraiment étonnant ! mais jamais pareille idée ne me serait venue, reprit le major ; et à vous, Poppsy ? et à vous, Florence ?

— Il n’y avait qu’Algernon pour supposer des monstruosités pareilles, reprit mistress Heathcote ; quoique assez souvent il m’ait fait remarquer des bizarreries dans la conduite de Sophie, je n’y faisais guère plus d’attention qu’à toutes ses moqueries sur ses autres cousins et cousines.

— Quant à moi, mon père, dit Florence, je n’ai jamais pris au sérieux les folies d’Algernon, et encore moins celle-là que les autres.

— Je suis charmé que d’autres que moi soient restés dans l’ignorance de l’avenir, reprit le major en souriant, et je vois que sir Charles était aussi dans le même cas que moi.

— J’aurais cru plus facilement à la prédilection de mon noble ami pour M. Wylkins qu’à son aveuglement en faveur de miss Martin, et je dois convenir que l’habileté et les moyens de séduction de notre pupille m’inspirent une profonde admiration, » dit sir Charles d’un ton suffisamment ironique. Puis il ajouta : « Maintenant il faudrait décider si la jeune héritière vivra chez vous comme par le passé, et dans ce cas les revenus de sa propriété s’accumuleraient jusqu’à sa majorité ; ou si elle ira vivre avec vous et votre chère famille dans sa charmante habitation, dont elle aurait alors la pleine et entière jouissance.

— Ce dernier projet me paraîtrait préférable, mais je n’admettrais pas l’idée que mes enfants s’habituassent à vivre dans cette élégante propriété, que nous serons un jour obligés de quitter ; qu’en dis-tu, Poppsy ?

— Je ne voudrais pas vous empêcher de remplir vos devoirs de tuteur, mon ami ; mais je n’aimerais pas à quitter mon modeste intérieur pour aller habiter un palais dont la pauvre Sophie serait la maîtresse.

— La pauvre Sophie ! Tâchez donc, maman, de trouver une épithète plus en rapport avec la noble personne à laquelle vous l’appliquez, s’écria Algernon.

— Je l’appelle pauvre, mon fils, parce que personne ne paraît l’aimer.

— Ah ! si vous ne demandez que des semblants d’affection, elle en aura maintenant ; c’est une tendresse sérieuse qu’elle ne mérite pas et qu’elle ne trouvera jamais.

— Assez là-dessus, Algernon ; on croirait, à votre acrimonie, que vous êtes jaloux de la fortune de votre cousine.

— Oh ! mon père, dites ce que vous voudrez, mais cela… Ah ! je ne regrette que la bibliothèque.

— Pendant les douze mois de tutelle que votre famille passera chez miss Martin Thorpe, répondit sir Charles, vous aurez le temps de tout lire, ou à peu près.

— Ah ! sir Charles, la pauvre infortunée miss Thorpe est bien soigneuse, et je crains fort qu’elle ne ferme la bibliothèque.

— Quoique très-soigneuse, elle ne fera pas cela, reprit Florence timidement.

— Les enfants auraient un beau parc pour se promener, reprit le major en réfléchissant ; mais aussi quels regrets quand Sophie se mariera et qu’il faudra nous en aller !

— Si nous ne quittons Combes qu’à l’époque du mariage de Sophie, les enfants auront le temps de grandir, répondit Algernon : car, quoique je sois sûr que cette superbe propriété et ces beaux revenus trouveront bien des admirateurs et des aspirants à leur possession, et que miss Martin Thorpe recevra pour cette raison beaucoup de déclarations et de demandes en mariage, je n’en persiste pas moins dans mon opinion, qu’elle ne se mariera pas de sitôt.

— Tant mieux ! car, avec son caractère, il vaut mieux qu’elle ait le temps de choisir son mari, reprit mistress Heathcote avec indulgence. Mais puisque vous êtes réunis, messieurs, décidez, je vous en prie, où votre pupille doit loger.

— Il faut, pour savoir cela définitivement, répondit sir Charles, que nous fassions l’estimation des dépenses, et que nous voyions où est l’économie, et ce qu’elle sera, et enfin que nous consultions notre pupille, ou du moins que nous lui fassions part de nos projets.

— Désirez-vous savoir ce qui arrivera ? interrompit Algernon.

— Oui, je le désire beaucoup, répondit la brave dame.

— Alors, sachez que miss Sophie, la pauvre miss Thorpe, résidera où elle voudra, sans s’occuper de la volonté de ses tuteurs.

— Folie ! Algernon, répondit sir Charles ; vous savez très-bien qu’une fille mineure ne peut agir que suivant la volonté de ses tuteurs.

— Il y a un proverbe, reprit gravement Algernon, qui règle la vie de la pauvre héritière, et qu’elle devrait bien faire graver sur sa porte : « Là où il y a une volonté, il y a un chemin. »

Les deux tuteurs sourirent en murmurant : « Nous sommes là, nous ; » et la conversation reprit sur le même sujet jusqu’au moment où l’on se sépara pour aller se coucher. En passant auprès d’elle, sir Charles demanda à Florence si elle désirait retourner à Combes avec sa cousine.

« J’y étais si heureuse, répondit la jeune fille, que, pour y retourner, je passerais sur le désagrément de vivre chez miss Martin Thorpe !




CHAPITRE XIII.


Quand l’héritière parut le lendemain au déjeuner elle reçut avec indifférence les bonjours et les compliments de toute sa famille ; mais lorsque sir Charles, en s’approchant d’elle à son tour, lui dit : « Bonjour, miss Martin Thorpe ! » un sourire de triomphe éclaira son visage et elle passa fièrement devant son cousin et ses cousines, en laissant tomber sur eux un regard de dédain.

Bientôt après le déjeuner, sir Charles reprit la conversation de la veille, et s’excusa de nouveau de son insistance en faisant valoir l’obligation dans laquelle il était de retourner au plus vite à Florence, auprès de sa mère.

« Je suis toute prête à vous entendre, messieurs, répondit l’héritière ; mais il me semble que nous sommes bien nombreux pour parler d’affaires qui me sont personnelles. »

Mistress Heathcote fit immédiatement signe à ses enfants de sortir, et elle se disposait elle-même à quitter la chambre avec eux ; mais sir Charles, indigné de l’impertinence de la parvenue, les arrêta d’un signe, et s’écria :

« Il serait trop fort que madame et ses enfants fussent obligés de sortir de leur salon à cause de nous ; n’avez-vous pas, major, quelque endroit retiré où nous puissions aller causer sans déranger Mme et Mlle Heathcote ?

— Nous pouvons, aller dans mon petit cabinet de travail, si Sophie n’y fait pas d’objections.

— Cela m’est tout à fait indifférent, » répondit froidement miss Sophie en passant devant ses deux tuteurs.

Algernon battit des mains, Florence rougit de bonheur, et chacune de ces nobles créatures remercia intérieurement le jeune baronnet, qui venait de les défendre contre l’impertinence de celle qui était entrée par charité dans leur maison.

La chambre dans laquelle le major conduisit miss Martin et sir Charles était très petite. Le major plaça une chaise de chaque côté du feu pour les deux jeunes gens, et s’assit lui-même entre eux deux sur la troisième. Ce fut encore sir Charles qui entama la conversation :

« Votre excellent oncle et moi désirerions vivement, miss Martin Thorpe, savoir de vous où vous désirez habiter pendant votre minorité et jusqu’à votre mariage.

— Avant de répondre à votre question, sir Charles Temple, il serait nécessaire, je crois, de me dire ce que vous avez à m’offrir.

— Ceci est très-naturel, miss Martin Thorpe, et je vais vous répondre immédiatement. Comme vous ne pouvez résider qu’avec votre oncle, il faudra ou que vous viviez avec lui chez lui, ou qu’il aille vivre avec sa famille chez vous.

— Serait-il donc nécessaire que toute la famille du major habitât avec moi, dans ma maison, si je me décidais à m’établir tout de suite à Thorpe-Combe ? demanda l’héritière avec une certaine insolence.

— Et quels membres de la famille, demanda vivement et avec colère le baronnet, désirez-vous, par un caprice inqualifiable, éloigner du domicile paternel ? »

En entendant cette réponse faite d’un ton sévère, Sophie baissa un instant les yeux ; puis, reprenant son impertinente froideur, elle continua en s’adressant à sir Charles :

« Il est des discussions de famille pour lesquelles nous n’avons nullement besoin de votre assistance, et qui pourront très-bien s’arranger lorsque vous serez parti. Pour le moment, je vous serais obligée de me soumettre l’état de mes dépenses, soit que je reste, soit que je prenne immédiatement possession de ma propriété de Thorpe-Combe.

— Pauvre Florence ! charmante créature ! murmura tristement le baronnet, que tu seras malheureuse chez cette odieuse fille ! Ah ! qu’Algernon l’avait bien jugée !… Serez-vous assez bon, major, reprit à haute voix le baronnet, pour demander à mistress Heathcote la somme qu’elle jugerait nécessaire et suffisante pour garder miss Martin Thorpe chez elle, et comme un membre de sa famille ? Puis, veuillez aussi décider combien vous remettrez à miss Martin Thorpe pour tenir sa maison convenablement à Thorpe-Combe.

— C’est cela, répondit l’héritière ; faites ces deux états, et, quand vous me les aurez remis, je ne vous ferai pas attendre ma réponse. »

Après avoir laissé tomber ces paroles du haut de sa grandeur, la pupille sortit de la chambre sans même saluer ses tuteurs, qui restèrent abasourdis de son impertinence, autant que de la dissimulation qu’elle avait montrée jusqu’à ce jour.

« Je crois que la pauvre enfant a perdu la tête, dit le major du ton d’un profond découragement.

— Mon ami, elle n’est pas folle, mais craignons tous de le devenir avec elle ; pardonnez à ma franchise : je crois impossible de rencontrer sur la terre une nature plus détestable que notre pupille, et je crains que votre digne famille ne soit bien malheureuse en vivant chez elle.

— Notre intérêt doit être sacrifié au sien, sir Charles, et, comme ma femme et mes filles ont un excellent caractère, je ne craindrai rien d’elles ; mais j’ai peur d’Algernon, qui est trop franc et ne sait pas du tout dissimuler ce qu’il pense : d’ailleurs il ne peut pas souffrir sa cousine, qui du reste le lui rend bien. Si le pauvre enfant était plus fort, je l’aurais envoyé à Sandhurst, et là nous aurions essayé de lui faire suivre la même carrière que moi ; mais, hélas ! il n’est guère bien portant ; d’un autre côté, s’il attend encore, il sera bientôt trop âgé pour faire ses études, car voilà qu’il touche à ses seize ans.

— Est-ce qu’Algernon aime l’état militaire ? demanda sir Charles.

— Je ne puis dire cela ; mais que pourrons-nous faire de lui ? »

Le baronnet ne répondit pas ; il se prit à réfléchir en feuilletant machinalement un volume qu’il avait pris sur la cheminée.

« Je ne sais vraiment comment faire ces états que notre pupille désire, reprit le major. Les revenus sont de trois mille livres sterling par an, n’est-ce pas ?

— Plutôt plus que moins ; et, quant à ce que vous devez donner à miss Sophie pendant sa minorité, c’est assez difficile à décider. Si c’était une jeune fille simple et comme il faut, deux cents guinées seraient suffisantes ; mais avec une fille comme celle-là, ce ne sera peut-être pas trop de deux mille.

— Cela me paraît énorme pour une personne élevée comme Sophie l’a été. Cependant, si vous le jugez nécessaire pour qu’elle vive à sa guise, nous lui remettrons quinze cents guinées sur ses revenus, plus les cinq cents que nous dépensons ici pour notre famille. Car si nous habitons chez elle, nous devons apporter dans le ménage ce que nous dépensons d’habitude dans notre intérieur.

— Si miss Martin Thorpe ne réclame pas voiture et chevaux, elle aura assez de deux mille livres sterling, répondit sir Charles. Maintenant, quant à ce qu’elle devra vous payer pour vivre chez vous, personne ne saura mieux l’estimer que votre excellente femme. Si vous voulez lui en parler, pendant ce temps je vais aller avec Algernon, et peut-être miss Heathcote, voir les lions de Cleveland. »

Cette proposition ayant été acceptée, les trois jeunes gens se mirent en route avec un plaisir infini.

Sir Charles écouta avec attention tout ce que les deux enfants lui racontèrent sur Sophie ; il put voir que leurs cœurs se valaient et qu’ils étaient tous deux aussi bons et aussi intelligents l’un que l’autre. Florence avoua qu’elle avait envié la fortune de son oncle pour Algernon, qu’elle jugeait tout à fait digne d’y faire honneur, et en parlant ainsi, sa voix était si émue et elle était si belle, que sir Charles murmura dans son cœur : « Ô Florence, si je ne vous épouse pas, je mourrai sans héritiers, car vous seule deviendrez jamais lady Temple. »

Puis après ce vœu sacré formé dans son cœur, sir Charles tomba dans une profonde rêverie, durant laquelle toutes les perfections de celle qu’il s’était choisie pour femme passèrent devant ses yeux. La conclusion de tout cela fut qu’il l’adorait et qu’elle devait être à lui.

Ses deux compagnons de route ignoraient complètement ce qui l’absorbait à ce point ; mais ils se sentaient heureux, et cette promenade si charmante pour tous trois se serait prolongée indéfiniment, si Algernon n’avait senti l’heure du dîner, à la faim qui le dévorait.

Ils rentrèrent donc en toute hâte, mais pas encore assez vite pour qu’à leur retour mistress Heathcote ne s’écriât point : « Qu’avez-vous donc pu faire tout ce temps-là, par un si vilain froid ? »




CHAPITRE XIV.


Sir Charles apprit que sa pupille n’avait pas paru depuis le matin, et que le major et sa femme avaient décidé qu’ils se contenteraient de deux cents guinées pour la garder à Bamboo-Cottage.

« Si elle donnait cela, dit mistress Heathcote avec timidité, car elle craignait que le baronnet n’estimât cette prétention trop exagérée, elle aurait une femme de chambre, un salon à part pour elle, et je ferais en sorte qu’elle trouvât tout le confortable possible.

— Veuillez me croire, demandez le double de cette somme, car vous aurez bien des dépenses à faire sur lesquelles vous ne comptez pas, » répondit sir Charles.

Il fut décidé qu’aussitôt après dîner, les enfants sortiraient de la salle afin de laisser le major, sa femme, le baronnet et Sophie, causer ensemble de toutes ces affaires.

Sophie garda pendant tout le dîner un air de réserve et de hauteur, et, malgré les efforts du major et de sa femme pour animer la conversation, elle ne jugea pas à propos d’y prendre part. Sir Charles engagea alors avec Florence une charmante discussion tout amicale, qui fit encore ressortir les grâces naïves et les charmes de la jeune fille ; mais dès le dîner terminé elle sortit appuyée sur son frère et suivie des enfants, selon les ordres que sa mère lui avait transmis.

« Vous allez me trouver bien insupportable, miss Martin Thorpe, s’écria sir Charles ; je viens encore vous parler d’affaires.

— Je n’ai jamais trouvé les affaires ennuyeuses.

— Je suis ravi de vous entendre parler ainsi, » répondit le charmant baronnet tout rayonnant de bonheur, car il espérait pouvoir faire bientôt partager à Florence le doux plaisir d’aimer. Alors reprenant un peu son sérieux, il fit part à sa pupille de l’économie sensible qu’il y aurait à rester chez le major.

Puis, craignant qu’elle ne demandât encore à réfléchir, il reprit :

« Vous voyez, ma chère miss Martin Thorpe, que la raison pencherait du côté de Bamboo-Cottage ; et cependant vous êtes entièrement libre, et nous attendons de vous une détermination prompte et définitive.

— Comment pouvez-vous supposer, monsieur, que je préférerais une habitation telle que celle-ci, qui ne m’appartient pas, au château de Thorpe-Combe, qui est à moi ? demanda après quelques minutes de silence la pauvre Sophie.

— Je ne suppose rien, mademoiselle ; mais je croyais qu’à vingt ans, une jeune personne n’avait pas des goûts trop dispendieux, et qu’elle devait aimer mieux mettre un peu d’argent de côté que de dépenser son bien tout d’un coup.

— Il serait étrange, répondit-elle avec une grimace souriante, que mes dépenses et ma manière de vivre fussent réglées contre mes idées ; quoique je sois jeune et placée sous votre tutelle, je ne suis plus une enfant.

— Et c’est pour cela, ma chère enfant, que nous attendons votre décision, reprit le major.

— Eh bien, je me décide à vivre à Thorpe-Combe ; j’irai y résider tout de suite, sous la protection du major et de sa femme.

— Qu’entendez-vous, je vous prie, par ces mots, le major et sa femme ? reprit vivement le baronnet.

— Je serais fâchée d’être mal comprise ; en disant le major et sa femme, je me dispensais de nommer tous les enfants, mais n’entendais pas dire par là que je désirais qu’ils fussent complètement séparés de leurs parents. Il serait certainement beaucoup mieux que ma cousine miss Florence Heathcote fût la seule qui vint habiter chez moi ; mais je n’en fais pas une condition : cependant je ne vois pas pourquoi je ne dirais pas que, par suite de l’économie que le major fera en venant vivre dans ma maison, il me semble qu’il pourrait bien envoyer tous ses enfants à l’école.

— Grand dieu ! s’écria mistress Heathcote ; attendez-vous donc que je me sépare de mes enfants ?

— Je ne parle pas de ce que j’attends, mais de ce que je désirerais.

— Hélas ! continua mistress Heathcote en pleurant ; quoi, Sophie, vous auriez le cœur de les renvoyer, les pauvres petits ? mais en quoi vous gêneront-ils dans un si grand jardin ? Je consentirai à tout ce que vous voudrez, major, continua-t-elle en se tournant vers son mari ; mais pour quitter mes enfants, je ne le ferai jamais ! je mangerais plutôt du pain noir avec eux, que des ortolans sans eux à Thorpe-Combe. »

Sophie ne répondit rien à cet élan passionné de la bonne mère. Quant à sir Charles, il ne revenait pas de l’infamie de sa pupille ; mais le major reprit : « Vous ne pensez pas, Sophie, que, parce que M. Thorpe vous a mis par son testament dans l’obligation de rester avec nous, nous prétendions vivre à vos dépens ; je n’ai nullement l’intention de faire des économies chez vous, je compte au contraire vous remettre les cinq cents guinées que nous dépensons chaque année, et les ajouter à l’argent que je distrairai de vos revenus, pour faire aller votre maison. Vous voyez donc bien que je n’aurai pas plus qu’en ce moment le moyen de mettre mes enfants en pension, quand même votre chère tante y consentirait, ce qui n’arrivera jamais. »

Miss Martin Thorpe, après avoir écouté ce discours avec attention, répondit en se tournant vers le baronnet :

« Je vous prie d’être témoin, monsieur, que je jure ici de n’accepter en aucun temps l’offre que vient de me faire le major, et je vous prie en outre de dire si j’ai tort en refusant absolument de rien recevoir de lui ni de sa femme.

— Comme l’époque de la majorité de miss Martin Thorpe ne tardera pas plus d’un an, reprit sir Charles, et que d’ailleurs elle a reçu de vous, mes chers amis, des bienfaits qui ne s’oublient pas, je pense que vous auriez tort d’insister davantage là-dessus ; seulement nous fixerons à 2500 livres sterling la somme délivrée à notre pupille pour tenir sa maison.

— Je ne dirais rien à cela, répondit le major, si j’avais une moins nombreuse famille ; mais tant de monde ne peut être logé et nourri aux dépens de Sophie.

— Alors, monsieur, s’écria l’héritière, il y a moyen de tout arranger ; je vous avoue que je verrai diminuer avec plaisir le nombre des personnes que j’aurai continuellement avec moi. Votre fils aîné, par exemple, sera partout ailleurs beaucoup mieux que chez moi. D’ailleurs, vous conviendrez que sa présence habituelle auprès de moi pourrait me faire beaucoup de tort. »

Les trois interlocuteurs de miss Martin ne savaient que répondre ; quoique très-doux de caractère, le major et sa femme n’osaient point parler, dans la crainte de la traiter trop brutalement ; mais sir Charles, quoique exaspéré au dernier point, répondit cependant en se contraignant le plus possible :

« Bien que mon opinion diffère entièrement de la vôtre, miss Thorpe, je serai votre avocat auprès de vos parents pour obtenir le départ d’Algernon, quoiqu’il me paraisse difficile qu’un garçon de seize ans puisse vous compromettre en quoi que ce soit ; mais, comme il est complètement impossible qu’un enfant de huit ans, vous semble aussi dangereux, admettrez-vous que, si Algernon part, les plus jeunes enfants du major doivent rester sous la protection de leur mère et de leur père ?

— Merci, sir Charles, répondit Sophie ; si vous parvenez à faire ce que je désire par rapport à Algernon, je tâcherai, moi, de vous satisfaire en gardant les enfants chez moi ; car si mistress Heathcote ne veut pas les mettre en pension, elle en est bien la maîtresse, puisqu’elle est leur mère. »

Ces dernières paroles consolèrent un peu le major et sa femme. Tout en avouant que Sophie ne valait pas Florence, ils s’en voulaient d’avoir été sur le point de la brutaliser et revenaient un peu sur leur colère passagère.

Quant à sir Charles, il cherchait à définir et à comprendre le caractère de sa pupille, et ne pouvait y parvenir ; mais, malgré la générosité dont elle avait fait preuve en refusant l’argent du major, le baronnet n’en était pas moins convaincu que Sophie était bien la plus méchante créature qu’il eût jamais rencontrée.

Cette conversation terminée, miss Martin se retira dans sa chambre, au comble du bonheur d’avoir enfin obtenu l’éloignement d’Algernon, qu’elle ne pouvait plus voir depuis qu’elle avait senti qu’à Combe il avait deviné ses intrigues et ses cajoleries pour attirer sur elle seule l’attention et l’héritage de son oncle.

Elle avait du reste bien des raisons d’être si fière et si heureuse, car non-seulement elle avait obtenu ce départ, mais aussi une somme énorme par rapport à sa position, puis le droit, par sa générosité, d’être maîtresse absolue dans sa magnifique propriété ; d’ailleurs elle comptait aussi qu’à force d’adresse elle finirait par se débarrasser de trois des enfants de sa tante.

Ce qui la flattait surtout, c’était d’avoir triomphé de ses deux tuteurs, tous deux si forts et si déterminés : car ce que Sophie préférait à tout, c’était le pouvoir, un pouvoir sans bornes.

Il y avait aussi au fond de son cœur une autre passion qu’elle avait cachée jusqu’alors : c’était l’ambition de devenir lady en épousant le beau et charmant baronnet. C’était là son but le plus cher, maintenant qu’elle possédait cette superbe fortune, et, quoiqu’elle sût fort bien que sir Charles ne pouvait pas la souffrir, elle n’en était pas moins confiante en ses moyens de séduction.

Aucune belle jeune fille sûre de l’amour qu’elle inspire n’aurait eu le regard de satisfaction, de fierté et de triomphe, que l’affreuse petite Sophie laissa enfin briller sur son laid visage, en quittant sa tante et ses deux tuteurs.




CHAPITRE XV.


Miss Martin Thorpe ne souleva plus aucune difficulté sur la manière de vivre qu’elle allait dorénavant adopter, et elle annonça gravement à sir Charles, qu’aussitôt le départ d’Algernon décidé, elle comptait aller se fixer à Thorpe-Combe avec sa famille d’adoption.

« Je ne crois pas que vous attendiez bien longtemps, miss Martin Thorpe, répondit le jeune homme : car, mes projets ayant été acceptés par Algernon, je n’ai plus qu’à obtenir l’approbation du major et de mistress Heathcote. »

En effet, sir Charles ayant demandé un entretien particulier à ses hôtes, il se rendit avec eux dans le cabinet de travail du major et leur dit :

« Je pense que vos ennuis sont à peu près terminés, mes amis ; il ne nous reste plus qu’un point à décider, et j’espère que vous m’accorderez la faveur que je vais vous demander.

— Nous serons trop heureux si nous pouvons faire quelque chose qui vous soit agréable, répondit sincèrement mistress Heathcote.

— Eh bien, chère madame, permettez donc que j’emmène Algernon avec moi à Florence.

— Algernon voyager en Italie avec vous ! Mais, quoique, grâce à Dieu, le pauvre enfant ait à peu près recouvré la santé, il ne pourra jamais supporter la joie de cette nouvelle inespérée !

— Consolez-vous ; je lui ai fait part de ce projet, et il a été assez fort pour l’entendre sans accident, répondit en souriant le baronnet. Un petit voyage de quelques mois, pendant lequel il pourra continuer ses études, lui fera beaucoup de bien, et donnera satisfaction aux exigences de notre chère pupille. »

Le père et la belle-mère d’Algernon acceptèrent avec reconnaissance l’offre de leur hôte, et, avant de terminer leur petit conciliabule, ils décidèrent aussi qu’ils enverraient leurs trois filles à l’école. Sir Charles approuva cette décision, mais ne put s’empêcher de sourire en se rappelant qu’Algernon avait prédit que Sophie viendrait à bout des résistances de ses tuteurs, et finirait par leur imposer toutes ses volontés.

Quoique sir Charles eût en arrivant manifesté l’intention de repartir immédiatement, il consentit sans difficulté à attendre Algernon une semaine. Il est vrai de dire que, depuis son séjour chez ses nouveaux amis, il avait remarqué que Florence rougissait à son approche, et que sa voix tremblait en prononçant son nom. Les huit jours se passèrent promptement pour Florence et pour lui, quoiqu’ils ne se fussent point encore avoué leur amour. Mais, la veille de son départ, le jeune homme résolut d’en finir, et de connaître, avant de s’éloigner, les sentiments de celle qu’il adorait. Jusqu’à ce jour, il n’avait jamais cherché à se trouver seul avec elle ; Algernon était toujours en tiers dans leurs promenades ; quelquefois même miss Sophie, lorsque son cousin ne pouvait les accompagner, sortait avec eux et ne les quittait qu’à leur retour.

Le baronnet ayant résolu, ce jour-là, de causer seul avec Florence, il fit avec elle et son frère sa promenade habituelle ; mais à un quart de mille environ de la maison, il dit franchement :

« Mon cher Algernon, je vous serai obligé de me laisser me promener seul avec votre sœur aujourd’hui : c’est notre dernière sortie, et j’ai à lui parler ; nous irons jusqu’au moulin, et nous ferons nous-mêmes tout aussi bien que vous la commission dont votre mère vous a chargé. »

En entendant ces paroles, Florence, quoique charmée du secret, quel qu’il fût, que le baronnet désirait lui confier, ne cherchait pas à le deviner, et la charmante fille était loin de prévoir ce que son cher compagnon allait lui dire.

« Voilà qui est très-mal, sir Charles, répondit Algernon ; je voulais vous demander une foule de renseignements, mais ce sera pour demain. Allez avec Florence au moulin, n’oubliez pas surtout la commission dont on m’a chargé ; moi je rentre et je vais babiller une dernière fois avec ma bonne mère, qui n’en sera pas fâchée. »

Quand Algernon se fut éloigné, sir Charles offrit son bras à Florence, et les deux jeunes gens marchèrent silencieusement, jusqu’à ce qu’on n’entendît plus du tout les pas d’Algernon.

« Voulez-vous me permettre de vous parler, ma chère miss Florence ? demanda enfin le baronnet.

— J’écouterai avec plaisir tout ce que vous voudrez bien me dire, répondit-elle avec naïveté, et sans comprendre les regards passionnés du jeune homme.

— Vous a-t-on jamais parlé de ma pauvreté excessive, Florence ? Je ne voudrais pas que vous me crussiez riche ; si je vous supposais cette pensée, j’en serais désolé. Je suis-pauvre, très-pauvre, et ce sera bien plus triste encore quand une autre personne, dont le sort m’est plus cher mille fois que le mien, souffrira de ma misère. »

Florence ne pouvait comprendre que sir Charles fût pauvre, lui le propriétaire d’une des plus belles terres d’Herefordshire, et, en l’entendant parler d’une autre personne devant vivre avec lui, elle crut qu’il faisait allusion à son voyage avec Algernon. Aussi reprit-elle, tout en étant bien persuadée que le baronnet ne regrettait pas l’offre qu’il avait faite à son frère :

« Vous connaissez nos habitudes simples et économiques, sir Charles ; ne croyez pas qu’en voyage Algernon sera difficile à contenter, et je suis sûre que, s’il savait que vous vous préoccupiez ainsi de lui, il préférerait vous laisser partir seul.

— Florence, reprit sir Charles en baisant avec passion sa petite main, je ne pensais pas à Algernon. »

Florence, quoique très-enfant, remarqua l’accent et le regard passionné du jeune homme, et un sentiment nouveau s’empara de son cœur ; elle retira la main qu’il tenait encore, et sembla prête à défaillir.

« Florence, ma douce Florence, vous vous éloignez parce que je vous aime. » Et en disant cela, sir Charles entourait sa taille de ses bras. « Si je ne devais pas partir demain, je ne me serais pas déclaré si brusquement ; mais je ne pouvais vous quitter sans vous dire que, quoiqu’il me soit impossible de me marier avant au moins un an, mon désir le plus cher est de me faire aimer de vous, et d’entendre votre jolie bouche me dire que vous pourrez vivre heureuse avec moi dans ma médiocrité ; car je ne puis vous offrir ni voiture ni un nombreux domestique. Dites un mot, Florence ; répondez, je vous en conjure.

— Non, non, c’est impossible ! murmura Florence anéantie.

— Grand dieu ! me serais-je trompé à ce point ? s’écria le jeune homme en s’éloignant de Florence qui restait immobile. D’un mot vous m’avez tué. »

Et en disant cela il se laissa tomber sur le gazon avec désespoir.

Après de longues minutes de silence, sir Charles, remarquant que Florence n’avait pas fait attention à lui, revint vers elle et reprit avec une voix altérée :

« En quoi ce bonheur que je rêvais est-il impossible, miss Heathcote ? Voyons, parlez ; qu’y a-t-il d’impossible ?

— Que vous, sir Charles, vous puissiez m’aimer, moi, Florence Heathcote, dit-elle en levant vers lui ses beaux yeux pleins de douces larmes.

— Ah ! Florence, Florence ! que vous m’avez fait de mal ! Ces paroles, qui devaient me rendre le plus heureux des hommes, m’avaient percé le cœur comme une lame de poignard ; » et sir Charles, saisissant sa bien-aimée par un mouvement fébrile, lui imprima sur les lèvres plusieurs baisers brûlants.

Florence était terrifiée ; une pâleur mate couvrit son visage, et sir Charles la reçut dans ses bras au moment où elle allait tomber à la renverse.

« Pardon, pardon, Florence ! s’écria-t-il ; que vous devez m’en vouloir ! Je suis fou, je l’avoue, mais fou de bonheur. Oh ! ma bien-aimée, dites-moi que vous me pardonnez. »

Pendant tout ce temps, Florence restait immobile et pâle comme une morte ; mais peu à peu une teinte rosée reparut sur ses joues, et un sourire enchanteur entr’ouvrit ses lèvres décolorées. Sir Charles prit son bras sans dire un mot ; mais leurs cœurs se parlaient par leurs yeux ; ils reprirent leur promenade au hasard, et, après trois heures de marche, se retrouvèrent devant leur porte sans avoir été au moulin.

Avant d’entrer dans la maison, Florence rompit le silence en murmurant toute rouge de bonheur et les yeux baissés vers la terre :

« Sir Charles, je dois dire à maman ce qui s’est passé entre nous.

— Faites-le, mon doux amour, et autorisez-moi à en faire part aussi à votre cher père. Mais surtout, je vous en supplie, que personne autre ne connaisse notre secret, pas même Algernon, ni surtout miss Martin Thorpe, c’est mon désir le plus vif ; faites cela pour moi. »

Florence, ivre de joie, se précipita dans sa chambre, et là, tout à son aise, put laisser son cœur se livrer librement à ses émotions ; puis, entendant sa belle-mère passer près de sa porte, elle l’appela et lui raconta son bonheur, tout en rougissant et en pleurant à la fois.

L’ivresse de mistress Heathcote fut si folle à ce récit, que Florence trembla pour son secret. Aussi lui dit-elle vivement : « Prenez garde, ma bonne mère ; sir Charles ne veut pas que l’on connaisse encore ses projets, il serait surtout désespéré si ma cousine les apprenait en ce moment.

— Ses désirs seront respectés, mon enfant, malgré le plaisir que j’aurais à entendre ce qu’elle dirait en apprenant ton bonheur. Que ton pauvre père va être heureux, ma Florence ! Mais comprends-tu quel bonheur nous avons eu de faire ce cher voyage de Thorpe-Combe ? Vois ce qu’il nous rapporte aujourd’hui : d’abord, Algernon va visiter l’Italie ; c’était son plus vif désir, et cela lui fera un bien infini ; puis, tu vas devenir lady Temple en épousant l’homme le plus charmant que j’aie jamais vu. Tu ne seras pas aussi riche que Sophie quant à présent ; mais, à la mort de la vieille lady Temple, il vous reviendra encore 2000 livres sterling par an, car je sais qu’elle a au moins cette fortune.

— Chère mère, pensez donc un peu plus à sir Charles et un peu moins à sa fortune. Je ne peux pas croire qu’il ait jamais tout ce que vous dites ; car il m’a répété vingt fois qu’il était pauvre. J’avais envie de lui dire que vous répétez toujours que je ferai le bonheur d’un homme pauvre par mes goûts simples et économiques ; mais je n’ai pas osé. »

De son côté le major était enfermé avec le baronnet, qui lui avouait son amour pour Florence et se désolait de ne pouvoir offrir à sa femme qu’un revenu de mille livres sterling au plus.

Le major, prenant dans les siennes la main fine et blanche du jeune homme, lui dit avec une tendresse respectueuse et reconnaissante :

« Cela vous paraît très-médiocre, à vous le baronnet Charles Temple, et je sais que vous parlez sérieusement en le disant ; mais à moi, mon ami, qui n’ai pas même cent guinées à donner en dot à mon enfant chérie, votre petite fortune me paraît considérable, et votre demande me semble un bonheur inespéré pour notre famille et pour Florence. »

Le major approuva absolument le secret que désirait le baronnet, craignant que la jalousie de Sophie contre sa cousine n’altérât la bonne harmonie qui devait régner entre elles pendant l’année que l’on allait passer à Thorpe-Combe.

À dîner, toute la société rayonnait de bonheur et d’espérance ; la soirée passa vite pour tout le monde, et le lendemain, après les adieux, les pleurs et les souhaits de toutes sortes, les deux amis partirent, laissant Bamboo-Cottage dans un état bien différent de celui où sir Charles l’avait trouvé en y arrivant avec le major, et presque comme un étranger, quinze jours auparavant.




CHAPITRE XVI.


Miss Martin Thorpe s’informa avec soin du temps que sir Charles devait rester encore dans le royaume, et, pendant les trois jours qu’elle le sut encore assez rapproché d’eux, elle laissa le major et sa femme discuter sur les moyens de transport à Thorpe-Combe et sur les domestiques qu’ils désiraient emmener. Elle les laissa décider qu’on louerait une chaise de poste pour elle, mistress Heathcote et les jeunes filles, et que le major, deux bonnes intelligentes et probes et le reste des enfants, iraient par les wagons.

Mais le quatrième jour elle prit fièrement la parole et combla d’étonnement sa famille d’adoption, autant par le sens de ses paroles que par le ton mielleux dont elles furent prononcées.

« Ne vous tourmentez plus de mon voyage, ma chère mistress Heathcote, dit-elle ; comme je déteste de rester inactive tandis que d’autres agissent, je vous préviens que j’ai écrit à mistress Barnes, car je veux essayer de la garder auprès de moi, quand même je devrais faire pour cela des sacrifices, et je lui ai donné l’ordre de faire arranger cette voiture dans laquelle nous nous sommes promenés chez mon oncle, afin qu’elle soit en état de venir me chercher. »

Mistress Heathcote, la bouche entr’ouverte, l’écoutait sans comprendre, et une colère réprimée avec soin grondait chez le major, qui répondit :

« Mais cette voiture est énorme et voyagera bien difficilement, Sophie.

— J’ai permis qu’elle arrivât un jour à l’avance et que l’on fît des relais. Pour le retour, je prendrai quatre chevaux ; du reste, je vous dirai que, pendant le temps de ma minorité, je me contenterai de cette voiture : il suffira de la faire repeindre et de mettre mes armes sur la portière.

— J’aime à supposer, Sophie, que vous ne voyagerez pas seule avec le postillon, et que vous trouverez bon que je vous accompagne avec mes deux filles, reprit mistress Heathcote.

— Il est inutile que vous vous dérangiez pour moi, reprit miss Martin Thorpe. Vous viendrez comme il vous plaira ; mais je désire être chez moi avant vous, afin d’y faire tout préparer pour vous recevoir plus convenablement. J’ai écrit à mistress Barnes de faire nettoyer la maison, et, dès qu’elle sera en état, je vous ferai prévenir. Quant à vos craintes de me voir voyager seule avec ce postillon, dissipez-les : j’emmènerai ma femme de chambre. En allant l’autre jour chez la couturière, je lui ai demandé si elle connaissait une bonne femme de chambre. Alors, elle m’a répondu que, l’état de couturière ne rapportant presque rien, elle désirait se replacer, et m’a offert d’entrer chez moi. Je suis allée aux renseignements chez mistress Mills, la femme du ministre, et, d’après ses excellentes recommandations, j’ai arrêté miss Robert. J’espère, madame, que vous m’approuvez ?

— Certes, tout cela paraît fort bien arrangé, Sophie, répondit mistress Heathcote. Je suis seulement étonnée qu’une jeune personne aussi ignorante des affaires que vous paraissiez l’être puisse se tirer si bien de tout cela.

— La nécessité rend ingénieux, reprit modestement Sophie.

— Et quel jour comptez-vous partir ? demanda le major, fronçant le sourcil et évidemment blessé du manque de confiance de sa pupille.

— Après-demain, répondit miss Martin Thorpe, qui sortit de la chambre sur ce dernier mot.

— Quelle étrange nature ! murmura le major ; il n’y a rien à reprendre dans tout ce qu’elle a fait, et pourtant je serais désolé que Florence en fît autant.

— Il y a quelque chose d’indélicat dans sa manière d’agir, répondit mistress Heathcote. Je me félicite de ne pas être sa gardienne, car je ne saurais que faire et que dire ; si encore ce qu’elle fait était vraiment mal, on pourrait la réprimander ; mais, tout en étant très-convenable, ce qu’elle arrange m’irrite et m’effraye pour l’avenir. Je ne me plaindrai jamais d’elle ; mais je suis bien heureuse que notre belle Florence ait au cœur une pensée qui lui donnera de la force et du courage : autrement, elle souffrirait trop auprès de sa cousine. »

Miss Martin Thorpe, après avoir fait comprendre à sa tante qu’elle partirait comme elle voudrait et qu’elle eût à ne pas amener de serviteurs avec elle à Combe, ne jugea pas à propos de lui dire qu’elle avait aussi retenu un intendant, qu’elle avait fait faire des caisses et comptait mettre Combe sens dessus dessous.

Au bout de quelques heures, elle revint près du major, qu’elle trouva seul, et lui dit avec assurance :

« J’ai entendu sir Charles vous dire que feu mon oncle avait de l’argent déposé chez MM. Smith et Jones, banquiers à Hereford. Sur les douze cents livres sterling qui y sont en ce moment, je vous prie de m’en faire donner six cent vingt-cinq. Je vous serai obligée de me remettre un mandat de cette somme sur ces messieurs. »

Le major ne répondit pas ; il prépara immédiatement ce que demandait sa volontaire pupille, tout en pensant : « Quelle étrange fille que cette Sophie ! elle n’a jamais vu de mandat, elle n’a jamais eu d’argent, et elle en parle comme si elle avait passé sa vie entre des piles d’or et de billets. »

Malgré le mécontentement que lui faisaient éprouver les manières de sa pupille, le major reprit un air gracieux pour lui dire :

« Si vous avez quelques emplettes à faire avant votre départ, Sophie, et que vous désiriez de l’argent, je suis prêt à vous en prêter, mon enfant ; vous me rendrez cela à Combe.

— Je vous remercie, monsieur, répondit l’héritière ; je n’ai pas besoin de vous gêner en rien. »

Et en disant ces mots elle sortit vivement. La vérité est que Sophie avait en effet des objets à payer avant de partir ; mais elle ne voulait point avoir d’obligation à son oncle, et d’ailleurs elle avait encore les dix souverains que M. Thorpe lui avait donnés à Combe pour jouer le soir, et de plus cinquante schellings qu’il lui avait remis à la même époque.

« Ne sera-ce pas la dernière fois que cette fille-là me mettra à bout de patience ? s’écria le major en se retrouvant seul. En somme, qu’a-t-elle fait de mal ? Rien, et cependant j’aimerais mieux la voir commettre une grosse faute. Réellement, je commence à prendre un bien mauvais caractère ; je désirerais en être honteux, moi soldat et père de neuf enfants. »

Après ce monologue il se dirigea vers l’appartement de sa femme, qu’il trouva occupée à coudre.

« Ah ! Poppsy, lui dit-il, je viens vous prier de me gronder ; je suis vraiment furieux contre moi-même ; je vous assure, ma chère, qu’il y a cinq minutes, je me suis senti prêt à maltraiter Sophie, uniquement parce qu’elle n’a pas voulu m’emprunter quelques guinées. Ne suis-je pas un bien aimable tuteur ?

— Si c’est là-dessus que vous désirez être grondé, mon ami, ne vous adressez pas à moi, car je n’ai jamais, je crois, rencontré une créature que je déteste autant que miss Martin Thorpe, comme l’appelle le charmant baronnet. Quelle vilaine petite personne, méchante, rapace et ingrate au dernier point !

— Elle ! répondit le major avec mécontentement. En prenant la pauvre orpheline chez nous, nous n’avons jamais pensé à en être payés, pas plus avec de l’argent que par de la tendresse et de la reconnaissance.

— Certes, vous avez raison, mon ami, répondit mistress Heathcote ; mais rien ne peut excuser la manière impertinente dont elle nous traite : on dirait d’une duchesse égarée chez des gens de rien et de chez lesquels elle veut sortir à n’importe quel prix.

— Je ne vous demande pas cela, répondit le major en souriant avec amertume ; seulement je vous avoue que j’ai plus peur, maintenant que sa garde m’est confiée par son oncle mourant, que lorsque j’étais à Bruxelles et que nous marchions sur Waterloo. À mon sens, je deviens fou ou imbécile.

— J’éprouve absolument la même impression que vous, cher major, et à tout ce qu’elle dit ou fait je voudrais chercher querelle à votre pupille, que j’aime moins que jamais depuis tous ces nouveaux arrangements, surtout depuis le départ d’Algernon et de nos petites filles.

— Je suis charmé de vous avoir ouvert mon cœur, Poppsy : car, n’importe ce que nous aurons à supporter, d’un seul regard nous pourrons nous comprendre ! Nous n’aurons pas besoin de parler, ce qui est toujours imprudent devant les enfants. Prenons sur nous cependant, ma bonne amie, de ne pas chercher le mauvais côté de ses actions, tout en nous appliquant à l’empêcher de mal agir ; mais, hélas ! ce qui me désole, c’est que jamais, quoi qu’elle fasse, je ne pourrai m’attacher à elle ! »

Le pauvre major était tout confus en faisant cette confession à sa femme ; il ne pouvait cependant pas choisir une meilleure confidente : car non-seulement elle sympathisait avec lui, mais, comme lui, elle voulait combattre ses penchants qui l’éloignaient aussi de Sophie, et se promettait bien d’éviter qu’un mot blessant ou un reproche ne tombât de ses lèvres sur leur pupille.

« Vous avez raison, amie, et nous devons nous vaincre, répondit le major aux sages conseils de sa chère femme ; la fortune lui donne le droit d’être hautaine avec nous et maîtresse chez elle ; ce n’est pas sa faute si elle n’est ni aussi jolie que notre Florence, ni aussi gaie que nos chers petits enfants. »

On voit d’après cela que la tranquillité de miss Martin Thorpe était dorénavant assurée, car le major et sa femme étaient bien décidés à lui laisser faire toutes ses volontés sans lui adresser même une observation.




CHAPITRE XVII.


Le jour fixé par l’héritière pour son départ de Bamboo-Cottage, la riche voiture de M. Thorpe, remise à neuf, soigneusement repeinte et traînée par quatre chevaux avec deux élégants postillons sur le siège, et un groom en grand deuil derrière, s’arrêta devant la maison de miss Heathcote pendant que toute la famille était à table.

D’après les ordres antérieurs de Sophie, miss Robert et le domestique se rendirent à sa chambre pour finir et fermer les caisses, que William porta ensuite dans la voiture avec une promptitude remarquable.

Puis, suivant toujours les instructions de sa nouvelle maîtresse, le valet entra dans la salle à manger et annonça à haute voix que l’équipage de miss Martin Thorpe était arrivé.

Toute la famille se regarda avec surprise ; mais, contraignant son envie de rire, le major demanda à Sophie avec une gravité irréprochable :

« J’espère que vous prendrez le temps de finir votre déjeuner, Sophie ?

— Oui, monsieur, j’accepterai une autre tasse de thé. »

Les nouvelles manières hautaines, la voix solennelle et la tenue altière de la petite orpheline, avaient fort intrigué les enfants, qui demandaient toujours à leur mère si c’était le chagrin d’avoir perdu M. Thorpe, qu’elle connaissait cependant bien peu, qui l’avait rendue si grave et si sérieuse.

Non, ce n’était pas la douleur qui fit passer Sophie au milieu de ses cousins avec un grand air de protection qui lui fit tendre deux doigts à sa tante en signe d’adieu et toucher faiblement la main franchement tendue du major, en montant pour la première fois dans une voiture à elle pour aller dans sa magnifique propriété.

Lors de sa dernière entrevue avec son nouveau valet William, miss Sophie lui avait expliqué la route que la voiture devait suivre, afin qu’il le dît aux postillons et qu’elle n’eût à s’occuper de rien.

Après quelques instants passés à Hereford, chez son banquier, pour toucher son argent, miss Martin Thorpe donna l’ordre de repartir à grande vitesse, et elle arriva dans son château, par sa magnifique avenue, une heure avant celle pour laquelle elle avait ordonné son dîner à mistress Barnes. L’héritière avait écrit qu’elle voulait trouver la maison dans le même état d’élégance et de luxe que lors de son premier séjour à Combe. En effet, mistress Barnes attendait miss Martin Thorpe au sortir de sa voiture pour lui présenter la main, et Jean, en grand deuil, ainsi que la vieille femme de charge, se tenait droit contre la porte, afin d’ouvrir à sa nouvelle maîtresse.

La jeune fille annonça à son intendant qu’elle allait monter à sa chambre, qui était celle qu’elle avait eue à Noël, afin de se rhabiller, et qu’ensuite elle désirait trouver le dîner prêt pour six heures.

Miss Robert s’acquitta très-adroitement de son métier de femme de chambre, et à l’heure indiquée miss Martin Thorpe entra dans la salle à manger, élégamment habillée d’une robe de soie neuve.

Après le dîner, elle renvoya ses gens en demandant le café et des lumières dans le salon, et resta seule, enfin, devant du sherry, des oranges et du pain d’épices des Indes. Elle jeta alors un regard à la fois triomphant et investigateur autour d’elle, et reconnut que ses ordres avaient été ponctuellement exécutés. Les étagères étaient couvertes d’argenterie, de verroterie fine, de tasses, de cafetières et de théières dorées. Les housses étaient levées ; de riches draperies pendaient aux fenêtres ; les lustres, débarrassés de leur enveloppe, étaient garnis de bougies de cire ; en un mot, l’appartement semblait prêt à recevoir une illustre société.

En entrant dans son salon brillamment éclairé, elle sourit avec fierté, puis, reprenant ses instincts cupides, elle regarda avec soin tous les objets, les estimant l’un après l’autre dans son esprit, et murmurant, en se souriant à elle-même, qu’elle était bien digne du bonheur d’avoir hérité, car personne plus qu’elle ne pouvait adorer l’argent et le bien-être.

Après cette revue, elle s’étendit mollement sur des coussins et se prit à réfléchir sur sa position.

« Décidément, pensait-elle, si c’était à refaire, je ne changerais rien à ma conduite : j’aime mille fois mieux nourrir cette famille que je hais que de vivre pauvrement chez elle. Dans onze mois et huit jours je serai libre ; ce n’est donc qu’un moment d’épreuve à traverser. Personne pendant ce temps, excepté les Heathcote, ne connaîtra mon véritable caractère, et mon jeune et charmant gardien pourra bien préférer la riche Sophie à la pauvre Florence. Nous verrons comment finira sa tutelle… Si je veux, j’arriverai bien à… Avec le temps tout réussit… Je dois, il est vrai, quant à présent, nourrir et loger ces gens que je déteste, mais je ne ferai pour eux que ce qui sera absolument nécessaire. » Ainsi passa la soirée. Miss Martin Thorpe n’aimait pas la lecture ; mais l’eût-elle aimée, elle aurait été, ce soir-là, incapable de suivre aucun récit, même le plus intéressant, car elle était suffisamment occupée de sa personne !

Le réveil de l’héritière fut une nouvelle jouissance pour elle : en se voyant dans cette jolie chambre et en apercevant miss Robert, qui écartait doucement les rideaux du lit, elle se rappela qu’elle n’était plus Sophie Martin, mais miss Sophie Martin Thorpe, que tout ce qu’on apercevait au loin lui appartenait, et que désormais personne ne pourrait plus contrarier ses désirs ni ses volontés. Au bout d’une heure, sa toilette étant finie, elle descendit dans la salle à manger et dégusta, tout en admirant la splendeur de ses appartements, l’excellent café préparé par mistress Barnes.

Sophie était très-gourmande : elle affectionnait entre autres choses le bon café ; elle se réjouissait déjà à l’idée d’en prendre tous les jours, quand elle se rappela les Heathcote, à qui elle serait aussi obligée d’en offrir.

Mais tout à coup un sourire dédaigneux et fier plissa ses lèvres : elle venait d’inventer quelque méchant trait à décocher à ses ennemis, et, se levant vivement, elle courut à la sonnette, qu’elle tira à plusieurs reprises.

Quand un valet entra, elle le chargea d’aller appeler Barnes, qui parut bientôt, et, s’approchant avec empressement de sa nouvelle maîtresse, lui demanda comment elle avait passé la nuit.

« Assez bien, merci, Barnes, mais je serai encore mieux dans la chambre que j’ai l’intention d’habiter. Pour le moment, je vous ai fait venir afin que vous me guidiez dans la revue que je veux passer de tous mes appartements.

— Je craindrais que vous ne fussiez pas satisfaite de cette visite, madame : car les fenêtres ne sont pas ouvertes et vous seriez obligée d’attendre, dans l’obscurité, que chaque chambre fût éclairée.

— Cela ne me plairait, en effet, nullement, Barnes, répondit l’héritière ; allez dire que toutes les chambres soient ouvertes immédiatement, et, comme j’ai à vous parler, revenez sans retard : nous aurons une heure pour causer. »

Pendant l’absence de sa femme de confiance, miss Martin Thorpe chercha s’il valait mieux, conformément aux lois de la noble fierté, laisser mistress Barnes debout pendant cette conversation, ou si au contraire, et pour se faire aimer d’elle, elle devait faire asseoir la vieille amie de son oncle auprès d’elle. Cette dernière alternative l’emporta sur la première, et quand mistress Barnes revint :

« Asseyez-vous, lui dit-elle avec douceur, car nous avons beaucoup à causer et je n’aimerais pas à vous voir tout ce temps debout. Je dois vous dire, Barnes, que j’ai invité le major Heathcote et sa famille à venir passer chez moi l’année que doit encore durer ma minorité. Il est clair que ces arrangements ne peuvent m’être agréables en aucune façon ; mais ils sont si pauvres, si malheureux, que réellement c’est une charité à leur faire. Ils doivent dépenser une partie de l’économie qu’ils feront, en vivant chez moi, à payer l’éducation de trois de leurs filles qui ont grand besoin d’être envoyées à l’école. Quant à leur aînée, cette grande fille maigre, que vous ayez vue à Noël, elle viendra ici avec ses parents, et, comme elle est pauvre et ma cousine, je ne l’oublierai pas tant qu’elle se conduira bien. Maintenant il y a encore deux petits enfants qu’il faudra endurer ici. Personne, j’espère, ne me blâmera d’introduire chez moi tout cet ennui, car c’est par pure charité que j’ai fait cette terrible invitation.

— Cela égayera et charmera votre maison, madame, répondit mistress Barnes avec un sourire encourageant.

— Le bruit ne me charme jamais, mistress Barnes, répondit sèchement Sophie. Cependant, comme il me faudra supporter tout cela, j’ai un service à vous demander à ce sujet. Les revenus que mes tuteurs me donnent pendant celle année de minorité seraient très-beaux, si je les dépensais pour moi seule ; mais ils seront assez médiocres pour entretenir cette énorme famille. Pour y arriver, Barnes, j’aurais besoin du dévouement intelligent d’une personne comme vous, et je vous demande, par la mémoire de mon oncle tant regretté, de rester avec moi encore cette année. Je sais que votre intention était de vous retirer chez votre frère ; eh bien ! vous irez plus tard, quand vous aurez encore économisé vos gages d’une année ; du reste, vous êtes encore trop jeune et trop forte pour vous reposer déjà.

— Mon pauvre maître s’est choisi une digne et sensible héritière, ce n’est pas sa faute si elle paraît laide et désagréable, » pensait mistress Barnes en réfléchissant à la proposition de miss Martin Thorpe. Aussi répondit-elle : « Eh bien ! madame, j’accepte vos offres ; je resterai à votre service une année depuis le jour de votre arrivée ici ; mais j’ai aussi quelque chose à vous demander. J’avais toujours souhaité que vous prissiez ma nièce Nancy pour femme de chambre ; c’est donc avec grand regret que j’ai vu miss Robert occuper cette place : aussi, ce que je désire le plus vivement, c’est la promesse que vous l’accepterez pour femme de charge quand je vous quitterai, et pendant cette année je m’engage à la mettre au courant du service, le mieux qu’il me sera possible.

— Je ne vois pas de difficultés à cela : si, lors de votre départ, Nancy est en état de vous remplacer, j’accepte ces offres, et jusqu’à ce moment je la prends comme surveillante des autres domestiques, et je désire qu’elle se tienne à la disposition des étrangers que je pourrai recevoir ; je ne parle pas des Heathcote : ils sont assez nombreux pour se servir eux-mêmes.

— Le plus terrible, madame, est de conduire les domestiques étrangers, répondit mistress Barnes ; il est difficile pour la surveillante de s’en faire obéir.

— Tranquillisez-vous, Barnes ; j’ai prévenu mistress Heathcote que je ne voulais pas qu’ils amenassent leurs domestiques : c’est bien assez de les recevoir avec leurs enfants. Maintenant il faut convenir entre nous des changements que je désire faire dans ma manière de vivre. Il me semble, Barnes, que je serais criminelle si, oubliant la médiocrité des Heathcote, je les habituais pendant cette année à une vie de luxe et de plaisir qui leur causerait plus tard de nombreuses déceptions, quoique cependant je ne puisse pas me priver des distractions et du bien-être qui conviennent à une personne dans ma position.

« Vous vous rappelez peut-être ce garçon maladif qui était ici à Noël. Sir Charles Temple, par considération pour moi, l’a emmené avec lui ; c’est aussi une charité, et j’espère que mon noble tuteur n’en sera pas longtemps embarrassé. Il est fort à souhaiter qu’il meure au plus vite : car il avait de si mauvaises dispositions que jamais il ne pourrait devenir un homme du monde ; je n’avais jamais rencontré un être aussi mal doué !

« Quant à sa sœur, il n’y a rien à en dire ; mais il est à souhaiter qu’elle trouve un métier pour gagner sa vie : car, son père mort, son traitement disparaît avec lui, et sa veuve et ses enfants n’ont plus rien pour subsister.

« Voilà une triste histoire, n’est-ce pas, Barnes ? reprit Sophie, qui s’était arrêtée un instant pour respirer à la suite de cette longue tirade récitée sur différents tons, tous plus étudiés les uns que les autres.

— Oui vraiment, madame, c’est affreux, répondit la femme de charge qui avait écouté avec attention ; je n’aurais jamais cru cette pauvre famille aussi misérable.

— Et cependant cela n’est que trop vrai. Maintenant, Barnes, guidez-moi dans la maison ; je vais d’abord me choisir un appartement, puis je vous désignerai ceux que je destine aux étrangers, et enfin nous chercherons quelque chose pour ces pauvres malheureux. »

La femme de charge guida sa maîtresse à travers les escaliers. Elle la conduisit d’abord à l’ancien appartement de M. Thorpe, que Sophie était censée n’avoir jamais vu ; elle déclara qu’il lui convenait assez et que, s’il y avait des ouvriers aux environs, elle désirait faire repeindre, et poser du papier immédiatement. Puis lançant un sourire furtif au portrait auquel elle devait tant, elle sortit précédée de mistress Barnes, qui, s’arrêtant devant une autre porte, l’ouvrit en disant : « Cette grande chambre est celle qu’occupaient mistress Heathcote et le major, à Noël ; doit-elle être préparée pour eux maintenant ?

— Toutes les chambres du premier étage seront gardées pour les étrangers que je pourrai recevoir, répondit Sophie avec hauteur. Continuez, je vous prie, » reprit-elle plus doucement.

Mistress Barnes obéit en silence et conduisit l’héritière au second étage, dont les chambres étaient mansardées pour la plupart. L’une d’elles, assez vaste, fixa l’attention de miss Martin Thorpe,

« Voilà une charmante chambre, dit-elle, et vraiment elle est fort jolie.

— Oui, madame ; seulement la cheminée fume beaucoup, ce qui la rend inhabitable. Il y a très-longtemps, quand M. Cornélius Thorpe amenait ici une quantité de jeunes gens de ses amis, on les faisait coucher ici ; mais alors l’ameublement de la chambre était neuf et très-élégant ; puis c’était en été, et enfin c’étaient des jeunes gens.

— Il y a des gens qui ne font jamais de feu dans leur chambre à coucher. Les Heathcote sont de ce nombre ; cette chambre sera donc très-suffisante pour eux. Vous chercherez un ou deux bouts de tapis pour mettre au pied du lit, et je vous autorise à y déposer un second lavabo. »

Si en parlant ainsi Sophie avait regardé sa femme de charge, elle aurait, dans ses regards stupéfiés, appris que le pouvoir de la richesse ne suffit pas pour se faire aimer et estimer des domestiques aussi bien que des étrangers. Mais elle ne pensait guère à examiner mistress Barnes : car, ayant par hasard jeté les yeux sur le paysage, elle avait entrevu assez près du château, et entourée d’arbres légèrement feuillés, une petite construction assez élégante.

« Qu’est-ce que cette maison, Barnes, et à qui est-elle ?

— C’est une maisonnette habitée depuis des années par un nommé Arthur Giles et sa famille, madame.

— Pour que cela soit si près de mon château, il faut que cela fasse partie de la propriété ?

— Certes, cela en fait partie, répondit la vieille femme sans rien ajouter.

— Voilà qui est étrange ! Par qui et pour qui cela a-t-il été bâti ?

— C’est M. Thorpe qui l’avait fait construire pour une parente pauvre de notre défunte maîtresse, et il l’avait fait meubler et décorer avec une grande élégance, reprit mistress Barnes avec un rire moqueur et en appuyant sur sa phrase, comme pour rappeler la conversation précédente à propos des Heathcote.

— Quel est cet Arthur Giles, et quel loyer paye-t-il ?

— C’était un domestique de M. Cornélius Thorpe, et il ne paye rien.

— Et que signifie cette inutile générosité de M. Thorpe ?

— Arthur Giles était le meilleur écuyer du pays, et un jour, pour satisfaire un caprice de M. Cornélius, il monta un cheval fougueux qui le jeta par terre. Dans sa chute, il se cassa le bras. M. Cornélius était fou de chagrin et de remords et, comme sur les entrefaites la tante de madame mourut, notre jeune maître donna la maison à Arthur Giles, qui l’a habitée avec sa femme depuis cette époque.

— Et de quoi peuvent vivre ces malheureux ?

— Mon maître y a pourvu ; la propriété est grevée de cent guinées par an, que le propriétaire de Combe doit leur remettre jusqu’à leur mort à tous deux, répondit brièvement mistress Barnes.

— Quel âge ont ces gens ? demanda vivement la noble héritière en devenant cramoisie.

— Je ne sais exactement ; mais ils sont tous deux vigoureux et reconnaissants.

— C’est bien ; faites-moi voir les autres chambres. »

Des bâtiments dans les cours contenaient les chambres des domestiques mâles ; mais celles des femmes, excepté l’appartement de mistress Barnes qui était retiré au rez-de-chaussée, se trouvaient toutes à cet étage.

En arrivant devant une porte, la vieille femme de charge reprit en se tournant vers la noble héritière :

« Voici la chambre de la cuisinière ; désirez-vous la voir ? »

Quoique ceci fût dit avec un accent étrange et que cela approchât un peu de l’impertinence, miss Martin Thorpe ne le remarqua pas ; et ; continuant sa route, répondit simplement :

« Non, mistress Barnes ; je ne désire pas voir les chambres de domestiques, car je pense bien qu’ils sont restés à leur place, et qu’ils sont propres et soigneux. Où couchera ma femme de chambre ?

— En haut d’un petit escalier qui descend juste à l’ancienne chambre de notre bon maître. Il en était ainsi du temps de notre chère maîtresse.

— C’est très-bien. Mais j’ai oublié de chercher des chambres pour les jeunes Heathcote. Je les voudrais auprès de celles de leurs parents.

— Celle où le major et mistress Heathcote ont couché, madame ?

— Non, mistress Barnes, celle où ils doivent coucher, » répondit Sophie en fronçant le sourcil.

Mistress Barnes la conduisit dans les trois chambres qui entouraient la grande, choisie pour les Heathcote. Miss Martin Thorpe les examina avec soin, en disant :

« Cette maison est vraiment charmante, et les chambres y sont ravissantes ; en voici surtout une avec deux fenêtres, à travers lesquelles on aperçoit une délicieuse perspective : elle sera fort bien pour ma cousine Florence ; mais, comme elle est trop grande pour une seule personne, nous y mettrons un second lit où coucheront les deux petits garçons. Ils seront très-contents d’avoir leur sœur avec eux pour les habiller et les laver. D’ailleurs, il faut bien qu’elle se rende utile, la pauvre enfant, puisqu’elle est destinée à travailler pour vivre. Je vous autorise à mettre ici les pots et les cuvettes que vous voudrez, pourvu que cela ne soit pas trop cher : car avec des enfants, le mobilier court de grands risques. Mais ne vous pressez pas trop de faire faire tout cela ; je n’ai pas l’intention d’inviter les Heathcote avant que la maison soit complètement restaurée. Où trouverai-je de bons ouvriers pour refaire ma chambre immédiatement ?

— Sur la route d’Hereford, madame.

— Envoyez tout de suite William commander des chevaux de poste ; je veux aller à Hereford avant dîner. Allez vite et revenez prendre mes ordres pour le dîner. »

Quand mistress Barnes rentra, elle trouva sa maîtresse occupée à mesurer le tapis de la salle à manger pour en faire faire un de même taille dans son appartement. En apercevant la femme de charge, l’héritière s’arrêta brusquement et lui dit :

« Rappelez-vous la soupe aux carottes que vous nous donnâtes à Noël ; je désire en manger chaque jour une pareille.

— Bien, madame.

— Avez-vous beaucoup de gibier ici ? continua-t-elle après un moment de silence.

— Pas le moindre, madame.

— Comment, sachant mon arrivée, n’en avez-vous pas fait provision ?

— Je n’ai aucun moyen de m’en procurer pour le moment, madame.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Il y en avait à Noël en abondance !

— Tout notre gibier venait de sir Charles, et, comme il a quitté le pays…

— Mais il doit y en avoir dans mes bois, sans pour cela recourir à sir Temple.

— Sans doute il y en a en quantité ; mais sir Charles est propriétaire de la chasse, comme seigneur du pays.

— Voilà qui est odieux, répondit miss Martin Thorpe en rougissant ; mais je suppose que sir Charles autoriserait facilement mes gens à chasser pour ma table.

— Sans doute, madame ; mais, en l’absence de sir Charles Temple, son garde-chasse s’occupe seul de tout cela.

— Alors faites-le chercher, et je suis sûre qu’il consentira à ce que je mange du gibier.

— Certes, madame, il vous en vendra comme à toutes les familles des environs. Temple est renommé comme le château le mieux approvisionné de la province.

— Comment ! en vendre ? reprit Sophie en fronçant de nouveau les sourcils.

— Oui, madame ; ce commerce paye les frais de chiens, de gardes et de piqueurs à Temple.

— Eh bien, puisque je ne puis avoir du gibier, vous me donnerez autre chose ; je ne demande pas beaucoup de plats, mais je veux qu’ils soient bons et élégamment servis. J’aime les bonnes sauces et les gourmandises ; mais rappelez-vous toujours que je suis seule et qu’il ne faut pas faire des plats en trop grande quantité ; cependant je veux avoir bonne chère comme à Noël.

— Oui, madame ; mais pour être servie ainsi, il faudrait envoyer une liste à notre marchand pour lui commander des viandes salées, des jambons, des langues, des saucissons, des pâtés, des consommés, des sauces, des gelées, des fruits secs, des conserves, des truffes, des œufs d’esturgeon, des marinades, des desserts, et mille autres choses encore que j’oublie en ce moment. »

Et en récitant cette longue litanie, la femme de charge examinait à la dérobée sa jeune maîtresse, qui paraissait tout alarmée, et flottait indécise entre son avarice et sa gourmandise.

« Ceci est assez important pour que j’y réfléchisse, Barnes ; mais, pour ce soir, vous m’aurez un rôti d’agneau, avec une excellente sauce bien assaisonnée, une bonne tarte à la crème, un petit plat bouilli ; rappelez-vous aussi que je veux de ce pain d’épices que vous m’avez donné hier. Je l’aime infiniment, et je désire en manger à tout propos.

— Je suis désolée de dire à madame qu’elle a vu hier tout ce qui me restait de ce que notre bon maître M. Thorpe avait fait venir à Noël. »

L’héritière lança des regards courroucés à sa femme de charge, mais reprit après une assez longue hésitation :

« Alors envoyez votre liste à ce marchand : car il serait violent qu’avec ma fortune je ne pusse pas manger ce que j’aime et ce qui convient à ma santé. Mais rappelez-vous aussi, Barnes, que vous ne devez servir de ce pain d’épices excellent que lorsque je serai seule à table ou quand j’aurai du monde, j’entends du beau monde, ce qui arrivera assez rarement cette année-ci. Vous me comprenez bien, n’est-ce pas ?

— Très-bien, madame, » répondit la femme de charge ; et, fermant la porte, elle laissa sa maîtresse réfléchir sur les avantages qu’elle pourrait retirer de l’addition du manoir de Temple à sa terre de Combe.




CHAPITRE XVIII.


En quittant le salon, mistress Barnes se retira dans son appartement pour causer un instant avec sa nièce Nancy.

« J’ai fait bien des choses et j’en ai aussi beaucoup entendu depuis ce matin, Nancy ; mais, quoique j’aie obtenu certaine promesse bien heureuse pour vous, je ne suis guère satisfaite de mademoiselle, et je doute que je reste longtemps ici. Il est décidé que, pendant l’année de minorité de notre maîtresse, je vous mettrai au courant du service, et qu’à mon départ vous me succéderez dans l’emploi de femme de charge.

— Oh ! quel bonheur ! Mais alors je ne puis comprendre d’où vient votre mécontentement.

— Cela ne m’étonne pas ! Vous pourrez rester ici, vous, Nancy ; car vous n’avez pas, comme moi, servi des gentlemen : mais pour moi, quelle différence de servir un noble vieillard, vrai gentleman, comme M. Thorpe, ou d’obéir à cette sale petite orgueilleuse, aussi hautaine que laide et méchante ! Oh ! Nancy, que Dieu me pardonne, mais je sens que je la haïrai toujours. Je cherche en vain ce qui a pu la faire préférer par notre bon et digne maître à ces deux êtres charmants, les Heathcote, jeunes, doux et tendres tous les deux ! C’est incompréhensible !

— Cela me paraît très-naturel, au contraire ; miss Sophie ressemble tant à M. Cornélius !

— En aucune façon, et pas plus qu’à vous ; mais c’est la manière dont elle avait arrangé ses cheveux qui faisait cette ressemblance ; il fallait qu’elle eût vu le portrait de son cousin.

— Probablement, répondit Nancy, qui ne jugea pas nécessaire de dire que c’était elle qui avait conduit la jeune fille chez son oncle ; mais ce qui est sûr, c’est qu’elle ressemblait au portrait.

— Au portrait peut-être ; à lui jamais : car, malgré ses défauts, il était bon et généreux, et, quand vous connaîtrez cette vieille jeune fille, vous verrez si elle a du rapport avec l’affectueux et dévoué M. Cornélius. Ce n’est pas lui qui aurait demandé des friandises pour lui seul, et qui aurait relégué ses parents et bienfaiteurs dans des greniers, sous prétexte que la vue de la richesse les rendrait envieux et malheureux. Moi, Nancy, indépendante comme je suis, je lui aurais jeté les clefs à la figure en l’écoutant tout à l’heure, et j’aurais renoncé à servir cette fille avare, rancunière, méchante et cruelle, s’il ne m’était venu tout à coup une idée lumineuse par rapport aux Heathcote. J’ai compris que je pourrais leur être utile, qu’ils seraient plus heureux ici tant que j’y resterai, et qu’après tout, si cette péronnelle découvrait un jour ce que j’aurai fait contre ses ordres, il serait temps de l’envoyer promener et de m’en aller vivre de mes rentes.

— Au moins, ma tante, attendez pour cela que je sois en état de vous succéder : car, si j’étais femme de charge de Thorpe-Combe à vingt-six ans, que de gens cela ferait enrager !

— C’est bien, Nancy, je resterai, j’en prendrai mon parti. Quant à présent, je vais visiter les greniers, chercher des pots et des cuvettes pour les enfants, du pain d’épices, des provisions… Cela ira bien si elle ne me brusque pas trop. »

Quels que fussent les défauts de miss Martin Thorpe, elle n’était pas paresseuse ; aussi envoya-t-elle chercher immédiatement les ouvriers pour faire réparer son appartement. Elle surveilla les travaux avec tant de zèle, qu’au bout de six semaines, les deux chambres de M. Thorpe, transformées l’une en salon, l’autre en chambre à coucher, se trouvèrent prêtés à être habitées même par une élégante.

Cependant, quelque promptes qu’eussent été les réparations, le major n’en trouva pas moins le temps fort long ; aussi écrivit-il à sa pupille, pour savoir d’elle si elle avait changé d’avis à leur égard. Le courrier suivant lui rapporta cette réponse :

« Cher monsieur, je serais désolée que vous fussiez fâché par mon silence. Je n’ai pas perdu de temps depuis mon arrivée, pour faire réparer ma maison et la mettre en état de recevoir ceux qui doivent l’habiter. Les distances sont si grandes pour recevoir du monde, que j’ai dû faire préparer des chambres pour les visites ; cependant quelques semaines encore suffiront pour finir les travaux, et je ne manquerai pas de vous faire savoir le moment où je pourrai vous recevoir. Je vous préviens qu’il me serait particulièrement agréable que vous missiez tout de suite vos trois filles en pension ; leur séjour chez moi me déplairait beaucoup, et, puisque vous êtes décidé à vous en séparer, je ne doute pas que vous ne consentiez à le faire avant de vous fixer à Combe. Je vous prie de me rappeler à votre famille, et de me croire votre très-sincère,

« Sophie Martin Thorpe. »

Toute la famille, excepté le voyageur et les deux enfants en nourrice, entendit la lecture de cette lettre. Après un assez long silence, le major dit à sa femme : « Je crains, Poppsy, qu’elle ne se mette en frais pour nous recevoir : car il me semble que la maison était bien assez grande pour nous tous et douze autres avec nous. Je ne savais nullement qu’il y eût des réparations à faire.

— Si elle compte avoir tant de société ! répondit mistress Heathcote. Quelle folie est-ce là ? où prendra-t-elle les visiteurs ? Nous n’avons vu personne à Combe, pendant la quinzaine que nous y avons passée ! Mais je trouve très-méchant à elle d’empêcher les enfants de voir la propriété avant de s’enterrer en pension. Ils s’en faisaient une fête, les pauvres petits.

— Cela ne fait rien, maman, répondit l’aînée des petites filles en voyant sa mère prête à pleurer ; nous verrons Thorpe-Combe aux vacances, et nous partirons pour l’école le jour de votre départ pour Herefordshire.

— Merci, chère petite, je sais combien tu es gentille ! Mais, Florence, ne penses-tu pas qu’il est étrange de voir Sophie aussi extravagante ?

— Je doute qu’elle devienne jamais dépensière, répondit Florence en souriant, et sa lettre me paraît d’un style bien élégant pour elle ; mais elle veut peut-être devenir une grande dame.

— Elle a assez de fortune pour cela, reprit le major ; la seule chose qui me contrarie, c’est qu’elle fasse des dépenses pour nous, car nous étions fort bien logés à Noël, et nous n’avons besoin de rien de plus. Quant aux enfants, il vaut même mieux qu’elles aillent directement en pension ; cela économisera les frais de voyage pour aller et revenir de Combe. »

Ceci prouve une fois de plus que les Heathcote étaient bien faciles à vivre, ce dont miss Martin Thorpe s’était assurée avant d’agir aussi familièrement avec eux.

Pendant ce temps, l’héritière cherchait à se faire connaître dans les environs, et répétait avec soin à M. Weslley le notaire, à M. Bentall l’apothicaire, appelé chez elle pour soigner une indigestion, au ministre et à sa bonne femme, que son tuteur et sa tante étaient très-pauvres, et que c’était pour cette raison qu’elle avait invité toute leur famille à venir chez elle ; que, loin de vouloir rien recevoir pour cela, elle insisterait au contraire pour qu’ils restassent longtemps dans sa maison, et que son bonheur serait de les soigner et de les aimer comme sa propre famille. Si bien que dans le voisinage chacun était persuadé qu’elle était douce, bonne et compatissante, et que ses parents allaient vivre chez elle entourés de respect et d’affection.

Ce moyen réussit à merveille : car, avant un mois, les familles qui habitaient les environs vinrent faire visite à miss Martin Thorpe, qui, quoique peu agréable à première vue, leur fit cependant une bonne impression, prévenues qu’elles étaient en sa faveur par les réclames qui leur étaient si adroitement parvenues.

Le notaire M. Weslley la trouvait fort capable ; M. Bentall l’apothicaire la croyait généreuse ; le ministre Ogleby la déclarait le soutien des pauvres ; les trois femmes de ces messieurs vantaient sa bonne tenue, son éducation, ses regrets profonds de la mort de son oncle, son grand deuil de si bon goût, et leurs filles souhaitaient qu’elle donnât des fêtes dont elle semblait née pour faire les honneurs.

Quant aux fils, ils trouvaient qu’elle serait un fort bon parti, et qu’avec un revenu de quatre mille livres sterling on n’a pas besoin d’être jolie. Sophie était charmante avec ses voisins, et ceux qu’elle préférait étaient une vieille dame, sa fille et son fils, vivant ensemble dans une vieille maison avec le revenu d’une petite propriété, qui avait l’avantage d’être depuis des temps infinis dans la famille, mais aussi le désavantage de pouvoir à peine les soutenir.

La mère, âgée de quatre-vingts ans, intéressait peu Sophie ; mais il n’en était pas de même du fils, âgé de quarante ans, et de la fille, qui comptait vingt-six ans, cette famille étant la première qui eût flatté l’héritière, en la comblant de compliments respectueux et de sourires de tout genre. Et je dois dire que Sophie était très-sensible à ces marques de déférence. Le matin du jour où, pour la première fois, miss Martin Thorpe reçut miss Brandenberry et son frère, dans son salon du premier, ils ne cessèrent d’admirer avec exaltation jusqu’aux moindres détails de l’ameublement qu’elle leur avait dit avoir commandé elle-même.

Sleyms Richard disait à miss Brandenberry : « Si on vous avait amenée ici sans que vous connussiez la maison, en vous trouvant dans cette charmante pièce, n’auriez vous pas deviné qu’elle avait été commandée par miss Martin Thorpe ?

— Oh ! je l’aurais vu tout de suite, répondit miss Brandenberry avec son regard de feu.

— Ce papier couleur souris avec ses bouquets roses délicatement posés dessus, et la perse élégante de ces meubles ! je ne puis dire à quel point cette gracieuse élégance est en rapport avec notre digne amie.

— Mon cœur la reconnaît dans ces petits riens, qui dénotent la femme distinguée, » reprit M. Brandenberry ; et il s’approcha vivement de l’héritière, s’assit tout près d’elle et lui dit en posant la main sur son cœur, comme pour en réprimer les battements : « Vous tenez-vous souvent dans ce paradis de votre création ?

— Je vis toujours ici, répondit Sophie en baissant les yeux sous les regards passionnés de son admirateur.

— Ah ! Marguerite, entendez-vous ? elle ne quitte pas cette délicieuse retraite, reprit M. Richard Brandenberry.

— Prenez garde, mon frère, vous devenez bien étrange, je ne vous reconnais plus. Imaginez-vous, miss Martin Thorpe, qu’il devient poète depuis quelques semaines.

— Si vous le permettez, je vous apporterai mes premiers vers. Êtes-vous un critique indulgent, ou bien un juge cruel et sévère ?

— Cela dépend du genre de la poésie, répondit Sophie, un peu émue de l’expression de M. Brandenberry.

— Vos terres me paraissent superbes, miss Martin Thorpe, reprit la sœur, et, quoique mon père et votre oncle fussent fort liés, nous ne les avons jamais visitées, excepté lorsque nous n’étions encore que des enfants ; je vais vous demander une véritable faveur, miss Martin Thorpe, j’espère que vous nous l’accorderez à mon frère et à moi. Tous deux nous adorons les bois, et ce que nous implorons de vous serait la permission de nous promener quelquefois dans les vôtres. Il y a une petite grille en face de Brood-Grange, et, si vous vouliez nous en donner la clef, nous nous déclarerions les plus heureux du voisinage.

— Je ne sais pas de quelle grille vous voulez parler, reprit Sophie avec hésitation.

— Est-ce possible ? s’écria M. Brandenberry. Quoi ! miss Martin Thorpe, vous n’avez jamais erré solitairement à travers vos magnifiques bois jusqu’à la grille qui ouvre sur Mill-Lane ?

— Non, vraiment, je ne me suis pas encore promenée, car j’ai été très-occupée depuis mon arrivée ici.

— Oh ! quel ravissement j’éprouve à l’idée seule de vous conduire jusqu’à cette grille ! Oh ! miss Martin Thorpe, accordez-moi la faveur de guider vos pas irrésolus jusqu’à la cataracte. »

Quoique Sophie eût de beaucoup préféré visiter seule son parc, elle ne voulut point refuser cette promesse à ses voisins, et répondit :

« Quand le printemps aura remplacé l’hiver, je consens à faire cette promenade à votre bras ; mais pour aujourd’hui je refuse formellement, je ne puis supporter la boue.

— Grand dieu ! qui voudrait conduire ces pieds de fée dans la boue ? reprit avec emphase M. Richard. Ah ! Margaret, quel joli tableau on pourrait faire en traçant cette frêle jeune fille marchant solitairement sous les beaux ombrages de Thorpe-Combe !

— J’y pensais justement. »

M. Brandenberry parla alors des bals de campagne, afin d’effacer un peu l’impression désavantageuse que semblait avoir produite sur l’héritière la demande de la clef du parc.

En effet, en entendant raconter des merveilles des bals d’Hereford, Sophie s’anima, et répondit que dès l’arrivée de ses tuteurs elle irait certainement aussi.

Le frère et la sœur décriaient les différentes familles qui donnaient de ces soirées. Les remarques désobligeantes se succédèrent avec promptitude, et, à la fin d’une visite démesurément longue, Sophie connaissait tous les voisins les plus éloignés, comme les plus rapprochés, et savait que, si toutes ces familles étaient très-riches, les Brandenberry étaient seuls d’une noblesse incontestable.

Sophie, quoique élevée loin du monde, sut cependant démêler le vrai du faux, dans tout ce que ses deux voisins lui racontèrent. Elle comprit aussi que tous ces compliments ne s’adressaient pas absolument à elle ; mais elle admettait parfaitement que Richard Brandenberry fût amoureux d’elle, que sa grande fortune faisait beaucoup valoir. Ce n’était pas Sophie Martin jeune fille qui le charmait, mais miss Sophie Martin Thorpe l’héritière.

Elle ne lui en voulait nullement du désir de s’approprier ainsi Thorpe-Combe, et savait fort bien que rien ne l’obligeait d’épouser celui-là plutôt qu’un autre.

Il ne lui appartenait pas d’ailleurs de veiller au bonheur de son prochain, le sien seul devant l’occuper, et elle ne se sentait pas plus disposée à quereller ses amants que son pain ou son beurre, pensait-elle en souriant à cette saillie.

Puis, prenant place à table, elle commença son excellent dîner par une soupe aux carottes, qu’elle affectionnait particulièrement.




CHAPITRE XIX.


Miss Martin Thorpe avait été en effet fort occupée ; car, tout en voulant meubler ses deux chambres le plus élégamment possible, elle cherchait tous les biais imaginables pour dépenser très-peu d’argent : aussi se voyait-elle, avec chagrin, obligée de prendre un sommelier et une autre servante. Quant à la laiterie, la cuisinière, assurait-elle, pouvait bien en prendre la direction, parce qu’elle ne voulait pas souffrir que sa maison fût remplie de domestiques. Aussi, quand mistress Barnes lui représenta que, pour une si grande famille, une laveuse à demeure était très-nécessaire, l’héritière répliqua-t-elle qu’au contraire, lorsque deux familles étaient réunies dans une habitation, il valait beaucoup mieux envoyer le linge à la blanchisseuse, afin que chacun payât le sien.

Quand toutes ces ennuyeuses nécessités furent enfin réglées, miss Martin Thorpe fit prier son notaire, M. Westley, de venir dîner avec elle, afin qu’elle pût lui parler d’une affaire très-importante.

M. Westley arriva à l’heure fixée par sa cliente, et s’étant mis à table, ils causèrent de choses insignifiantes jusqu’au moment où les domestiques ayant fini leur service, ils se retrouvèrent seuls et très-bien disposés par une excellente chère.

« Je vous ai fait appeler, monsieur, dit enfin Sophie, au sujet d’une petite maison qui se trouve dans mon parc, à une centaine de mètres de mon château. C’est une très-jolie habitation ; mais, si je ne puis rien en retirer, mon avis serait de la faire démolir et d’en vendre les matériaux.

— Mais je suppose que vous savez, miss Martin Thorpe, que vous n’avez pas le droit d’y toucher tant que le vieil Arthur Giles vivra ?

— Pas le droit de toucher à ce qui m’appartient ? reprit Sophie en fronçant les sourcils, comme elle le faisait toujours lorsqu’elle était mécontente.

— Je ne veux pas dire que vous ne puissiez pas y aller, vous y promener et même vous y asseoir ; mais j’entends que non-seulement vous ne pouvez pas la démolir, mais qu’il ne vous est même pas permis de la louer à un autre.

— Voilà qui est stupide ! Je ne comprends pas qu’on fasse des arrangements aussi insupportables pour ceux qui viennent après vous, reprit Sophie avec dépit ; cette maison est beaucoup trop jolie pour ce vieux valet ! Mais êtes-vous sûr qu’elle soit à lui sa vie durant ?

— L’acte est régulièrement enregistré, ainsi que celui qui lui assure une rente de cent guinées qui, de même que la maison, reviendrait à sa femme s’il mourait avant elle. Je crois qu’il serait difficile de vous en débarrasser.

— Je ne le demanderais pas s’il me donnait un joli loyer pour ma maison. Certainement, avec toutes mes charges, le soutien de la famille de mon tuteur pendant ma minorité, et l’obligation d’envoyer jusqu’à Londres chercher la moindre chose, car ce pays est vraiment des plus incommodes, je finirai par n’avoir plus rien pour vivre, et il me semble que si je recevais vingt guinées par an, ce qui ne serait vraiment pas la valeur de cette jolie maison, cela me ferait grand plaisir et m’aiderait un peu dans mes embarras.

— Tenez-vous tranquille, miss Martin Thorpe ; soyez sûre que vous pourrez vous tirer d’affaire sans difficultés : ce pays-ci est, au contraire, très-agréable, et je suis bien persuadé que mistress Barnes se chargera de vous procurer tout ce que vous voudrez, sans envoyer à Londres pour cela.

— Vous vous trompez, monsieur, mais là n’est point la question. Il est tard, et je craindrais d’abuser de votre complaisance : si vous prenez du café, vous en trouverez au salon. »

En parlant ainsi, Sophie s’était levée, et, après avoir aussi poliment renvoyé son invité, elle sortit sans s’occuper davantage de lui.

Le fruit des méditations de l’héritière fut une visite au vieux serviteur Arthur Giles : c’était la seconde qu’elle lui faisait depuis son arrivée. La première s’était assez mal terminée ; mais cette fois-ci la jeune châtelaine souhaita très-gracieusement le bonjour aux deux vieillards en entrant chez eux, et leur dit de sa voix la plus douce :

« Je désirerais vous parler, monsieur Giles, à propos de la toiture de votre maison. On m’a dit qu’il y aurait des réparations à faire et que, du reste, la maison ne tenait plus du tout et menaçait ruine. Il vaudrait mieux pour vous la quitter dès à présent. Je consentirais volontiers à vous donner cinq cents guinées pour vous loger ailleurs dans le village. Si, au contraire, vous n’y consentiez pas, je serais obligée de faire réparer la maison de fond en comble, parce que, comme vous n’en êtes propriétaires que votre vie durant, et qu’à votre mort la maison me reviendra, je ne puis la laisser s’écrouler ; il est de mon devoir de la faire réparer.

— Il n’y a rien à faire faire à la maison, miss Martin Thorpe, répondit le vieillard, et, quant à la quitter, je n’en ai nulle envie, je vous assure. Lorsqu’on a ses habitudes quelque part, on n’aime pas à changer, surtout à mon âge. Cependant, pour les cinq cents guinées que vous m’offriez, je vous en suis aussi reconnaissant que si je les avais acceptées. »

Sophie, qui avait toujours ses réponses préparées à l’avance, ne sut pas néanmoins quoi dire à Arthur Giles ; elle sentait ses regards et ceux de sa femme fixés sur elle, et elle craignait qu’ils ne comprissent les raisons qui l’avaient poussée à dire que la gentille petite construction était prête à tomber en ruines : aussi, prenant le seul parti qui lui restât, sortit-elle au plus vite et sans ajouter une parole à la conversation que nous venons de répéter. Lorsque les deux vieillards furent bien sûrs qu’elle était déjà loin, ils se permirent d’éclater de rire.

« Je ne pense pas qu’elle mette le feu à la maison pour se débarrasser de nous, s’écria la vieille femme en riant.

— Je ne crois pas qu’elle le fasse, Molly ; car elle comprendra que cela ne l’avancerait pas beaucoup, » répondit Arthur Giles sans retenir sa gaieté et en embrassant affectueusement son excellente femme.

Environ une semaine après son échec, miss Martin Thorpe, ayant appris qu’il allait y avoir un grand bal à Hereford, où devait se réunir la plus brillante société des environs, se hâta d’écrire à son tuteur que la maison était préparée et qu’elle était disposée à le recevoir, ainsi que sa femme et ceux des enfants qui devaient venir avec eux. Le major répondit qu’il serait, avec sa femme, Florence et les deux petits garçons, prêt à partir le jour fixé par Sophie ; en recevant cette réponse définitive, l’héritière appela mistress Barnes et lui ordonna de préparer les chambres des Heathcote en lui annonçant le jour de leur arrivée.

« Désirez-vous monter voir de nouveau les appartements de vos tuteurs, madame ? demanda mistress Barnes avec les apparences du plus profond respect.

— Eh ! non, je mets ma confiance en vous, Barnes, » répondit l’héritière, en souriant à l’idée de quitter son élégant boudoir pour grimper dans les greniers, visiter les chambres de ses parents bien-aimés.

De son côté, mistress Barnes réprima un petit sourire dédaigneux et fier, et sortant aussitôt, elle alla retrouver sa nièce Nancy dans son appartement du rez-de-chaussée.

« Ah ! Nancy, s’écria-t-elle en riant de bon cœur, elle est bien trop grande dame pour aller voir les trous où elle veut empiler les pauvres Heathcote. Si je ne lui joue pas un tour de ma façon, puissé-je ne jamais toucher un sou de mes rentes ! Mais ne craignez rien, madame la surveillante, ajouta-t-elle en souriant, je ne vous compromettrai pas dans mon complot, afin que, s’il est déjoué, je sois seule punie. Allez, ma nièce, allez parler à madame : elle veut faire arranger le salon de l’Est, et, comme c’est celui que sa famille doit habiter tous les jours, elle est occupée à chercher le moyen de le rendre inhabitable. Le soleil ne lui coûtant rien, je pense qu’elle ne fera pas boucher les fenêtres et qu’elle laissera les chauds rayons entrer dans la chambre.

— Et quel est votre hardi projet ? demanda Nancy timidement.

— Vous rappelez-vous cette chambre enfumée qui est destinée au major et à sa femme ? Eh bien ! je veux être pendue s’ils l’habitent.

— Quoi, ma tante ! vous espérez les mettre au premier, sans que madame qui y couche s’en aperçoive ? s’écria Nancy avec effroi.

— Non, certes, mais je peux les arranger très-confortablement sans descendre au premier. Je mettrai le grand lit de la chambre verte dans la chambre au midi du second étage, où la cheminée est excellente ; puis, dans la grande pièce qu’elle destinait à son tuteur, j’installe deux lits pour les petits garçons, auprès desquels je ferai coucher Betty qui les lavera et les habillera : car, tant que je pourrai l’en dispenser, la nièce de mon pauvre maître, miss Florence, ne subira pas cette humiliation. Quant à la chambre où devait coucher la jolie miss Heathcote, j’en fais un cabinet de toilette pour le major et sa femme ; de cette façon, ils pourront avoir du feu dans les deux pièces et seront beaucoup mieux.

— Et où couchera miss Florence ? murmura Nancy avec inquiétude.

— Dans la chambre qu’elle a eue à Noël.

— Oh ! ma tante ! si cela se découvre, combien de temps croyez-vous rester encore ici ?

— Aussi longtemps que je l’aurai voulu, Nancy ; car je n’ai pas, comme vous, le désir de demeurer longtemps chez cette créature. Rappelez-vous, d’ailleurs, que cette différence entre nous deux suffira pour vous faire valoir auprès de la maîtresse de céans. Mais s’il vous arrivait un jour, ainsi qu’à moi, que vous ne pussiez la voir sans dégoût, je serai là, ma nièce, et auprès de moi vous trouverez toujours un appui solide et une sincère affection. »

Ce jour-là, mistress Barnes eut le loisir de se livrer aux déménagements qu’elle avait projetés : car l’héritière, suivie de son page, sortit pour aller, à travers ses bois, visiter ses nouveaux amis les Brandenberry. Elle marchait, indifférente et froide, dans ces allées séculaires, sans éprouver la moindre émotion à la vue de cette forêt merveilleuse, quand tout à coup elle s’arrêta devant un chêne gigantesque qui couvrait de ses bras touffus une vaste étendue, au milieu de laquelle on l’avait isolé sans doute, afin de lui laisser son incroyable développement.

Jem, l’ancien page de son oncle et maintenant le sien, murmura à part lui :

« Elle ne peut cependant pas passer devant ce vieil ami de notre pauvre maître sans l’admirer ; il est heureux qu’elle daigne y faire attention. »

Tandis que Jem lui prêtait un sentiment louable, Sophie pensait avec satisfaction à la valeur énorme de cet arbre, qu’elle projetait déjà de faire abattre, ainsi que tous ceux qui étaient de belle venue dans le bois, pour les vendre et s’en faire de l’argent. Sophie Martin Thorpe trouva son amie miss Brandenberry dans le salon de sa vieille maison avec sa mère. Celle-ci tricotait un bas tandis que Marguerite raccommodait les siens, mais, en entendant annoncer miss Martin Thorpe, elle les cacha vivement sous le coussin d’une bergère et s’écria :

« Prévenez mon frère ! annoncez-lui l’honneur et le bonheur qui nous arrivent. Quelle joie, quelle félicité inespérée, chère amie ! que vous êtes aimable ! reprit la vieille fille en étouffant l’héritière dans ses bras. Vous déranger pour venir nous voir ! que vous êtes bonne ! Vous si mignonne et si élégante, mettre vos jolis petits pieds dans la crotte ! Ah ! Richard a bien raison de dire que, depuis votre arrivée dans ce pays, la grâce et le bon goût habitent à Thorpe-Combe. Mon pauvre frère, vous ne pouvez savoir comme il est changé depuis un mois ou six semaines ; il maigrit, il pâlit, et devient tellement distrait que la maison pourrait bien brûler sans qu’il s’en aperçût. »

Sophie, qui comprenait à merveille le but de toutes ces flatteries, mais qui ne les en recevait pas moins avec beaucoup de plaisir, répondit alors d’une voix attristée :

« Je regrette vivement que monsieur votre frère soit si souffrant, d’autant que je venais lui demander, ainsi qu’à vous, des renseignements sur le bal de Pâques, à Hereford.

— Vous ! Ah ! Richard deviendra fou de joie ! Il est si beau danseur ! À Paris même il était remarqué dans les bals les plus élégants ! Il est si comme il faut, si recherché dans ses manières et dans sa tenue ! Du reste, les jeunes gens issus de très-grande famille sont naturellement distingués, du moins Richard est ainsi, et cela est dans le sang.

— Mais ne pensez-vous pas qu’il soit trop souffrant pour aller à ce bal ? reprit impitoyablement Sophie.

— Oh ! grand Dieu, non ! l’idée seule de vous y rencontrer le fera mourir de joie. Richard est si passionné ! C’est un homme charmant, bon fils, bon frère ; assurément il sera…

— Je voulais vous demander des renseignements sur les moyens de me procurer une invitation, reprit vivement Sophie. Chez qui dois-je aller faire une démarche pour l’obtenir ? Je voudrais aussi, ajouta-t-elle avec un peu d’embarras, que l’on sût d’avance que j’irai à ce bal ; il me serait très-désagréable d’y arriver brusquement, sans être déjà connue ou du moins annoncée.

— Vous avez mille fois raison, et, si vous voulez suivre mon avis, miss Martin Thorpe, chargez Richard de cette commission. Il connaît tout le monde aux environs, et, en allant faire ses visites à cheval, il lui sera facile de glisser dans la conversation que miss Martin Thorpe fera, ce soir-là, son entrée dans le monde ; vous pouvez être sûre que toute la société élégante du pays sera désireuse de vous y voir, chère amie, et de vous y admirer, répondit Marguerite avec une véritable tendresse.

— Cela me conviendrait assez, reprit Sophie, et je serais fort obligée à votre frère s’il voulait prendre cette peine pour moi.

— Obligée ! de la peine ! S’il pouvait vous entendre, le pauvre garçon, quelle joie serait la sienne ! Hier encore, ce cher enthousiaste me répétait pour la centième fois qu’il n’avait jamais vu un aussi joli pied que… Mais je n’ai pas besoin de vous répéter ses pensées intimes, et je vous laisse à deviner de quel pied il parlait en ces termes chaleureux. »

Pendant cette conversation banale, en apparence du moins, M. Brandenberry échangeait sa vieille jaquette usée et sale contre un habit propre ; le fichu de coton fané qui lui serrait le cou contre une belle cravate de satin noir, dont il avait soin de dissimuler les éraillures dans des plis ingénieux ; ses gros souliers contre des bottines vernies ; et donnait enfin à ses cheveux un tour gracieux et séduisant. En ce moment il fit son entrée, et se prosternant devant Sophie, dont il avait saisi la main, il allait commencer sa litanie de compliments exagérés, quand sa sœur s’écria :

« Richard, vous rappelez-vous une conversation de date toute récente, sur certain petit pied ? »

Quoique le jeune homme ne comprît pas ce dont sa sœur voulait parler, il avait trop de confiance en son art de l’intrigue pour ne pas répondre avec un sentiment bien joué.

« De grâce, Marguerite, tenez-vous tranquille ; pas un mot de plus sur ce sujet.

— Tranquille ! Ah ! Richard, nous verrons si vous apprendrez avec calme que miss Martin Thorpe a formé le projet d’assister au bal de Pâques.

— Serait-il vrai ? Ah ! charmante Sophie, ne laissez pas cette cruelle me tuer à petit feu : car, de tous les bonheurs imaginables, celui-là est en vérité le plus cher à mon cœur et le plus ardemment souhaité. De grâce, Marguerite a-t-elle dit vrai ?

— Oui, répondit Sophie. Depuis quelque temps j’avais le désir d’aller à ce bal, et j’étais venue ce matin pour vous demander plusieurs indications nécessaires.

— Est-il possible ? Venir jusqu’ici ! Grand Dieu ! Oh ! miss Martin Thorpe ! »

Et M. Brandenberry frappait ses mains l’une contre l’autre et ne savait plus que dire.

Mais Sophie, interrompant cet accès de folle joie, le pria, comme elle en était convenue avec miss Brandenberry, de lui faire obtenir des billets et de dire à ses amis et connaissances que la nouvelle propriétaire de Thorpe-Combe, miss Martin Thorpe, comptait assister à ce bal. M. Brandenberry reprit alors de sa voix la plus timide et la plus douce :

« Oserais-je espérer le don de votre main ? »

En ce moment, il fut obligé de s’appuyer contre la muraille ; ses jambes fléchissantes avaient peine à le soutenir, et sa voix, affaiblie ne pouvait plus se faire entendre. Cependant il parvint à ajouter, non sans de grands efforts : « Pour le premier quadrille. »

Sophie, qui avait parfaitement compris la comédie de son adorateur, lui répondit gracieusement :

« Avec le plus grand plaisir, monsieur Brandenberry. »

Puis, se levant, elle prit congé de ses nouveaux amis et consentit à accepter le bras de son admirateur jusqu’à la porte du parc. Mais, en sortant de la maison, M. Brandenberry mit adroitement la conversation sur la curiosité qu’éveillerait la première sortie de la jeune miss Martin Thorpe et sur l’effet qu’elle produirait au bal ; si bien que la conversation durait encore quand ils arrivèrent en vue du château.

« Ciel ! s’écria tout à coup M. Brandenberry, ai-je bien pu venir jusqu’ici ? Que faire, mon Dieu ! Moi qui devais être prêt de bonne heure pour aller dîner avec ma sœur chez nos plus riches voisins ! Que faire ! Il y a si loin d’ici chez nous par la grande route ! Oh ! miss Martin Thorpe, que vous seriez bonne de me prêter votre clef ; je rentrerais en traversant votre parc.

— Mon page va vous reconduire, monsieur, » répondit Sophie avec grâce : car elle pensa qu’il valait mieux ne pas se dessaisir de son passe-partout aussi légèrement.

Mais tout à coup une pensée traversa son esprit : elle mourait de faim, et, en se rappelant que Jem devrait faire le tour du bois avant de mettre le couvert, elle craignit de retarder l’heure du dîner. Se retournant alors vers M. Brandenberry qui s’éloignait suivi du page, elle s’écria en le rappelant :

« Je crois, mon cher monsieur Brandenberry, que vous feriez mieux, en effet, de prendre la clef pour vous en aller. Vous voudrez bien me la renvoyer ce soir. »

Le jeune homme de quarante ans lui envoya un sourire de reconnaissance, car elle venait de combler un de ses vœux les plus chers, et congédiant le page, il partit comme un trait à travers ces bois épais qu’il enviait tant à la jeune héritière. En les traversant, il les admirait encore et se disait que, malgré la laideur et la méchanceté de leur propriétaire, il était prêt à échanger par un contrat sa liberté, son respect et son obéissance, contre le bien-être dont elle jouissait.




CHAPITRE XX.


Le jour de l’arrivée du major vint enfin. Le temps était magnifique, et la famille entra à bon port dans ce château où elle allait, bien à contre-cœur, passer une longue et interminable année. Le major paraissait triste ; sa femme se rappelait, non sans appréhension, le caractère de Sophie ; personne ne parlait, sinon les deux petits garçons, qui admiraient bruyamment le paysage et les bois qui entouraient le château de leur cousine.

Quand le major descendit de voiture, après avoir déposé les petits garçons à terre, il tendit la main à sa fille et lui dit affectueusement :

« Vous êtes bien pâle, ma pauvre Florence !

— Vraiment ? Le voyage m’aura fatiguée. Mais il m’a fait cependant grand plaisir. »

Le valet les introduisit, selon les ordres de miss Martin Thorpe, dans le salon de l’Est ; il était vacant, Sophie n’ayant pas jugé nécessaire de descendre pour recevoir son tuteur.

Malgré ce manque d’égards qui blessa seulement le major, Florence et sa belle-mère éprouvèrent un charme infini en entrant dans ce salon qui leur rappelait sir Charles, sa grâce, sa bonté, ses lectures intéressantes, ses conversations, et par suite, son amour et ses propositions de mariage.

Mais le major, qui espérait trouver sa pupille, à son arrivée chez elle, prête à lui faire les honneurs de sa nouvelle habitation, se tourna vivement vers Jem, qu’il avait reconnu pour le domestique attaché à la personne d’Algernon pendant les fêtes de Noël, et lui demanda :

« Où est votre maîtresse, Jem ?

— Madame est chez elle, monsieur, répondit le jeune valet, honteux des ordres insolents qu’on lui avait donnés.

— Chez elle ! répéta le major avec étonnement. Je sais fort bien que ce château lui appartient ; mais je trouve absurde de nous introduire dans une pièce où elle n’est pas. Allons, Jem, conduisez-nous près de ma nièce. »

Si Jem n’avait pas déjà, deux ou trois fois introduit du monde dans le salon du premier, il aurait peut-être hésité à obéir au major ; mais Sophie ayant oublié de donner des ordres précis à ce sujet, le page guida le major vers l’appartement particulier où miss Martin Thorpe s’était bien promis de ne pas le recevoir, ni lui, ni personne de sa famille.

Cependant, quand le major entra dans son salon, miss Martin Thorpe le reçut assez gracieusement, et s’avançant vers lui en lui tendant la main :

« Comment vous portez-vous, major Heathcote ? J’allais descendre auprès de vous, dit-elle ; je vérifiais les comptes de la semaine. Descendons maintenant au salon de l’Est, qui vous est destiné pendant votre séjour chez moi. J’ai fait arranger cette pièce afin de pouvoir m’y retirer et travailler sans déranger personne et sans que personne me dérange. »

En disant ces mots, Sophie attira son tuteur vers la porte, pour qu’il n’eût pas le loisir d’examiner les nombreux embellissements des deux vieilles chambres de M. Thorpe. Mais, quoiqu’il ne fît pas d’observations, il remarqua parfaitement la richesse des tentures et l’élégance de l’ameublement. En entrant au salon de l’Est, Sophie tendit deux doigts à sa tante, effleura la jolie joue de Florence du bout de son nez et murmura négligemment :

« Bonjour, Frédéric ; et comment allez-vous, Stephen ? »

Florence, en voyant la physionomie hautaine et étudiée de la petite orpheline que son père avait élevée par charité, se sentit prête à éclater de rire ; mais le souvenir de sir Charles détourna bientôt ses idées, car son cœur et son esprit étaient en Italie. Cependant la bonne mistress Heathcote n’était pas aussi calme que sa belle-fille. Cette réception froide et impertinente lui faisait encore regretter plus amèrement sa modeste habitation de Bamboo-Cottage, et son cœur saignait en entrant dans cette élégante maison, d’où l’indulgence et le charme affectueux, semblaient avoir disparu avec l’excellent M. Thorpe.

Le major, voyant l’embarras de sa femme, la dignité glaciale de Sophie, et ses deux petits garçons prêts à pleurer, s’écria avec une gaieté forcée :

« Eh bien ! Poppsy, voilà un bien joli salon, n’est-ce pas ? Et vous, mes enfants, vous serez bien contents de courir tout le jour dans ce beau jardin ? Mais si vous dînez à six heures, Sophie, nous ferons bien d’aller nous habiller tout de suite, car il commence à se faire tard.

— Oui, en effet, et je vais appeler Barnes pour qu’elle vous conduise à vos chambres, » répondit miss Martin Thorpe, très-satisfaite de la résignation avec laquelle non tuteur endurait ses mauvais procédés.

Puis s’adressant à mistress Barnes, qui entrait au salon pour guider les nouveaux venus :

« Conduisez mes parents à leur appartement, mistress Barnes, dit-elle. On a monté les bagages, n’est-ce pas ? Je suppose que vos enfants ont dîné ? continua-t-elle en se tournant dédaigneusement vers sa tante.

— Mais non ! répondit vivement le petit Frédéric.

— Si madame y consent, je me chargerai de leurs repas, que je leur ferai prendre dans ma chambre, afin de pouvoir mieux les surveiller, » murmura mistress Barnes à l’oreille de sa maîtresse, qui en ce moment congédiait sa famille et rentrait chez elle.

Une inclination de tête fut la réponse affirmative de miss Martin Thorpe, qui referma sur elle la porte de son appartement.

« Où est notre chambre, mistress Barnes ? demanda le major en s’arrêtant au premier étage. Je présume que c’est celle que nous avons eue à Noël ?

— Non, monsieur ; miss Martin Thorpe a fait préparer votre appartement à l’étage supérieur. »

Décidé à ne se fâcher de rien, le major ne répondit pas et suivit la femme de charge, sans même murmurer une plainte à l’oreille de sa chère Poppsy, jusqu’à la chambre aérée, propre et confortable, que mistress Barnes avait fait arranger à leur intention.

« Maintenant, quand j’aurai conduit miss Heathcote à sa chambre, dit mistress Barnes en introduisant le major et sa femme dans les leurs, j’enverrai une bonne laver les enfants avant leur dîner, et je mettrai ma nièce Nancy à la disposition de mistress Heathcote. »

Florence fut très-reconnaissante à sa petite cousine de l’avoir remise dans la jolie petite chambre qu’elle avait précédemment habitée ; et ses esprits se reportant vers cette époque, elle se prit à penser à son charmant fiancé, et devint aussi belle sous sa petite robe de laine noire, que Sophie était laide et guindée dans sa robe de soie à volants.

Aussitôt qu’elle fut prête, elle descendit et voulut se rendre au salon, mais il était fermé ; le valet lui ouvrit la porte du salon de l’Est, où son père et sa mère étaient déjà réunis, et ce ne fut que lorsqu’on annonça le dîner que miss Martin Thorpe daigna descendre à son tour.

« Vous n’habitez donc pas le grand salon, Sophie ? demanda le major en passant dans la salle à manger où le dîner était servi.

— Non, répondit-elle assez poliment ; l’ameublement en est très-élégant, la soie est presque comme neuve, et il serait malheureux de s’y tenir habituellement.

— Et c’est sans doute pour économiser ces vieux meubles que vous en faites faire de neufs pour votre chambre du premier ?

— Non, monsieur ; mais j’avais besoin d’un cabinet pour écrire, lire, recevoir mes visites, et pouvoir au besoin rester un peu seule.

— Mais était-il nécessaire, ma chère Sophie, d’orner et de meubler ce cabinet de travail aussi richement qu’un boudoir ? »

L’héritière devint rouge de dépit ; mais, tâchant de retenir les impertinences qu’elle était prête à répondre à son tuteur, elle reprit avec hauteur :

« Monsieur Thorpe, mon oncle regretté habitait ces deux chambres, et je ne croyais pas mériter de reproches en gardant pour moi l’appartement qu’il s’était choisi.

— Des reproches, ma chère enfant ! mais je ne vous en fais pas et n’ai pas l’intention de vous en adresser, reprit le major qui ajouta en soulevant son verre : Trinquerai-je avec vous, Sophie ? »

Miss Martin Thorpe tendit son verre au sommelier, qui y versa quelques gouttes de vin, et but à la santé de ses hôtes. À partir de ce moment, la conversation devint languissante. Le major parlait seul et sans gaieté ; Florence rêvait ; Sophie prenait des airs de grande dame, et mistress Heathcote, se rappelant l’élégance et le confortable du service et du repas lors de son premier voyage à Combe, les comparait à ce qu’elle voyait maintenant.

Quoiqu’il y eût à manger suffisamment pour quatre personnes, le dîner était mal choisi et mal accommodé. Il se composait d’une entrée de poisson trop salé, d’un petit rôti de mouton et d’un plat de choux.

Sophie, à qui l’émotion, sans doute, avait ôté l’appétit, ne mangea qu’une petite tarte aux pommes qu’elle prit en entier pour elle.

Quoiqu’il n’y eût point de dessert, mistress Heathcote, craignant que ses petits garçons ne regrettassent leurs habitudes d’enfance, se hasarda à dire :

« Frédéric et Stephen peuvent-ils entrer dans la salle comme de coutume, Sophie ?

— Si cela vous fait plaisir, mistress Heathcote ; je ne vous refuserai pas mon autorisation ; mais rappelez-vous seulement que, lorsque j’aurai du monde, je désire que cette faiblesse soit omise. »

Ainsi se passa le premier dîner de famille à Thorpe-Combe, après que miss Martin Thorpe en eut pris possession.




CHAPITRE XXI.


La patience résignée du major et de sa famille avait d’autres causes que la douce humeur et le charmant caractère de ces excellentes gens. D’abord le pays était beau et l’air excellent pour les enfants. Puis, dans sa dernière lettre, sir Charles Temple avait donné plein pouvoir au major sur ses domestiques, sa maison, sa belle bibliothèque, ses bois, son parc et ses jardins ; sur son gibier et sur ses armes ; enfin, il avait ordonné que l’on nettoyât et remeublât un petit pavillon de chasse, situé dans la plus belle partie des bois et tout près du domaine de sa pupille, afin que les deux petits garçons pussent s’y reposer dans leurs promenades et leurs courses journalières.

Il fallait connaître à fond le caractère de Sophie pour pouvoir bien apprécier la délicatesse des procédés du jeune et charmant baronnet : aussi les Heathcote furent-ils profondément touchés de ses attentions, et mistress Heathcote versa-t-elle des larmes de joie en pensant que ses chers enfants pourraient courir et s’amuser autour du belvédère de leur ami.

Peu à peu cette jolie pièce au milieu des bois devint le salon de la famille Heathcote. Le major en fit le centre de ses occupations ; sa femme y accumula petit à petit ses nombreux paniers à ouvrage ; les enfants y apportèrent leurs jouets et leurs livres, et enfin Florence y déposa le petit pupitre qui contenait le récit de sa vie depuis le jour où elle avait reçu de sir Charles une lettre qui finissait ainsi :

« Que je vous serais reconnaissant si vous consentiez à garder un registre de tout ce que vous ferez, lirez et direz, je n’ose dire penserez, des promenades que vous ferez, particulièrement quand vos petits pieds adorés se tourneront vers Temple, et des moments, courts sans doute, mais bénis, où vos tendres pensées s’étendront jusqu’à l’homme qui vous idolâtre ! »

Miss Martin Thorpe était si occupée de son prochain bal, qu’elle ne s’apercevait nullement de la désertion de ses hôtes. Cependant elle ne négligeait pas de compter chaque jour combien ses convives affamés, disait-elle, lui dévoraient de viande, de beurre et de pain, et prêchait l’économie tous les matins davantage.

Les conseils de M. et miss Brandenberry lui étaient bien précieux en cette occasion : car M. Richard lui avait affirmé qu’il était inutile de prendre quatre chevaux pour se rendre au bal d’Hereford, ni plus de deux valets pour l’y suivre ; les Harisson, les Pontefract, les Neville et les Templeton, ne faisaient jamais autrement. Puis il lui avait remis un paquet contenant six billets que les commissaires du bal priaient miss Martin Thorpe d’accepter.

Mais tous ces services n’étaient rien auprès de celui que miss Brandenberry rendit, sans même s’en douter, à son amie, tout en causant un matin avec elle dans son petit salon de perse parsemé de bouquets élégamment jetés sur un fond souris-clair.

« Quel bonheur que vous soyez si bien en noir, chère miss Martin Thorpe ! car en général le grand deuil est laid au bal ; cependant on prétend qu’aucune couleur ne fait mieux ressortir les diamants, et évidemment vous mettrez tous vos diamants à Hereford, n’est-ce pas ?

— Lorsque je serai majeure, répondit Sophie en rougissant beaucoup, il me faudra certainement des bijoux ; mais jusqu’à ce moment je dois à la mémoire de mon cher oncle de ne pas acheter de diamants ni autres choses du même genre.

— Acheter ! grand Dieu non, chère miss Martin Thorpe. Quand on a le bonheur de posséder d’aussi merveilleux diamants que ceux qu’avait autrefois mistress Thorpe, on n’a certes pas besoin d’en acheter. »

Sophie rougit et pâlit tour à tour, puis resta muette assez longtemps pour se remettre de son émotion.

Était-il bien possible qu’elle eût des diamants ? mais avaient-ils été enlevés avant son entrée en possession, et par qui ? Le notaire ? le major ? sir Charles Temple ? mistress Barnes ? qui sait ? Et le cœur de l’avare battait à briser sa poitrine ; car elle n’avait pas trouvé le moindre bijou dans sa maison.

Cependant elle se rappelait qu’en recevant les clefs des coffres, armoires, portes et cabinets des mains de M. Westley, celui-ci lui avait dit :

« Voici, madame, les clefs des meubles contenant des valeurs de tout genre, que je ne connais pas, mais dont vos tuteurs vous autorisent à prendre possession. »

En recevant ces clefs, Sophie avait fait ouvrir quelques cabinets qui donnaient dans la chambre qu’habitait M. Thorpe ; mais n’y ayant rien trouvé d’intéressant, elle les avait livrés, ainsi que deux ou trois autres qu’elle n’avait pas visités, aux ouvriers qui les avaient nettoyés en réparant son appartement. S’il y avait réellement des diamants, ils étaient dans ces cabinets : aussi les dévorait-elle des yeux et brûlait-elle de voir partir ses nouveaux amis ; mais ceux-ci semblaient avoir pris racine dans leurs fauteuils. Ne pouvant supporter un plus long martyr, Sophie se leva brusquement et, prétextant le désir de se promener un peu, elle voulut les accompagner immédiatement, afin de jouir plus longtemps, dit-elle, de leur aimable compagnie.

Les deux Brandenberry exprimèrent leur bonheur en des termes passionnés et flatteurs qui, quoique ordinairement très-doux aux oreilles de l’héritière, ne lui faisaient pas trouver le temps plus court en ce moment.

Enfin quand, tout en causant, ils furent arrivés assez loin pour que miss Brandenberry ne pensât pas à revenir au château avec elle, miss Martin Thorpe lui souhaita tout à coup le bonjour et voulut s’éloigner rapidement.

Mais M. Brandenberry, se précipitant devant elle s’écria avec un accent passionné qui toucha beaucoup son idole :

« Quand la terre, en s’ouvrant entre nous, mettrait un gouffre enflammé sous mes pieds, je le traverserais, même au prix de ma vie, plutôt que de vous laisser vous exposer toute seule dans ces lieux déserts.

— Oh ! mais, monsieur Brandenberry, il n’y a aucun danger pour moi dans mes propres bois.

— Grand Dieu ! que dites-vous, trop chère miss Thorpe ? Il existe des dangers terribles, que votre innocente pureté vous laisse ignorer. Non, je ne souffrirai pas que vous retourniez seule. Quant à vous, ma sœur, vous voilà presque arrivée ; rentrez à la maison. »

En disant ces mots, le fougueux amoureux prit le bras de l’héritière et continua la route jusqu’au château, en débitant de ces phrases calculées et véhémentes que Sophie entendait ordinairement avec plaisir, mais qui, ce jour-là, n’avaient pas le pouvoir de lui faire oublier, même un instant, l’étrange disparition des merveilleux diamants.

Miss Martin Thorpe comprenait fort bien que tout cela avait pour but un tête-à-tête dans son petit boudoir ; mais, bien décidée à ne pas prolonger son anxiété, l’avare s’arrêta résolûment à la grille qui séparait le parc des jardins dessinés autour de la maison, et dit assez gracieusement à son trop empressé voisin :

« Il faut maintenant nous séparer, monsieur Brandenberry.

— Le faut-il ? répondit l’amoureux en la regardant d’un œil languissant.

— Adieu, monsieur Richard ; nous nous reverrons demain, j’espère ?

— Puissent les anges du ciel vous prendre sous leurs ailes ! Mais, ô ciel ! que vois-je ? continua-t-il tandis qu’elle cherchait à ouvrir la grille ; d’aussi jolies petites mains doivent-elles toucher du fer ? Permettez-moi de vous éviter cette peine. »

Et en disant ces mots il serrait avec passion la main osseuse de Sophie, qui, perdant enfin patience, la retira brusquement. Ce mouvement décida le ci-devant jeune homme à quitter la place. Il jeta sur la riche héritière un dernier regard en murmurant d’une voix tendre : « Charmant tyran ! » Puis reprenant à haute voix : « Adieu ! adieu ! » il s’enfuit à travers les bois avec toute la grâce et l’agilité d’un jeune homme de dix-huit ans.




CHAPITRE XXII.


Dès qu’elle fut seule, miss Martin Thorpe gravit rapidement les marches qui menaient à son appartement, et passa sans retard l’inspection des fameux cabinets. Elle les ouvrit successivement, mais en vain, n’y trouvant, outre quelques lettres, que des bagatelles sans valeur. Cependant les paroles de Marguerite Brandenberry donnaient à réfléchir, et tout faisait supposer à l’héritière que ses diamants lui avaient été soustraits, quand tout à coup elle sentit comme un ressort se détendre sous ses doigts ; tous ses efforts se réunirent sur ce point, il céda bientôt à sa pression ; une planchette glissa dans une coulisse, et miss Sophie demeura éblouie de l’éclat lumineux de ses chères idoles. Quoiqu’elle eût parfaitement fermé les portes de son appartement, elle n’en courut pas moins s’en assurer de nouveau, dans la crainte que d’autres qu’elle ne pussent jouir de la vue de ses trésors. Oui ! il y avait là des diamants ! des diamants d’une beauté surprenante, et qui jetaient un éclat merveilleux. Si Sophie avait été une femme plus expansive, elle les eût certainement embrassés avec frénésie ; mais, dans sa froideur invincible, elle se contenta de les retirer délicatement de leur nid de coton et de les contempler lentement, tout en les pesant dans le creux de sa main. Jamais elle n’avait été aussi heureuse qu’en ce moment. Elle pressait, comme pour les dérober aux regards jaloux, les diamants contre sa poitrine et sur son petit cœur égoïste, et peu à peu elle finit par tomber dans une sorte d’extase presque folle et se prit à les regarder encore avec passion.

Cependant elle avait une trop grande force de volonté pour ne pas vaincre bientôt son émotion. Aussi parvint-elle à sonner sa femme de chambre pour l’habiller, et, quand elle rejoignit ses invités, son visage avait repris son expression habituelle. Son tuteur lui ayant demandé pendant le dîner d’où venait qu’elle ne mangeait plus, elle qui avait autrefois très-bon appétit, elle répondit assez poliment et sans se troubler : « C’est que j’ai goûté un peu tard, et cela dérange pour le dîner. »

Miss Martin Thorpe avait pris l’habitude de se retirer dans son appartement aussitôt qu’on était sorti de table, d’y prendre seule son café, et de ne plus reparaître de la soirée.

Mais ce jour-là elle n’agit pas de la même façon : après avoir dégusté avec ivresse un excellent moka, elle se rendit au salon de l’Est, où elle trouva la famille réunie et toute confondue de la voir entrer, contre son usage. En apercevant sa cousine, Florence sortit avec les deux enfants et les conduisit chez mistress Barnes. Rien ne pouvait mieux convenir à l’héritière que la désertion de ces trois êtres qu’elle détestait ; car elle venait précisément au salon dans le but d’annoncer son intention d’assister au bal d’Hereford et d’insinuer adroitement que, vu sa grande jeunesse, Florence devait s’abstenir d’y aller. Mais le major et sa femme ne pensaient pas ainsi : cette dernière déclara avec une certaine fermeté que, si cela amusait Florence, on l’y conduirait, et que, dans le cas où quelqu’un s’y opposerait, elle refuserait elle-même d’y accompagner miss Martin Thorpe.

Sophie, comprenant que cette décision serait irrévocable, n’insista pas davantage et prit le parti d’accepter ce qu’elle ne pouvait pas empêcher.

Nous laisserons mistress Heathcote et sa charmante fille se consulter sur leurs toilettes, et nous suivrons M. et miss Brandenberry dans le boudoir sacré de leur amie. Sophie les attendait avec impatience : d’abord elle tenait à leur faire oublier ce qu’il y avait eu de brusque et d’incivil dans sa manière d’être de la veille ; puis, quoique l’idée d’épouser un homme ruiné, sans titres, sans manoir et sans aïeux, ne lui fût jamais venue, elle n’en voulait pas moins le retenir auprès d’elle, afin d’en faire une espèce de cavalier servant, jusqu’à nouvel ordre. Aussi eut-elle soin de le gratifier de sourires et d’œillades provocantes auxquelles il sut répondre de la même façon ; puis, espérant ainsi avoir fait oublier sa brusquerie charmante de la veille, elle se hasarda à dire :

« Vous rappelez-vous, chère miss Brandenberry, qu’en vous reconduisant hier, je reprochais à mes diamants d’être montés à l’ancienne mode ?

— Richard et moi n’oublions jamais un mot de ce que vous avez daigné nous dire.

— Eh bien ! si vous vous rappelez mon exaspération contre mes riches joyaux, vous allez me trouver bien capricieuse quand vous saurez que maintenant je désire les mettre tous pour ce bal.

— Que je suis aise de votre nouvelle décision, chère miss Martin Thorpe ! Et comment comptez-vous porter ces diamants merveilleux ?

— Si je ne craignais pas de déplaire à M. Brandenberry en le laissant seul ici, je vous prierais de m’accompagner dans ma chambre ; nous chercherions ensemble un moyen d’employer dans ma coiffure quelques épingles assez jolies.

— Lui déplaire ! à lui ! Ah ! chère amie ! il aura assez à penser sur tout ce que vous lui avez dit aujourd’hui. Le cher enfant vous… admire tant ! »

Et là-dessus les deux amies entrèrent dans la pièce voisine. Sophie ouvrit le tiroir qui renfermait ses richesses, et étala devant son amie une masse de diamants magnifiques, montés en broches, d’autres en bracelets, en boucles d’oreilles, en épingles et en boutons.

« Quelles merveilles ! s’écria miss Brandenberry. Que vous serez belle avec tout cela ! car vous les porterez tous, n’est-ce pas ? dans vos cheveux et sur vous.

— Si je me décide à en mettre quelques-uns, je puis bien les porter tous, reprit Sophie avec une apparente indifférence.

— Laissez-moi vous les essayer, je vous en supplie. Je vois si bien comment ils devraient être placés ! Asseyez-vous, je vais vous parer.

— Comme vous voudrez, chère amie ; seulement je crains que votre frère ne soit fâché de mon impolitesse.

— Vous, impolie ! vous, dont il vante toujours les manières distinguées, la grâce et la tenue ! Mon pauvre frère ! il devient fou en vous voyant ! Et quand il parle de vous, c’est alors qu’il s’exalte, s’enflamme et… Il me faudrait un velours noir pour retenir vos boutons, » continua Marguerite avec plus de calme ; et, sans attendre de réponse, elle se mit à retourner tous les tiroirs si minutieusement rangés par Sophie, jusqu’à ce qu’elle eût trouvé ce qu’elle désirait.

Elle échafauda alors sur la petite tête de l’héritière autant de broches, d’épingles, de boutons et de bandeaux qu’il en put tenir ; mais hélas ! en arrivant aux boucles d’oreilles, la tendre Marguerite s’aperçut que les oreilles épaisses et noires de Sophie n’étaient pas percées. Heureusement miss Brandenberry était très-ingénieuse ; elle prit aussitôt une aiguille et du fil pour coudre les brillants après le velours qui entourait la tête de son amie, et les faire pendre le plus près possible de l’oreille. Quand la coiffure fut terminée, Marguerite entr’ouvrit le peignoir de l’héritière, posa le collier sur son cou, les bracelets à ses bras et la broche à son corsage.

« Il faut que Richard vous voie ! s’écria alors l’adroite habilleuse. Ce serait cruel de le lui refuser : vous êtes si belle ainsi ! » Et, tout en disant cela, Marguerite ouvrit la porte de communication et s’écria : « Venez, Richard, venez, et dites franchement ce que vous pensez de notre belle amie, miss Martin Thorpe.

— Ce que j’en pense ! Ah ! Marguerite ! pourquoi m’avoir appelé ?

— Pauvre garçon, quelle émotion ! Mais, Richard, ne tournez pas la tête ainsi. Si vous ne regardez pas miss Martin Thorpe, elle sera dans son droit en supposant que vous la trouvez laide.

— Ah ! Marguerite ! vous êtes sans pitié, » s’écria le jeune homme en s’appuyant contre la fenêtre ; puis, reprenant quelque force, il revint vers Sophie, que cette scène flattait infiniment, et lui dit : « Croyez, miss Martin Thorpe, que je rougis de ma faiblesse ; mais soyez persuadée aussi que, lorsque toute la société d’Hereford vous verra, telle que vous venez de m’apparaître, elle appréciera du premier regard quelle adorable personne M. Thorpe lui a donnée pour voisine. »

Après ce discours prononcé d’une voix émue, le frère et la sœur quittèrent leur amie, qui, dès qu’elle fut seule, ôta et resserra ses diamants dans leur nid de coton. Elle sourit avec satisfaction au souvenir de l’admiration qu’elle inspirait à Richard, mais sans pour cela songer à partager sa fortune avec lui.




CHAPITRE XXIII.


Quoique miss Brandenberry eût insinué avec art que le grand carrosse de Sophie pouvait facilement tenir six personnes, il ne conduisit au bal que les trois Heathcote et Sophie, qui n’osait pas remuer dans la crainte de démolir son échafaudage de diamants. Bien en avait pris à miss Martin Thorpe de se couvrir ainsi de rayons qui devaient fixer tous les regards : car, quoique Florence fût sans dot, qu’elle n’eût qu’une petite robe blanche nouée à la taille par un ruban noir, et que ses beaux cheveux fussent simplement nattés, sans fleurs ni ornements, sa beauté miraculeuse ne pouvait manquer de charmer tous les hommes et de faire beaucoup de tort à sa cousine.

Plusieurs familles qui connaissaient déjà Sophie demandèrent à être présentées aux Heathcote ; d’autres désirèrent faire la connaissance du major et de sa pupille, et, quoique le bruit que Florence était pauvre se répandît bientôt, quelques jeunes gens des meilleures familles sollicitèrent l’honneur de danser avec elle. Les chevaux de louage des Brandenberry ayant failli les verser en route, le frère et la sœur n’étaient pas encore au bal lors de l’entrée bruyante de miss Martin Thorpe, qui était cependant arrivée assez tard pour supposer que toute la société devait être réunie. Aussi Richard, qui avait engagé depuis si longtemps l’héritière pour la première contredanse, fut-il très-désappointé, lorsqu’il mit le pied dans la salle du bal, de la voir prendre place au quadrille avec lord Thelwell.

« Allez lui rappeler sa promesse, s’écria Marguerite, sans quoi elle vous en voudra à la mort, et faites toujours semblant de mourir d’amour, puisque cela la flatte. »

Richard alla se poster près de Florence, qui faisait vis-à-vis à sa cousine, et il affecta de dévorer du regard sa chère héritière. Sophie fut satisfaite de cette admiration muette, mais assez apparente pour que toute l’assistance pût s’en apercevoir. Elle espérait que cela devait la poser en femme irrésistible.

Ce qui ne lui plut pas autant, c’est que son danseur, lord Thelwell, ne lui dit pas un mot en dansant, qu’il ne parla qu’à Florence, et que, non-seulement il lui demanda de danser avec elle, mais qu’il voulut aussi être présenté à sa famille.

M. Brandenberry profita de la colère de Sophie contre son danseur pour venir lui raconter son aventure et faire valoir sa tendresse en faisant remarquer les attentions de lord Thelwell et des autres jeunes gens pour Florence et sa famille.

Aigrie par ces insultes, Sophie commença une querelle à son adorateur ; mais celui-ci sut la désarmer par des regards passionnés ou languissants tour à tour, et par les paroles ardentes qu’il savait si bien débiter. En somme, elle consentit à danser avec lui, et elle excusa ses fautes et ses oublis pendant le cours de la contredanse en faveur des distractions qu’elle croyait lui causer.

Pendant ce temps, Florence dansait avec lord Thelwell, dont elle écoutait les compliments et les galanteries avec l’indifférence qu’éprouve l’amour sincère pour tout ce qui n’est pas l’objet aimé. Miss Brandenberry, qui ne dansait pas, était uniquement préoccupée par un étranger, d’une complexion très-brune, qui se promenait au bras du comte de Broughton, père de lord Thelwell, et qui fixait aussi l’attention de tous les assistants par sa figure et ses manières singulières.

Cet étranger, très-noir de peau, était complètement chauve, et le peu de cheveux qui lui restaient derrière la tête étaient déjà grisonnants ; il portait une longue et fine moustache qui lui donnait l’air d’un Chinois, et accompagnait chacune de ses paroles de petits gestes prompts et secs qui achevaient de le rendre fort étrange. Enfin, quel qu’il fût, et chacun, à commencer par miss Brandenberry, grillait du désir de le savoir, ce devait être un personnage important, puisque son noble interlocuteur, le comte de Broughton, lui accordait toute son attention et se penchait vers lui pour ne pas perdre un mot de sa conversation. Miss Brandenberry, ne pouvant satisfaire sa curiosité, se disposait à aller chercher des détails et des renseignements auprès de ses connaissances, lorsque le quadrille finit et ramena Sophie et Florence à leur place. Marguerite se crut obligée de rester pour faire sa cour et s’assurer que Sophie ne lui en voulait pas ; mais, ô bonheur ! lord Broughton s’approchait, ainsi que lord Thelwell et l’étranger, de la place où les habitants de Thorpe-Combe étaient assis.

« Il me semble qu’ils s’approchent de nous, murmura miss Brandenberry ; auriez-vous appris quel est cet étranger, miss Florence, et pourriez… ? »

Cette question fut interrompue par lord Thelwell, qui s’adressait à Sophie en ces termes :

« Voulez-vous me permettre, miss Martin Thorpe, de vous présenter mon père, lord Broughton ? »

Sophie fut un moment embarrassée par le grand air et les manières recherchées des deux gentilshommes ; mais se rappelant aussitôt qu’elle était miss Martin Thorpe, de Thorpe-Combe, qu’elle possédait un service d’argenterie somptueux et quatre fois plus de diamants que lady Broughton elle-même, elle reprit son aplomb en répondant :

« Très-heureuse, messieurs. »

Lord Broughton demanda à être présenté au major, à sa femme et à sa fille, et leur présenta, ainsi qu’à Sophie, l’étranger, objet de l’attention et de la curiosité générales, sous le nom de : « M. Jenkins. »

Quand l’orchestre rappela les danseurs, M. Jenkins invita Sophie, au grand étonnement de miss Brandenberry, qui le trouvait trop vieux et trop étrange pour danser.

Les deux gentilshommes s’éloignèrent alors ; le major conduisit sa femme et sa fille prendre quelques rafraîchissements, et les Brandenberry restèrent seuls, Richard étant bien décidé à ne pas danser avec d’autres que Sophie, pour ne pas gâter ses affaires.

« Vous avez raison d’agir ainsi, mon frère : elle est si susceptible ! un rien peut la fâcher et perdre du même coup le fruit de tous nos efforts.

— Oui ; lorsqu’on entreprend une partie aussi difficile, il faut la jouer serré. Il n’y a rien à craindre de la part de son danseur actuel, Marguerite, et quant à lord Thelwell, il a été fort peu aimable pour elle. Grand Dieu ! que ce Jenkins est affreux ! Je suis vraiment très-reconnaissant à lord Broughton de l’avoir présenté à Sophie.

— Certes, c’est très-heureux pour vous. Vous l’inviterez encore quand elle reviendra, et elle n’aura eu que vous d’aimable cavalier pendant toute la soirée. Est-ce une assez bonne chance ? »

Quand M. Jenkins ramena miss Martin Thorpe, Richard offrit son bras pour la conduire au buffet. Rien ne pouvait être plus agréable à Sophie, qui accepta avec empressement. Richard fut assez heureux pour lui trouver une place à table et rester derrière elle à lui servir des friandises et des compliments. Après s’être un peu restaurée, Sophie reprit le bras de son adorateur, et il la conduisit dans un salon moins fréquenté, où, s’asseyant près d’elle sur un sofa isolé, il eut le courage de solliciter la faveur d’un doux tête-à-tête.

Sophie voulut bien y consentir, mais elle profita de l’occasion pour dire perfidement à Richard et d’une voix un peu triste :

« Vraiment, monsieur Brandenberry, j’en suis à regretter d’avoir amené Florence à ce bal. Je crains que ceux qui la voient ici, à commencer par ce lord Thelwell, ne se fassent illusion sur l’état de sa fortune, et ne s’imaginent qu’elle puisse jamais épouser un gentilhomme. Ce que je vous dis là me coûte beaucoup, croyez-le bien, monsieur Brandenberry ; mais il me semble qu’il est de mon devoir d’éclairer les aveugles en disant la vérité. Cette pauvre fille que vous voyez causer si librement avec le vicomte a, je suis sûre, moins d’argent à elle que ma cuisinière ou ma vachère. Vous devez comprendre combien cette révélation m’est pénible à faire, même à un ami comme vous, monsieur Brandenberry ; cependant je dois vous en faire part, afin que vous fassiez connaître partout ce que je vous confie. Je ne veux pas que plus tard on m’accuse d’avoir cherché à donner le change sur la vraie position de ma cousine pour faciliter son établissement.

— Comment donc ! mais vous avez mille fois raison et vous êtes d’une bonté charmante, trop chère miss Martin Thorpe, répondit Richard avec une admiration passionnée. Il y a tant de candeur dans vos actions et dans vos sentiments ! Ah ! vous me ravissez ! Oui, chère amie, il sera fait ainsi que vous le désirez ; je mettrai votre conscience à l’abri de tout reproche en dévoilant le secret que vous gardez si fidèlement. Mais, tendre Sophie, vous ne pouvez encore savoir, continua M. Richard en enfonçant chacune de ses paroles comme des épingles dans le cœur de l’héritière, l’effet que produit sa beauté sur tous les hommes qui sont ici. Croiriez-vous que cette jeune fille, simplement habillée de blanc, qui me paraît à moi, dont le cœur est charmé par une autre, fort ordinaire, et m’est, je vous assure, tout à fait indifférente, pendant tout le temps que vous dansiez avec M. Jenkins et que je vous suivais avec adoration, était tout autour de moi l’objet de l’admiration générale ? On ne s’occupait nullement de vous, à peine vous voyait-on, tandis que chacun parlait d’elle, de cette merveille de jeunesse, de grâce, de beauté et de simplicité, et les hommes les plus nobles et les plus recherchés assuraient qu’elle était destinée à faire l’ornement des bals et le tourment des cœurs sensibles. »

L’héritière ne perdait pas un mot de ce récit ; elle se mordait les lèvres avec rage pour ne pas éclater. Quoi ! sa fortune, son nom, son argenterie, ses bois et ses diamants, tout était effacé par le minois d’une petite cousine sans dot !

Il est peu probable que cette confession ait été aussi favorable à M. Brandenberry qu’il l’avait espéré ; mais elle n’en produisit pas moins un effet incroyable sur Sophie. Une nouvelle passion naissait déjà sourdement au fond de son cœur, et elle quitta le bal en lançant des regards de feu sur sa jolie cousine, toute joyeuse encore des plaisirs de la soirée.




CHAPITRE XXIV.


Le lendemain matin, à une heure très-matinale, lord Broughton et son ami M. Jenkins arrivèrent à Thorpe-Combe, et firent demander le major Heathcote et miss Martin Thorpe. Le major, sa femme et sa fille, étaient déjà installés, suivant leur habitude, dans le pavillon de sir Charles ; mais Sophie se tenait dans son boudoir avec miss Brandenberry, cherchant avec elle les défauts, les ridicules et le côté attaquable de toutes les personnes, hommes et femmes, qu’elles avaient vus au bal la veille. En entendant annoncer les deux visiteurs, Sophie tressaillit, miss Brandenberry sauta sur sa chaise ; mais la maîtresse de la maison, reprenant son expression habituelle de froideur, ordonna qu’on les fît monter.

Les manières, la conversation et la personne de lord Broughton, étaient éminemment distinguées. Il n’était ni gai ni triste, et semblait avoir besoin d’une certaine émulation pour donner à ses façons un genre un peu plus individuel.

Il n’en était pas de même de M. Jenkins : tout en lui était essentiellement original, et ce n’était pas trop du patronage de lord Broughton pour le faire tolérer par Sophie. Il portait, au lieu de chapeau, un bonnet de drap écarlate brodé d’or, qui contrastait singulièrement avec le reste de son costume. Son pantalon jaune-clair, d’un tissu inconnu, était d’une dimension extravagante ; son gilet, couleur fumée, mal boutonné, laissait voir une superbe chemise de toile très-fine et d’une blancheur éblouissante ; enfin un habit mal fait, mal ajusté et mal porté, complétait un attirail assez vulgaire.

Au bout de quelques minutes, et pendant que lord Broughton parlait avec les dames, M. Jenkins mit son bonnet sur son crâne chauve, se leva, et se prit à examiner la chambre avec une attention persistante. Loin de tout admirer comme les Brandenberry et la plupart des connaissances de Sophie, le froncement continuel de ses sourcils annonçait comme une espèce de mécontentement mal contenu. Après avoir regardé les portes des cabinets, il en palpa toutes les moulures, et tomba tout à coup devant l’une d’elles dans une profonde et contemplative méditation. Miss Martin Thorpe et miss Brandenberry, tout en écoutant ce que leur disait leur noble interlocuteur, ne pouvaient s’empêcher de suivre les mouvements de M. Jenkins, et en le voyant ainsi examiner et toucher les portes, elles en conclurent immédiatement qu’il devait être fou. Cependant lord Broughton, s’apercevant que petit à petit les deux dames donnaient toute leur attention à son étrange ami, au détriment de la conversation, pria miss Martin Thorpe d’offrir ses compliments aux Heathcote, avec l’assurance de son désir de les recevoir un jour à son château ; puis il ajouta que lady Broughton serait, à son retour de Londres, charmée de les connaître. Se levant alors, il tira la manche de son ami, en lui disant : « Il est temps de nous retirer, Timothée. »

M. Jenkins se retourna et laissa voir une figure pâle, sur laquelle coulaient encore quelques grosses larmes ; ses yeux grossis étaient rouges, et sa physionomie empreinte d’une tristesse profonde.

« Je dois vous paraître bien étrange, mesdames, murmura-t-il en voyant lord Broughton le regarder sévèrement ; mais si vous voulez bien me permettre de me rasseoir une minute, je vais vous expliquer la bizarrerie de ma conduite. »

Voyant que le comte se disposait à s’asseoir, Sophie l’imita ainsi que Marguerite, et fît signe à M. Jenkins qu’elle était disposée à l’écouter.

« La vérité est, miss Martin, je veux dire miss Martin Thorpe, reprit M. Jenkins, qu’il y a bien des années j’étais très-lié avec plusieurs familles de ce pays. Lord Broughton, par exemple, est l’un de mes plus vieux amis, et, juste à l’époque où je le voyais le plus intimement, je venais ici très-souvent : car votre oncle était aussi un des amis du château, et, quoiqu’il se soit brouillé depuis avec bien des gens, je… Mais… pendant ce temps j’ai beaucoup connu votre digne tante, mistress Thorpe… elle était si bonne et si… affectueuse pour moi, que la maison était… pour ainsi dire… Enfin, miss Martin… Thorpe, je vous serais infiniment obligé si vous… vouliez me permettre de visiter l’ancienne maison de mon… de M. Thorpe. »

Puis, se tournant vers lord Broughton, il reprit avec feu :

« Sur mon âme, pour revoir en ce moment ces lieux qui m’ont été si chers, je donnerais, je donnerais je crois… ma main droite. »

Cette demande, tout le monde l’aurait très-facilement accordée ; et pourtant Sophie, sans précisément la refuser, interrogeait du regard son amie avant de répondre, et tordait son mouchoir dans ses doigts avec embarras.

« Monsieur… vraiment… je ne… »

Lord Broughton, comprenant qu’elle allait refuser, et craignant ce qui pourrait en résulter de la part de son ami, se leva vivement en disant :

« Venez, venez, Jenkins ; vous êtes fou, vous n’avez aucune raison pour tourmenter ainsi miss Martin Thorpe ; vous regarderez les fenêtres du dehors et reconstruirez dans votre souvenir la disposition intérieure de la maison.

— Vous avez raison, » s’écria M. Jenkins en sortant brusquement sans saluer les dames et sans s’excuser de ses manières incohérentes.

Lord Broughton le rejoignit après les politesses d’usage, et l’on entendit bientôt les deux chevaux s’éloigner rapidement.

« Grand Dieu ! chère amie ! s’écria miss Brandenberry ; quel homme ! et j’admire votre patience à écouter ses impertinences. Je suis, du reste, très-convaincue qu’il est fou ; et si Sa Seigneurie, lord Broughton, n’avait pas été là pour nous défendre, j’aurais certainement sonné pour demander du secours. Et quelle présence d’esprit a été la vôtre ! quel calme ! quel courage ! Je vous admirais, et, lorsque je raconterai cela à Richard, quel effet cela va lui faire ! Je le connais, il est capable de venir passer la nuit sous vos fenêtres avec deux pistolets chargés !

— J’espère qu’il n’en fera rien ; d’ailleurs j’ai mes valets, si j’ai besoin de secours, dit froidement Sophie.

— Ne disait-il pas qu’il se ferait couper la main droite pour courir ainsi chez vous ? le fou ! c’est affreux ! Et comment vous sentez-vous, chère belle ? Je crains que cette scène ne vous ait trop impressionnée ! Vous devriez boire un doigt de vin pour vous remettre.

— C’est inutile, je ne prends rien entre mes repas, » reprit Sophie, qui désirait renvoyer son amie afin de pouvoir goûter tout à son aise. Aussi se hâta-t-elle d’ajouter : « Il se fait tard, chère miss Brandenberry, et vous savez qu’à cette heure-ci j’ai coutume de faire mes comptes… »

Miss Marguerite comprit, se leva, pressa tendrement les doigts maigres de l’héritière, et la laissa enfin se livrer à ses graves occupations. Sophie avait l’habitude de se renfermer chez elle tous les jours, de deux heures à trois, pour se livrer à son occupation favorite : manger, et manger bon. Quoique très-avare, elle était fort gourmande, et l’obligation de dîner avec les cinq personnes auxquelles elle ne donnait que des plats communs, mal assaisonnés et souvent réchauffés, avait fait naître une idée lumineuse dans sa méchante tête. Chaque jour, à deux heures, l’adroite mistress Barnes lui apportait une galante collation qu’elle dévorait seule, tout à son aise, et servie par miss Roberts. Ce repas se composait des mets les plus recherchés, les mieux préparés, et accommodés par les propres mains de mistress Barnes, que celle-ci, avec sa maîtresse, passait chaque jour plusieurs heures à varier agréablement et à discuter longuement. Après le départ de miss Brandenberry, Sophie, entendant sonner deux heures, s’installa devant une petite table couverte d’une riche argenterie et d’un petit goûter superfin.




CHAPITRE XXV.


Sophie avait bien pris toutes ses précautions pour que personne ne pût venir la déranger de deux heures à trois. Elle avait ordonné à ses gens de ne laisser monter qui que ce fût auprès d’elle et sous aucun prétexte, et de renvoyer sans pitié les visiteurs indiscrets ou importuns. Ses recommandations à ce sujet semblaient devoir assurer sa tranquillité ; mais l’homme propose et Dieu dispose.

Le matin même dont nous avons décrit les événements, Sophie s’étant mise à table avec un appétit qui commençait à devenir exigeant, à l’instant où elle prenait son couteau pour couper un excellent pain cuit exprès pour elle, la porte s’ouvrit brusquement, et la petite tête chauve de M. Jenkins parut devant elle. Rien n’aurait pu exciter à un plus haut degré la colère et la surprise de Sophie ; elle avait vu le monstre, comme elle appelait M. Jenkins, s’en aller avec lord Broughton, et ne pouvait comprendre comment il avait quitté son compagnon de voyage pour revenir chez elle. Elle n’imaginait pas non plus comment il se faisait qu’il eût pu entrer sans être vu de personne, monter à son appartement et arriver chez elle sans difficultés, même jusque dans sa propre chambre.

Voici maintenant les circonstances qui avaient amené cet incident inexplicable :

En arrivant à l’endroit où le groom de lord Broughton tenait les chevaux, M. Jenkins, qui était encore un petit homme très-actif, saisit vivement la bride du sien, sauta en selle et partit au galop, sans même se retourner pour voir si Sa Seigneurie le suivait. Il atteignit ainsi la grille et fut rejoint par son noble ami pendant le temps que le portier mit à ouvrir.

« Ah çà ! n’êtes-vous pas un peu fou, monsieur Timothée Jenkins ? s’écria le comte en riant aux éclats. Aussi vrai que j’espère vivre longtemps, je suis sûr que vous courez ainsi parce que vous n’osez me regarder en face. Tenez, Timothée, avouez qu’aujourd’hui, peut-être pour la première fois de votre vie, vous êtes honteux de vous-même.

— Tout espoir de pardon est-il donc perdu pour moi ? s’écria vivement M. Jenkins ; si cela est, puissé-je ne jamais plus voir briller le soleil dans mon beau pays ! Mais non, je ne suis pas honteux, mon bon Arthur, maintenant que je sais que vous n’êtes pas, comme je le craignais, piqué contre moi et disposé à me condamner dans le fond de votre cœur. Ce que je fais aujourd’hui n’est pas seulement le résultat d’un raisonnement, mais encore un acte libre et spontané de ma volonté ; et, vous le savez, ma volonté à moi est inébranlable, terrible… elle a causé mon malheur… Croyez-vous maintenant, mon cher comte, que je vais aller m’humilier, le bonnet à la main, devant cette affreuse petite pécore au nez de singe, demander son consentement pour faire ce qui me plaît, et agir d’après ses ordres ?

— Certainement, mon cher fanfaron, vous vous y conformerez, et voilà ce qui sera prodigieusement amusant, répondit lord Broughton en riant de nouveau. Voyons, dites-moi, mon bien-aimé Timothée, pourquoi trouvez-vous nécessaire de tourmenter cette céleste créature, qui d’ailleurs est le seul chef connu de la famille Thorpe, et qui me paraît en outre assez encline à l’impertinence, lorsqu’il vous serait si facile de prendre le rôle qui vous convient, sans risquer d’être maltraité ?

— J’aime la lutte et le tapage, lord Broughton, et je les préfère aux tendresses ; cela m’amuse. Sans compter, pour dire la vérité, et sans pour cela vous faire tort, que je doute que Votre Seigneurie ait autant de philosophie que moi. Je suis un grand philosophe, moi, Thelwell… Broughton… Que le diable emporte la kyrielle de vos nobles noms ! Un grand philosophe, et plus grand que vous ne croyez… et vous serez forcé de l’avouer vous-même, avant que je quitte ce pays ; mais nous perdons notre temps et j’ai à faire. Adieu, milord ; je ne ferai pas attendre votre dîner, si je puis faire autrement. »

Et, en disant ces mots, l’excentrique M. Jenkins prit le galop dans l’attitude et avec les allures d’un Bédouin qui poursuit un ennemi.

Les trois milles qui séparaient Broughton-Castle de Thorpe-Combe furent franchis deux fois par M. Jenkins en moins de temps qu’il n’en aurait fallu à tout autre pour les parcourir une fois. Puis, ayant laissé son cheval dans un endroit écarté, il parvint, Dieu sait comme, mais sans être vu ni entendu de personne, jusqu’à la porte de Sophie Martin, qui était loin de s’attendre à le revoir si vite, et à qui sa présence fit un tel effet qu’elle en laissa tomber la fourchette qu’elle tenait à la main. Le regard qu’elle lui lança aurait terrifié tout autre homme que l’indifférent M. Jenkins ; mais le visage enflammé de Sophie ne lui fit pas plus d’effet que n’eussent pu faire les deux petits yeux verts d’une chatte en colère.

« Ma chère, commença l’étranger.

— Monsieur ! s’écria Sophie avec une indignation à peine contenue.

— Ne vous mettez pas ainsi en colère, ma chère, cela n’est pas beau, et du reste je ne mérite pas votre courroux. Je dois vous dire que je suis extrêmement, énormément, monstrueusement riche, quoique ma tenue ne vous l’ait certes pas annoncé. J’ai cru remarquer hier que vous aimiez les bijoux ; mais les vôtres sont vieux et auraient besoin d’être remontés. Comparez-les à ceux que voilà, continua le petit homme en tirant de sa poche une boîte du plus bel ivoire ornée de fleurs peintes. Voyez ; cela vaut à peu près le quart des diamants que vous portiez hier, et c’est loin d’être aussi lourd. »

En disant ces mots, il poussait un ressort et faisait tout à coup briller aux regards ahuris de Sophie, couchés sur un coussin de satin rose bordé d’or, un énorme rang de perles orientales, d’une grosseur incroyable et d’une couleur éblouissante.

« Je pense, monsieur, répondit Sophie en tremblant, de colère, d’émotion et d’anxiété, que, si ces perles sont vraies, elles surpassent ce que j’ai vu de plus beau, de plus rare et de plus merveilleux.

— Les croyez-vous donc en cire ou en verre ? reprit M. Timothée Jenkins en lui mettant dans la main le collier, dont le fermoir était formé d’une énorme pierre bleue entourée de gros diamants.

— Oh ! quelle merveille, et que cette pierre du fermoir est belle !

— C’est un saphir assez remarquable. Je suis ravi que vous aimiez ce bijou. Maintenant, miss Martin… Thorpe, je vais vous proposer un arrangement. Je vous en prie, ne vous fâchez pas… et écoutez-moi. Voulez-vous me permettre, en échange de ce collier que je vous offre, à vous, Sophie Martin, en toute propriété, et quoi qu’il arrive, de visiter de fond, en comble, et toutes les fois qu’il me plaira, l’ancienne habitation de mes… amis morts ? Qu’en dites-vous ? acceptez-vous mon marché ?

— Mais je ne sais, vraiment, monsieur, comment vous exprimer ma joie et ma reconnaissance. Je mets ma femme de charge, mistress Barnes, à votre disposition ; elle vous conduira partout où vous voudrez aller, tant dans la maison que dans le parc, si vous souhaitez le connaître.

— Mistress Barnes… votre femme de charge ? Enfin, c’est parfait, et rien ne peut me convenir davantage. Voici vos perles ; mais, comme elles sont très-précieuses, je vous engage à ne pas les laisser traîner. Mettez-les dans votre cabinet le plus mystérieux, et, si vous en ignorez les secrets, je pourrai vous les apprendre, » ajouta-t-il avec une singulière expression de tristesse.

Sophie, ivre de joie, serra son trésor contre son cœur et se disposa à lui obéir. Il la suivit dans le cabinet où elle le conduisit, et, lorsqu’elle eut ouvert la porte, M. Jenkins la maintint doucement d’une main, tandis que de l’autre il ouvrait une cachette assez grande pour contenir l’écrin. Après y avoir déposé le collier, il fit jouer plusieurs fois le ressort, afin que Sophie pût en connaître le secret et l’ouvrir à son tour. Tout à coup, en poussant un autre bouton caché dans les riches sculptures du meuble et ignoré de miss Martin Thorpe, l’étranger aperçut un petit étui en maroquin rouge contenant une miniature qui représentait un charmant petit garçon de six ou sept ans. M. Timothée Jenkins devint d’abord rouge, puis extrêmement pâle, à la vue de cette miniature, sur laquelle il se précipita presque aussi vivement que l’avare héritière.

« Vous avez connu ce petit garçon ? demanda Sophie en regardant le portrait.

— Non, je ne crois pas.

— Je pense que c’est le portrait de feu mon cousin Cornélius Thorpe ; mais, comme je n’avais pas encore découvert cette cachette, je ne connaissais pas cette miniature.

— Alors vous ne devez pas y tenir beaucoup, ma chère, et vous seriez bien gracieuse en me le donnant, » s’écria vivement le généreux Jenkins.

Sophie se mordit les lèvres, car elle avait tout de suite remarqué que le portrait était entouré de petits brillants ; mais n’osant refuser un objet d’une aussi médiocre valeur à celui qui venait de lui faire un si riche cadeau, elle répondit, en gardant encore l’espoir de conserver la monture du médaillon :

« Certes, je vous l’offrirais avec beaucoup de plaisir ; mais, à côté de vos richesses, les diamants, car ce sont des diamants, et même assez brillants, vous paraîtront bien mesquins et d’une bien mince valeur.

— C’est le portrait seul que je désire, et, si je puis y réussir, je vais détacher l’ivoire du cadre, que je vous laisserai.

— Comme vous voudrez, » répondit Sophie, dont le cœur battait violemment, et qui attendait avec anxiété le résultat des efforts de l’étranger.

Mais M. Jenkins, voyant qu’il risquait d’abîmer le portrait, se disposait à le mettre dans sa poche avec l’intention de renvoyer plus tard les diamants à Sophie, quand il la vit rougir et pâlir tour à tour en le regardant faire. Aussitôt il replaça le médaillon sur la table et dit :

« Gardez le portrait, miss Martin ; je reviendrai plus tard avec les outils nécessaires, et j’espère que je m’en tirerai alors plus facilement qu’avec des ciseaux ou avec vos magnifiques couteaux d’argent ciselés. Mais puisque vous ne pouvez pas me donner le portrait, continua-t-il assez gaiement, donnez-moi au moins à manger, car j’avoue que je meurs de faim.

— Oh ! monsieur, je serais ravie de vous traiter convenablement, mais tout doit être froid ; cependant, veuillez vous asseoir, je suis à vous dans la minute, » répondit Sophie qui avait craint, en entendant le commencement de la phrase précédente, que M. Jenkins ne voulût lui demander un objet d’une valeur quelconque. Sophie revint bientôt, après avoir renfermé la miniature et donné quelques ordres à mistress Barnes relativement au goûter de son nouveau convive.

M. Jenkins savait fort bien apprécier les bonnes choses, et, en homme bien élevé, ne se plaignait pas de la froideur des mets. Il vanta au contraire les petits pâtés, les champignons, les asperges, et surtout la manière élégante dont le repas était servi.

« Si vous voulez bien me faire l’honneur de revenir goûter avec moi un autre jour, monsieur, vous pourrez alors être vraiment satisfait et manger tout à point. Désirez-vous de la compote d’abricots ? la gelée en est délicieuse, je vous assure.

— J’en accepterai donc, ma chère ; moi je trouve que, lorsqu’on est riche, il faut au moins manger de bonnes choses. Et vous ?

— Je pense, en effet, qu’il serait absurde de faire le contraire, répondit Sophie avec un entraînement inaccoutumé chez elle.

— Mais je croyais qu’un de vos oncles et sa famille habitaient ici. Où donc sont-ils tous ?

— Mon Dieu, monsieur, la vérité est que je serais fort ennuyée de les avoir toujours sur les bras, de sorte que je me suis fait arranger cette pièce avec l’intention formelle qu’aucun d’eux n’y mettrait jamais les pieds.

— Alors ils vous déplaisent, pauvre chère demoiselle ?

— Vous savez que le tapage de deux garçons dans une maison est toujours très-pénible.

— Et votre cousine… Florence, je crois ? quelle sorte de fille est-elle ?

— Ce n’est pas une amie pour moi et elle ne peut le devenir, répondit froidement Sophie en se rappelant l’effet que sa cousine avait produit au bal d’Hereford.

— C’est vraiment malheureux. Mais permettez, il me semble qu’ils ne font pas beaucoup de bruit à eux tous, car on ne les entend pas.

— Oh ! monsieur, c’est quelquefois odieux ! Pour le moment, ils sont dans un vieux belvédère que mon autre tuteur, sir Charles Temple, a permis qu’on leur ouvrît, par égard pour moi et pour me débarrasser d’eux de temps en temps.

— Voulez-vous parler du vieux pavillon dans les bois ? Grand Dieu ! je me le rappelle parfaitement.

— C’est cela, on le dit très-joli ; moi je n’y suis jamais entrée.

— Maintenant, ma chère, je vais vous quitter ; je reviendrai vous voir bientôt et goûter avec vous. Voulez-vous me laisser allumer ma pipe avant de partir, ma chère miss Martin… Thorpe ? »

Sophie s’empressa d’allumer une bougie, tout en pensant déjà à l’éteindre au plus vite pour ne pas trop l’user ; d’ailleurs, elle grillait de se retrouver seule pour examiner tout à son aise son merveilleux collier.

Après avoir allumé sa pipe avec un soin minutieux, M. Jenkins souhaita le bonjour à Sophie en lui réitérant l’assurance de revenir la voir sous peu, et il s’éloigna en fumant.




CHAPITRE XXVI.


En quittant Thorpe-Combe, M. Jenkins mit son cheval au pas, afin d’avoir le temps de fumer sa pipe avant d’arriver au pavillon du bois. Lorsqu’il eut atteint le joli belvédère, il attacha son cheval à un arbre et entra dans le salon de plaisance.

De nouveaux ordres de sir Charles l’avaient fait meubler avec un certain luxe confortable, et la pièce, charmante par elle-même, était d’une dimension remarquable. Un tapis ancien, mais d’un riche dessin, garnissait la chambre, et un bon feu pétillait dans l’antique cheminée.

Mistress Heathcote, sur un sofa près du feu, enseignait à lire à son plus jeune fils ; autour d’une grande table chargée d’ustensiles de pêche, le major et Frédéric se préparaient des lignes, et dans un petit coin Florence écrivait pour sir Charles le récit qu’il lui avait demandé. À l’entrée de M. Jenkins, personne ne le reconnut, excepté le major, qui s’avançait pour lui parler, quand le visiteur s’écria en examinant le salon :

« Comme vous semblez être bien ici ! J’espère que vous ne me trouverez pas trop impertinent de venir ainsi vous déranger. Je viens d’expliquer à celle dont vous voulez bien vous charger d’être le tuteur pourquoi je désire tant faire connaissance avec vous tous. Ces lieux sont de vieux amis à moi, mistress Heathcote ; j’étais autrefois très-lié avec les Temple, les Broughton et les Thorpe. Il y a bien longtemps de cela ; et cependant, vous devez comprendre… à peu près… le sentiment qui me fait désirer de me lier aussi avec vous tous. »

Quoique ceci fût dit très-vite, il y avait dans l’accent de M. Timothée Jenkins une tristesse profonde qui lui gagna le cœur des bons Heathcote.

« Personne ne peut mieux vous comprendre qu’un ancien soldat, répondit le major ; je n’oublierai jamais ce que j’ai éprouvé en revoyant notre village, qu’habitait mon pauvre père, après avoir passé cinq ans en garnison à Gibraltar. Il me semblait retrouver des amis dans chaque arbre, dans chaque plante. Les tables et les chaises même m’étaient devenues chères.

— Oui ; mais vous, major Heathcote, vous y avez retrouvé votre digne père vivant, et cela fait une grande… Sont-ce là vos fils ? Il est même inutile de le demander. Ils ont les traits de leur douce mère et de leur bon père. Je n’ose pas venir vous prendre la main, ma chère, continua M. Jenkins en s’approchant de Florence, vous semblez très-occupée, et vous m’en voudriez si je vous dérangeais.

— Non vraiment, monsieur, j’ai assez écrit pour aujourd’hui, » répondit la jeune fille en renfermant sa lettre et en tendant sa petite main blanche et rose à l’étranger.

À partir de ce moment, le visiteur parla de différentes choses avec grâce et intérêt ; mais apercevant tout à coup dans un coin de la chambre un plateau contenant le reste d’un pain, les débris d’un fromage et deux pots vides, mais ayant contenu, l’un de la bière et l’autre de l’eau, il s’écria délibérément :

« Qui diable a mangé cela ?

— Mais nous tous, répondit le major avec étonnement.

— Un repas assez simple, il me semble, reprit l’étranger en lorgnant le plateau. Cela vous a-t-il été envoyé de la part de l’héritière ? »

Mistress Heathcote sourit, Florence rougit, et le major trouva le visiteur tant soit peu indiscret. Cependant il répondit d’un ton plus sérieux :

« Oui, monsieur, cela vient de Thorpe-Combe. »

Là-dessus la conversation tomba, et M. Jenkins se retira en envoyant un regard affectueux à toute la famille.

« Quel homme étrange ! dit Florence ; et cependant il m’intéresse ; peut-être est-ce parce qu’il paraît triste et malade !

— Je ne le crois pas malade, répondit le père ; il semble plus malheureux que souffrant, mais il est certainement l’homme du monde le plus sans façon. Maintenant, Frédéric, prends le panier et partons. Ce matin nous n’avons pas eu de chance à la pêche, parce que nous n’avons pas trouvé d’ombre ; mais il faut nous rattraper, sans quoi nous ne recevrons pas de compliments de mistress Barnes. »

M. Jenkins ayant laissé passer une semaine sans revenir à Thorpe-Combe, miss Martin Thorpe dut en conclure qu’il était complètement fou. Aucune autre excuse ne pouvait expliquer sa conduite. Faire ainsi à sa première visite un cadeau d’une pareille importance et ne plus reparaître au château semblait vraiment l’action d’un cerveau dérangé. Mais l’héritière qui, en admirant plus tard son collier, avait un peu réfléchi à la manière dont il lui était arrivé, préféra garder le silence sur ce don d’une valeur trop considérable pour être accepté ainsi à la légère, si bien que tout le monde ignora l’addition que M. Jenkins avait faite aux joyaux déjà très-nombreux de miss Martin Thorpe.

Un jour, à six heures, pendant que Sophie présidait au repas économique qu’elle faisait servir chaque jour à sa famille, la porte s’ouvrit tout à coup, et M. Jenkins parut sur les pas du domestique qui l’annonçait. L’héritière se leva précipitamment et voulut entraîner son hôte au salon ; mais il s’y refusa, et s’asseyant auprès de Florence, il dit à celle qui s’entêtait à l’éloigner de la table :

« Je suis venu sans façons vous demander à dîner, chère miss Martin Thorpe, et, comme je sais que vous avez un excellent ordinaire, je n’ai pas jugé qu’il fût nécessaire de vous prévenir de ma visite. Mais que vois-je ? qu’est-ce que cela ? du bouilli ! des choux et des carottes ! Vous qui êtes si difficile, comment pouvez-vous manger cela ? Quant à moi, je n’en prendrai pas, et j’attendrai les douceurs qui ne peuvent manquer d’arriver. »

Sophie appela son page et lui ordonna d’aller dire en toute hâte à mistress Barnes qu’elle envoyât ce qu’elle avait de meilleur, quand cela devrait être les mets délicats qui composaient chaque soir ses soupers particuliers.

« Quel est donc l’homme pour qui elle fait de pareils sacrifices ? s’écria mistress Barnes ; c’est donc un dieu ? à moins que ce ne soit un millionnaire.

— C’est le singulier personnage que Sa Seigneurie le comte de Broughton a présenté l’autre semaine au bal, » répondit Jem.

Cependant, malgré les efforts de mistress Barnes, le dîner n’arrivait pas ; Sophie, par tous les moyens imaginables, cherchait à faire passer le temps et à expliquer le retard du second service ; mais M. Jenkins commençait à s’étonner fort de la maladresse de la cuisinière et de la lenteur des domestiques. L’héritière, pour détourner les idées de son hôte, lui fit servir du champagne qu’elle envoya chercher dans son excellente cave ; mais, après le premier verre, l’appétit commençant à se faire sentir, M. Jenkins s’écria :

« Si je vous donne trop de peine et de tracas, je me contenterai de bœuf bouilli, quoique je trouve qu’avec quelques autres mets du même genre, il forme tout ce qu’on peut imaginer de plus détestable ; mais ce qui m’étonne au dernier degré, c’est que vos repas importants soient si différents de vos goûters. Je ne veux pas parler de ceux du major, qui ne sont guère tentants, mais des vôtres, ma chère, de celui que vous m’avez fait partager une fois. À propos de cela, vous deviez me croire disparu pour jamais ainsi que mes jolis cadeaux, n’est-ce pas ? »

Sophie rougit et répondit enfin, malgré son embarras croissant :

« J’espérais toujours avoir le plaisir de vous revoir.

— Je me rappellerai dorénavant que vous aimez mieux qu’on vienne goûter que dîner.

— Toutes les fois que vous viendrez vous serez le bienvenu. »

Ces manières étranges et gracieuses étonnaient le major et sa femme au dernier degré ; mais cette dernière phrase les surprit à un tel point qu’ils échangèrent doucement un regard interrogateur.

« Vous ressemblez énormément à votre mère, mon enfant, reprit M. Jenkins en parlant à Florence ; donnez-moi votre jolie main, car voici quelque chose que j’ai apporté exprès pour vous. Mes doigts, quoique beaucoup plus gros que les vôtres, n’enlèvent pas la valeur de cet objet, que je vous prie d’accepter comme l’aurait fait votre chère mère, que j’ai tant aimée. »

En voyant M. Jenkins lui passer au doigt un diamant d’une valeur considérable, Florence rougit, balbutia, et fut encore plus troublée par les regards haineux que lui lança sa cousine, qui aurait certes accepté la bague, et qui en voulait à Florence de ce que M. Jenkins ne la lui avait pas offerte. Cependant, tout en connaissant fort peu le prix des bijoux, la jeune fille apprécia immédiatement l’importance de celui-là, et répondit avec grâce :

« Vous êtes bon, trop bon, monsieur Jenkins, et je vous suis fort obligée de votre gracieuseté. Mais je ne puis accepter un tel présent ; ne vous fâchez donc pas si je vous le rends. »

M. Jenkins la regarda tendrement, cherchant à lire son caractère dans ses beaux yeux, et lui dit :

« Très-bien, ma chère, je le garde, momentanément du moins, à mon petit doigt. »

Quand le second service arriva enfin, M. Jenkins y fit honneur, ainsi que Sophie, qui avait vu avec ennui le riche voyageur s’appesantir sur les mets communs qu’il avait trouvés sur la table en arrivant : car, quoique l’héritière s’inquiétât fort peu de ce que les Heathcote pouvaient penser d’elle, elle préférait cependant leur taire tous les détails de sa vie intime.

Quoique Sophie sût fort bien que l’habitude en Angleterre est de ne pas quitter la table tous ensemble, elle craignait trop ce que le major pourrait dire à M. Jenkins pour les laisser seuls, même une demi-heure ; elle fit donc éclairer le salon, et se levant de table, elle donna le signal du départ en disant :

« Tout le monde est-il prêt à entrer au salon ?

— Comment, tout le monde ? s’écria M. Jenkins ; vous voulez dire les dames, car vous devez savoir, ma chère, que le major et moi allons rester ici en tiers avec une bouteille du meilleur clairet. »

Sophie comprit qu’elle ne pouvait rien refuser au généreux étranger, et sortant brusquement, elle remonta chez elle en lançant un regard de vipère sur sa famille. Elle se retira dans son boudoir et se mit à rêver au moyen de rompre avec ses ennemis. Elle ne redescendit que lorsque son page vint la prévenir que ces deux messieurs étaient rentrés au salon. Pendant cette heure, le major et l’étranger avaient causé de l’Italie, de sir Charles et d’Algernon, sur lequel M. Jenkins accablait le major de questions ; tandis que Florence, en entrant au salon, avait demandé à sa mère si elle pouvait faire venir ses petits frères jouer auprès d’elle jusqu’au retour de Sophie.

« Puis-je sonner, ma mère ?

— Oui, chère ; mais, dès qu’elle reviendra, il faudra renvoyer les enfants. »

Mistress Barnes entra bientôt, tenant les petits garçons par la main, et se mit à causer avec les deux dames. Leur conversation aurait prouvé à Sophie qu’on n’achète pas le silence et l’opinion d’une femme comme mistress Barnes par des gages élevés et des promesses de bien-être pour elle et sa nièce. La femme de charge haïssait miss Martin Thorpe, comme celle-ci haïssait l’excellente famille qui l’avait secourue lorsqu’elle était pauvre et abandonnée de tous. Seulement, mistress Barnes avait des raisons pour la détester et la mépriser. L’honnête femme de charge la haïssait pour la manière vile dont elle avait décidé le digne M. Thorpe à lui léguer ses biens, pour son avarice, son manque de cœur et son infâme conduite envers les Heathcote.

« Ne soyez pas inquiète de vos enfants, mistress Heathcote, s’écria mistress Barnes en entrant au salon : ils ne souffrent aucunement de tout ce qui se passe ici. Je viens de leur donner des confitures que j’avais dans ma chambre.

— Vous êtes bonne, excellente pour nous, mistress Barnes, et nous vous en sommes tous bien reconnaissants. Mais je vous en prie, ne vous exposez pas à être grondée pour les enfants. Ils ne sont guère habitués à manger des friandises, ne leur en donnez pas ; ils peuvent bien s’en passer, les pauvres chéris, murmura mistress Heathcote en retenant difficilement ses larmes.

— Ne vous tourmentez pas, mistress : il est inutile d’en parler à miss Martin Thorpe, qui ne peut s’apercevoir de rien. D’abord je ne pourrais pas rester ici pour soutenir ce petit être méchant et sans cœur, dans ses infamies contre vous ; et quand je lui prépare des chatteries, je ne puis m’empêcher d’en mettre de côté pour les enfants ou pour cette chère miss Florence, que Dieu bénisse. Sans vous tous, que j’aime et que je respecte, je défierais bien miss Martin Thorpe de me retenir chez elle, et je puis vous assurer que, ma nièce étant dans les mêmes intentions que moi, et voulant sortir d’ici avec moi, la vilaine avare aura bien de la peine à trouver des honnêtes gens qui consentent à nous remplacer chez elle. Quand nous n’y serons plus, elle s’apercevra de la différence des dépenses ; ce n’est pas que je veuille me vanter, mais on est honnête, et, si on n’y mettait pas son orgueil, on aurait vraiment du plaisir à tromper une pareille créature. Je vous assure que ce sera sans aucun agrément que je toucherai mes gages, car son sale argent me dégoûte, et je crois qu’il ne saurait me profiter.

— Je suis très-convaincue que personne ne saurait mieux tenir la maison que vous, mistress Barnes, et je souhaite à miss Martin Thorpe de vous garder longtemps ; Mais pourriez-vous me dire qui est cet étrange M. Jenkins, qui a dîné avec nous aujourd’hui ?

— Je n’en sais vraiment rien, madame, mais il faut qu’il ait pris un bien grand empire sur miss Martin Thorpe pour l’entraîner dans toutes ces dépenses : car ses amis intimes, les Brandenberry, ne sont jamais venus dîner ici ; ils y ont pris le thé deux fois, avant votre arrivée, mais n’y sont plus revenus depuis. Miss Roberts et le sommelier prétendent que cet étranger est affreux, ce qui exclurait encore toute relation gratuite entre lui et madame, si elle n’était d’ailleurs très-incapable d’aimer jamais. Cependant il existe quelque chose entre eux, car ils se tiennent renfermés des journées entières dans l’appartement du premier ; et puis l’embarras qu’elle s’est donné aujourd’hui pour lui, la dépense des vins fins et des mets délicats qu’elle a fait servir, tout cela annonce, ou qu’elle devient folle, ou qu’elle a besoin de le ménager : il y a là du mystère.

— Je le pense bien aussi, répondit mistress Heathcote. Du reste, c’est un homme fort riche, ce M. Jenkins, car il voulait donner aujourd’hui à Florence une bague qui m’a paru somptueuse. N’était-ce pas un diamant, chérie ?

— Je le crois, maman.

— Si ce monsieur est riche, c’est bien différent, reprit mistress Barnes ; je suis sûre que, s’il voulait épouser mademoiselle, elle y consentirait facilement, d’autant plus qu’il a été présenté par lord Broughton, avec lequel il habite, et voilà une fière recommandation auprès de Sophie Martin, l’orpheline.

— Enfin, nous verrons bien ce qui arrivera ! répondit mistress Heathcote ; mais je ne veux pas vous retenir plus longtemps, mistress Barnes ; je vous renverrai les petits garçons dès qu’elle descendra. »

Au bout d’une demi-heure, le major et M. Jenkins rentrèrent au salon, et Florence s’empressait d’emmener les enfants, quand l’étranger l’arrêta en disant :

« Croyez-vous donc que je n’aime pas les enfants, ma chère ? Pourquoi cette fuite précipitée ? Mistress Heathcote ne leur permet-elle pas de rester encore un peu avec nous ?

— Vous êtes trop bon, monsieur, répondit la bonne mère avec embarras, mais il est temps qu’ils partent… D’ailleurs leur cousine… je veux dire miss Martin Thorpe, n’aime pas les enfants.

— Oh ! c’est différent, il ne faut pas la mécontenter, reprit M. Jenkins avec amertume ; partez, mes petits amis, miss Martin Thorpe serait fâchée de vous voir. »

En entendant la manière étrange dont ces mots furent prononcés, toute la famille en éprouva un malaise violent. Le major était honteux de sa faiblesse, mistress Heathcote se sentait prête à pleurer, et Florence hésitait à emmener les enfants. Chacun à part soi rougissait de la domination insolente de l’orpheline. Tout à coup Sophie entra dans le salon ; M. Jenkins alla à sa rencontre et lui dit avec gaieté :

« Quels jolis petits garçons, miss Sophie ! Comme vous devez les gâter ? Avouez que vous les aimez follement et que vous en ferez, par votre faiblesse et votre indulgence sans bornes, des enfants insupportables. »

Le major et sa femme restèrent stupéfiés en entendant l’étranger faire ce qu’ils appelaient un discours intempestif, et de son côté Sophie jura de se débarrasser au plus tôt des misérables qui lui causaient tant d’humiliations et de désagréments. Malheureusement, les Heathcote levèrent en ce moment les yeux pour deviner l’effet qu’avaient produits ces mots sur elle, et Sophie crut comprendre que M. Jenkins n’avait parlé ainsi que poussé par les plaintes de son tuteur à son égard.

Cependant M. Jenkins, voyant l’heure avancer, se leva en disant :

« Bonsoir, mes amis ; il est temps que je vous quitte. »

Puis il sortit rapidement, mais Sophie le rejoignit à la porte.

« Comment allez-vous partir, cher monsieur ? dit-elle ; avez-vous une voiture ou des chevaux de selle à ma porte ?

— Je n’aime pas les voitures et ne monte jamais qu’un cheval à la fois, miss Sophie. Du reste, ne vous tourmentez pas pour moi ; j’ai toujours un cheval à mes ordres.

— Mais, quand vous reverrai-je ?

— Quand je viendrai visiter votre maison, répondit M. Jenkins en cherchant à sortir.

— J’espère que ce sera bientôt ? insista Sophie.

— Je le pense, ma chère, » répondit le gentleman, qui parvint enfin à s’échapper.




CHAPITRE XXVII.


Quoique miss Martin Thorpe affectionnât particulièrement le sommeil et qu’elle dormît généralement sans se réveiller pendant la nuit entière, celle qui suivit cette soirée se passa bien différemment.

En rentrant dans son appartement, Sophie se déshabilla, renvoya sa femme de chambre, s’enferma et tomba dans une profonde méditation.

La visite et l’affection de M. Jenkins pour elle, la bague de diamants, le refus de Florence, de cette horrible Florence, et la crainte que celle-ci ne l’emportât toujours sur elle, repassèrent dans l’esprit de l’héritière, qui s’écria : « Cela ne sera pas ; je suis arrivée à mon but, personne ne me gênera maintenant. Il faut que ces monstres me quittent ; je ne veux plus nourrir et loger ces vipères qui ne peuvent que me ruiner en détournant de moi ce millionnaire ; non, cela ne sera pas, je ne dois, je ne veux pas le tolérer. »

Puis elle se dirigea vers le cabinet qui renfermait ses trésors, y prit le collier de perles et le dévora des yeux en le pressant dans ses mains. Cependant, comme la nuit n’était pas à moitié écoulée, elle le remit en place et se recoucha pour reposer ses esprits, qu’elle avait tenus si longtemps éveillés. Le lendemain, comme Sophie attendait ses amis les Brandenberry, elle ne descendit pas, suivant sa coutume, visiter son potager et compter combien de choux en avaient été distraits. Son attente ne fut pas de longue durée, car d’assez bonne heure le frère et la sœur arrivèrent chez leur adorable amie.

L’héritière fit signe à Marguerite de s’asseoir auprès d’elle ; Richard se plaça un peu plus loin, en contemplation devant Sophie, tandis que sa sœur exprimait par de belles phrases bien apprises et devant faire de l’effet, qu’ils avaient été tristes et malheureux les deux jours précédents, parce qu’ils n’avaient pas osé se présenter chez leur charmante amie, dans la crainte de la gêner et de lui déplaire.

« Je suis toujours charmée de vous voir tous deux, et aujourd’hui particulièrement, parce que j’ai besoin d’un conseil d’ami sur un ennui qui me survient.

— Grand Dieu ! qu’y a-t-il ? chère, trop chère miss Martin Thorpe ; délivrez-moi de l’agonie que j’endure. Quelqu’un aurait-il osé….

— Ne vous alarmez pas ainsi, miss Brandenberry. Je veux seulement vous dire que je ne peux pas vivre plus longtemps avec les Heathcote ; leur conduite ingrate me rend la plus malheureuse du monde.

— Les monstres ! les ingrats ! les sans cœur ! s’écria miss Brandenberry en se jetant au cou de l’héritière. Ah ! je ne puis supporter que ces odieux mendiants rendent notre belle amie malheureuse.

— Marguerite ! ne me laissez pas voir ces embrassements ; vous me torturez en me montrant la douceur de votre désespoir. Marguerite ! Marguerite ! pitié, pitié ! »

Et, en disant ces mots avec véhémence, M. Brandenberry s’agenouilla devant Sophie, et, saisissant sa main, la baisa passionnément.

« De grâce, relevez-vous, monsieur ; il n’y a rien dans ma position qui puisse effrayer mes amis à ce point. Il faut unir nos intelligences pour trouver le moyen de sortir de l’embarras où je me trouve. Il serait inutile que je vous racontasse tout ce que j’ai souffert depuis que les Heathcote sont entrés chez moi ; vous me connaissez trop bien tous deux pour penser que je me plaigne à la légère et sans causes sérieuses : ce que je puis vous affirmer, c’est que j’ai plus de tourments que je n’en puis supporter. Ceci posé, je viens vous demander, monsieur Brandenberry, si vous voudriez bien m’indiquer le moyen de changer mon tuteur contre un autre que je désignerais.

— Avez-vous déjà fait votre choix, chère belle amie ? demanda M. Brandenberry en tremblant d’émotion.

— Non, pas encore, répondit Sophie en arrêtant tendrement son regard sur son adorateur. Mais cela sera plus facile que de se débarrasser du major.

— Mais rien n’est plus simple ; je vous engage à lui déclarer que telle est votre volonté, et, s’il était assez mal élevé pour s’y opposer, vous auriez recours au chancelier.

— Je vous suis fort obligée, cher monsieur Richard ; maintenant je saurai ce que je dois faire, et je pourrai, j’espère, réussir à mon gré et finir par vivre heureuse chez moi.

— Je ne trouve pas de mots pour exprimer le bonheur que j’éprouve à vous rendre service ; mais, je vous en supplie, nommez-moi l’heureux homme qui aura la joie ineffable de veiller sur vous pendant les quelques mois que durera encore votre minorité. »

Sophie sentit que son voisin s’attendait à ce que la réponse le concernât ; mais ne voulant lui donner ni amour-propre ni fausses espérances qu’elle ne comptait pas réaliser, elle répondit :

« Je demanderai M. Westley, le notaire de M. Thorpe. »

M. Brandenberry, quoique espérant entendre un autre nom, sut prendre sur lui-même de ne pas paraître trop furieux. Cependant le notaire était bien le dernier homme qu’il eût aimé voir diriger les actions de l’héritière : car M. Westley, mieux que tout autre, connaissait les affaires pécuniaires des Brandenberry, et il ne pourrait jamais croire au désintéressement de l’amour de Richard pour miss Martin Thorpe. Malgré cette contrariété, il répondit comme il le devait :

« Personne ne pourra blâmer votre choix, chère miss Sophie, et moi-même je reconnais que M. Westley est tout à fait digne de l’honneur que vous lui faites en le choisissant parmi… tant d’autres. »

Sophie admira fort ce désintéressement, et quitta ses amis avec force sourires et poignées de main. Le soir, quand elle descendit au dîner, ce fut avec l’intention formelle de quereller ses tuteurs et de provoquer ainsi une rupture définitive.

Florence avait reçu le jour même une lettre si tendre et si gracieuse de sir Charles, que son cœur débordait de joie, et qu’un mot désobligeant ne pouvait sortir de sa jolie petite bouche souriante, un billet d’Algernon, qui ne parlait que de sa bonne santé et de la bonté touchante de son protecteur pour lui, avait fait à peu près le même effet sur le major et sa femme ; et cependant Sophie voulait une querelle ! Le major lui ayant demandé de trinquer avec elle, ses sourcils se froncèrent, sa petite voix devint un peu plus revêche que de coutume, et elle répondit :

« Je désire, monsieur, que vous vous dispensiez de m’offrir ainsi du vin à chaque repas. Les dépenses d’une famille aussi nombreuse que la vôtre devenant chaque jour plus fortes, je me vois forcée de me priver moi-même. »

Le major, loin de se fâcher, pensa éclater de rire en répondant :

« Très-bien, très-bien, ma chère ! vous avez parfaitement raison de ne pas dépenser plus que votre revenu ; je vais donc boire un verre d’eau ; si vous vous le rappelez, Sophie, cela se passait ainsi souvent à Bamboo-Cottage.

— Je me le rappelle parfaitement, monsieur, et je me dis souvent que, si d’autres se rappelaient Bamboo-Cottage aussi bien que moi, tout se passerait plus convenablement ici. »

Personne ne répondit ; mais, après quelques minutes, mistress Heathcote demanda du pain. Sophie reprit sur son même ton querelleur :

« Je vous serais fort obligée, madame, de ne pas toujours déranger mon domestique : car, tant que j’aurai les énormes charges que je suis forcée d’endurer en ce moment, il me sera impossible de prendre un autre valet, et cependant cela ne peut pas durer ainsi.

— Je crains que si, répondit le major ; du reste, nous verrons, et avant de nous décider…

— Je n’entends pas que l’on me dicte ce que je dois faire dans ma maison ! s’écria l’impertinente Sophie en se levant. Dieu m’est témoin que j’ai fait tout mon possible pour vivre en paix avec vous autres ; mais ceci est trop fort. »

Et là-dessus elle sortit en tirant violemment la porte, ce qui produisit à peu près l’effet qu’elle avait espéré. Mistress Heathcote et sa fille étaient atterrées ; mais le major paraissait si peu troublé, qu’elles se remirent aussitôt, et ils continuèrent le dîner commencé en causant librement, et beaucoup plus qu’à l’ordinaire. Après le repas on fit venir les enfants ; le père, la mère et Florence jouèrent gaiement avec eux, et ce fut, à n’en pas douter, la plus charmante soirée que la famille eût passée chez miss Martin Thorpe.

Malheureusement, l’héritière ne vit pas cette gaieté libre et franche : car, retirée dans son boudoir, elle pensait à l’effet que sa sortie avait dû produire. Tout à coup, à sa grande surprise, M. Brandenberry parut devant elle. Quoique assez émue de se trouver seule avec son adorateur à cette heure avancée, dans sa chambre parfumée, Sophie se remit bientôt, pria son voisin de s’asseoir et de lui apprendre le motif de sa visite.

« Je suis venu pour vous donner un conseil qui peut vous être précieux, chère miss Martin Thorpe, répondit Richard avec émotion. J’espère que cela fera excuser mon indiscrétion, ajouta-t-il en voyant le visage disgracieux de Sophie se détendre un peu et parvenir enfin à lui sourire.

— Vous n’avez pas besoin d’excuse, cher voisin ; je suis persuadée que mon intérêt vous a seul guidé jusqu’ici, reprit Sophie avec tant de charme et de coquetterie que l’amoureux Richard se crut enfin l’heureux possesseur de son cœur et comprit que ses affaires étaient en bon chemin.

— Je venais donc vous annoncer que j’ai trouvé un moyen d’éviter les procès et les difficultés que peut engendrer votre désir de changer de tuteur. À votre place j’écrirais à sir Charles que, ne pouvant plus tolérer les Heathcote chez vous, vous le priez de vous en débarrasser le plus vite possible et de vous autoriser à garder auprès de vous une amie plus âgée que vous qui vous servirait de chaperon dans le monde jusqu’à votre majorité. Ma sœur se met à votre disposition ; elle est toute prête à vous dévouer sa vie et ses soins, si vous acceptez sa proposition. »

Sophie avait écouté ce projet avec attention ; quand M. Brandenberry eut terminé son récit, elle réfléchit longtemps avant de répondre ; enfin elle dit avec une certaine animation :

« Vous êtes bons et obligeants tous les deux, mon ami ; mais je ne puis vous donner de réponse en ce moment. Quant à me débarrasser des Heathcote sans procès ni discussions, rien ne me paraît mieux. Je n’y mettrai aucun obstacle. Je ne puis pas croire que le major s’appuie jamais de son droit de tuteur pour me violenter ; je le connais assez pour ne pas faire une pareille supposition. D’ailleurs votre moyen me convient assez, et il est fort possible que je l’adopte. »

M. Brandenberry était ravi de cette conclusion ; il savait parfaitement que l’héritière ne voudrait pas vivre seule, que du reste sir Charles ne le lui permettrait pas, et que, si sa sœur venait chez Sophie, ses affaires à lui prendraient une excellente tournure.

« Je ne vais pas vous retenir plus longtemps, charmante jeune personne ; vous pourrez mieux réfléchir à ce que je vous conseille lorsque vous serez seule ; tout ce que je vous recommande, si vous écrivez à sir Charles, c’est de vous montrer ferme et décidée à rompre avec votre tuteur. Adieu ! adieu, jeune et adorable Sophie… »

Puis, baisant la main de l’héritière, il s’enfuit dans l’ombre en se félicitant de son succès. Miss Martin Thorpe repassa dans son esprit tous les motifs de haine qu’elle avait amassés contre les Heathcote, et particulièrement contre la jolie Florence, à laquelle M. Jenkins allait peut-être s’attacher et donner tous les bijoux et les objets de prix dont il avait parlé ; puis, après s’être bien monté la tête contre ceux qu’elle appelait ses tyrans, elle écrivit la lettre suivante à air Charles Temple :

« Cher monsieur,

« Ce n’est pas sans une extrême répugnance que je me décide à faire la démarche que je tente auprès de vous en ce moment ; mais je crois de mon devoir d’arranger mes affaires de telle sorte que l’héritage de mon oncle regretté ne devienne pas pour moi un supplice au lieu d’un bonheur.

« Les ennuis sans nombre qui résultent du séjour des Heathcote chez moi deviennent intolérables, et je viens vous annoncer ma résolution bien arrêtée de quitter ma maison s’ils se refusent à en sortir. Je ne vous détaillerai pas tout ce qui, dans leur conduite, contribue à me rendre malheureuse ; il vous suffira de savoir que je ne peux pas vivre plus longtemps avec eux, et que je veux jouir un peu de la tranquillité à laquelle j’ai droit dans ma propre maison. Quoique le major et sa femme aient des caractères assez faciles et que leurs petits garçons ne me gênent pas trop, et même pas du tout, je regrette que d’autres circonstances, qu’ils ne peuvent contrôler, m’obligent à me séparer d’eux et à cesser de les aider en les gardant plus longtemps chez moi. Je vous prie, cher monsieur, de me répondre courrier par courrier, pour me donner vos avis. J’ai dans le voisinage une amie dévouée, descendante d’une des plus anciennes familles du pays, qui serait assez bonne pour venir habiter avec moi, si vous jugiez nécessaire que quelqu’un me gardât ; elle n’est pas mariée, mais son âge la rend fort capable de me chaperonner aux yeux de tous ceux qui me croient trop jeune pour me protéger moi-même.

« Je reste, cher monsieur, votre très-sincère

« Sophie Martin Thorpe. »

Quand elle eut terminé et attentivement relu cette épître, elle sonna pour qu’on lui servît son repas, et se livra tout entière au charme de la friandise, le plus profond bonheur qu’il lui fût possible d’éprouver tant que Florence habitait auprès d’elle. Puis elle s’étendit mollement dans son lit et se décida, avant de s’endormir, à attendre la réponse de sir Charles, pour annoncer aux Heathcote son intention de se débarrasser d’eux le plus vite possible.




CHAPITRE XXVIII.


Une scène comme celle que Sophie avait faite à table ne pouvait pas être acceptée par les Heathcote sans même en reparler entre eux. Pour Florence, l’amour de sir Charles pour elle, sa tendresse excessive pour lui, le souvenir de ses bontés pour Algernon et leurs lettres à tous deux, remplissaient son cœur de si douces pensées, qu’une fois renfermée dans sa chambre, son âme vola tout entière vers la belle ville dont elle portait le nom charmant, et miss Martin Thorpe et ses impertinences ne laissèrent pas même de traces dans son esprit.

Quant au major, il s’inquiétait aussi fort peu des extravagances de sa pupille, dont il croyait la tête un peu tournée par suite de sa nouvelle position ; mais craignant que sa chère femme ne vînt à souffrir de la tyrannie qu’elle avait à subir, il lui dit, en se trouvant seul avec elle, le soir, dans leur chambre :

« Elle deviendra sage avec le temps, Poppsy, et alors elle regrettera amèrement sa manière d’être avec nous. Si vous pouvez la supporter, chère amie, notre devoir est de rester ici jusqu’à ce qu’elle ait vingt et un ans. Alors seulement nous pourrons nous retirer sans craindre les commentaires des voisins d’Hereford et de Cleveland, sans encourir les reproches de sir Charles. Cependant si cette vie vous devient trop pénible, chère femme, nous partirons dès que vous le désirerez.

— Je ne m’inquiète nullement de toutes ces méchancetés sans fin, mon cher major ; vraiment elle me faisait bien plus de chagrin quand elle était pauvre, et que malgré tous mes efforts je ne parvenais pas à l’égayer. Alors je souffrais à l’idée que sa tristesse venait de sa misère et de l’incertitude de l’avenir ; mais maintenant qu’elle a tout ce qu’elle peut désirer, tant pis pour elle si son caractère est resté acariâtre et méchant, cela ne me fait plus ni peine, ni tourment. Quant à moi, j’ai bien des causes de joie : d’abord cette bonne mistress Barnes a grand soin des enfants, qu’elle comble d’attentions à l’insu de Sophie Martin ; vous qui aimez la chasse aux papillons et la pêche, vous trouvez ici une occupation agréable et de votre goût ; et enfin notre belle Florence sera aussi heureuse qu’elle le mérite avec ce charmant sir Charles qui l’aime tendrement, et à qui elle le rend bien, sans compter que les nouvelles que nous recevons d’Algernon sont fort satisfaisantes, et qu’il est aussi heureux que possible dans son magnifique voyage. Avouez, cher ami, qu’il faudrait être bien difficile à contenter pour se plaindre, quand on a toutes ces raisons d’être heureuse, parce que la pauvre Sophie se conduit mal envers nous et nous fait payer, par ces quelques mois de séjour forcé chez elle, tout le bonheur du reste de notre vie. »

Cette conversation décida le major et sa femme à patienter jusqu’aux vingt et un ans de Sophie, et à continuer leur métier de prisonniers un peu élargis, sans s’en plaindre à personne. Cependant miss Martin Thorpe s’était trompée dans ses espérances ; les familles riches des environs, avec lesquelles M. Thorpe avait cessé ses relations lors de la mort de sa femme, ne paraissaient nullement désirer se lier avec son héritière, et, si elles s’en étaient d’abord approchées par curiosité, elles s’en étaient vivement éloignées après s’être assurées que la petite miss Martin Thorpe était fort désagréable et tout à fait indigne de l’attention d’un gentleman ayant un nom, des biens et de la naissance.

M. Brandenberry, mistress et miss Brandenberry, étaient seuls restés auprès d’elle et jouaient avec adresse la partie difficile qu’ils se croyaient bien près de gagner.

Sans cependant avouer qu’elle avait suivi ponctuellement ses avis, miss Martin Thorpe donna à entendre à M. Brandenberry qu’elle avait écrit à sir Charles Temple et qu’elle attendait sa réponse pour se débarrasser de ses tyrans. Richard comprit fort bien qu’elle avait agi d’après ses conseils et qu’elle ne voulait pas en faire l’aveu. Aussi cette assurance lui donna-t-elle bon espoir. Quand il conta tout à sa sœur, en se promenant avec elle sur la petite terrasse de Broad-Grange, l’habile Marguerite répondit :

« Si j’avais été à votre place, je l’aurais fait aller plus vite que cela. Que va-t-il arriver ? le savez-vous ? Si c’était moi, Richard, je saurais dans vingt-quatre heures si je deviendrai ou non maître de Thorpe-Combe. »

Richard pesa ces paroles en se promenant de long en large et répondit enfin avec conviction :

« Il faudrait que je pusse lui faire comprendre que le mariage pourrait seul la soustraire aux cruautés de ces excellentes gens qu’elle hait si amèrement.

— C’est cela ! rien ne saurait mieux réussir. C’est à la fois convenable et efficace, s’écria Marguerite avec joie ; et pourquoi n’y avez-vous pas pensé tout d’abord ? Il valait beaucoup mieux lui proposer cet expédient que de la faire écrire au baronnet.

— Il n’y a pas de temps perdu, et petit à petit je deviendrai maître de son esprit.

— Folie ! Moi je suis sûre que vous serez assez faible pour que votre mépris pour elle l’emporte sur nos intérêts. Vous savez fort bien que, dans ces sortes d’affaires, les plus pressés réussissent le mieux. Cela serait différent pour un homme qui aurait la chance de se faire aimer ; celui-là aurait raison d’attendre que la jeune fille fût complètement dominée par l’amour. Mais le cas est absolument contraire, car vous ne pouvez pas imaginer que, plus elle réfléchira, et plus elle sera disposée à dire oui.

— Vous avez raison, Marguerite, il faut une solution. La chose sera décidée dès demain.

— À la bonne heure, Richard ; c’est ainsi que tout homme intelligent doit agir. Je vous aurais souhaité une créature moins méchante, moins haïssable et moins méprisable ; mais comme on ne peut pas tout avoir, il faut prendre ce qui nous est le plus utile, l’argent !! Pour nous, la femme n’est que l’accessoire.

— Ne nous inquiétons pas d’elle, Marguerite. Je sais que c’est bien le plus vilain petit monstre que j’aie jamais connu ; mais une fois mariée elle changera. D’abord je ne serai plus l’amoureux Richard, mais monsieur Brandenberry, propriétaire de Broad-Grange et de Thorpe-Combe, à qui sa femme obéira et dont il sera le maître absolu. Je vous assure que je m’arrangerai de manière à vivre fort heureux. »

Là-dessus le frère et la sœur se séparèrent en se serrant la main. Richard alla se promener à cheval, et Marguerite essaya devant sa glace comment elle recevrait les nobles visiteurs qui viendraient la voir à Thorpe-Combe, après le mariage de son frère.

Pendant ce temps miss Martin Thorpe, s’étant décidée à tenter un dernier effort auprès du vieil Arthur Giles et de sa femme, se dirigeait vivement vers leur petite habitation.

« Voici notre douce maîtresse qui vient nous faire une autre visite, s’écria tout à coup mistress Giles en s’adressant à une personne qui était assise très-familièrement entre elle et son mari.

— Que le diable l’emporte ! s’écria l’étranger ; je ne veux pas qu’elle me trouve ici. Empêche-la d’entrer, Giles ; il ne faut pas qu’elle me voie chez toi.

— Silence ! fit le vieux groom. Entrez vite dans ce cabinet, et vous entendrez des choses bien plaisantes. »

L’étranger obéit, et, pendant que le vieux Giles poussait la porte sur lui, sa femme ouvrait à Sophie, qui frappait du dehors.

Le vieil Arthur plaça une chaise tout contre le cabinet où était entré son ami ; Sophie s’y installa en disant assez brusquement :

« Je suis encore revenue pour vous parler sérieusement de cette maison. Il est ridicule que vous vous entêtiez à la garder quand je la veux, et que je vous en offre une autre plus belle et plus commode, sans compter que je consens à augmenter votre pension.

— Il n’est pas pour nous d’habitation plus agréable que celle-ci, madame, et, quoique nous vous remerciions mille fois de vos offres, nous préférons rester ici, répondit mistress Giles très-sérieusement, mais avec une grande politesse.

— Vous êtes folle, brave femme, de préférer ce trou à la demeure que je vous propose ; mais c’est bien la faute du jeune homme assez sot et ridicule lui-même qui vous y a installés. Aussi, si vous consentez à m’obéir, vous pardonnerai-je facilement votre entêtement qui, après tout, est son ouvrage.

— Le jeune homme qui nous a… »

Mais mistress Giles interrompit son mari, et, s’approchant vivement de Sophie, elle reprit avec respect :

« Ce jeune homme est mort, il nous intéresse donc fort peu. Aussi est-il de notre devoir d’écouter avec respect tout ce que madame daignera nous faire l’honneur de nous dire sur lui ou autrement. »

Sophie fronça le sourcil et reprit avec une fermeté mêlée de colère :

« J’ai examiné le testament de M. Thorpe, bonnes gens, et je dois vous dire que vous avez tort de trop compter dessus. Je sais que vous ne connaissez rien aux lois et que je ne puis m’offenser de votre ignorance ; mais il est de mon devoir de vous annoncer que M. Thorpe m’a légué tout son bien, et que, s’il parle de votre pension, il ne mentionne pas votre maison.

— Je sais fort bien ce qu’a fait notre cher maître, répondit mistress Giles en souriant ; il vous a tout laissé jusqu’à ce que son fils revienne… C’est une folie, je le veux bien. Mais ce qui est plus positif, c’est qu’il ne vous a légué que ce qu’il possédait ; et comme, pour contenter le noble jeune homme dont vous parliez si bien tout à l’heure, il nous avait fait don de cette habitation, vous ne pouvez pas dire qu’il en ait disposé en votre faveur.

— Très-bien, monsieur Giles ; puisque vous entendez si bien vos intérêts, vous allez voir que je comprends aussi les miens. Puisque cette maison vous appartient, je n’y viendrai jamais, mais aussi vous n’entrerez pas chez moi, je vous le jure. La grille qui amène ici va être condamnée, avec l’ordre que personne n’y passe, de telle sorte que je vous coupe toutes communications avec le dehors. Si vous mourez faute d’aliments, ce sera votre faute et non la mienne ; vous n’avez qu’à quitter cette maison.

— Cela sera effrayant, madame, » répondit la vieille femme en simulant l’épouvante, mais en la regardant ainsi que son mari d’un air narquois.

Sophie s’aperçut facilement qu’ils retenaient avec peine le rire communicatif qui les gagnait tous deux. Aussi s’écria-t-elle, folle de colère :

« Vous croyez que je ne mettrai pas mon projet à exécution ; mais vous verrez, rien ne me coûtera pour le faire le plus tôt possible.

— Vraiment, vraiment, reprit Arthur Giles en se levant pour laisser passer ce petit être gonflé par la rage, je vous en crois très-capable au contraire : seulement je ne puis m’empêcher de rire ; car ce sera bien amusant, n’est-ce pas ? »

Et Sophie entendit distinctement trois voix se mêler au rire général. Sa colère augmenta encore ; aussi s’enfuit-elle jusque chez un charpentier qui demeurait fort près de là, et lui donna-t-elle ses ordres en écumant de fureur.

« Qu’entends-je ? élever un palais de dix pieds de haut tout autour de la maison du vieil Arthur Giles, le favori de M. Cornélius Thorpe ! s’écria l’ouvrier quand Sophie eut fini sa commande.

— Oui, monsieur Grosford, et tout contre sa maison, reprit l’héritière avec véhémence ; ma propre sûreté en dépend. Du reste, si vous vous y refusez, un autre le fera. »

Quoique assez étonné de cet ordre, M. Grosford répondit qu’il allait obéir, et Sophie voulut voir les matériaux qu’il devait employer, afin de s’assurer que toute tentative d’escalade était impossible. Son désir de voir sa méchanceté accomplie était tel, qu’elle promit une gratification de cinq schellings si l’ouvrage était promptement terminé. Quand elle quitta l’ouvrier, elle aperçut un cavalier qu’elle put bientôt reconnaître pour M. Jenkins. Sa physionomie prit aussitôt un air gracieux, et elle se prépara à sourire agréablement. Mais soit que M. Jenkins fût très-occupé, soit qu’il ne la vît pas, soit enfin qu’il ne voulût pas s’arrêter à causer, il ne vint pas jusqu’à elle, et tourna rapidement par une allée transversale.

Quand elle n’eut plus l’espoir d’être vue de lui, Sophie rentra chez elle en pensant :

« Où allait-il si vite ? Il est fâcheux qu’il galopât ainsi ! J’aurais eu beaucoup de plaisir à l’inviter à goûter avec moi. »




CHAPITRE XXIX


Quoique Sophie n’eût pas donné la clef de ses bois aux Brandenberry, elle la leur prêtait quelquefois ; aussi Richard put-il s’en servir le fameux jour où il vint chez l’héritière chercher une réponse définitive, pendant que sa sœur l’attendait impatiemment à mi-route.

Je ne saurais dire qui était le plus troublé, du frère ou de la sœur, quand ils se séparèrent dans le parc ; quoique ce pût bien être Marguerite, nous allons la laisser se livrer à ses conjectures en arpentant les allées sablées de Thorpe-Combe, et nous suivrons Richard chez sa belle maîtresse. Il monta rapidement jusque chez elle, et sentit son courage l’abandonner quand il la vit assise dans son fauteuil avec une figure des plus désagréables. L’héritière avait réellement bien des raisons d’être de mauvaise humeur : d’abord Arthur Giles s’était moqué d’elle et de ses ordres ; M. Jenkins avait passé tout près d’elle, et soit volontairement, soit par hasard, ne lui avait pas fait l’honneur de l’apercevoir ; puis les Heathcote, malgré ses impertinences réitérées, étaient gais, polis et aimables ; enfin mistress Barnes avait oublié de faire venir des pains d’épices et autres sucreries pour ses repas particuliers.

Cependant en ce moment, quelques flatteries ne pouvant que lui être agréables, elle accueillit le nouveau venu par un sourire engageant et en lui tendant deux doigts à baiser.

« Ma très-chère miss Martin Thorpe, comment vous portez-vous ? murmura Richard d’une voix plus tendre encore que de coutume.

— Très-bien, je vous remercie, répondit Sophie en rajustant un coussin sur son dos et un tabouret sous ses pieds avec l’aide de Richard.

— Il me semble que vous n’êtes pas tout à fait à votre aise ; quoique plus charmante que jamais, je ne vous trouve pas bien portante. Vous êtes vraiment très-pâle, belle Sophie.

— Je souffre bien assez pour manquer de couleurs, répondit Sophie en fronçant le sourcil et en reprenant sa physionomie sèche et querelleuse.

— Grand Dieu ! n’y a-t-il aucun moyen de vous soulager ? Avec des cœurs aussi dévoués que le mien et celui de ma sœur, il y a toujours de la ressource, murmura M. Brandenberry en la regardant le plus tendrement possible et paraissant dominé par l’émotion.

— S’il y a un moyen, je n’ai certes pas eu l’esprit de le trouver. Tout ce que je ferai n’aboutira à rien. Ces maudits Heathcote sont mon tourment de chaque jour, et il me faudra peut-être attendre des mois avant de pouvoir m’en débarrasser.

— N’attendez rien, adorable Sophie, s’écria Richard en tombant à ses pieds, n’attendez rien pour vous soustraire à toutes ces autorités qui vous pèsent ; mais confiez-vous à celui qui vous idolâtre, Sophie ! ne détournez pas de moi ces yeux qui font rêver au ciel ! Je tombe dans les ténèbres, quand vous ne me regardez pas ! Laissez-moi vous protéger, oh ! charmante créature adorée ! Ma vie se passera dans l’adoration de vos charmes. Je vous débarrasserai pour toujours de tout ce qui vous tourmente et vous chagrine. Sophie ! Adorable Sophie ! Soyez à moi ! Soyez ma femme ! ma douce fiancée, la maîtresse bénie de mon âme et de mon cœur. »

Cette éloquente tirade, accompagnée de brûlantes caresses, avait d’abord intéressé Sophie ; mais, quand elle en eut assez, elle se recula vivement, et son amoureux voisin tomba le nez à terre devant elle. Cette sotte plaisanterie fit entrer, pour un moment, des idées de destruction et de vengeance dans l’esprit de M. Brandenberry ; mais il se releva gracieusement, et, prenant un air sentimental, il s’écria :

« Me voici, Sophie ! séduisante Sophie ! j’attends votre arrêt !

— Monsieur Brandenberry, je vous suis fort reconnaissante de votre bonne opinion de moi ; mais, pour le moment, je n’ai nullement l’intention de changer de position. Je vous le répète, votre demande m’honore infiniment ; mais, quant à présent, je ne veux pas me marier. »

Richard, comprenant que ce n’était pas là précisément un refus, voulut continuer ses tendres protestations et ses caresses passionnées ; mais la petite Sophie l’éloigna de nouveau en lui disant :

« De grâce, monsieur Brandenberry, en voilà assez sur ce sujet. J’ai beaucoup d’affection et de considération pour vous et votre sœur, et je serais désolée de vous voir moins intimement et plus rarement que par le passé. Cessez donc cette conversation. Je n’entends pas me marier… je vous le répète, quant à présent du moins.

— Je vous obéis, trop ravissante Sophie, reprit M. Brandenberry, que cette scène de passion jouée avait considérablement fatigué ; mais je vous jure que je vous aimerai toujours de même, jusqu’à ce que vous me le défendiez.

— Adieu, monsieur Brandenberry ; j’espère vous revoir souvent, dit Sophie d’une voix caressante. Rappelez-moi au souvenir de votre chère sœur, et dites-lui mille choses aimables de ma part. »

Richard imprima un baiser passionné sur la main de l’héritière et partit en lui envoyant des regards tendres et profonds. Quand il rejoignit sa sœur, elle lui cria de loin en accourant vers lui :

« Eh bien ?

— Eh bien, que le diable l’emporte, dit Richard avec dépit. Il faudra recommencer mille fois cette scène avant de posséder Thorpe-Combe. Sur mon âme ! si jamais ces terres sont à moi, puissé-je l’y enterrer bien profondément !

— Dieu merci, elle ne vous a pas refusé ?

— Pas absolument. Je suis convaincu qu’elle est décidée à m’épouser, mais pas tout de suite, et ce sont ces préliminaires qui sont terribles. S’il me fallait renouveler pendant un mois la visite de ce matin, je deviendrais mince comme une feuille de papier.

— Un mois, Richard ! Mais deux, dix, vingt mois ne seraient pas trop pour acheter un tel bien-être. Réellement, vous devez plaisanter ?

— Point du tout. Moi qui la déteste tant, jugez du plaisir que ces scènes d’amour passionné peuvent me donner. Enfin, c’est à vous, Marguerite, à lui persuader qu’elle ne peut pas vivre sans vous. Et alors…

— Comptez sur moi, Richard. Mais je vous accorde qu’elle est bien odieuse, et que cette comédie est encore plus pénible avec elle qu’avec toute autre.

— Vous ne devriez pas parler ainsi, Marguerite ; cela me décourage encore plus, » reprit Richard en riant.

Et les jeunes Brandenberry se mirent en route bras dessus dessous en causant de leur importante affaire.

M. Jenkins resta encore plusieurs jours sans revenir à Thorpe-Combe, et miss Martin Thorpe commençait à craindre qu’il se fût pris d’affection pour une autre personne à laquelle il pourrait donner ses magnifiques joyaux. Mais quelles auraient été sa fureur et son anxiété, si elle avait su que chaque jour l’étrange visiteur passait plusieurs heures dans le pavillon de plaisance avec ces maudits Heathcote ! Si elle avait été plus gracieuse avec eux et qu’elle eût daigné leur parler, elle aurait probablement appris dans le courant de la conversation ces visites habituelles qui charmaient autant les Heathcote que M. Jenkins. Enfin, cet intéressant personnage parut un jour dans le boudoir. Sophie s’informa avec sollicitude de la raison qui l’avait tenu si longtemps éloigné de chez elle et l’avait empêché de venir visiter la maison, qu’elle avait fait préparer pour le recevoir.

M. Jenkins assura qu’il avait été souffrant, qu’il l’était même encore, et qu’il se voyait obligé de remettre son inspection à un autre jour. Le lendemain il revint encore, et ses manières furent, si cela est possible, plus étranges que les jours précédents. Il parla d’abord de choses fort indifférentes, puis s’écria tout à coup :

« De grâce, ma chère, quand pensez-vous que votre tuteur, sir Charles Temple, sera de retour en Angleterre ? Il y a déjà fort longtemps qu’il est parti.

— Ah ! monsieur, vous abordez là un sujet qui me cause bien des tourments, répondit Sophie avec une feinte mélancolie, et, si je n’avais pas eu le chagrin de vous voir vous éloigner aussi longtemps, je vous aurais ouvert mon pauvre cœur blessé.

— Parlez, ma chère, reprit M. Jenkins avec animation. Tout ce qui vous regarde m’intéresse infiniment. Je vous écoute.

— Eh bien ! monsieur, j’ai écrit dernièrement à sir Charles, et je ne serais pas étonnée que ma lettre le ramenât brusquement.

— Vraiment ? j’en serais charmé. Alors Algernon reviendra avec lui, et je pourrai voir ce garçon dont je désire vraiment faire la connaissance.

— Algernon Heathcote ici ? chez moi ? jamais ! s’écria Sophie. Oh ! monsieur Jenkins, si vous saviez tout ce que cet infâme garçon m’a fait souffrir, vous ne vous étonneriez pas de l’agitation dans laquelle je suis, rien que d’entendre prononcer son nom.

— Qu’avez-vous souffert, Sophie, et quelles injures Algernon vous a-t-il adressées ? reprit gravement M. Jenkins.

— Ce que j’ai souffert ! répondit l’héritière, enchantée de trouver cette occasion pour calomnier ses bienfaiteurs aux yeux de son riche ami. Vous ne pouvez savoir à combien de tortures ma vie a été livrée. Orpheline à dix-neuf ans, je me rappelle bien tout le bonheur qu’on éprouve auprès de sa mère et que l’on perd avec elle. Hélas !

— C’est vrai ! Continuez, ma chère Sophie.

— Il est inutile que j’entre dans un récit détaillé de tout ce que j’ai dû endurer chez ces Heathcote. Cela a été horrible !

— Mais pourquoi avez-vous été chez eux de préférence à vos autres parents ?

— Mais je présume que ma mère avait pris des arrangements avec le major, répondit Sophie, que toutes ces questions commençaient à embarrasser.

— Des arrangements pécuniaires, je suppose ?

— Mais oui, monsieur, répondit effrontément Sophie.

— Très-bien. Après ? Qu’est-ce qui vous a tant fait souffrir chez le major Heathcote ?

— Les indignes traitements de ses enfants, répondit Sophie sans hésitation.

— Vraiment, c’est affreux ! Ce sont peut-être les petits enfants qui ne vous ne considéraient pas comme leur cousine, et qui vous taquinaient un peu ? reprit M. Jenkins en examinant Sophie avec attention.

— Au contraire. Je n’ai pas de raisons pour me plaindre des enfants, ni des garçons ni des filles, mais de Florence, qui a toujours été mon ennemie, et d’Algernon, qui est le diable sur la terre. Mais je serais vraiment désolée de vous ennuyer de ces récits pénibles pour nous deux.

— N’importe, je désire tout savoir. Quelles sortes de cruautés avez-vous eu à endurer de la part d’Algernon, pauvre enfant ?

— C’était un système de taquinerie perpétuelle que je ne puis bien expliquer, et que je défie même ceux qui habitaient avec nous d’avoir pu découvrir. La victime seule comprenait bien les mauvais sentiments qui inspiraient son bourreau. »

Et, en achevant ces mots, Sophie tira son mouchoir de sa poche et se mit à pleurer.

« Je désirerais un peu plus de netteté dans ce témoignage, miss Sophie. Car, si je dois vous l’avouer, je ne suis venu dans ce pays que pour faire connaissance avec les enfants de ceux et de celles qui ont été mes amis, et, si je les en trouve dignes, afin d’apprendre à les aimer et de leur laisser des preuves palpables de mon affection et de mes richesses. Je vous prie donc, chère miss Sophie, de me dépeindre exactement, et avec votre franchise habituelle, les caractères de vos deux cousins, Florence et Algernon Heathcote.

— Ce que vous venez de me confier, répondit Sophie qui avait compris tout d’abord le parti qu’elle pouvais tirer de son voisin, m’oblige, cher monsieur, à vous répondre plus sérieusement encore. Votre grande bonté pour moi, et l’affectueuse confiance dont vous voulez bien m’honorer, me font un devoir d’être sincère. Algernon et Florence sont malheureusement d’indignes jeunes gens, faux, menteurs, sans cœur, avares, ingrats, et incapables de s’attacher jamais à un malheureux. Je ne vous dis tout cela qu’à regret et par affection pour vous, cher monsieur ; quant au reste, je le tairai, ça m’est trop personnel. Il est de ces vérités trop pénibles à dire, quand elles ont pour objet des personnes de notre famille. Mais vous, si noble et si bon, évitez de vous attacher à ces gens-là. En vous disant cela, je ne fais que remplir un devoir bien rigoureux. »

M. Jenkins se leva, et, s’approchant de Sophie, il lui prit la main et lui dit avec une gravité qui intimida un moment la jeune intrigante :

« Encore une question, une seule et dernière. Florence Heathcote a-t-elle un mauvais caractère ?

— Hélas ! oui, répondit Sophie d’une voix émue et en semblant faire un violent effort pour parler.

— Maintenant, au revoir, reprit M. Jenkins en paraissant fort satisfait. Je vais passer une ou deux semaines à Londres pour des affaires particulières, et, à mon retour à Broughton-Castle, je m’empresserai de venir vous faire visite.

— À Londres pour affaires particulières ! C’est évidemment pour de l’argent, » pensa Sophie. Aussi, se levant avec empressement, elle répondit d’une voix caressante : « Que Dieu vous accompagne, cher monsieur Jenkins ! qu’il vous bénisse et vous tienne en bonne santé.

— Merci, vous êtes trop bonne. Mais j’oubliais que j’ai une faveur à vous demander avant de partir. Ces treillages que vous faites poser dans cette jolie partie du bois, près d’une petite maison solitaire, obligent à couper deux ou trois grands arbres que j’ai plantés moi-même avec mistress Thorpe, il y a bien des années, et je voulais vous prier de faire suspendre les travaux jusqu’à mon retour. Si, à ce moment, ce vieillard persiste toujours dans ses refus, car on m’a raconté vos différends, il existe un moyen de le mettre à la raison, et nous pourrons l’employer. Mais je n’ai pas le temps de m’expliquer maintenant ; dites-moi seulement si vous m’accordez ma prière.

— Vous accorder ! cher monsieur ! Que pourrait-on vous refuser ? »

Et l’héritière allait encore serrer la main de M. Jenkins ; mais il était parti en recevant sa promesse, et avait échappé ainsi à ses folles tendresses.




CHAPITRE XXX.


Pendant quelques semaines, Sophie essaya de se vaincre et de vivre sans soulever des querelles perpétuelles ; en effet, elle se contraignit, les Heathcote restèrent, comme toujours, bons, indulgents et patients, et la vie devint un peu plus tolérable à Thorpe-Combe. Les relations de l’héritière et des Brandenberry continuèrent comme par le passé : Richard, plus amoureux que jamais ; sa sœur, luttant d’adresse et de mensonge avec Sophie et parlant toujours de la tristesse et de la langueur de son frère.

De cette manière, le temps passa assez vite. Le major pêchait, mistress Heathcote faisait des robes, Florence lisait, écrivait et se promenait dans les bois, et les deux petits garçons restaient souvent auprès de mistress Barnes, qui cherchait à leur faire oublier que la mauvaise cousine Sophie, comme ils appelaient l’héritière, vivait dans la même maison qu’eux.

Un beau matin du mois de juin, les Heathcote aperçurent sur le chemin de Londres une voiture perdue dans la poussière et qui marchait vers le château.

« Qu’est-ce que cela ? » demanda le major par curiosité.

Bientôt il put distinguer une chaise de poste à deux chevaux et chargée de bagages. Quoique cela les intéressât fort peu, ils regardaient sur la route les postillons qui faisaient claquer leurs fouets, quand tout à coup mistress Heathcote tomba sur une chaise, en s’écriant :

« Grand Dieu ! je reconnais la malle de notre Algernon. »

La portière s’ouvrit, et, en un instant, sir Charles et Algernon tombèrent dans les bras de la famille Heathcote. Algernon embrassa père, mère, sœur et frères, et, dans son émotion joyeuse, je crois que sir Charles en fit autant. Enfin, quand ils revinrent à eux, le major demanda au baronnet la cause de ce retour précipité, tandis que la bonne Poppsy admirait Algernon, qui était grandi de deux pouces et engraissé de la moitié. Voyant l’ignorance du major relativement aux intentions de sa pupille, sir Charles ne voulut rien répondre encore à ses questions réitérées, et se contenta de lui demander :

« Où est miss Martin Thrope ?

— Je suppose qu’elle est chez elle, dans son salon particulier.

— Son salon particulier ! chez elle ! répéta Algernon en riant. Mais vous ne vivez donc pas tous ensemble ? Quel bonheur ! reprit-il en voyant les deux dames faire un signe négatif.

— Mais il faut qu’elle sache que vous êtes de retour, dit alors le major, car elle aurait réellement une raison d’être mécontente, si nous ne la prévenions pas. »

Puis, sonnant Jem, il le chargea d’aller avertir sa maîtresse de l’arrivée des voyageurs.

« Algernon, je vous reconnais à peine, » reprit l’excellent père en admirant le jeune homme avec une telle expression de joie orgueilleuse, que sir Charles lui répondit aussitôt :

« Vous pensez alors que j’ai pris soin de lui, cher major ?

— Soin, mon cher ami ? c’est-à-dire que je ne sais pas ce que vous lui avez fait. Voyons, Poppsy, êtes-vous bien sûre que ce soit là ce petit être maladif qui vous a donné tant de peine depuis trois ans ?

— Vraiment, major, si ce n’était qu’il a toujours ses yeux, ses dents, ses cheveux et son sourire, qui sont trop beaux pour se retrouver réunis chez un autre mortel, je ne le reconnaîtrais certes pas. Je voudrais savoir si miss Martin Thorpe trouvera quelques chances de vie en lui à présent.

— Elle le peut sans crainte, puisque l’oncle Thorpe est mort, et que toute la fortune lui est restée, reprit Algernon. Il serait vraiment injuste que je ne vécusse pas comme deux hommes, puisque j’ai eu deux fois plus de soins que tout autre. D’abord j’ai eu deux mères, continua le jeune homme en baisant la main de mistress Heathcote, et, si sir Charles ne paraissait pas si ridiculement jeune, je pourrais dire que bien souvent je me suis cru près d’un second père aussi bon, aussi soigneux et aussi indulgent que le premier.

— Dis un frère, Algernon, murmura le petit Frédéric qui, depuis leur arrivée, ne cessait d’admirer les deux jeunes gens. Il a juste l’air d’être ton frère.

— Vraiment, tu trouves cela, Frédéric ? » reprit sir Charles en souriant et en lançant un tendre regard à Florence.

Celle-ci détourna la tête, sa belle-mère rougit, son père sourit affectueusement au baronnet, les enfants ne virent rien, mais Algernon ouvrit ses grands yeux pétillants d’esprit et dut comprendre quelque chose. Juste à ce moment et quand, je l’avoue, aucun d’eux ne semblait désirer une interruption, la porte s’ouvrit, et miss Martin Thorpe parut. Elle était un peu émue et plus colorée qu’à l’ordinaire ; mais quand, après avoir serré la main de sir Charles, elle aperçut Algernon, elle devint excessivement pâle. Elle avait toujours trouvé inutiles et ridicules les soins sans nombre dont mistress Heathcote entourait le jeune homme, car toutes ces précautions, pensait-elle, pouvaient à peine retarder sa mort de quelques semaines. Aussi, en le revoyant tout à coup si beau et si fort, elle en éprouva un tel déplaisir, qu’elle faillit se trouver mal ; il eût été vraiment heureux pour elle que quelqu’un imaginât d’ouvrir la fenêtre pour lui donner de l’air, mais elle dut s’en passer. Enfin, elle se remit un peu et parvint à dire à sir Charles :

« Pouvons-nous laisser mon cousin Algernon raconter ses voyages à sa famille et aller causer un instant dans mon appartement ? »

Quoique le baronnet eût beaucoup préféré rester où il était, il dut consentir à suivre l’héritière ; mais, en entrant chez elle, il s’écria :

« Comment avez-vous pu ranger ainsi cette pièce ? Il faut être une fée pour avoir transformé en un aussi joli salon les vieilles chambres de mon pauvre ami.

— Je suis charmée que vous approuviez ces améliorations, sir Charles ; mais il était nécessaire, me décidant à vivre comme je le fais, de pouvoir me tenir seule quelquefois. »

Quoique sir Charles n’eût point du tout approuvé tous ces changements, trop coûteux pour une mineure, il ne voulut pas répondre, pour ne pas prolonger un tête-à-tête qui non-seulement lui était très-désagréable, mais le tenait éloigné de ceux qu’il aimait à voir et à écouter. Il commença donc sans plus attendre :

« Je crains, miss Martin Thorpe, que les énormes désagréments dont vous me parlez dans votre lettre ne soient la cause de votre désir de vous séparer de votre tuteur et de sa famille. Si vous demandez cette séparation, je suis convaincu que le major et ces dames ne tiendront nullement à continuer cette vie en commun. Comme j’ai senti que de rester ensemble dans ces circonstances ne pouvait que vous être pénible à tous, j’ai cru devoir hâter mon retour, qui va tout concilier.

— Je ne pensais certes pas que ma lettre vous ramènerait aussi vite, répondit Sophie avec embarras ; si je l’avais cru, je l’aurais écrite plus modérée. Je ne comptais nullement vous presser dans votre voyage ; j’espérais même que tout se déciderait par écrit.

— Des changements aussi graves que ceux que vous proposez, miss Martin Thorpe, sont très-faciles quand toutes les parties sont d’accord ; mais lorsqu’il faut…

— Si vous désapprouvez mes projets, je les abandonnerai aussitôt, sir Charles Temple, s’empressa d’ajouter Sophie.

— Je ne vous conseillerai jamais de continuer cette vie, si cela ne vous arrange pas parfaitement, ainsi que votre chère famille.

— Mais nous commençons à nous entendre beaucoup mieux, et je suis sûre que nous nous accorderons très-bien à l’avenir. De toutes façons, et jusqu’à nouvel ordre, je vous serais fort obligée, sir Charles, de ne point parler de ma lettre aux Heathcote, pas plus que des projets que j’ai abandonnés complètement. Jusqu’à présent ils n’en ont point eu connaissance.

— J’ai le plus vif désir de vous être agréable, miss Martin Thorpe, répondit le baronnet, parfaitement persuadé par la douceur de sa pupille qu’elle regrettait ses mauvais procédés envers sa famille ; mais Algernon a vu votre lettre quand je l’ai reçue. »

En entendant ces mots, Sophie fronça les sourcils et se creusa deux rides profondes et menaçantes dans le front. Ces preuves de colère violente apprirent au jeune tuteur qu’il s’était trompé en la croyant repentante, et le détermina à soustraire Florence et sa famille aux regards haineux et aux humiliations que l’héritière ne leur épargnerait pas. Cependant il promit de ne point parler au major de ce désir passager, à moins qu’Algernon ne commençât la confidence à son père et ne le poussât à en connaître les détails.

« Dans ce cas, je vous demanderai la permission de leur parler la première.

— Tout cela étant conclu, nous pouvons donc rejoindre la société, reprit sir Charles en se levant.

— Certainement, » répondit l’héritière en souriant avec grâce ; et ils descendirent l’un et l’autre.

Rien ne pourrait surpasser la manière aimable et affectueuse dont Sophie se conduisit avec sa famille ; elle fut convenable avec Algernon, et, si chacun n’avait pas été trop agréablement occupé pour rien remarquer, les Heathcote, en comparant la conduite de miss Martin Thorpe à ce qu’elle était ordinairement, se seraient demandé d’où lui venait cette affabilité, à laquelle ils étaient si peu habitués. Sophie elle-même était très-préoccupée de cette phrase de M. Jenkins : « Je veux laisser des preuves palpables de mon affection et de mes richesses à ceux que j’en trouverai dignes. » Aussi ne s’aperçut-elle pas que si, pour réunir Temple et Thorpe-Combe, il fallait que sir Charles l’épousât, les deux domaines risquaient fort de rester toujours séparés. Quoiqu’elle eût invité sir Charles à passer la nuit au château, le jeune baronnet préféra rentrer chez lui, avec l’espoir de faire les honneurs du pavillon le lendemain à ses amis.

Le lendemain, Sophie, ayant appris que M. Jenkins était de retour à Broughton-Castle, n’eut plus d’autre préoccupation que de l’empêcher de voir sir Charles avant d’avoir pu l’entretenir de certaines choses d’où devaient dépendre des intérêts bien graves pour elle. Elle aurait volontiers donné une de ces belles perles que son précieux ami lui avait offertes pour qu’Algernon ne lui fût pas présenté ce jour-là : aussi faut-il dire que, si son bonheur fut grand en voyant les Heathcote aller se promener, il le fut bien plus encore quand M. Jenkins parut tout à coup devant elle.

« Oh ! mon cher, très-cher monsieur Jenkins, je suis vraiment enchantée de vous voir, s’écria la jeune fille en courant au-devant du visiteur. Êtes-vous bien fatigué de votre voyage ? Y a-t-il longtemps que vous êtes de retour ? Que vous êtes aimable d’être venu me voir ! Vous paraissez très-bien portant.

— Merci, répondit simplement le sérieux personnage en s’asseyant tranquillement.

— J’ai des nouvelles à vous apprendre, cher monsieur, et j’espère qu’elles satisferont votre excellent cœur : mon tuteur, sir Charles Temple, est de retour avec Algernon ; et je pense, cher monsieur Jenkins, que nous allons…

— Sir Charles de retour avec Algernon ! s’écria M. Jenkins avec une animation soudaine : où sont-ils ?

— Sir Charles est chez lui, et mon cousin se promène avec sa famille. Mais si vous voulez bien me faire l’honneur de dîner avec moi, vous les verrez tous deux ce soir.

— Non, je ne veux pas voir sir Charles maintenant ; mais je suis très-satisfait qu’il soit revenu, » reprit M. Jenkins qui se leva et se prit à examiner la chambre pour la vingtième fois en se promenant de long en large, les mains croisées derrière le dos.

Sophie ne savait comment reprendre la conversation complètement tombée, quand tout à coup l’étranger s’arrêta brusquement, et, s’asseyant tout près d’elle, ses genoux contre les siens, il lui dit :

« Sophie Martin, ou miss Martin Thorpe, voulez-vous, quoi que je vous demande, me promettre de le faire, que cela vous plaise ou non ?

— Certainement, monsieur, et je serai trop heureuse de pouvoir ainsi vous prouver mon ardent désir de vous être agréable, s’écria Sophie.

— Voilà, une charmante réponse, et je vous en sais gré. Maintenant je m’explique. Vous rappelez-vous que je vous ai parlé de mes relations intimes avec M. et mistress Thorpe quand j’étais ici autrefois ?

— Si je me le rappelle ? Ah ! cher monsieur, puis-je oublier un récit aussi intéressant ?

— Je me doutais, Sophie, que vous ne l’aviez pas oublié. Je vous ai dit aussi que mon intention était de faire connaissance avec les enfants de mes vieux amis. Vous, miss Florence et Algernon, ne faites que trois, et je sais que vous avez plusieurs cousins et cousines que vous avez vus ici lorsque vous êtes tous venus chez votre excellent oncle avant sa mort. Ce sont eux que je voudrais voir avant mon départ. Voulez-vous écrire aux Spencer et aux Wilkins qu’un ami de la famille, entre deux âges, riche et garçon, désire les connaître et les attend chez vous tel jour ? Quand ces lettres seront écrites, vous me les montrerez, et, si je ne les trouve pas bien, je vous en dicterai d’autres. Voulez-vous écrire tout de suite pendant que je suis près de vous ? »

Sophie était atterrée, quoiqu’elle n’eût pas l’intention de refuser. Si elle n’avait consulté que son cœur, loin de s’entourer de toute sa famille, elle aurait éloigné tout le monde afin de briller seule devant son riche ami. D’un autre côté, elle n’était pas fâchée d’étaler son luxe et sa fortune aux yeux de ceux qui l’avaient vue dans une position si différente. Elle se rappela que l’élégant Spencer et ses deux fils, non moins accomplis que lui, n’avaient jamais daigné s’occuper d’elle, et que les trois sottes héritières galloises faisaient sonner bien haut, devant elle, leur fortune à venir de cinq cents livres sterling chacune. Ces dernières réflexions l’ayant complètement décidée, elle prit vivement sa plume dorée terminée par un rubis gravé, et s’écria en s’installant devant un élégant secrétaire :

« Maintenant, cher monsieur, que voulez-vous leur dire ? »

Sans plus de cérémonie, M. Jenkins dicta ce qui suit :

« Cher oncle Wilkins,

« Un gentleman nommé Jenkins, célibataire, possesseur d’une très-grande fortune, et qui a été autrefois très-lié avec notre oncle et notre tante Thorpe, revient d’un pays lointain pour faire connaissance avec les enfants de ses vieux amis et leur laisser des gages plus ou moins importants de l’affection qu’ils sauront lui inspirer. Il m’a priée de vous inviter à venir avec vos trois filles passer chez moi, à Thorpe-Combe, une semaine ou dix jours, à partir du 25 de ce mois, afin de pouvoir vous voir et être présenté à ces dames. Il habite en ce moment avec le comte de Broughton, à Broughton-Castle ; mais il me charge de vous dire que, si vous acceptez mon invitation, il viendra se joindre à ma société pour vous voir plus fréquemment. Vous savez, je pense, que M. et mistress Heathcote sont chez moi avec une partie de leurs enfants ; mon cousin Algernon et sir Charles Temple, mon second tuteur, sont de retour d’Italie depuis hier, et je vais écrire aux Spencer afin que la famille soit au grand complet. J’espère que mon invitation sera acceptée, et je reste, cher oncle Wilkins, votre nièce dévouée,

« Sophie Martin Thorpe. »

M. Jenkins partit en emportant les lettres et en priant Sophie de lui communiquer les réponses aussitôt qu’elle les recevrait. Quand elle se retrouva seule, l’héritière se demanda comment elle avait pu être assez faible pour consentir à la dépense excessive que le séjour de tout ce monde chez elle, pendant huit jours, allait rendre nécessaire.

Cependant elle sentait bien que les Wilkins et les Spencer ne lui feraient jamais tant de tort auprès de son riche ami que ces maudits Heathcote, qu’elle était obligée de tolérer auprès d’elle.

Enfin elle se décida, si M. Jenkins était assez ingrat pour lui préférer une de ses cousines, à faire une note, peu exacte, des dépenses considérables qu’allait lui causer la réception de sa famille, et à la faire payer à l’étranger qui lui avait imposé cette réunion dispendieuse.

Pendant ce temps, les craintes de sir Charles par rapport à sa très-petite fortune, qu’il croyait insuffisante pour faire le bonheur de sa bien-aimée Florence, étaient complètement dissipées par le sourire radieux de la jeune fille, à l’idée d’épouser celui qu’elle aimait, Aussi quand le charmant baronnet vit que ni Florence, ni son père, sa mère ou Algernon, qui était maintenant dans le secret, ne se plaignaient de la simplicité qu’il pouvait seule offrir à sa femme, il demanda que le mariage eût lieu immédiatement, et il écrivit aussitôt à lady Temple, sa mère, pour lui faire part de ses intentions et la supplier de ne point s’opposer à cette union qui devait faire son bonheur.




CHAPITRE XXXI.


Les invitations de miss Martin Thorpe produisirent chez ses oncles une foule de réflexions et des conclusions très-différentes.

« Voilà une étrange aventure, murmura M. Spencer en prenant son café du matin. Un gentleman nommé Jenkins qui veut prouver son affection aux enfants des Thorpe ! Il se privera de voir mes charmants garçons, car je ne referai certes pas ce voyage pour M. Jenkins ! Cette Martin est fièrement hardie ! après avoir indignement détourné la fortune du vieux à son profit, oser m’adresser une pareille épître ! »

Puis, roulant la lettre avec colère, il la jeta dans la corbeille à papier et se plut à croire que la meilleure manière de blesser sa petite cousine était de ne point même lui répondre.

Quand le squire de Llanwellyn Lodge reçut son invitation, il brisa le cachet avec gravité ; puis, après avoir longuement étudié le contenu de la lettre, sans rien y comprendre, comme de coutume, il murmura avec indifférence, selon son habitude :

« Regardez cela, Elfreda. »

La jeune fille tendit la main, puis le bras, et parvint à saisir la lettre et à la lire. L’expression que prit sa figure parut si singulière que ses deux sœurs s’écrièrent en même temps :

« Qu’est-ce donc que cela, Elfreda ?

— C’est la lettre la plus étrange que j’aie jamais lue : c’est une invitation de Sophie Martin pour nous faire aller à Thorpe-Combe, voir un voyageur qui a connu le vieux Thorpe et désire connaître aussi les parents de son ami défunt.

— Laissez-moi voir, dit Eldruda.

— Vous me la donnerez quand vous l’aurez lue, » reprit à son tour Winifred.

Quand les trois sœurs eurent pris connaissance de la lettre, Eldruda s’écria :

« Comme elle écrit drôlement, cette Sophie !

— Cela me ferait plaisir d’y aller, » dit nonchalamment Winifred.

À ces mots les trois sœurs rapprochèrent leurs chaises et formèrent un conciliabule. Le vœu émis par l’une des trois nécessitait une discussion à la suite de laquelle on devait recueillir les avis et communiquer à M. Wilkins la résolution prise en commun.

« Il est vraiment ridicule d’aller une seconde fois à Thorpe-Combe chercher ce que nous ne pourrons jamais y trouver, opina l’aînée.

— Oui : mais il est si triste de rester toujours à la maison, soupira la jolie Winifred, que, quoique nous tenions fort peu à connaître ce gentleman… célibataire, je crois, il serait absurde de perdre, en refusant l’invitation, la seule occasion que nous trouverons, de longtemps peut-être, de nous distraire un peu.

— Je suis de l’avis de Winifred, reprit la seconde miss Wilkins… et d’abord, rien ne sera plus amusant que de voir cette affreuse petite sotte de Sophie trancher de la grande dame et faire ses embarras ; l’étranger est peut-être drôle aussi… sans compter, ajouta-t-elle, que nous y retrouverons… sir Charles Temple.

— Oh ! pour celui-là, j’en ai fait mon deuil, Druda, repartit Elfreda ; quand il n’y aurait plus que lui et moi sur la terre, je ne voudrais pas l’épouser… Cependant, si vous avez toutes deux si envie d’aller à Thorpe-Combe, je n’y ferai certes pas d’objection. Eldruda, allez dire à la vieille Jeanne qu’elle remette la lessive à un autre jour ; pour le moment, il faut qu’elle s’occupe exclusivement de nos toilettes… Quant à papa, j’espère pouvoir le décider. »

Cette dernière tâche n’était pas tout à fait ce qu’il y avait de plus facile ; mais l’habile Elfreda sut y parvenir en rappelant à son père combien les excellents déjeuners, les copieux luncheons et les délicieux dîners qu’il avait pris à Thorpe-Combe, lors de son premier voyage, lui avaient fait de bien.

Nulle considération ne pouvait être mieux choisie pour déterminer le géant à se déranger ; aussi, le jour du départ étant arrivé, et M. Wilkins ayant trouvé sous sa main des habits neufs à sa taille, ses malles, faites sans qu’il s’en fût mêlé et la voiture attelée sans qu’il eût pris la peine de l’ordonner, il monta sans mot dire dans sa chaise, prit place en face de ses filles, et dormit jusqu’à destination.

En recevant la réponse affirmative des Wilkins, miss Martin Thorpe avait fait appeler mistress Barnes pour lui annoncer qu’elle allait avoir une grande réunion, et lui ordonner de faire préparer pour les Wilkins l’appartement qu’ils avaient à Noël, et pour M. Jenkins la plus belle chambre de toute la maison ; mais elle ne parla pas des Spencer, dont elle avait accepté le silence comme un refus.

Ces ordres surprirent énormément la femme de charge : aussi s’empressa-t-elle d’aller en converser avec les autres domestiques. Mistress Barnes n’avait jamais vu M. Jenkins, mais ceux des serviteurs de la maison qui avaient eu l’occasion de l’approcher en faisaient un mince éloge. Ils ne pouvaient parler de sa fortune, qu’ils ne connaissaient pas ; mais ils ne vantaient ni sa figure ni ses manières.

« — C’est bien, dit le sommelier, le plus drôle de corps auquel j’aie jamais versé à boire, et, si ce n’était le patronage de lord Broughton, qui le traite familièrement, je dirais qu’il n’a pas même l’air d’un gentleman.

— Et moi, dit à son tour William, je dis qu’un homme qui possède un si beau cheval, et lui fait faire des courses telles que d’ici à Broughton-Castle, doit être au moins millionnaire… ou marchand de chevaux.

— Un marchand de chevaux ! fi, pouvez-vous parler ainsi d’un homme qui a l’honneur d’être reçu chez votre maîtresse ?

— Je n’ai rien dit d’impertinent, ce me semble, répondit William, un peu alarmé, et j’espère bien, mistress Robert, que vous ne me ferez pas gronder pour cela ?

— Je parie un schelling avec qui voudra, interrompit Nancy, que miss Sophie est amoureuse de ce gentleman, qu’elle a le projet de l’épouser, et que c’est uniquement pour cela qu’elle réunit ici toute sa famille… Je vous défie d’expliquer autrement tout ce qui se passe.

— Je crois, dit à son tour mistress Barnes, qu’elle aime trop son argent et qu’elle s’aime trop elle-même, pour vouloir se marier ; car alors il lui faudrait le partager, cet argent chéri. Enfin, arrive que pourra ; ce qu’il y a de sûr pour nous, c’est que nous n’avons pas à nous croiser les bras pour que tout soit prêt le 25. »

Au jour indiqué, un domestique étranger vint prendre possession de la chambre de M. Jenkins et préparer sa toilette ; aussi, quand l’étranger parut au salon où tout le monde était déjà réuni, Sophie fut-elle saisie du changement qui s’était opéré en lui. Il avait coupé sa moustache, peigné soigneusement ses cheveux ; il avait quitté son bonnet de laine rouge, et portait des vêtements d’une coupe élégante.

Quand elle le vit entrer, elle alla le prendre par la main et le présenta successivement aux Wilkins et à sir Charles Temple.

Le squire gallois se leva, s’inclina et se rassit ; miss Wilkins l’aînée salua le plus gravement possible ; Winifred sourit de l’air le plus agréable, et miss Eldruda fit tous ses efforts pour paraître distinguée.

M. Jenkins répondit à ces différentes politesses par un petit salut un peu sec, et par des regards profonds qui semblaient chercher à lire au fond du cœur de ses interlocuteurs.

En s’approchant de sir Charles, il parut embarrassé et se couvrit une partie du visage avec son mouchoir ; mais s’il s’attendait à exciter l’attention du beau baronnet, il s’était trompé : car, après avoir échangé avec lui quelques politesses, le jeune homme reprit sa conversation avec miss Florence Heathcote, sans plus songer à M. Wilkins.

Celui-ci s’approcha alors de mistress Heathcote ; mais, sans s’arrêter aux compliments, il s’écria, presque en l’abordant en et regardant autour de lui :

« Il y a encore ici quelqu’un que je veux voir : où est donc Algernon Heathcote ? »

Cette question s’adressait à Sophie ; mais miss Martin détourna vivement la tête, sans paraître avoir entendu, tandis que mistress Heathcote, qui était devenue assez intime avec l’étranger, lui répondait, en faisant signe, en même temps, à Algernon, perdu dans les rideaux de la fenêtre :

« Laissez-moi vous présenter notre fils Algernon, monsieur Jenkins,… voici Algernon Heathcote, » reprit-elle en plaçant le jeune homme en face de l’étranger, sans s’inquiéter de l’ennui que pourrait occasionner à son fils cette exhibition un peu embarrassante.

Algernon prit la chose au mieux, car il sourit avec grâce, et montra la plus charmante expression de physionomie qu’on puisse voir. M. Jenkins, oubliant un instant sa réserve habituelle, posa une main sur chaque épaule du jeune homme, et s’écria :

« Voilà donc Algernon Heathcote ? »

Algernon rougit de la persistance d’attention dont il était l’objet, et cette rougeur le rendit aussi beau que mistress Heathcote elle-même le pouvait désirer dans son orgueil maternel.

« Oui, monsieur Jenkins, voilà Algernon, et, quand vous le connaîtrez, vous verrez que l’apparence n’est pas encore ce qu’il y a de mieux en lui, répliqua mistress Heathcote, qui reprit sa place et laissa les deux nouveaux amis ensemble.

— Surtout, monsieur, s’écria le jeune homme en souriant, n’allez pas croire tout ce que ma mère vous, dira de moi ; c’est une digne et excellente femme, mais elle a le défaut d’embellir tout ce qu’elle raconte de moi.

— Oh ! mon jeune ami, maintenant que je vous connais, je jugerai par moi-même. »

Après ces mots, échangés avec grâce, M. Jenkins mit la conversation sur l’Italie, et se fit un plaisir de laisser parler le jeune homme.

Quand on annonça le dîner, la maîtresse de la maison s’approcha de M. Jenkins, et, lui prenant le bras, elle lui dit d’un air aimable :

« Serez-vous assez bon pour me conduire dans la salle à manger ?

— Non, ma chère, répondit sans cérémonie l’étranger : vous devez prendre le bras de sir Charles, M. Wilkins conduira mistress Heathcote, le major peut offrir la main à cette miss Wilkins qui est auprès de vous et me paraît être l’aînée de la bande, et les deux plus jeunes sœurs chercheront à amuser, comme elles pourront, la jolie Florence ; quant à moi, j’ai trouvé un charmant compagnon, et je le garde. »

Cette espèce de leçon exaspéra fort Sophie, qui se sentit sur le point de répondre quelque impertinence à celui qui se mêlait de commander chez elle ; mais elle se contint, sourit avec effort, et se décida à ouvrir la marche au bras de sir Charles, quoique assez choquée de cette tirade débitée à haute voix. Chacun prit le rang et la place que M. Jenkins avait désignés, et le dîner commença. Jamais partie de plaisir n’avait été aussi triste. Le major ne put obtenir un seul mot de miss Elfreda, qui était encore suffoquée de ce qu’elle appelait les manières libres et de mauvais goût de M. Jenkins. Sir Charles se désolait d’être si loin de Florence, qu’il pouvait à peine l’entrevoir. Quant à la charmante fille, elle se consolait de cette contrariété en pensant au joli goûter composé de groseilles cueillies par elle à Temple-Bar avec sir Charles et Algernon, et dont le baronnet lui avait fait les honneurs dans le pavillon de plaisance. À côté d’elle les deux jeunes miss Wilkins chuchotaient et critiquaient tout, à commencer par leur jolie voisine, Florence Heathcote. La bonne mistress Heathcote regrettait que sir Charles fût placé si loin de sa fille : elle devinait bien que cela les attristait l’un et l’autre. Pour M. Wilkins, il buvait et mangeait sans relâche, et Sophie demeurait muette et ne s’occupait de personne. Pendant ce temps, Algernon et M. Jenkins semblaient seuls s’amuser. Ils causaient à voix basse, et personne n’entendait ce qu’ils disaient.

La soirée fut aussi triste que le dîner. Les deux amants se retirèrent dans une embrasure de fenêtre, et furent ainsi complètement l’un à l’autre ; mais cette espèce de tête-à-tête ayant été remarqué par Elfreda et par Sophie, ce fut un motif pour elles de se rapprocher, et elles causèrent ensemble pendant tout le reste de la soirée. Elles se trouvèrent mutuellement beaucoup d’esprit et de bon sens.

Quant à M. Jenkins et à Algernon, ils avaient disparu. Miss Martin Thorpe, en voyant rentrer au salon le major avec M. Wilkins et sir Charles Temple, avait appelé Jem pour savoir ce qu’étaient devenus les deux autres messieurs.

« Je ne sais où est M. Algernon, répondit Jem, mais je crois que M. Jenkins est monté se coucher, car il a demandé un bougeoir en sortant de la salle à manger. »

La certitude que son cousin n’était pas avec le riche étranger tranquillisa Sophie, qui put s’abandonner sans arrière-pensée à une longue conversation avec sa cousine, miss Elfreda Wilkins.

Quand, après la retraite des dames, le major, sir Charles et M. Wilkins s’étaient groupés autour de la table pour boire et causer, avant de rentrer au salon, M. Jenkins s’était tiré à l’écart avec Algernon, et avait continué l’entretien commencé.

« Je vous déclare, Algernon, dit le pâle voyageur, que vos récits intéressants m’inspirent le désir de voir l’Italie avant de mourir ; mais comme Thorpe-Combe va vous paraître triste après ce beau voyage !

— Triste ! oh ! non, jamais cette maison ne pourra l’être pour moi. Certes, je l’aime moins depuis la mort de votre vieil ami, car c’était un excellent homme, qui mettait toute son application à amuser et à occuper ses hôtes. Je le regrette sincèrement. Je sais d’ailleurs une chambre dans la maison qui, à mon gré, égayerait pour moi jusqu’à la prison : connaissez-vous la bibliothèque ?

— Je voudrais la voir avec vous, Algernon, répondit l’étranger.

— Nous irons demain après déjeuner, si vous le voulez.

— Je préférerais y aller aujourd’hui même.

— Je crains qu’elle ne soit pas éclairée, répartit le jeune homme ; d’après ce que Florence m’a dit, je crois que Sophie se soucie peu des livres. Notre oncle Thorpe y faisait porter une lampe tous les soirs, et chacun était libre d’y aller : c’était vraiment charmant ; mais je crains qu’avec une seule bougie il ne vous soit difficile d’en admirer l’ensemble.

— Je désire y monter ce soir : nous y retournerons demain pour la voir plus en détail, insista M. Jenkins.

— Comme vous voudrez ; j’en connais tous les coins et recoins, et serais capable de trouver, dans l’obscurité, tel livre que vous me demanderiez.

— Qui vous l’a si bien fait connaître, Algernon, pendant les quinze jours que vous avez passés ici ? est-ce le vieux M. Thorpe ?

— Non, monsieur, reprit Algernon, en prenant un ton plus sérieux : ce fut sir Charles Temple. M. Thorpe disait que cette pièce lui rappelait trop douloureusement le souvenir du fils qu’il avait perdu, et rouvrait toutes les plaies de son cœur ; mais il nous permettait volontiers d’y rester tout le temps qu’il nous plaisait d’y être : aussi, lorsque nous nous y trouvions réunis, sir Charles, Florence et moi, je ne sais ce qui nous retenait d’y passer la nuit. »

En ce moment les trois autres messieurs se levèrent de table, et le major, s’approchant de son fils et de son interlocuteur, leur demanda :

« Passez-vous au salon, messieurs ?

— Ne nous attendez pas, major, répliqua M. Jenkins. Algernon et moi nous avons encore à causer. »

Quand ces messieurs eurent quitté la salle à manger, l’étranger se fit donner un bougeoir et monta à la bibliothèque précédé d’Algernon qui s’était chargé de l’éclairer et de lui montrer le chemin.

« N’entrons pas, je vous en prie, s’écria le jeune Heathcote après avoir fait un pas dans la bibliothèque ; croyez-moi, monsieur Jenkins, cette bougie n’éclaire pas : il vous sera impossible de jouir du coup d’œil. »

Le voyageur entra malgré les objections du jeune Algernon, et, se dirigeant vers un grand fauteuil placé dans un angle de la pièce, il s’y laissa tomber et fut bientôt plongé dans une profonde rêverie. Algernon s’approcha de lui, et tout en le regardant se prit aussi à réfléchir. Il se rappela son premier voyage à Thorpe-Combe, l’aimable réception qui l’y attendait, ses promenades avec Florence, sa liaison avec sir Charles, enfin les lectures à haute voix si intéressantes, et les causeries à voix basse si douces. Ces pensées, si sérieuses qu’elles fussent, l’étaient moins cependant que celles de l’étranger : car Algernon, qui tournait souvent ses regards de son côté, s’aperçut qu’il pleurait. Tout d’un coup M. Jenkins se leva, et, faisant un effort pour secouer sa tristesse, il s’écria :

« Allons, c’est fini. Maintenant dites-moi, mon cher Algernon, aimeriez-vous que cette bibliothèque vous appartînt ?

— C’est là une question que je ne me suis jamais adressée, monsieur, répondit le jeune homme, dont les yeux brillèrent de joie ; du reste, à quoi bon penser à cela ?

— On ne sait pas, reprit M. Jenkins en riant ; que diriez-vous si un ami dévoué cherchait à nouer une alliance entre vous et votre cousine Sophie ?

— Je dirais, monsieur, que cet ami dévoué ferait bien de trouver une autre occupation.

— Pourquoi donc, je vous prie ? Ce serait un excellent moyen de vous faire partager l’héritage de votre oncle, et, si je croyais que ce mariage pût faire votre bonheur, j’employerais de grand cœur le pouvoir que je puis avoir sur Sophie pour l’y déterminer.

— Vous plaisantez, monsieur Jenkins, repartit Algernon en riant ; miss Martin Thorpe est certainement en âge de se marier dès demain ; mais vous ne pourriez pas en dire autant de moi.

— N’avez-vous pas d’autre objection ? reprit M. Jenkins avec joie ; voyons, la trouvez-vous aimable ?

— Ma parole d’honneur, monsieur Jenkins, je ne me laisserais marier de force à qui que ce fût. Je ne connais pas les usages de l’Orient, mais en Angleterre on ne marie pas les garçons à seize ans.

— C’est tout ce que vous avez à me dire alors ? Mais si j’obtenais qu’on vous attendît trois ou quatre ans ? Savez-vous que cela serait une belle position pour vous ?

— Si je ne croyais pas que vous plaisantez, monsieur, vraiment je me fâcherais, dit Algernon d’un ton ferme. car je me considérerais comme un infâme si des motifs d’argent pouvaient seuls me guider dans le choix d’une femme. Je vous prie donc de terminer là cet entretien. Parlons, si vous voulez, de livres ou de toute autre chose.

— Je parle très-sérieusement, Algernon, en vous disant que je vous conjure de me dire librement et avec franchise votre opinion sur le caractère et le cœur de miss Martin Thorpe. »

Algernon rougit et demeura un instant sans répondre, puis il dit enfin :

« Eh bien ! franchement, monsieur, je ne me crois pas d’âge à pouvoir juger du caractère des autres, ni à en parler aussi librement, et puis je ne vous connais pas depuis assez longtemps pour comprendre le motif que vous ayez de me questionner ainsi.

— Vous avez raison, mon ami, parfaitement raison, dit M. Jenkins avec bonté ; je cesse donc, pour le moment du moins, de vous importuner de mon indiscrétion. »

La conversation roula alors sur différentes choses. M. Jenkins sembla écouter avec attention certaines opinions émises par son jeune ami. Enfin, après avoir parcouru plusieurs ouvrages curieux, il se leva en disant :

« J’ai l’habitude de prendra mon café et de fumer ma pipe seul dans ma chambre. Je vous laisse donc ; mais vous allez, je suppose, rentrer au salon. »

Algernon répondit par une inclination de tête, en disant : « Bonsoir, monsieur. » Quand il se trouva seul, il demanda une nouvelle bougie et demeura dans la bibliothèque, préférant la société des livres à celle de la femme que son trop obligeant ami prétendait lui faire épouser.




CHAPITRE XXXII.


Avant que sir Charles eut achevé son déjeuner, le lendemain matin, il reçut le billet suivant :

« M. Jenkins présente ses compliments à sir Charles Temple, et lui sera fort obligé s’il veut bien le recevoir ce matin à Temple. M. Jenkins désirerait voir sir Charles Temple seul, et l’heure la plus matinale serait le plus à sa convenance. »

Sir Charles n’avait vu l’étrange voyageur qu’une fois, et ne le connaissait nullement, n’ayant même jamais entendu parler de lui. La tournure et l’aspect de ce personnage n’avaient rien d’anglais. Sir Temple savait que ces deux messieurs s’étaient connus à Madrid, où M. Thorpe avait été ambassadeur.

Cependant rien ne pouvait expliquer le but du tête-à-tête demandé par M. Jenkins, quand sir Charles, se rappelant les prévenances de sa pupille pour l’étranger, en conclut immédiatement que celui-ci venait la lui demander en mariage.

« Il aurait bien pu s’adresser au major, le stupide personnage ! » grommela le baronnet, que cette circonstance empêchait de rester avec Florence au pavillon de plaisance ; mais cependant, malgré l’ennui que cette visite lui causait à l’avance, il marqua onze heures pour le moment du rendez-vous.

Sir Charles rejoignit Florence qui faisait un bouquet dans les environs du pavillon, et l’accosta en lui disant tristement :

« Florence, un vilain homme me force à rentrer chez moi le recevoir, et me prive ainsi de passer, comme à l’ordinaire, la matinée auprès de vous. »

Florence fit une adorable petite moue, car il y avait une partie d’arrangée : on devait faire une promenade lointaine, emporter à goûter, et, pendant que le major et le petit Frédéric auraient pêché sir Charles aurait lu une comédie à haute voix. Cependant elle fit un effort pour ne pas laisser paraître son chagrin, et répondit :

« Allons donc vite prévenir maman qui fait déjà les préparatifs de départ, et dites, pour consoler Frédéric, que nous ferons notre promenade demain. »

Toute la famille fut désappointée en entendant ces nouvelles, mais Algernon s’écria en riant :

« Je parie que je sais ce que vous veut cet extravagant.

— Vous avez deviné, Algernon, répondit sir Charles, et moi aussi je trouve ce projet absurde : car, si sous tous les rapports cela est désirable, et j’en doute, la différence d’âge est au moins ridicule ; du reste, c’est à votre père et non à moi qu’il devait adresser sa demande.

— Comment est-il possible, sir Charles, que, sachant ce dont il est question, vous en parliez aussi sérieusement ? reprit Algernon avec étonnement.

— C’est que je suis bien en colère pour plaisanter en ce moment ; qu’ensuite je ne trouve pas cette proposition plus absurde qu’une autre, et que je m’attends très-bien à ce que les terres et le château de l’héritière tentent plusieurs personnes qui seraient fort disposées à en devenir possesseurs.

— Serez-vous assez bon, sir Charles, continua Algernon en riant, pour nous dire ce que vous comptez répondre à ce monsieur ?

— Cela dépendra des circonstances ; je l’enverrai probablement consulter notre pupille et lui demander son avis.

— De grâce, ne faites pas cela, reprit Algernon en riant plus fort ; envoyez-le à ma mère, et je promets de faire ce que mistress Heathcote décidera.

— Que voulez-vous dire, Algernon, répondit le baronnet un peu impatienté, et qu’avez-vous à voir dans le mariage de miss Martin Thorpe avec M. Jenkins ?

M. Jenkins ! s’écria Algernon ; mais c’est moi et non pas lui qu’il veut faire épouser à Sophie. »

Et il raconta la scène de la veille, sur laquelle il fondait l’opinion qu’il venait d’émettre. À ce récit Florence se mit à rire autant que son frère ; mais mistress Heathcote s'exclama avec terreur :

« Algernon épouser Sophie Martin Thorpe ! » et la bonne dame demeura comme atterrée.

Les jeunes gens calmèrent son indignation, mais ne parvinrent pas à diminuer la colère de sir Charles, qui était furieux de voir que non-seulement il lui fallait quitter sa chère Florence, mais qu’il allait être obligé d’écouter patiemment cette absurde proposition.

Ce fut donc avec moins de grâce que de patience que le baronnet se leva pour recevoir M. Jenkins, qui arriva à onze heures précises.

M. Jenkins entra avec son chapeau sur la tête, et vint se poser devant sir Charles sans prononcer une parole. Aussi étonné que mécontent de ce manque d’égards et de tenue, le jeune homme s’éloigna un peu ; mais le visiteur, s’étant rapproché de lui, se décida à ôter son chapeau et dit :

« Vous ne me reconnaissez donc pas ? sir Charles ; je croyais que mon front chauve suffirait seul à protéger mon incognito, mais quoi ! même avec mon chapeau vous ne me remettez pas.

— Vous reconnaître ! s’écria sir Charles avec l’effroi que pourrait causer un fantôme à un enfant ; non, c’est impossible !

— Qu’est-ce qui est impossible ? que vous me reconnaissiez ou que je sois celui que je vous rappelle ?

— Cornélius Thorpe ! En croirai-je mes yeux ? reprit sir Charles en ouvrant ses deux bras pour recevoir son ancien ami qui s’y précipita. Mais pourquoi avoir laissé mourir votre bon père avec la douleur de vous croire mort ? continua le baronnet sans chercher à dissimuler la violente émotion qu’il éprouvait.

— Sir Charles Temple, répondit M. Thorpe le ressuscité, vous êtes dans votre droit en me torturant par cette question ; je mérite ce tourment horrible, mais laissez-moi vous dire que vous ne me reprocherez jamais mes torts autant que je me les suis reprochés moi-même.

« J’ai quitté mon père parce qu’il m’avait fait de cruelles réprimandes, je suis resté loin de lui parce que je n’ai pas eu le courage de revenir avouer que j’avais tort et lui raison, et enfin j’ai fabriqué moi-même des preuves de mon décès, parce que je mettais mon amour-propre à ne pas rentrer chez mon père, à vos yeux et à ceux de tout le pays, en enfant qui demande pardon et s’humilie. Je mérite donc tous vos reproches et je les attends ; cependant vous voyez ce que je souffre depuis mon retour en Angleterre, où des intérêts de la plus grande importance m’ont rappelé, et je compte sur votre indulgence.

— Je ne vous ferai aucun reproche, monsieur Thorpe, répondit sir Charles en s’apercevant de la maigreur et de la pâleur du fils de son ancien ami ; je ne nierai pas que votre retour ne me cause pas la joie que j’en aurais éprouvé s’il avait eu lieu quelques mois plus tôt ; mais j’aimais trop votre cher père pour renouveler vos remords par mes regrets. Si je puis vous servir ou vous aider dans vos affaires, comptez sur moi comme sur un ami sincère.

— Merci, sir Charles, reprit M. Thorpe, qui parut soulagé d’un grand poids, et merci aussi pour l’affection et les soins dont vous avez entouré mon père depuis mon départ. Le vieil Arthur Giles m’a tout dit, et je vous en suis doublement reconnaissant. Si vous m’aviez mal reçu, cela m’aurait frappé bien cruellement ; merci, merci encore !

— Celui qui a tant aimé votre père, monsieur Thorpe, ne pouvait pas agir si contrairement aux propres sentiments de mon vieil et excellent ami ! Désirez-vous, monsieur, que j’annonce cet événement inattendu à ma pupille ? Ce sera délicat, mais je le ferai sans retard.

— J’ai besoin de vos avis principalement sur un point, reprit M. Thorpe. J’ai mené une vie toute d’aventures depuis que je vous ai quitté, et, si le sort ne m’avait pas protégé, je serais revenu aussi pauvre que je l’étais lors de mon départ ; je suis maintenant connu à Madras, comme l’un des plus riches marchands du pays, sous le nom de Jenkins que je porte généralement. J’ai retrouvé lord Broughton à Eton, et, connaissant sa discrétion et son affection dévouée, j’ai cru devoir lui confier mon vrai nom et mes projets en revenant ici. Mon intention était de faire connaissance avec mes cousins et cousines et de laisser subsister les dernières volontés de mon père si l’héritière était digne de ce qu’il avait fait pour elle, et remplissait son devoir aussi bien qu’il le désirerait s’il était encore de ce monde. Je comptais aussi, dans le cas où mes autres parents auraient besoin d’aide, venir à leur secours en mémoire de mon père. Mais je crois maintenant que je réclamerai ce qui m’appartient et que j’en disposerai différemment. »

Sir Charles écouta avec la plus profonde attention, et, quand M. Thorpe s’arrêta, il lui dit après un long silence :

« Continuez de grâce, monsieur.

— Je préférerais vous écouter, mon cher ami, répondit M. Thorpe et je vous serais fort obligé de me donner votre avis sur mes jeunes parents.

— C’est impossible, monsieur, et vous me comprendrez quand vous réfléchirez que je suis chargé par votre père de veiller aux intérêts de miss Martin Thorpe ; ma conduite, si je vous conseillais, serait indigne d’un galant homme.

— Vous avez toujours raison, sir Charles, et je ne vous parlerai même pas de mes intentions ; je vous apprends seulement que vous n’êtes plus le tuteur de Sophie Martin, injustement appelée Martin-Thorpe, puisque je me présente et réclame mon héritage, que mon père a bien dit devoir m’être rendu si je revenais jamais. Maintenant, me reconnaissez-vous pour Cornélius Thorpe, nierez-vous mes droits et serai-je dans l’obligation, quand je voudrai me faire connaître, de produire des témoins qui constateront mon identité ?

— C’est inutile, monsieur Thorpe, répondit sir Charles en retenant un sourire et en gardant un air grave. Je vous prie, jusqu’à ce que vous ayez appris votre retour à ma pupille, de ne plus me parler de vos intentions pour ou contre votre famille.

— Je vous quitte donc, reprit M. Thorpe qu’amusait fort la gravité du tuteur de Sophie Martin, luttant désavantageusement avec la joie de sir Charles l’amoureux de Florence. Mais avant que je sorte, ajouta-t-il, promettez-moi de ne parler de mon retour à personne.

— Je vous obéirai si vous le désirez positivement, monsieur ; mais je vous avoue que j’aimerais beaucoup que le major et sa famille…

— C’est vis-à-vis d’eux que je tiens surtout à rester, M. Jenkins, » répondit M. Thorpe en souriant finement, ce qui fit rougir le baronnet encore bien davantage, et le détermina à donner la promesse qu’on lui demandait.

Les deux gentlemen se séparèrent alors, sir Charles espérant tout de ces nouveaux arrangements pour son cher Algernon, et se reprochant sévèrement sa joie à la pensée du retour de celui qui allait ruiner sa pupille. Mais, malgré les efforts qu’il faisait pour regretter ce qui arrivait à Sophie, la satisfaction brillait dans ses yeux et le bonheur remplissait son cœur quand il rejoignit ses amis dans le pavillon. Là il dut se contenir, et, quoiqu’il lui fût impossible de paraître indifférent et calme, les instances de la jolie Florence ne parvinrent pas à lui faire expliquer sa violente émotion.

Les questions pleuvaient sur lui, et Algernon s’écria enfin :

« Vous avez appris de bien bonnes nouvelles aujourd’hui, sir Charles, et c’est mal à vous de ne point nous faire partager votre joie. »

Il était bien pénible d’être obligé de se taire ; cependant le baronnet se contenta de répondre le plus gravement qu’il lui fut possible :

« En effet, Algernon, j’ai maintenant l’espoir de rentrer dans une petite somme d’argent, et cela fait toujours plaisir à un pauvre garçon ruiné comme moi.

— Est-ce M. Jenkins qui vous en a donné la nouvelle ? » demanda Algernon, plus curieux et moins convaincu que jamais.

Sir Charles ne répondit pas, et, sauf quelques sourires insignifiants qui venaient de temps en temps illuminer son beau visage, il ne donna plus aucune marque de joie, et on ne fit plus d’allusions à l’événement heureux qui lui était survenu.




CHAPITRE XXXIII.


Au dîner, sir Charles Temple avait repris du calme, et, tout en s’efforçant de faire l’aimable avec les miss Wilkins, il cherchait à maintenir la paix entre Sophie et les Heathcote, et s’ingéniait à aider sa pupille dans son rôle de maîtresse de maison. De son côté M. Jenkins, comme on l’appelait encore, était d’une humeur charmante et entourait Sophie de soins et d’attentions. Grâce à ces deux messieurs, le dîner et la soirée furent moins tristes que la veille. Les miss Wilkins firent de la musique ; Florence se dispensa de chanter, préférant causer à voix basse avec sir Charles ; Algernon communiqua toutes ses remarques à sa mère, qui ne put bien tôt plus dissimuler sa gaieté ; le major s’installa dans un coin du salon pour lire les journaux, et M. Wilkins s’endormit dans le meilleur fauteuil qu’il put trouver.

Sir Charles, qui avait craint que M. Thorpe ne se déclarât après le dîner, se rassura bientôt en voyant le tour que prenait la conversation. Loin de se presser de reprendre ses biens et son nom, le véritable héritier attendit encore une semaine, pendant laquelle il chercha à se lier davantage avec ses cousines. Il passa de longues heures dans la bibliothèque avec Algernon et, en parlant avec lui de différentes choses, il put connaître l’intelligence, l’esprit et le caractère de son jeune ami. Quant aux miss Wilkins, M. Jenkins se montra fort empressé auprès d’elles, au grand déplaisir de Sophie, et discerna vite quelle sorte de femmes elles étaient. Pour Florence, ses attraits et sa naïveté charmaient M. Thorpe, qui aurait peut-être préféré l’azur de ses yeux à celui du ciel d’Orient, et aurait volontiers abandonné le pays qu’échauffaient les rayons du soleil pour ne plus quitter celui qu’embellissait le sourire de la jeune fille ; mais cet espoir ne fut que passager, car le voyageur s’aperçut bientôt que Florence aimait et qu’elle était aimée.

Sir Charles, qui suivait avec intérêt les mouvements et jusqu’aux sourires du fils de son ancien ami, rendait justice à l’habileté et à la lenteur avec lesquelles M. Jenkins marchait vers son but. En effet, le riche marchand de Madras était parvenu à entrer dans l’intimité de toute sa famille ; il avait su, par quelques paroles dénotant ses intentions généreuses, et aussi par d’élégants cadeaux adroitement offerts, se faire très-bien venir des dames, avec lesquelles il avait intérêt à causer librement. Du reste il avait toujours soin, par ses prévenances et sa préférence marquée pour Sophie, d’éloigner de la tête de l’héritière toute pensée de jalousie contre ses parentes. Depuis leur premier voyage à Thorpe-Combe les Spencers et les Wilkins avaient conservé des relations amicales, et même Elfreda entretenait avec son oncle Spencer une correspondance très-suivie et très-affectueuse.

M. Spencer, après avoir reçu l’invitation de Sophie Martin-Thorpe, voulut savoir si les Wilkins avaient été invités et s’ils s’étaient rendus chez leur cousine. Il écrivit donc à miss Elfreda ; mais la lettre étant arrivée à Llanvellyn-Lodge après le départ de la famille, elle fut renvoyée à Thorpe-Combe et l’aînée des miss galloises la reçut un matin à table.

« Avez-vous connu M. Spencer, murmura miss Elfreda à l’oreille de son voisin M. Jenkins, après avoir jeté un coup d’œil sur la lettre de son oncle, lorsque vous habitiez ce pays ?

— Je ne me le rappelle pas, répondit M. Thorpe ; mais il me semble qu’il aurait bien pu écrire quelques mots à votre cousine Sophie, car elle l’avait aussi invité à cette réunion. J’aurais eu beaucoup de plaisir à le voir, et je trouve son procédé aussi impoli pour Sophie que pour moi.

— C’est en effet extraordinaire, reprit Elfreda avec une vive indignation : car vraiment votre bonté, vos intentions et votre générosité envers nous, méritent bien qu’on vous remercie et que….

— Je ne demande pas de la politesse, interrompit M. Jenkins ; et si, comme je le pense, vous lui écrivez bientôt, je vous prie, miss Wilkins, de lui dire pourquoi je désirais faire sa connaissance et celle de ses fils, et aussi combien son silence m’a paru étrange.

— Je le ferai certainement, très-cher monsieur Jenkins, répondit miss Elfreda avec enthousiasme, si toutefois je lui écris, ce qu’il ne mérite certainement pas. Je lui dirai aussi ce que je pense de la manière dont il a agi envers vous, qui êtes si bon et si aimable. »

Le soir même miss Wilkins, écrivit une longue lettre à son bel oncle M. Spencer, et glissa le passage suivant, au milieu de la relation de leurs occupations à Combe :

« J’avoue, mon cher oncle, que je n’approuve pas votre silence vis-à-vis de notre cousine Martin Thorpe. Je comprendrais très-bien cela si elle seule devait recevoir l’impertinence, car je partage sincèrement votre indignation contre celle dont les basses intrigues ont privé vos charmants fils d’un héritage qui aurait dû, pour cent raisons, leur appartenir. Mais vraiment M. Jenkins est un homme que j’aurais souhaité que vous connussiez. C’est l’être le plus bizarre et le plus étrange que j’aie jamais vu ; mais il est si riche qu’il ne sait comment dépenser son argent : non content de nous avoir fait de riches présents d’une valeur considérable, à moi, à mes sœurs, à Florence Heathcote et à Sophie Martin Thorpe, il a donné à cette grosse mistress Heathcote, qui n’appartient nullement à la famille du vieux Thorpe, une magnifique paire de boucles d’oreilles en diamants, d’une grosseur extraordinaire.

« Décidément je crois avoir très-sagement agi en déterminant papa à venir. Mes broches et mes bracelets sont d’une rare beauté, et je suis persuadée que le petit homme nous laissera des preuves plus sérieuses encore de son attachement pour les Thorpe. Il a donné à Algernon une montre à répétition en or, d’un goût aussi pur qu’élégant et je n’ai pu m’empêcher de regretter que ce ne fût pas un de mes charmants cousins d’Eton qui la reçût, ainsi que la magnifique chaîne en or, la clef et le cachet qui l’accompagnaient. Quoique mon cousin Algernon soit revenu très-bien portant de son voyage et qu’il soit réellement très-remarquable, car ses traits se sont formés pendant son absence, il est à mes yeux à cent lieues d’égaler vos charmants fils, qui sont comme leur père le type de la distinction et des manières élégantes. Quant à ma cousine Florence, j’ai le regret de vous annoncer qu’elle est changée à son désavantage ; car depuis que vous ne l’avez vue elle est devenue ce qu’elle promettait déjà, la plus vilaine coquette que j’aie jamais rencontrée. Je suis aussi fort étonnée que sir Charles Temple, qui est d’une société recherchée, s’oublie au point de s’afficher avec cette fille, dont il encourage ainsi l’abominable penchant. Quant au major, il mérite bien ce qui arrivera à sa fille, puisqu’il la laisse rire et chuchoter avec sir Charles, de manière à choquer les personnes les moins réservées. Tout cela est bien pénible à dire quand cela touche un membre de la famille ; mais je sais que vous autres hommes du grand monde, n’êtes guère sévères sur la conduite des femmes. »

Ce passage de la lettre suffira pour montrer l’esprit d’Elfreda et celui de son oncle, qui trouvait sa correspondance agréable, divertissante et intéressante.

Quand même sir Charles n’aurait pas approuvé la lenteur un peu trop prolongée avec laquelle M. Thorpe conduisait ses affaires, il n’aurait pas eu le courage de s’en plaindre bien vivement, car ses journées se passaient près de Florence, et leur amour sincère et pur suffisait à leurs cœurs.

Tantôt installés tous deux avec la famille dans le pavillon de plaisance que sir Charles avait fait orner de son mieux, tandis que mistress Heathcote travaillait et que le major faisait lire ses fils, les deux amoureux, retirés dans une embrasure de fenêtre, parlaient de leur amour ; tantôt, assis sur l’herbe, ils causaient à voix basse pour ne pas effaroucher les poissons que le major cherchait à attraper au bord de la rivière, et jamais la coquetterie abominable dont parlait miss Wilkins à son oncle ne s’était mêlée à leurs causeries de chaque jour. Cette intimité choquait toute la société, car personne ne connaissait leurs projets, et ils ne voulaient toujours pas en parler à qui que ce fût.

Algernon partageait son temps entre la lecture et la promenade, et M. Jenkins, son nouvel ami, lui faisait visiter le pays. Mais ces attentions de l’étranger n’inquiétaient nullement Sophie, qui était très-convaincue que M. Jenkins la préférait au reste de la famille. Et quant aux cadeaux qu’il avait offerts à ses cousines et à Algernon, ils ne faisaient que lui prouver plus clairement qu’il était très-riche et pouvait être très-généreux.

Tout le monde était donc heureux et content. Sir Charles réservait ses matinées, mais dînait tous les jours à Thorpe-Combe ; M. et miss Brandenberry avaient été invités deux fois ; M. Jenkins s’était trouvé indisposé et avait demandé qu’Algernon vînt lui tenir compagnie dans sa chambre. La vérité était que M. Thorpe craignait que M. Brandenberry, qu’il avait beaucoup connu autrefois, ne se rappelât sa voix ou sa figure, et ne dévoilât imprudemment son secret.

Mais les huit jours étaient passés et, à la demande de M. Jenkins, miss Martin Thorpe avait engagé ses cousines à rester encore une semaine : ce second délai allait finir aussi, et les Wilkins faisaient déjà leurs préparatifs de départ.

M. Thorpe comprit qu’il était temps de se faire connaître ; il choisit pour cela le moment où l’on rentra au salon après le dîner.

Le premier objet qui frappa la vue de Sophie, en ouvrant la porte du salon, fut le portrait dont elle avait copié si exactement le costume six ou sept mois auparavant. Le tableau était placé contre une fenêtre et admirablement bien éclairé. Toute autre aurait gardé de la reconnaissance à ce portrait qui avait été la cause de sa fortune ; mais Sophie le haïssait et avait ordonné qu’on l’ensevelît dans le grenier, sous prétexte qu’il était laid et que le cadre était trop vieux.

Mistress Barnes, qui aurait cru manquer de respect au fils de son ancien maître en agissant ainsi, l’avait au contraire accroché à la plus belle place dans la chambre qu’elle destinait au major et à mistress Heathcote.

Un jour, en-causant, M. Jenkins avait demandé à mistress Heathcote :

« N’avez-vous jamais vu un portrait du fils de M. Thorpe ? j’aurais grand plaisir à le regarder s’il n’a pas été détruit.

— Comment était ce portrait ? » demanda Algernon ; et, sans attendre de réponse, il dépeignit le costume et les principaux détails qu’il avait fait remarquer six mois auparavant à sir Charles. Sur la réponse affirmative de M. Jenkins, il s’écria : « Si nous nous le rappelons ? Ah ! il nous a assez amusés. Il est maintenant dans la chambre de maman.

— Comment a-t-il pu tant vous amuser ? demanda M. Jenkins avec un peu d’amertume et de mécontentement dans la voix.

— Je ne sais si je dois vous le dire, reprit Algernon.

— Et pourquoi non, mon enfant ? reprit mistress Heathcote ; c’est très-drôle en effet, et, si vous ne le racontez pas, moi je vais le faire.

— Il vaudrait mieux ne rien dire, mais faites selon votre désir ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne resterai pas pour vous écouter. »

Mistress Heathcote raconta alors tout ce qui s’était passé lors de la première réunion de famille à Thorpe-Combe, sans oublier les remarques et les prophéties d’Algernon. Puis elle ajouta : « Je me rappelle parfaitement l’émotion de ce bon M. Thorpe, quand il vit Sophie ainsi coiffée. Vous comprenez ce qu’elle voulait, monsieur Jenkins, et vous voyez que cela lui a parfaitement réussi. »

M. Jenkins ne répondit pas ; mais, le jour où il se décida à en finir avec toutes ces hésitations, il ordonna à William de descendre ce portrait et de le placer ainsi que nous l’avons vu. Le domestique aurait peut-être hésité, si M. Jenkins n’avait eu soin en lui parlant de glisser un souverain dans la main du valet, qui répondit un : « Oui monsieur, » des plus respectueux, et qui ne laissait aucun doute sur son obéissance.

En apercevant le tableau, sur lequel le jour frappait en plein, Sophie fronça les sourcils et demanda à William avec colère :

« Qui a apporté cela ici ?

— C’est moi, madame, d’après les ordres de M. Jenkins, répondit William.

M. Jenkins ! répéta Sophie plus doucement ; c’est bien alors, laissez-nous.

— Est-ce drôle ! reprit miss Wilkins ; il est certainement bien aimable et bien généreux ; mais quel homme bizarre, n’est-ce pas, chère Sophie ?

— Je trouve M. Jenkins si aimable que tout ce qu’il fait me paraît très-naturel ; si réellement il est extravagant, je ne m’en suis jamais aperçue. Je ne connais personne qui me plaise autant que lui. Quant à cette peinture, je devine pourquoi il l’a fait descendre. Dans sa visite à travers la maison, il aura reconnu ce portrait pour celui du fils de son ami, mon oncle Thorpe, et il désire probablement le voir de plus près ; je suis même ravie de cette découverte, puisqu’elle lui a procuré un instant de plaisir. »

Cette explication parut tout à fait naturelle aux miss Wilkins ; mais mistress Heathcote, se rappelant l’anecdote qu’elle avait racontée à M. Jenkins quelques jours auparavant, se douta bien que ce n’était pas sans motifs que l’ancien ami des Thorpe avait fait descendre le vieux tableau. Elle supposa qu’il avait l’intention de faire une tirade sur les modes, en trouvant moyen de dire quelque chose sur le grand col et la coiffure représentés dans le portrait. Cependant l’excellente dame ne dit rien, pour ne pas tourmenter Sophie qui se conduisait beaucoup mieux envers elle, et avait parlé d’aller aux bains de mer avec toute la famille pour la santé des enfants.

M. Jenkins entra le dernier dans le salon, où il trouva toute la société groupée autour du portrait. En voyant le tableau, sir Charles comprit que le moment décisif était arrivé ; aussi alla-t-il s’asseoir près de Florence, afin d’assister à la scène qui devait se passer sans y prendre part en aucune façon. Algernon et sa mère s’écartèrent aussi et s’assirent l’un auprès de l’autre pour écouter comment M. Jenkins allait expliquer la présence du tableau dans le salon.

« Vous avez connu l’original de ce portrait, major Heathcote ? s’écria tout à coup M. Thorpe en se plaçant contre le cadre. Le jeune homme avait dix-huit ans alors ; il y a vingt ans que vous ne l’avez vu. Avez-vous idée de ce que serait devenue cette figure d’enfant, si Cornélius avait vécu jusqu’à présent ?

— Je me le rappelle si bien, le pauvre garçon, que, si jamais je l’avais rencontré depuis son départ, je suis sûr que je l’aurais reconnu.

— Trouvez-vous que je lui ressemble, major ? continua M. Thorpe avec une gravité imposante.

— Grand Dieu ! non, monsieur, répondit précipitamment le major ; que veut dire cette étrange question ?

— Je vous demande, Heathcote, si vous retrouvez les traits de votre petit-neveu, que vous avez perdu de vue il y a dix-huit ans, dans ceux de l’homme bronzé et vieilli qui est devant vous ? »

Les spectateurs de cette scène ne doutaient plus que ce ne fût bien Cornélius Thorpe, le maître de la maison, qui venait de leur apparaître. Cette nouvelle foudroyante produisit des effets différents sur les auditeurs.

Le major avait immédiatement reconnu M. Thorpe aux premiers mots de la dernière phrase de M. Jenkins, et cette révélation inattendue l’avait tellement ému qu’il ne se sentait plus la force de parler.

Sir Charles avait pris la main de Florence qu’il avait serrée tendrement, et dans son trouble la jeune fille lui avait rendu sa douce pression. Algernon avait aussitôt commencé une comparaison entre les traits du tableau et ceux de l’original ; les trois miss Wilkins s’étaient précipitées l’une vers l’autre, et, après avoir regardé Sophie en souriant, avaient commencé une conversation à voix basse. La bonne mistress Heathcote avait murmuré : « Est-il possible ! » et avait détourné la tête avec compassion. Quant à M. Wilkins, il s’était soulevé en disant : « Qu’y-a-t-il ? »

Et Sophie ?… Elle était devenue blanche, puis verte et enfin extrêmement rouge, et s’était écriée d’une voix tonnante :

« Infâme imposteur !… Et vous autres, êtes-vous des hommes ? Vous oubliez donc que vous devez me défendre ? Faites donc jeter ce fourbe hors de chez moi ! »

Sir Charles la regarda avec pitié, mais ne répondit pas. Le major secoua la tête, garda un instant le silence, et dit enfin à haute voix :

« Nous ne pouvons nier votre identité, Cornélius ; il faut être hors d’état de raisonner pour vous accuser d’une fraude semblable, et nous vous reconnaissons parfaitement. Mais pour l’amour de Dieu, mon ami, dites-moi pourquoi vous êtes resté si longtemps loin de nous. »

En entendant ces mots décisifs, Sophie se leva et sortit précipitamment de la chambre sans regarder autour d’elle. Elle monta dans sa chambre où elle s’enferma : puis, ouvrant tous ses tiroirs, elle fit un petit paquet de tout ce qui avait de la valeur en robes et en dentelles, sans oublier le collier de perles et les autres cadeaux précieux qu’elle avait reçus de M. Jenkins. Quand elle mit la main sur les riches diamants de famille, elle hésita : il lui répugnait d’être arrêtée comme une voleuse et forcée de rendre ce qu’elle avait dérobé. D’un autre côté, il lui était bien pénible de se séparer pour toujours de ces magnifiques joyaux ; aussi les joignit-elle fébrilement à son paquet, en murmurant d’un ton de défi et de colère :

« Qu’ils me fassent arrêter et traîner en prison, s’ils l’osent. Ce vagabond qui me dépouille ne parviendra pas à me les arracher. »

En disant ces mots, Sophie reprit les diamants, les serra contre elle avec passion, et les fit entrer de force dans sa poche.

En cherchant encore dans ses armoires, elle retrouva la petite miniature représentant son jeune cousin Cornélius, que M. Thorpe n’avait plus pensé à lui réclamer. Mais la vue de ce portrait parut lui faire horreur, et après quelque hésitation, malgré ses regrets d’abandonner les diamants qui l’entouraient, elle rejeta le médaillon dans le tiroir, qu’elle referma brusquement.

Elle entassa ensuite ses dentelles et ses bijoux dans un petit sac à ouvrage qu’elle prit à la main, mit à la hâte son plus beau châle et son plus élégant chapeau, et quitta la maison qui ne lui appartenait plus.

La nuit devenait très-sombre, et grâce à l’obscurité, l’ex miss Sophie Martin Thorpe put échapper aux regards de ses invités, qui prenaient le frais devant le salon, et gagner la route qui conduisait à Broad-Grange.

Tout en se dirigeant vers la demeure de son adorateur, la fugitive combinait un projet formé précipitamment, au moment où elle avait vu sa fortune et sa position lui échapper.




CHAPITRE XXXIV.


En arrivant chez les Brandenberry, miss Martin Thorpe souleva avec peine le lourd marteau de fer qui répondait à la cuisine ; car à cette heure avancée la porte de la cour était fermée. En entendant ce bruit violent et inattendu, les deux serviteurs qui étaient près du feu de la cuisine s’écrièrent avec effroi :

« Grand Dieu ! qu’est-ce que cela ? Que le ciel nous protège !

— Mais allez donc ouvrir, John, dit la femme en se remettant un peu de sa frayeur ; ne croyez-vous pas que c’est le diable ? imbécile ! »

Mais la visiteuse serait toujours restée à la porte, si, à un second coup de marteau, plus bruyant encore que le premier, M. Brandenberry ne s’était décidé à aller ouvrir lui-même, tout en maugréant contre ces brutes de domestiques qu’il croyait endormis.

La vue de Sophie lui causa un étonnement bien naturel, surtout en la voyant seule à cette heure au milieu des bois ; mais il sut bientôt changer son étonnement en émotion, et murmura en pressant le bras de Sophie sous le sien, tout en la conduisant au salon :

« Très-chère miss Martin Thorpe ! trop aimable et adorée Sophie ! vous paraissez émue, agitée, ravissante amie. Qu’est-il arrivé ? très-douce miss Martin Thorpe, etc., etc., etc. »

En entrant au salon, Sophie dut supporter les mêmes questions et les mêmes tendresses de la part de Marguerite et de sa vieille mère, qui répétait tout ce que disait sa fille, laquelle n’était elle-même que l’écho de son frère Richard. Quand les trois Brandenberry furent las de questionner, ils se décidèrent à laisser répondre Sophie, qui débita ainsi le conte qu’elle avait préparé à leur intention :

« Hélas ! mes chers et bons amis, dit-elle, j’espère que vous savez avec quelle patience j’ai supporté mes souffrances jusqu’ici ; mais maintenant, pauvre malheureuse que je suis, c’est au-dessus de mes forces.

— Parlez ! parlez ! dites-moi tout, adorable amie, s’écria M. Brandenberry vaincu par l’émotion, et en baisant les mains de celle qu’il nommait toujours l’héritière de Thorpe-Combe.

— Calmez-vous, cher monsieur Brandenberry, car j’ai bien besoin de vos conseils, et, si vous ne m’écoutez pas, vous ne pourrez pas me donner un avis, reprit Sophie, qui continua ainsi en variant adroitement ses différentes émotions et en changeant le son de sa voix suivant les péripéties de son récit. Vous vous rappelez la résolution que j’avais prise pour me débarrasser de ces infâmes Heathcote ; vous savez que j’ai écrit à sir Charles Temple en le priant de me soustraire à leur tyrannie. Eh bien, loin de me défendre contre mon autre tuteur, je vais être par sir Charles lui-même rendue la victime d’un affreux complot. Pendant les premiers jours qui ont suivi son retour, tout allait beaucoup mieux, et j’avais pris la résolution de supporter la vue des Heathcote jusqu’à ma majorité plutôt que de rompre par un éclat avec mes tuteurs et ma famille. Mais maintenant mon supplice est augmenté par des persécutions continuelles, et certes, je préfère la mendicité à des propositions que mon cœur ne peut entendre et que je déteste : sir Charles veut me forcer à l’épouser immédiatement, et mon autre tuteur est d’accord pour cela. Enfin, en me découvrant ces projets, le major Heathcote m’a juré que, si je n’épousais pas le mari qu’il me proposait, il saurait bien m’empêcher de recevoir des jeunes gens auxquels je donne la clef de mon parc et qui me font refuser de lui obéir. Vous comprenez, chère miss Brandenberry, que je ne pouvais plus supporter cette tyrannie : c’est, pourquoi j’ai pris mes diamants avec moi et je suis accourue vous demander conseil. »

Quand elle eut terminé sa tirade, non sans rougir beaucoup en prononçant les mots jeunes gens, Sophie se cacha le visage dans les bras de son amie ; Richard profita de cet instant pour se précipiter à ses genoux, lui renouveler la déclaration de son amour et lui conseiller de nouveau de s’unir à celui qui ferait le bonheur de toute sa vie.

« Marguerite, que lui répondre ? murmura Sophie d’une voix brisée. Je ne voulais pas me marier, je préférais vivre seule. Mais, hélas ! maintenant, oh ! monsieur Brandenberry, vous n’avez donc pas lu dans mon cœur ? N’avez-vous pas deviné que votre dévouement passionné me charme autant que m’irritent, et me blessent les projets mercenaires et vils de cet infâme sir Charles Temple ?

— Soyez à moi pour toujours ! s’écria M. Brandenberry avec véhémence ; laissez-moi vous soustraire aux misérables qui sacrifieraient sans honte votre angélique pureté à leur infernale avarice. Oui, Sophie adorée ! je vois que vous avez su distinguer mes propositions de celles de l’orgueilleux qui a osé courtiser sous vos yeux votre indigne cousine Florence Heathcote. Montrez alors, trop charmante et trop adorable créature ! montrez-leur que votre noble caractère ne peut pas supporter d’aussi basses tyrannies ; soyez à moi ! soyez mon épouse adorée, chérie !

— Hélas ! que me demandez-vous ? reprit Sophie plaintivement en abandonnant sa main à son adorateur passionné. Ils vont me poursuivre, me prendre et me ramener avec eux. Ils connaissent leur pouvoir et leurs droits sur moi ! Je suis certaine qu’avant midi demain je serai réintégrée de force dans mon château, qui s’est changé pour moi en une affreuse prison. »

En finissant cette adroite tirade, la jeune fille se couvrit les yeux de son mouchoir et ne put retenir des cris et des sanglots déchirants.

« Savent-ils où vous vous êtes réfugiée ? demanda M. Brandenberry.

— Oh ! non, pas en ce moment, et j’espère même qu’ils remettront leurs recherches à demain.

— Alors, la nuit est à nous, et il faut en profiter, mon adorée, reprit vivement Richard ; vous le savez, Sophie, pour une mineure il n’y a pas d’autre moyen d’échapper à la tyrannie de ses tuteurs que de fuir loin d’eux.

— Hélas ! je le crains, répondit Sophie en cachant son visage sur le sein de Marguerite.

— Touchante pudeur ! s’écria M. Brandenberry en entourant Sophie de ses bras ; je souffre en vous donnant ce conseil, charmante amie, mais nous n’avons pas le choix des moyens. Appartenez-moi sans plus tarder, ou nous sommes séparés à jamais.

— Si je fais mal en vous cédant, que le crime retombe sur ceux qui me jettent dans vos bras, et non pas sur moi, murmura la victime.

— Il faut nous réfugier vers le pays ami de Gretna-Green, Sophie ; hâtons-nous de nous procurer une chaise de poste. Mais, ô grand Dieu ! reprit le jeune homme en se frappant le front avec désespoir, je n’ai pas assez d’argent pour entreprendre ce voyage, car je n’ai pas été toucher mes rentes chez mon banquier. Comment faire ? Vous ne devez pas avoir d’argent sur vous, céleste amie ? en tous cas vous n’en avez pas suffisamment.

— Je ne sais, répondit Sophie avec innocence ; mais, si nous pouvions arriver à Hereford avant la fermeture de la banque, je réclamerais les cinq cents livres sterling qui me reviennent pour ce trimestre-ci ; cela nous suffirait, je pense, pour aller où vous dites.

— Mais nous n’avons pas de temps à perdre, charmante créature, reprit Richard, ravi de pouvoir toucher immédiatement une somme qui formait à peu près deux ou trois fois la valeur des revenus de sa famille. Charmante créature ! quelle présence d’esprit vous gardez dans le danger ! Vous êtes un ange, mais un ange adoré ! Je vais donc vous mettre hors de leurs maudites atteintes en vous enlevant cette nuit même. Vous allez partager notre frugal repas, après quoi je courrai chercher une chaise de poste à Hereford pour que nous puissions partir demain et arriver à la banque vers dix heures ; de cette façon vos tyrans ne pourront pas vous rejoindre ni s’opposer à notre expédition. S’il me fallait y renoncer ou seulement retarder le bonheur de vous posséder, je mourrais de désespoir. »

Sophie tranquillisa son adorateur en lui répétant que son projet lui semblait très-bien combiné, et en le pressant de le mettre à exécution, afin de déjouer les projets de ses tuteurs et de se soustraire à leurs recherches. Quand on servit le frugal repas, Sophie ne put s’empêcher, malgré ses graves préoccupations, de le trouver détestable en tous points ; mais elle pensa aussitôt que Richard et sa sœur n’ayant pas connaissance de son magnifique collier de perles ni de tous ses bijoux qu’elle avait pris avec elle, il lui serait facile, quand elle les aurait convertis en argent, d’en dépenser la valeur pour sa nourriture et son bien-être particulier. Cette douce réflexion l’aida à supporter un peu plus patiemment la simplicité rustique du souper de ses fidèles amis et protecteurs.




CHAPITRE XXXV.


Maintenant que nous connaissons le sort de notre héroïne, nous pouvons retourner à Thorpe-Combe et raconter ce qui se passa au salon après le départ de Sophie Martin.

« Pauvre créature ! murmura mistress Heathcote ; pauvre créature ! je ne puis m’empêcher de souffrir pour elle, quoi qu’elle fît bien peu d’honneur à la fortune et à la position que vous venez lui réclamer.

— Ma bonne mistress Heathcote, reprit M. Thorpe en restant debout au milieu du cercle attentif, cette scène qui vous émeut si sincèrement n’aurait jamais eu lieu si Sophie Martin avait su se conduire généreusement, ou même convenablement. La fortune considérable que je me suis faite en Orient m’aurait permis de laisser subsister la dernière volonté de mon père, si celle qu’il avait choisie pour son héritière à sa dernière heure m’avait paru digne de ce qu’il avait fait pour elle. Milord Broughton peut certifier que je n’étais venu à Hereford que pour me lier avec ma famille et non pour la dépouiller des biens que mon pauvre père lui avait légués. Il était même convenu que lord Thelwell, si la jeune fille lui plaisait, solliciterait l’honneur de l’épouser. Malheureusement, avant la fin du bal où je vous vis pour la première fois, j’appris de mon jeune ami que cette alliance n’aurait jamais lieu. Quoique un peu désappointé de cet échec, je n’en persistai pas moins dans l’intention de m’introduire chez l’héritière de mon père pour l’étudier, la connaître, et confirmer, s’il y avait lieu, les volontés du cher défunt.

« Il est inutile d’énumérer ici toutes les raisons qui m’ont déterminé à réclamer mon bien pour en disposer différemment. Quelques-uns de ceux qui m’écoutent ont peut-être déjà deviné quels sont mes projets définitifs ; du reste, je le répète, je remplis fidèlement mon devoir, qui est de tout organiser ici comme aurait pu le faire mon pauvre père, s’il avait connu sa famille aussi bien que je la connais moi-même. Comme je suis convaincu que, s’il avait été à même d’étudier le caractère de Sophie Martin, cette fille sans cœur eût été la dernière de ses nièces à laquelle il se fût attaché, j’agis sans scrupule, et convaincu que je suis la route du bien et de l’honneur. Si je n’avais pas mille raisons de juger défavorablement Sophie Martin, le moyen qu’elle a employé pour se faire bien venir de mon père est tellement indigne, que cela seul suffirait pour me la faire haïr, continua M. Thorpe en montrant le portrait, qui était toujours à la même place. Pauvre et cher père, ton fils repentant ne laissera pas porter ton nom par cette créature indigne de tes bienfaits, et la maison de ma mère ne sera pas plus longtemps la propriété d’une aussi méchante fille. J’abandonnerais le pays auquel je me suis attaché pour reprendre ton noble nom et faire aimer et honorer ta chère mémoire, si je n’avais pas ici quelqu’un, qui cette fois remplira dignement sa mission et saura se faire bénir et estimer comme tu l’étais toi-même.

— Parfaitement juste, dit l’aînée des miss Wilkins.

— Je ne suis nullement surprise, et cette aventure me ravit, reprit la seconde.

— Cette petite pécore méritait bien cela, » murmura la troisième.

Toutes ces émotions avaient beaucoup fatigué M. Thorpe, qui se prépara à rentrer chez lui, tout en priant mistress Heathcote de se considérer comme chez elle tant qu’elle voudrait rester à Thorpe-Combe, et de vouloir bien faire les honneurs du château aux hôtes qu’il y avait réunis.

Puis il se retira dans son appartement pour fumer et boire tranquillement son café, laissant ainsi la société discuter sur les événements de la soirée.

Les Heathcote et sir Charles, quoique très-désireux de se communiquer leurs observations, se contentèrent de faire quelques remarques insignifiantes, car ils n’avaient jamais sympathisé avec les Wilkins, qui de leur côté ne les aimaient guère, et attendaient impatiemment l’heure où ils se séparaient d’ordinaire, pour causer tout à leur aise.

Cependant à neuf heures les miss Wilkins ne se sentirent plus le courage de se contenir ; aussi, prenant un air langoureux, miss Elfreda murmura :

« J’espère que vous m’excuserez si je me retire, mais j’ai un mal de tête qui me fait trop souffrir, pour ne pas m’empêcher de parler.

— Je ne me sens pas bien non plus, reprit Elfreda, en passant sa main sur sa poitrine et en soupirant douloureusement.

— Mais il me semble qu’il est temps de nous aller tous coucher, » insinua la jolie miss Winifred, d’une voix affaiblie.

Les Heathcote ne mirent aucun obstacle à leur départ, et, quand ils se retrouvèrent seuls avec sir Charles, ils commencèrent à s’entretenir des événements extraordinaires de la journée.

« Ne pensez-vous pas, maman, que je devrais aller voir ma cousine Sophie ? Elle doit être si malheureuse ! murmura tout à coup Florence.

— Vous avez raison, ma fille chérie ; j’irais bien avec vous, mais je connais le caractère ombrageux de la pauvre Sophie, et je pense qu’elle préférera vous voir seule d’abord. Quoique nous ne devions pas lui donner un espoir qui pourrait être déçu par la suite, je suis très-convaincue que M. Thorpe ne la laissera pas partir d’ici sans lui assurer une position digne de lui.

— Je suis tout à fait de votre avis, mistress Heathcote, répondit sir Charles, et, si notre Florence trouve sa cousine trop affectée de la position dans laquelle elle est retombée, je ne vois aucun danger à lui dire, pour la consoler un peu, notre conviction à tous deux.

— Tu entends, Florence ; dis-lui aussi que ma maison lui est toujours ouverte, et que nous désirons tous, depuis le major jusqu’au petit Frédéric, chercher à lui faire oublier ses chagrins par nos soins affectueux.

— Vous avez deviné très-juste, répondit Algernon, car en quittant le salon, M. Thorpe m’a dit que, si l’un de nous voyait Sophie ce soir, il l’autorisait à annoncer à la jeune fille, qu’il comptait lui assurer une petite fortune pour la mettre à l’abri du besoin. »

En arrivant au boudoir de sa cousine, Florence frappa trois fois à la porte sans recevoir de réponse ; elle se décida alors à entrer dans la chambre, et le désordre qui frappa ses yeux lui apprit la fuite de Sophie. Elle aperçut à terre les effets ordinaires de l’ex-héritière, vit toutes les portes et les tiroirs ouverts, et ne put plus douter de l’événement qui était arrivé.

Elle accourut au salon annoncer sa découverte à sa famille ; on appela mistress Barnes et miss Roberts, qui firent une fouille générale dans toute la maison.

« Où peut-elle être, s’écria mistress Heathcote sincèrement agitée ; il faut la faire chercher, mistress Barnes.

— Mais avez-vous connaissance des motifs qui l’ont poussée à sortir à cette heure ? reprit mistress Barnes. Y avait-il des raisons suffisantes pour la déterminer à fuir de la sorte ? »

La vieille femme de charge aurait évidemment appris en ce moment ce qui était encore un secret pour les domestiques, sans la présence de miss Roberts, devant laquelle sir Charles ne voulut rien laisser dire ; mistress Barnes reçut donc une réponse évasive, qui ne put rien lui laisser deviner, ni la mettre en aucune façon sur la voie.

Quant à miss Roberts, après avoir constaté que Sophie avait échangé ses souliers de satin contre de grosses bottines, elle se résuma ainsi :

« Puisque miss Martin Thorpe est sortie, c’est pour aller chez ses amis intimes, les Brandenberry, à Broad-Grange.

— Alors rassurons-nous, elle ne court aucun danger, répondit sir Charles.

— Dois-je aller rejoindre ma maîtresse ? demanda miss Roberts.

— Il vaut mieux attendre ses ordres, » répondit le major en congédiant les deux servantes qui rentrèrent dans la salle où étaient les autres domestiques, et où bientôt chacun analysa l’étrange disparition de l’héritière.

Au plus fort de la conversation, le domestique de M. Jenkins entra dans la salle et remit à mistress Barnes un papier sur lequel était tracé d’une main habilement déguisée :

« Je prie mistress Barnes de venir me joindre à l’instant.

« Timothée Jenkins. »

« Par exemple, s’il n’est pas malade, que peut-il me vouloir ? s’écria mistress Barnes ; enfin ce sera une occasion de le voir, car je n’ai jamais pu l’apercevoir depuis qu’il vient ici. »

En entrant dans l’appartement de l’étranger, la femme de charge le vit assis dans le fond de la chambre, fumant sa pipe et la tête couverte de son bonnet rouge, brodé d’or. La chambre était seulement éclairée par une bougie qui ne jetait aucune lueur, et la vieille servante de M. Thorpe distinguait à peine M. Jenkins.

Après un assez long silence des deux parts, car mistress Barnes n’osait point parler la première à l’étranger, M. Jenkins se tourna vers elle, et lui dit d’une voix douce et gracieuse.

« Fermez la porte, mistress Barnes, et approchez-vous de moi. »

En entendant ces mots, la vieille gouvernante resta un moment atterrée ; puis, prenant brusquement la bougie, elle se précipita vers celui qui venait de lui parler. M. Thorpe se détourna d’elle un moment, puis, changeant tout à coup d’idée, il se leva, ôta son bonnet, et se plaçant en face de sa vieille amie, la regarda affectueusement.

« Que le ciel me prenne en sa sainte garde ! s’écria mistress Barnes ; est-ce un esprit ? ou est-ce que je deviens folle ?

— Je vois que vous ne m’avez pas tout à fait oublié, Barnes, répondit M. Thorpe, et cependant vous avez l’air plus effrayée qu’heureuse en me voyant.

— Effrayée de me tromper, monsieur, reprit la bonne femme. Ah ! si vous êtes bien monsieur Cornélius ? dites-le moi pour l’amour de Dieu !

— Et si je suis Cornélius Thorpe, que direz-vous ?

— Que je bénis le seigneur qui vous a ramené parmi nous pour chasser le diable en personne de la maison de votre père, et pour reprendre ce qui vous appartient. »

Elle lui demanda alors pourquoi il avait retardé son retour jusqu’à ce jour, lui raconta les regrets amers et la mort du malheureux vieillard qui lui avait pardonné à sa dernière heure, et n’oublia pas dans son récit les soins et le dévouement dont sir Charles avait toujours entouré M. Thorpe.

Une conversation amicale s’établit alors entre M. Thorpe et mistress Barnes, et, si le voyageur n’avait pas eu déjà une profonde affection pour les Heathcote, les éloges sincères que la femme de charge lui en fit pendant les deux heures qu’il daigna causer avec elle eussent suffi pour les lui faire estimer et aimer comme ils le méritaient.




CHAPITRE XXXVI.


Le lendemain matin, non-seulement tous les habitants de Thorpe-Combe, mais aussi ceux des environs, connaissaient l’enlèvement de Sophie par M. Brandenberry dans une chaise de poste à quatre chevaux.

Tous les invités de M. Thorpe en causaient très-gravement, excepté Algernon, qui ne pouvait s’empêcher de plaisanter même sur un sujet aussi sérieux et concernant une personne qui touchait de si près à toutes les personnes présentes et au maître de la maison.

Cette légèreté choquait tout le monde, et chacun s’exprimait là-dessus à sa façon.

Les miss Wilkins paraissaient surprises, le major grondait son fils, mistress Heathcote souffrait visiblement, Florence secouait tristement la tête, et sir Charles s’employait à atténuer les folies de son jeune ami.

Mais M. Thorpe, après avoir plusieurs fois donné des signes de son mécontentement, s’écria, emporté par la colère :

« Algernon, je ne comprends pas que vous soyez ravi du départ de Sophie Martin ; elle ne vous aimait pas et vous pouvez la payer de retour, c’est très-naturel ; mais que vous vous égayiez ainsi de voir votre cousine courir les champs avec un homme dont nous ne connaissons pas les intentions, il n’y a pas là sujet à plaisanter comme vous ne cessez de le faire.

— C’est plus fort que moi, monsieur Thorpe, et j’en suis confus moi-même ; cependant je vous dirai pour atténuer mes torts que ce n’est pas de ma cousine Sophie, mais de M. Brandenberry, que je me permets de rire.

— C’est à ceux qui triomphent qu’il faut laisser le persiflage, Algernon, et ce n’est pas à vous, mais à M. Brandenberry, à rire en ce moment.

— Comment, monsieur, vous croyez qu’il rira quand à son retour il apprendra que c’est miss Sophie Martin et non miss Martin Thorpe, de Thorpe-Combe, qu’il a conduite à l’autel en chaise de poste à quatre chevaux ?

— Oh ! l’abominable garçon ! répondit M. Thorpe. Voyons, Algernon, vous n’imaginez pas que Sophie se laissera épouser sous ce nom, sans avertir M. Brandenberry de mon retour ?

— Et pourquoi non, monsieur ? demanda Algernon très-sérieusement.

— Parce que cela ne peut pas être, répondit M. Thorpe, de plus en plus mécontent de celui qui l’avait toujours charmé jusqu’à ce jour.

— N’en parlons plus, cher monsieur Thorpe, reprit Algernon en rougissant beaucoup, bien entendu vous pensez que j’ai dit une bêtise ? et vous ne me croyez pas ?

— Certainement que je ne croirai jamais une chose semblable, » répondit M. Thorpe en changeant la conversation et en tournant le dos à Algernon.

Cependant, quoi qu’il fît pour ne plus y penser, Cornélius Thorpe ne pouvait oublier que son favori avait été assez sans cœur pour calomnier sa pauvre cousine. Cette injustice diminuait même son ressentiment contre l’orpheline de toute la colère qu’elle attirait sur Algernon. Sa conviction était que Sophie s’était engagée depuis longtemps avec M. Brandenberry, et qu’elle avait profité de la liberté qu’on venait de lui rendre pour aller épouser celui qu’elle aimait de longue date sans l’autorisation de ses tuteurs. Tout ceci avait une apparence de vérité, et, quoique peu correcte, la conduite du jeune homme n’était pas absolument immorale et n’attaquait pas son honneur. Aussi M. Thorpe en voulait-il beaucoup à Algernon d’avoir imaginé que Sophie avait entraîné M. Brandenberry à l’épouser en lui cachant sa véritable position. Cependant il se rappela la scène à laquelle il avait assisté chez le vieil Arthur Giles ; il vit Sophie dévorant d’excellents repas et laissant sa famille manger les mets les plus communs, Sophie se logeant élégamment et confortablement, tandis que les Heathcote couchaient dans un grenier ; Sophie écrasant de son luxe la jolie et pauvre Florence ; Sophie humiliant mistress Heathcote, brusquant le major, maltraitant les enfants, poursuivant Algernon de sa haine, flattant le riche M. Jenkins : et de souvenir en souvenir, M. Thorpe arriva à accepter plus tranquillement les soupçons d’Algernon, qu’il avait d’abord repoussés si brusquement. En réclamant son héritage, M. Thorpe avait eu l’intention de donner dix mille livres sterling à Sophie, malgré son peu de sympathie pour elle ; mais il résolut avant tout de savoir si réellement celle qui avait porté le nom de Thorpe avait aussi indignement trompé un honnête gentleman. À cet effet, il invita ses hôtes à passer une autre semaine chez lui et partit pour Broad-Grange, où il désirait assister au retour des fugitifs.

M. Thorpe avait bien calculé l’époque de leur retour, et arriva à temps pour recevoir dans leur cour M. et Mme Brandenberry, au débarqué de leur chaise de poste.

L’amoureux Richard sauta lestement de voiture et tendit la main à Sophie, qui descendit gaiement après lui.

Mais elle éprouva une émotion assez peu agréable en apercevant son cousin Cornélius ; cependant, réprimant soudain sa terreur, elle entraîna doucement son mari vers M. Thorpe en disant tendrement :

« Voici l’homme qui pouvait empêcher notre mariage, mon cher Richard ; mais, grâce au ciel, il est trop tard maintenant.

— Est-ce que M. Brandenberry ignore mon retour, Sophie ? demanda très-sérieusement M. Thorpe en s’approchant des nouveaux mariés.

— Oui, monsieur, et vous pouvez le lui apprendre si cela vous convient, répondit-elle avec un aplomb surprenant.

— Puis-je savoir à qui j’ai l’honneur de parler ? murmura enfin M. Brandenberry, assez étonné de la familiarité de sa femme avec cet étranger.

— Assurément, monsieur Brandenberry, vous avez plus que tout autre le droit de me connaître, et, si vous ne me reconnaissez pas, je vais vous dire mon nom, » répondit M. Thorpe en regardant fixement le jeune marié et en souriant d’une manière tout particulière.

M. Brandenberry regarda son étrange visiteur pendant quelques minutes, sans que l’effroyable vérité lui vînt à l’esprit ; mais tout à coup il comprit son malheur et l’infâme calcul de Sophie.

Le coup fut terrible ; mais M. Brandenberry sut se contenir, et, malgré sa fureur, il n’oublia pas que M. Thorpe était là et qu’il ne devait point se laisser deviner par lui. Quand il fut convaincu que M. Thorpe était bien M. Thorpe, et que son adorable héritière n’avait plus d’héritage :

« Est-il bien possible, murmura-t-il, que M. Cornélius soit enfin rentré dans nos pays ?

— Et aussi dans sa fortune, monsieur Brandenberry. Ce n’est pas le moment de parler de ce que je puis faire pour mes parents sans me gêner moi-même, répondit M. Thorpe, et je vous reverrai. Adieu donc, je vous souhaite toutes les joies imaginables et un bonheur parfait en ménage. »

En disant ces mots il s’éloigna, convaincu que les quelques mots qu’il avait prononcés étaient la meilleure punition qu’il pût infliger à son abominable petite-cousine, et jugeant, par ce qu’il connaissait du caractère des nouveaux mariés, qu’ils seraient aussi peu heureux qu’ils méritaient de l’être.

Tourmenté par le souvenir de son injustice envers son cher Algernon, M. Thorpe confia son cheval à un valet et monta rapidement à la bibliothèque, où il savait trouver le jeune homme. Mais à son entrée dans la chambre, trois personnes, un homme entre deux âges : et deux jeunes garçons, se levèrent pour venir à sa rencontre.

M. Thorpe regarda Algernon pour savoir quels étaient ces messieurs qui lui étaient totalement inconnus, et Algernon lui répondit aussitôt :

« Voici mon oncle Spencer, monsieur Thorpe, et ces jeunes gens sont ses fils.

— Permettez-nous, mon cher Cornélius, reprit M. Spencer en s’avançant gracieusement la main étendue vers le propriétaire de Combe, de nous ranger parmi les premiers à vous féliciter sur votre heureux retour parmi nous.

— Connaissiez-vous déjà cette nouvelle lorsque vous êtes arrivé ? demanda M. Thorpe en s’inclinant, mais en touchant à peine la main de son visiteur.

— Nous avons reçu une invitation de Sophie Martin, répondit l’élégant Spencer, qui en réalité n’avait été attiré que par la lettre de miss Wilkins.

— Mais vous n’avez pas daigné répondre à cette invitation, reprit impitoyablement M. Thorpe.

— Cela m’a été impossible, mon très-cher monsieur, car…

— Cela ne me regarde pas, monsieur, interrompit M. Thorpe ; je vous vois maintenant et je suis très-satisfait de pouvoir faire connaissance avec vous et avec vos fils, avant de quitter de nouveau l’Angleterre. »

Puis, se tournant vers Algernon, M. Thorpe continua à voix basse : « Je vous demande pardon, cher enfant. À l’avenir je croirai tout ce que vous direz, même les choses les plus incroyables. »

Algernon parut tout étonné, car il avait complètement oublié la manière un peu brusque dont M. Thorpe l’avait traité à propos de Sophie.

« Je viens de faire ma visite de noces, reprit le véritable héritier ; me comprenez-vous bien maintenant ?

— Et qu’est-ce que le marié a dit en vous voyant ?

— Il est assez prudent, car il a promptement réprimé le mouvement de colère bien naturel dont il n’a pas été le maître. Aussi je compte bien le consoler matériellement, sans cependant me faire tort à moi-même ni aux autres. »

Algernon, par un sourire approbateur, montra qu’il avait compris et approuvé l’intention de son riche cousin.

Les deux amis se dirigèrent alors vers le salon, où ils retrouvèrent toute la société, à laquelle mistress Heathcote avait consenti à faire les honneurs du château !

Je n’ai pas besoin de dire combien M. Spencer enragea de la sottise qu’il avait faite en répondant aussi tard à l’invitation que Sophie lui avait adressée à l’instigation de M. Thorpe.

Il est inutile d’expliquer beaucoup plus clairement le dénoûment de cette histoire.

Bien entendu lady Temple s’opposa au mariage monstrueux de son fils, et bien entendu, quand elle apprit que Florence avait reçu de son généreux cousin la somme de cent cinquante mille livres sterling, elle consentit à l’union de miss Heathcote avec sir Charles, sous prétexte qu’elle faisait ce sacrifice à la famille des Thorpe, pour laquelle elle avait toujours gardé une sincère affection. Bien entendu M. Thorpe donna le château, ses dépendances et toutes les terres qui faisaient partie de la propriété, à son cher Algernon. Bien entendu le charmant garçon fit partager son bonheur à sa bonne famille, sans exiger de sa bien-aimée marâtre qu’elle exilât un de ses petits-enfants de la maison paternelle. Bien entendu M. Thorpe tint sa parole en donnant à Sophie et à son mari de quoi vivre mieux qu’ils ne le méritaient à Broad-Grange. Mais le riche M. Jenkins ne jugea pas nécessaire de laisser à sa vilaine petite-cousine les précieux joyaux qu’elle avait si librement emportés avec elle.

Il les réclama donc pour la future femme d’Algernon, en alléguant que les diamants de la famille Thorpe devaient rester au propriétaire de Thorpe-Combe, et que d’ailleurs le fameux collier de perles que Sophie n’avait jamais montré à qui que ce fût était un objet déjà très-remarquable pour la femme de M. Brandenberry de Broad-Grange.

Bien entendu la jeune mistress Brandenberry ne fut pas de cet avis, et, aussitôt qu’elle eut touché la somme qui lui assurait trois cents livres sterling de revenu, elle déclara qu’elle ne voulait plus avoir aucun rapport avec les Heathcote, ni avec sir Charles et lady Temple, sa charmante femme.

Bien entendu les Wilkins et les Spencer quittèrent Thorpe-Combe à peu près comme ils y étaient entrés mais emportant avec eux l’assurance des sincères regrets de M. Thorpe de ce qu’il n’avait plus de Thorpe-Combe à distribuer dans sa famille.

Et enfin, bien entendu le généreux héritier fut aussi heureux que ses souvenirs le lui permettaient, en voyant tout le bonheur qu’il avait répandu sur ses chers parents.

Quinze ans après, il quitta le pays où il s’était créé un nom et une position, et rentra dans sa chère Angleterre pour revoir les amis qu’il avait unis, et les charmants enfants qui étaient nés de cette douce alliance. En voyant Algernon marié à une digne créature qui faisait son bonheur, et le vieux major entouré, ainsi que sa chère Poppsy, de la tendresse et du respect de leurs petits-enfants, il se rappela avec ivresse que c’était à lui que tous ces êtres, qui vivaient heureux et fortunés, devaient leur félicité bien méritée du reste, et il osa espérer que les fautes qu’il avait déjà expiées bien cruellement lui seraient peut-être pardonnées en faveur du bien qu’il avait répandu dans sa famille.

C’est avec ce doux espoir que M. Thorpe-Combe alla finir ses jours dans le calme, sur le sol aimé qu’il avait choisi pour sa résidence.


FIN.
  1. Le pied anglais est de 304 millimètres seulement.