La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 270-276).


CHAPITRE XXXV.


Maintenant que nous connaissons le sort de notre héroïne, nous pouvons retourner à Thorpe-Combe et raconter ce qui se passa au salon après le départ de Sophie Martin.

« Pauvre créature ! murmura mistress Heathcote ; pauvre créature ! je ne puis m’empêcher de souffrir pour elle, quoi qu’elle fît bien peu d’honneur à la fortune et à la position que vous venez lui réclamer.

— Ma bonne mistress Heathcote, reprit M. Thorpe en restant debout au milieu du cercle attentif, cette scène qui vous émeut si sincèrement n’aurait jamais eu lieu si Sophie Martin avait su se conduire généreusement, ou même convenablement. La fortune considérable que je me suis faite en Orient m’aurait permis de laisser subsister la dernière volonté de mon père, si celle qu’il avait choisie pour son héritière à sa dernière heure m’avait paru digne de ce qu’il avait fait pour elle. Milord Broughton peut certifier que je n’étais venu à Hereford que pour me lier avec ma famille et non pour la dépouiller des biens que mon pauvre père lui avait légués. Il était même convenu que lord Thelwell, si la jeune fille lui plaisait, solliciterait l’honneur de l’épouser. Malheureusement, avant la fin du bal où je vous vis pour la première fois, j’appris de mon jeune ami que cette alliance n’aurait jamais lieu. Quoique un peu désappointé de cet échec, je n’en persistai pas moins dans l’intention de m’introduire chez l’héritière de mon père pour l’étudier, la connaître, et confirmer, s’il y avait lieu, les volontés du cher défunt.

« Il est inutile d’énumérer ici toutes les raisons qui m’ont déterminé à réclamer mon bien pour en disposer différemment. Quelques-uns de ceux qui m’écoutent ont peut-être déjà deviné quels sont mes projets définitifs ; du reste, je le répète, je remplis fidèlement mon devoir, qui est de tout organiser ici comme aurait pu le faire mon pauvre père, s’il avait connu sa famille aussi bien que je la connais moi-même. Comme je suis convaincu que, s’il avait été à même d’étudier le caractère de Sophie Martin, cette fille sans cœur eût été la dernière de ses nièces à laquelle il se fût attaché, j’agis sans scrupule, et convaincu que je suis la route du bien et de l’honneur. Si je n’avais pas mille raisons de juger défavorablement Sophie Martin, le moyen qu’elle a employé pour se faire bien venir de mon père est tellement indigne, que cela seul suffirait pour me la faire haïr, continua M. Thorpe en montrant le portrait, qui était toujours à la même place. Pauvre et cher père, ton fils repentant ne laissera pas porter ton nom par cette créature indigne de tes bienfaits, et la maison de ma mère ne sera pas plus longtemps la propriété d’une aussi méchante fille. J’abandonnerais le pays auquel je me suis attaché pour reprendre ton noble nom et faire aimer et honorer ta chère mémoire, si je n’avais pas ici quelqu’un, qui cette fois remplira dignement sa mission et saura se faire bénir et estimer comme tu l’étais toi-même.

— Parfaitement juste, dit l’aînée des miss Wilkins.

— Je ne suis nullement surprise, et cette aventure me ravit, reprit la seconde.

— Cette petite pécore méritait bien cela, » murmura la troisième.

Toutes ces émotions avaient beaucoup fatigué M. Thorpe, qui se prépara à rentrer chez lui, tout en priant mistress Heathcote de se considérer comme chez elle tant qu’elle voudrait rester à Thorpe-Combe, et de vouloir bien faire les honneurs du château aux hôtes qu’il y avait réunis.

Puis il se retira dans son appartement pour fumer et boire tranquillement son café, laissant ainsi la société discuter sur les événements de la soirée.

Les Heathcote et sir Charles, quoique très-désireux de se communiquer leurs observations, se contentèrent de faire quelques remarques insignifiantes, car ils n’avaient jamais sympathisé avec les Wilkins, qui de leur côté ne les aimaient guère, et attendaient impatiemment l’heure où ils se séparaient d’ordinaire, pour causer tout à leur aise.

Cependant à neuf heures les miss Wilkins ne se sentirent plus le courage de se contenir ; aussi, prenant un air langoureux, miss Elfreda murmura :

« J’espère que vous m’excuserez si je me retire, mais j’ai un mal de tête qui me fait trop souffrir, pour ne pas m’empêcher de parler.

— Je ne me sens pas bien non plus, reprit Elfreda, en passant sa main sur sa poitrine et en soupirant douloureusement.

— Mais il me semble qu’il est temps de nous aller tous coucher, » insinua la jolie miss Winifred, d’une voix affaiblie.

Les Heathcote ne mirent aucun obstacle à leur départ, et, quand ils se retrouvèrent seuls avec sir Charles, ils commencèrent à s’entretenir des événements extraordinaires de la journée.

« Ne pensez-vous pas, maman, que je devrais aller voir ma cousine Sophie ? Elle doit être si malheureuse ! murmura tout à coup Florence.

— Vous avez raison, ma fille chérie ; j’irais bien avec vous, mais je connais le caractère ombrageux de la pauvre Sophie, et je pense qu’elle préférera vous voir seule d’abord. Quoique nous ne devions pas lui donner un espoir qui pourrait être déçu par la suite, je suis très-convaincue que M. Thorpe ne la laissera pas partir d’ici sans lui assurer une position digne de lui.

— Je suis tout à fait de votre avis, mistress Heathcote, répondit sir Charles, et, si notre Florence trouve sa cousine trop affectée de la position dans laquelle elle est retombée, je ne vois aucun danger à lui dire, pour la consoler un peu, notre conviction à tous deux.

— Tu entends, Florence ; dis-lui aussi que ma maison lui est toujours ouverte, et que nous désirons tous, depuis le major jusqu’au petit Frédéric, chercher à lui faire oublier ses chagrins par nos soins affectueux.

— Vous avez deviné très-juste, répondit Algernon, car en quittant le salon, M. Thorpe m’a dit que, si l’un de nous voyait Sophie ce soir, il l’autorisait à annoncer à la jeune fille, qu’il comptait lui assurer une petite fortune pour la mettre à l’abri du besoin. »

En arrivant au boudoir de sa cousine, Florence frappa trois fois à la porte sans recevoir de réponse ; elle se décida alors à entrer dans la chambre, et le désordre qui frappa ses yeux lui apprit la fuite de Sophie. Elle aperçut à terre les effets ordinaires de l’ex-héritière, vit toutes les portes et les tiroirs ouverts, et ne put plus douter de l’événement qui était arrivé.

Elle accourut au salon annoncer sa découverte à sa famille ; on appela mistress Barnes et miss Roberts, qui firent une fouille générale dans toute la maison.

« Où peut-elle être, s’écria mistress Heathcote sincèrement agitée ; il faut la faire chercher, mistress Barnes.

— Mais avez-vous connaissance des motifs qui l’ont poussée à sortir à cette heure ? reprit mistress Barnes. Y avait-il des raisons suffisantes pour la déterminer à fuir de la sorte ? »

La vieille femme de charge aurait évidemment appris en ce moment ce qui était encore un secret pour les domestiques, sans la présence de miss Roberts, devant laquelle sir Charles ne voulut rien laisser dire ; mistress Barnes reçut donc une réponse évasive, qui ne put rien lui laisser deviner, ni la mettre en aucune façon sur la voie.

Quant à miss Roberts, après avoir constaté que Sophie avait échangé ses souliers de satin contre de grosses bottines, elle se résuma ainsi :

« Puisque miss Martin Thorpe est sortie, c’est pour aller chez ses amis intimes, les Brandenberry, à Broad-Grange.

— Alors rassurons-nous, elle ne court aucun danger, répondit sir Charles.

— Dois-je aller rejoindre ma maîtresse ? demanda miss Roberts.

— Il vaut mieux attendre ses ordres, » répondit le major en congédiant les deux servantes qui rentrèrent dans la salle où étaient les autres domestiques, et où bientôt chacun analysa l’étrange disparition de l’héritière.

Au plus fort de la conversation, le domestique de M. Jenkins entra dans la salle et remit à mistress Barnes un papier sur lequel était tracé d’une main habilement déguisée :

« Je prie mistress Barnes de venir me joindre à l’instant.

« Timothée Jenkins. »

« Par exemple, s’il n’est pas malade, que peut-il me vouloir ? s’écria mistress Barnes ; enfin ce sera une occasion de le voir, car je n’ai jamais pu l’apercevoir depuis qu’il vient ici. »

En entrant dans l’appartement de l’étranger, la femme de charge le vit assis dans le fond de la chambre, fumant sa pipe et la tête couverte de son bonnet rouge, brodé d’or. La chambre était seulement éclairée par une bougie qui ne jetait aucune lueur, et la vieille servante de M. Thorpe distinguait à peine M. Jenkins.

Après un assez long silence des deux parts, car mistress Barnes n’osait point parler la première à l’étranger, M. Jenkins se tourna vers elle, et lui dit d’une voix douce et gracieuse.

« Fermez la porte, mistress Barnes, et approchez-vous de moi. »

En entendant ces mots, la vieille gouvernante resta un moment atterrée ; puis, prenant brusquement la bougie, elle se précipita vers celui qui venait de lui parler. M. Thorpe se détourna d’elle un moment, puis, changeant tout à coup d’idée, il se leva, ôta son bonnet, et se plaçant en face de sa vieille amie, la regarda affectueusement.

« Que le ciel me prenne en sa sainte garde ! s’écria mistress Barnes ; est-ce un esprit ? ou est-ce que je deviens folle ?

— Je vois que vous ne m’avez pas tout à fait oublié, Barnes, répondit M. Thorpe, et cependant vous avez l’air plus effrayée qu’heureuse en me voyant.

— Effrayée de me tromper, monsieur, reprit la bonne femme. Ah ! si vous êtes bien monsieur Cornélius ? dites-le moi pour l’amour de Dieu !

— Et si je suis Cornélius Thorpe, que direz-vous ?

— Que je bénis le seigneur qui vous a ramené parmi nous pour chasser le diable en personne de la maison de votre père, et pour reprendre ce qui vous appartient. »

Elle lui demanda alors pourquoi il avait retardé son retour jusqu’à ce jour, lui raconta les regrets amers et la mort du malheureux vieillard qui lui avait pardonné à sa dernière heure, et n’oublia pas dans son récit les soins et le dévouement dont sir Charles avait toujours entouré M. Thorpe.

Une conversation amicale s’établit alors entre M. Thorpe et mistress Barnes, et, si le voyageur n’avait pas eu déjà une profonde affection pour les Heathcote, les éloges sincères que la femme de charge lui en fit pendant les deux heures qu’il daigna causer avec elle eussent suffi pour les lui faire estimer et aimer comme ils le méritaient.