La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 88-93).


CHAPITRE X.


Au bout d’une semaine environ, chacun avait pris ses habitudes ; mais, malgré la bonne réception qu’ils avaient trouvée à Combe, les parents de M. Thorpe attendaient avec impatience le moment de rentrer chez eux. Toutes ces personnes, qui ne devaient plus se rencontrer, n’avaient pas d’estime et encore moins d’amitié les unes pour les autres. M. Spencer s’ennuyait à la mort, et ses deux fils l’imitaient ; les trois Galloises, qui n’éprouvaient de sympathie que pour Sophie, la trouvaient monotone, et les Heathcote regrettaient leur vie simple de Bamboo-Cottage.

Personne n’avait deviné les sentiments de sir Charles pour Florence ; mais M. Thorpe savait gré à son ami de ses soins complaisants pour les deux enfants de sa sœur Marie. Algernon, tout préoccupé de la magnifique bibliothèque, ne pensait guère à Florence, et jamais M. Heathcote n’aurait supposé que sa charmante fille avait pu inspirer une violente passion au jeune baronnet.

Trois personnes seules virent expirer avec peine le quinzième jour du voyage : c’étaient Florence, Algernon et sir Charles, entre lesquels s’était formée une douce intimité à laquelle le moment était venu de renoncer.

« Quel bonheur ! voilà une fière affaire de terminée, s’écria gaiement M. Thorpe en rentrant dans sa maison redevenue calme. Ai-je bien fait les honneurs de ma maison, Charles ?

— À merveille, monsieur ! Ils ont dû vous ennuyer tous ?

— Pas tous, mon ami. Ah ! il faut que je vous remercie de l’intérêt que vous avez témoigné à ce pauvre être maladif ; il est malheureux qu’il ne puisse pas vivre, car il est bien beau et paraît très-intelligent.

— Pas vivre, monsieur ? Mais il n’a jamais été si bien portant ; et, si c’est seulement cette crainte qui vous a empêché de l’étudier davantage, j’en suis désolé, car sa santé s’améliore, au contraire.

— N’en parlons plus, mon ami. Je vous assure qu’il est fort mal, et que les médecins ont affirmé qu’il ne vivrait pas. Maintenant, mon ami, je suis un peu fatigué ; je vais me reposer et reprendre mes habitudes trop longtemps négligées. Venez donc dîner avec moi, car nous avons à causer ensemble. »

Le jeune homme promit de venir le lendemain et partit, le cœur bien triste et rempli du souvenir de Florence.

M. Thorpe ordonna à mistress Barnes de lui remettre la note des dépenses occasionnées par le séjour de ses parents, puis, après l’avoir payée, il défendit qu’on en reparlât jamais. La maison reprit son train habituel, et, quand sir Charles se rendit le lendemain à l’invitation de M. Thorpe, il le trouva dans son salon, assis dans son fauteuil, avec son pupitre à côté de lui et son chat à ses pieds, sur un coussin, comme à l’ordinaire.

Après le dîner, les deux amis gardèrent quelque temps le silence ; enfin M. Thorpe le rompit le premier.

« Maintenant, Charles, j’attends vos conseils. Qu’avez-vous remarqué pendant ces quinze jours, et à qui m’engagez-vous à laisser mes biens ? »

Sir Charles, après avoir un peu réfléchi, et ne voulant pas nommer Florence, qu’il espérait pouvoir épouser un jour, ce qui aurait précisément amené le résultat qu’il avait voulu empêcher en refusant l’héritage de son ami, lui répondit enfin :

« Je ne vois qu’Algernon qui soit vraiment digne de vous succéder, mon ami.

— Folie ! Vous savez bien que je n’irai pas choisir pour remplacer mon fils un enfant qui doit mourir aussi jeune que Cornélius ; n’en parlons donc plus, je vous prie.

— Alors ce sera donc un des fils Spencer ?

— Non, certes, je les trouve insipides et ne veux rien leur donner ; quant aux misses Wilkyns, elles sont assez riches pour se passer de mes bienfaits. »

Sir Charles se rappela les prédictions d’Algernon et tressaillit.

« J’ai fait choix, reprit M. Thorpe, d’un pauvre être privé de bonheur, qui n’a ni père ni mère, ni amis ni fortune : Sophie Martin sera propriétaire de Combe après ma mort. Non-seulement j’ai découvert en elle des qualités de cœur et d’esprit, mais elle me rappelle mon pauvre fils autant que si elle était sa sœur.

— Puisse-t-elle être digne de vos bontés ! »

Et les deux amis retombèrent dans le silence. Après une soirée assez triste, ils se séparèrent. Quelques jours plus tard, sir Charles annonça à M. Thorpe qu’il ne pouvait différer son voyage en Italie, et il vint dîner une dernière fois avec lui.

Le baronnet retournait chaque jour dans le bois, à l’endroit où il avait entendu pour la première fois chanter Florence, et il ne se sentait plus la force de quitter ce pays où il l’avait connue. Enfin la raison prit le dessus, et le jour du départ fut fixé.

Après avoir dit adieu à son ami et donné un dernier regard aux objets auxquels Florence avait laissé comme une empreinte de son souvenir, il partit ; mais son cœur était gros de pressentiments douloureux. Quand il se retrouva seul et privé de son conseil intime, M. Thorpe se décida à faire un testament en règle. Il envoya donc un matin James porter une lettre à Cropt-Hill-Cottage. Cette lettre était adressée à Joseph Westley-Esy.

Dès le lendemain, ce personnage vint au château, et M. Thorpe s’enferma avec lui dans son cabinet. L’entretien dura longtemps ; les domestiques n’ignoraient pas que M. Westley était notaire, et que leur maître prenait avec lui ses dernières dispositions : aussi cette circonstance était-elle l’objet de leur attention. Mistress Barnes ne manqua pas d’en causer dans sa chambre avec sa nièce Nancy.

« Qui croyez-vous qui hérite, ma nièce ? demandait la vieille dame à la jeune fille, avec l’importance d’une femme qui se croit bien informée. Voyons, devinez.

— J’espère que ce ne seront toujours pas ces trois grandes filles si maigres, si laides et si coquettes. Oh ! d’abord je ne pouvais pas les voir… je les déteste !

— Je suis de votre avis, Nancy, je suis sûre que celles-là n’ont pas de grandes chances ; continuez.

— Monsieur a trop bon goût pour choisir cette petite noiraude si laide, si familière, et qui n’a pas plus l’air d’une femme du monde que la première servante venue.

— Ah ! Nancy, quoique je ne pense pas non plus que monsieur la choisisse, je sais positivement qu’elle ne lui était pas trop désagréable.

— Enfin, ma tante, je parierais que monsieur léguera son bien à cette jolie demoiselle si polie, quoiqu’elle ne soit pas familière, et qui aime tant son frère et sa belle-mère.

— Vous vous trompez, Nancy ; tout ceci ira à l’aîné des fils Spencer. Monsieur l’aime beaucoup ; puis il lui trouve de la ressemblance avec son pauvre fils.

— Je dois vous croire, ma tante, parce que vous êtes bien informée ; mais je n’aurais jamais pensé cela. »

Quelques jours après cette conversation, M. Thorpe envoya prier deux de ses voisins de venir lui servir de témoins et signer son testament ; puis, quand toutes les formalités furent remplies, il remit le papier au notaire et se sentit débarrassé d’un poids énorme.

Pendant quelques semaines il végéta tristement, puis il se sentit tout d’un coup plus souffrant. Il essaya vingt tisanes différentes ; rien ne dissipa sa langueur, et il prit enfin le lit avec une résignation qui épouvanta sa bonne femme de charge. Lui, qui d’ordinaire se mettait en fureur à la vue d’un médecin, il recevait le sien tous les jours sans se plaindre ; il se laissait soigner, veiller et dorloter par mistress Barnes, et la pauvre femme, en voyant de tels symptômes, se prit d’avance à pleurer son maître : il fallait en effet qu’il fût mourant pour être aussi tranquille. Elle ne se trompait pas : un matin qu’après une veille de quatre nuits consécutives, mistress Barnes était un peu fatiguée, M. Thorpe reprit un instant le ton grondeur qui lui était autrefois habituel, et il s’écria en se mettant sur son séant : « Allez donc vous reposer, Barnes ; vous voyez bien que je vais beaucoup mieux aujourd’hui, et que je n’ai besoin de personne. » En entendant ces mots, la pauvre vieille ne se sentit pas de joie ; mais, hélas ! quand au bout de deux heures elle revint près du malade, elle le trouva tellement changé, qu’elle vit bien que sa dernière heure était venue.

Je ne suivrai pas torture par torture l’agonie du vieillard ; je dirai simplement qu’il mourut un mois après avoir fait son testament.

Mistress Barnes envoya prévenir M. Westley, pour lui annoncer le triste événement, et le pria d’écrire le plus tôt possible aux parents et aux amis de M. Thorpe de Combe.