La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 53-63).


CHAPITRE VI.


Ce qui plaisait le plus à Florence, c’était une jolie promenade le matin ; ordinairement elle en était privée, parce que ses parents avaient l’habitude de déjeuner de très-bonne heure ; mais en entendant M. Thorpe prévenir ses hôtes que le déjeuner serait pour dix heures très-précises, elle se promit d’en profiter pour visiter le parc.

En passant dans le vestibule, elle regarda la porte d’entrée et s’aperçut avec chagrin que ses petites mains ne pourraient jamais soulever les lourdes barres de fer qui la fermaient. En entrant dans sa jolie chambre, elle trouva une jeune fille envoyée par mistress Barnes pour la servir. Quoique peu habituée à tous ces soins, elle accepta cependant que la femme de chambre lui délaçât sa robe, et pendant ce temps elle lui demanda si le parc était beau.

« Oh ! oui, mademoiselle, répondit la servante ; il n’y a que Temple qui soit plus beau, mais vous pourrez en juger demain : car, dans le petit salon à l’est, il y a une grande porte en verre, d’où l’on voit tout le paysage. »

Après s’être informée de l’emplacement du salon à l’est, Florence remercia la soubrette, et s’endormit pour ne se réveiller qu’au premier rayon du jour.

Elle n’avait point de montre ; mais, jugeant à la paix qui régnait dans la maison que tout le monde dormait encore, elle s’habilla aussi vite que ses doigts glacés le lui permirent, descendit l’escalier et trouva sans difficulté le salon de l’est. Elle parvint non sans peine à ouvrir la porte de verre, et fut éblouie du paysage qui s’offrit à ses yeux. Elle fit alors une ravissante promenade, tombant à chaque pas de surprise en surprise. Elle était au milieu des bois et voyait se dérouler devant elle un magnifique panorama, tandis que par derrière elle une colline s’élevait en amphithéâtre. Florence ne savait ni l’heure qu’il était, ni à quelle distance elle se trouvait du château, et cependant elle se sentait heureuse et chantait, de sa douce voix, un air doux comme elle.

Quand elle eut fini sa ballade et comme elle allait chercher son chemin pour rentrer, elle entendit tout à coup au dessus de sa tête un grand fracas dans les branches, et une pluie de neige tomba sur elle et l’enveloppa comme un manteau. Elle se retourna vivement et poussa un cri perçant en apercevant sir Charles Temple, qui descendait en courant la colline et sautait légèrement à terre, tenant dans sa main un fusil, ayant un carnier plein de canards sauvages sur le dos, des chiens à ses côtés et un habit de chasse bien différent de son élégante toilette de la veille.

« Je vous demande mille fois pardon, miss Heathcote, dit-il, non-seulement de vous avoir causé tant de frayeur, mais aussi de vous avoir ensevelie sous la neige. Je chassais de l’autre côté de la colline, quand des sons enchanteurs frappèrent mon oreille ; voulant savoir d’où ils venaient, je suis accouru de ce côté, mais j’ignorais que cette colline débouchât aussi brusquement à cette place. »

En disant ces mots, il avait déposé son fusil à terre et s’apprêtait à secouer la neige qui couvrait le manteau de la jeune fille ; mais celle-ci, un peu remise de son étonnement, sourit en rougissant, le pria de ne point s’occuper de son manteau, et manifesta enfin le désir de rentrer.

« Je crois en effet qu’il est l’heure de déjeuner, répondit sir Charles, et cependant il est bien malheureux de ne pas franchir la distance si courte qui nous sépare à peine de la cataracte.

— Une cataracte ! oh ! allons la voir.

— Je crois qu’il vaut mieux ne pas y aller, miss Heathcote, répondit le baronnet ; car il avait réfléchi que M. Thorpe ne pouvait souffrir l’inexactitude, il craignait qu’un retard fût défavorable à Florence.

— Pourquoi ? demanda la jeune fille avec douceur.

— Parce que votre oncle aime l’exactitude et qu’il sera mécontent si vous rentrez trop tard.

— Alors partons, murmura Florence en souriant avec résignation ; mais c’est bien dommage ! »

Et, comme elle disait ces mots, ils se mirent en marche.

« Ne trouvez-vous pas que c’est bien méritoire à moi de vous rappeler cette terrible obligation, mademoiselle ?

— Méritoire ?

— Oui, méritoire, car je vous conseille ce qui est bien pour vous, mais pénible pour moi.

— Pénible pour vous ? en quoi, sir ? répéta Florence avec surprise.

— En ce que je préférerais beaucoup me promener avec vous et vous faire voir la cascade, au lieu d’aller déjeuner, répondit-il en souriant.

— Alors il est bien dommage que nous n’y soyons pas allés, car je le désirais beaucoup aussi. Je n’ai jamais vu de cascade, et cela doit être si beau ! »

La tentation était bien grande, ils avaient tous deux le désir de retourner sur leurs pas ; mais sir Charles continua à marcher vers le château.

« Pour me récompenser de ma vertu, dit-il, promettez-moi que vous n’irez pas à la cascade sans moi.

— Je le désirerais beaucoup, répondit-elle avec une charmante naïveté ; mais j’avoue que si, pendant votre absence, j’ai l’occasion d’y aller, j’y courrai sans vous attendre.

— Eh bien, pour prévenir toute tricherie, reprit-il en souriant, que diriez-vous, si je proposais cette promenade après déjeuner ? Ne serez-vous pas trop fatiguée de recommencer la course de ce matin ?

— Oh ! je pense bien pouvoir la supporter.

— Alors c’est un engagement que vous prenez ?

— Oui, sir, si cela vous plaît, et je le préfère à tout autre plaisir. Cependant c’est à la condition que maman n’aura pas d’autres projets.

— Ne m’appelez pas sir, miss Heathcote, sans y ajouter Charles ; ce mot de sir sonne si mal ! »

Ceci fut dit avec tant de passion que l’on pouvait déjà deviner le dessous des cartes. Sir Charles savait que, sous son apparence rustique, M. Thorpe était toujours l’homme élégant et distingué d’autrefois, et que le mauvais genre lui déplaisait extrêmement. C’est pourquoi il cherchait à corriger chez Florence quelques petits défauts qu’il avait remarqués et qu’il craignait que M. Thorpe n’aperçût.

Son désir le plus vif étant que Florence héritât de Combe, il faisait tous ses efforts pour perfectionner sa tenue. C’est pourquoi il venait de lui donner ce conseil, car une jeune fille qui dirait : « Oui, sir ; non sir, » serait classée aussitôt dans les castes inférieures de la société.

Quoique Florence ne comprît pas l’intérêt qu’elle inspirait à sir Temple, elle accepta ses conseils avec reconnaissance, et aussi lorsqu’il lui demanda la permission de l’appeler Florence, plus tard, quand ils seraient un peu plus liés : « Appelez-moi Florence maintenant si vous voulez, répondit-elle ; on ne m’appelle jamais autrement. »

La conversation ne languit pas, et le jeune homme en arrivant à la maison, malheureusement en retard d’un quart d’heure, était convaincu qu’il n’y avait pas sur les bords de la Tamise, de l’Arno, du Rhône, du Rhin, du Tibre ou de tout autre fleuve, une créature aussi jolie, aussi spirituelle, aussi gaie, quoique aussi raisonnable, que miss Florence Heathcote.

En arrivant à la porte de la salle à manger, sir Charles s’aperçut que le bord de la robe de sa compagne était orné d’une bordure de neige grise : il se rappela immédiatement l’élégance cérémonieuse de M. Spencer et la propreté exemplaire de ses fils, les toilettes recherchées des miss Wilkyns, et leurs regards moqueurs de la veille : aussi, en voyant les boucles défaites et la toilette fripée de sa belle amie, trembla-t-il à l’idée qu’elle pourrait entrer ainsi devant son juge.

« Montez vite dans votre chambre, mon enfant, et allez vous nettoyer, dit-il ; vous n’êtes vraiment pas présentable.

— En effet, je suis fort sale, dit-elle en souriant ; je reviens dans l’instant, » reprit-elle, et en se sauvant elle lui adressa un charmant sourire.

En entrant dans la salle à manger, sir Charles, avant de sonner le domestique pour lui remettre le gibier, le montra à son ami en lui disant :

« Cinq canards sauvages, monsieur Thorpe.

— Alors je vous pardonne votre inexactitude. Voilà une place entre ma nièce aînée et mon plus jeune neveu. Avez-vous été longtemps dehors, ce matin, Temple ? le temps paraît superbe. »

Quoique sir Charles n’eût point l’idée de cacher sa rencontre avec Florence, il ne trouva pas le moment opportun pour en parler. Ce n’était pas à miss Wilkyns ni à Montagu Spencer qu’il désirait s’adresser, mais à mistress Heathcote, qui était en ce moment très-occupée à manger des œufs à la coque. Mais pendant qu’il cherchait le moyen d’entamer la conversation, la bonne dame s’écria :

« Je suis inquiète de Florence ; où peut-elle être allée ? Sophie Martin dit que son chapeau et son manteau ne sont pas dans sa chambre. Ordinairement elle n’est jamais en retard ; c’est l’enfant la plus exacte du monde, » continua-t-elle en s’adressant au maître de la maison, qui était assis entre elle et Sophie Martin.

M. Thorpe allait répondre quand sir Charles, ne voulant pas perdre cette occasion, reprit vivement :

« Je puis vous donner des nouvelles de votre fille égarée, madame ; j’ai eu le plaisir de la rencontrer et de rentrer avec elle.

— Eldruda, voulez-vous du jambon ? dit miss Elfreda en se penchant vers le plat pour dissimuler un sourire impertinent.

— Merci, non, Elfreda, répondit sa sœur en portant sa serviette à sa bouche pour cacher un rire nerveux, en réponse à celui de miss Wilkyns.

— Je vous disais bien, Algernon, qu’elle était allée se promener, reprit mistress Heathcote ; mais puisque vous êtes rentrés ensemble, monsieur Temple, où est-elle allée ? »

Sir Charles, ne voulant point parler de sa toilette inconvenante, répondit qu’il présumait qu’elle était allée ôter son chapeau.

« Si j’avais pensé que ces demoiselles voulussent se promener, j’aurais fait balayer les allées du jardin, reprit M. Thorpe, je crains que la belle Florence n’ait mouillé ses jolis petits pieds.

— Je ne crois pas, monsieur, répondit le baronnet, du reste… »

Mais un sourire moqueur de miss Elfreda l’arrêta, et il n’ajouta pas, comme il allait le faire, que Florence n’avait pas borné sa promenade à faire le tour du jardin et qu’elle avait été au bois.

« Du reste quoi ? Charles, reprit M. Thorpe.

— J’allais dire qu’il serait malheureux que ces dames n’allassent qu’au jardin, quand la promenade des bois est si belle.

— Vous ne pensez pas, sir Charles Temple, que des dames iraient se promener dans les bois par ce temps-là ? s’écria miss Elfreda en réprimant à peine un frisson.

— Alors elles perdront un superbe spectacle, répondit sir Charles brusquement.

— Mais vous nous prenez donc pour des filles de campagne ? reprit miss Wilkyns. Au moins peut-on y aller en voiture, dans ces bois ?

— Comme j’y vais toujours à pied, j’ignore si on peut y aller autrement.

— J’espère bien que si : car, si pour sortir il fallait marcher à travers bois et recevoir la neige des arbres, mes sœurs et moi préférerions ne pas bouger, et ce serait bien triste.

— Il n’y a pas de neige, répondit sir Charles d’un ton aussi glacé que la chose dont il parlait.

— Enfin, serait-il convenable, je vous prie, pour des filles de gentleman, qui ont des manières distinguées, d’aller sauter par-dessus des fossés et des haies, comme des sauvages à travers leurs forêts ?

— Il est inutile de demander mon avis là-dessus, répondit sir Charles en se servant d’un excellent pâté de pigeon. Vous en offrirai-je, mademoiselle ? reprit-il.

— Merci, j’ai déjeuné, » répondit miss Elfreda en poussant son assiette et tirant de sa poche ses gants de peau de Suède.

En ce moment, la porte s’ouvrit et Florence parut ; elle alla vers le haut de la table, et s’approchant de son oncle qui s’était tourné vers elle :

» J’espère que vous ne m’en voudrez pas, monsieur Thorpe, d’être aussi en retard ? mais j’ignorais l’heure, et vos bois sont si beaux que je ne pouvais me décider à les quitter.

— Les bois ! grand Dieu ! murmura miss Elfreda.

— Les bois ! merci ! répéta miss Eldruda.

— Les bois ! s’il est possible ! » reprit miss Winifred.

Les deux collégiens poussèrent aussi une exclamation. Tous les yeux se fixèrent sur Florence : elle était vraiment charmante ; ses beaux cheveux bien lissés encadraient son gracieux visage, qu’illuminaient le bonheur et la gaieté, et sa simple robe de mérinos faisait ressortir avec agrément ses formes élégantes.

« Fâché contre vous, ma chère enfant, reprit M. Thorpe en lui baisant la main, parce que vous admiriez mes vieilles forêts ? Je ne me fâcherai, mon enfant, que si vous ne vous asseyez pas près de moi pour déjeuner. Voici Sophie Martin qui va vous faire de la place entre nous deux. »

Mais avant que l’orpheline se fût levée, mistress Heathcote s’était serrée pour faire de la place à sa belle-fille, et Algernon s’élançait derrière sa sœur avec une chaise.

Florence sourit à Algernon, et donna un bon baiser à sa mère, qui lui disait de manière à ce que M. Thorpe entendît :

« Comment Florence, vous qui déjeunez ordinairement à huit heures, n’êtes-vous pas prête à dix heures ?

— Je l’aurais été, maman ; seulement j’étais si loin… si loin… répondit la jeune fille en déployant sa serviette.

— Puis-je vous demander où vous avez été, miss Heathcote ? demanda miss Wilkyns.

— Je ne sais trop, répondit Florence en riant. C’était un bois magnifique, très-épais, avec des éclaircies de temps à autre et une vue superbe. Il paraît que c’était très-près d’une cascade.

— C’est Diane en personne, » murmura M. Spencer, essayant de distraire M. Thorpe qui regardait la jolie enfant avec admiration.

Sophie Martin murmura avec embarras :

« Oh ! Florence, prenez garde ! puis elle sembla chercher une contenance avec sa fourchette et sa cuiller.

— Vous n’avez pas été jusqu’à la fontaine de High-Spring, mon enfant ? demanda M. Thorpe à sa nièce.

— Était-ce à High-Spring que nous étions, sir Charles ? » s’écria Florence innocemment et en mangeant très-vite pour se mettre au courant.

Le jeune homme souffrait du tour que prenait la conversation, et sentait combien cette dernière imprudence surtout allait attirer de méchancetés à sa jolie amie.

« Oui, c’était auprès de cette chute d’eau que je vous ai rencontrée, miss Heathcote, et je voulais demander à ces dames ce qu’elles penseraient d’une visite à cette curieuse cataracte ; je crois que ce serait une superbe promenade. »

Personne ne répondit. Miss Elfreda supputait les chances qu’elle avait pour que sir Charles lui offrît le bras ; miss Eldruda attendait l’avis de sa sœur aînée, et miss Winifred méditait sur le danger de défriser ses boucles et d’être aussi mal coiffée que cette affreuse Florence Heathcote. D’un autre côté, Mme Heathcote craignait d’user ses bottines neuves, et miss Martin brûlait de les voir toutes partir pour rester en tête-à-tête avec son oncle.

Voyant que personne ne répondait, Florence crut pouvoir accepter au nom de tout le monde et dit :

« Je suis sûre que toutes ces dames viendront ; je vous assure, miss, que le temps est superbe ; il ne fait pas froid du tout.

— Vous avez cependant les mains bien rouges, » répondit miss Eldruda ; et elle ôta négligemment son gant, affectant ainsi de montrer une main blanche et maigre.

Les doigts de Florence, quoique rougis par le froid, étaient d’une forme charmante et de beaucoup préférables aux grandes mains sèches, blanches et bien soignées de miss Eldruda ; mais Sophie murmura doucement :

« Oh ! Florence, mettez donc des gants.

— Je n’ai pas froid du tout, reprit Florence en souriant, au contraire. Mais on ne parle pas de la promenade ; est-ce que personne ne veut sortir ?

— Grand Dieu ! je ne pense pas que vous vouliez sortir encore, s’écria miss Wilkyns ; quelle étrange jeune fille vous faites, ma chère !

— Il serait vraiment malheureux que vous ayez des engelures aux mains, dit alors M. Thorpe ; les jeunes filles doivent avoir de jolies mains blanches.

— Oh ! cela va passer, mon oncle.

— Je crois qu’il vaudrait mieux pour vous remettre votre excursion à demain, à l’heure de la chasse, reprit insolemment miss Elfreda en regardant sa cousine avec son lorgnon.

— Jusqu’à demain, répéta Florence, qui n’avait pas compris à l’heure de la chasse. Demain c’est Noël, nous irons à la messe, et je ne pourrai sortir que dans trois jours. Oh ! allons-y aujourd’hui.

— Je suppose que les messieurs Spencer n’y mettront pas d’obstacle ; pour nous, veuillez nous excuser.

— Mes fils seront peut-être de trop ? murmura M. Spencer…

— Cela se peut bien, répondit miss Wilkyns en souriant à l’élégant squire.

— Faites ce qui vous amusera, mes enfants, reprit M. Thorpe ; je vous préviens, messieurs, qu’il y a un billard.

— Où est-il ? demanda Bentinck.

— Qui nous y conduira ? reprit Montagu.

— Voyez maintenant sa petite main, monsieur, » dit mistress Heathcote ; et elle montrait la main gauche de sa fille qu’elle avait réchauffée avec les siennes, tandis Florence mangeait de la droite. « Voyez, elle n’est plus rouge. »

La main de Florence aurait pu servir de modèle à Van Dyck. Elle était superbe de forme et de taille ; les trois miss Wilkyns, qui avaient chacune par hasard un gant ôté, le remirent à la hâte et s’apprêtèrent à quitter la table.

« Si le major mourait, j’épouserais sa veuve, murmura sir Charles à miss Elfreda qui sourit, mais sans comprendre que le baronnet était heureux des soins de la grosse dame pour sa charmante amie.

— Réellement, je n’ai rien à dire : la main est parfaite. Quoi ? vous avez déjà fini de déjeuner, mon enfant ?

— Oui, monsieur ; mais, quoique j’aie été le plus vite possible, je suis encore en retard, » répondit la gracieuse jeune fille en souriant à son oncle.