La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 19-27).


CHAPITRE III.

Voici quelles furent les réponses aux trois lettres de M. Thorpe :

« Cher monsieur,

« J’aurai le plaisir de me rendre à votre invitation avec mes trois filles, le 23 du mois prochain, à l’heure que vous m’avez indiquée. Je reste, cher monsieur, votre affectionné

« Charles-Lloyd Wilkyns.

Llanwellyn-Lodge, 30 novembre 18..


« Mon cher frère,

« Votre invitation nous a fait grand plaisir à tous, et nous aurions bien désiré pouvoir l’accepter tous ; mais bien entendu cela est impossible : car nous sommes treize, c’est-à-dire moi-même, ma seconde femme, mon fils et ma fille, derniers enfants de mon excellente première femme, votre pauvre sœur Mary, mes neuf enfants de différents âges de ma bonne femme que vous ne connaissez pas, et enfin Sophie Martin, la fille de votre pauvre sœur Jane, que nous avons recueillie, parce que personne autre ne pouvait s’en occuper. Ma femme et moi avons pensé que, puisque c’est votre famille que vous voulez réunir, nous devons laisser nos neuf enfants à la maison, car ils ne vous sont rien. Nous irons donc vous voir avec ma fille Florence, qui est votre propre nièce, son frère Algernon, qui est d’une santé bien délicate, mais qui étant votre neveu doit nous accompagner, et Sophie Martin, l’enfant de votre sœur Jane. Espérant, cher frère, que ces arrangements vous conviendront, je suis toujours votre affectionné

« Algernon Heathcote. »

Bamboo-Cottage, 30 novembre 18..


« Mon cher monsieur,

« Je suis heureux de pouvoir vous répondre que mes deux fils devant revenir d’Éton pour les fêtes de Noël, nous serons tous trois à Combe, le 23 du mois prochain, vers cinq heures. J’aurai grand plaisir à présenter mes enfants à leur oncle maternel. Veuillez me croire, cher monsieur, votre dévoué

« Wm. Cavendish-Gordon Spencer. »

Whitehall-Place, 30 novembre 18..


Au reçu de ces lettres, mistress Barnes apprit qu’il fallait se préparer à recevoir une douzaine de personnes, proches parents de son maître, et pourvoir au logement, à la nourriture et au service de tout ce monde pendant quinze jours. Les efforts de mistress Barnes et de sir Charles firent bientôt ressembler la propriété de Combe au palais d’Aladin, si ce n’est que la volonté et l’argent remplacèrent la lampe et la bague merveilleuses.

Malgré son apparente indifférence, M. Thorpe était enchanté de l’activité de ses serviteurs et de la complaisance de sir Charles, et souvent il parcourait sa maison, si promptement restaurée, d’un regard radieux, qu’obscurcissait parfois un nuage de tristesse momentanée, souvenir de sa pauvre femme, dont la perte l’affectait encore profondément. Le grand jour arriva enfin, ainsi que les convives attendus. La première voiture qui traversa l’avenue de Combe fut la vieille chaise de poste contenant le major, mistress Heathcote et Sophie Martin, écrasée entre eux, tandis qu’Algernon et Florence étaient perchés devant, sur deux grosses caisses qui contenaient une partie des effets de la famille.

Le domestique français de sir Charles Temple, l’ancien cocher de sa mère, son fils Dick et Jem étaient rangés dans le vestibule, et portaient une brillante livrée, tandis que Grimstone l’intendant attendait à la porte du salon, prêt à annoncer bruyamment les convives.

Si ces valets faisaient tranquillement et paisiblement leur ouvrage, il n’en était pas de même de la nerveuse mistress Barnes. En ce moment décisif, elle se tenait sur le premier palier du grand escalier, rappelant par sa toilette et sa tenue le vrai type de la femme de charge d’un gentilhomme campagnard veuf, et dont la gouvernante est maîtresse absolue dans la maison. Sa nièce Nancy était avec deux autres jeunes filles à l’étage supérieur, attendant que mistress Barnes leur ordonnât de descendre aider les dames à faire leur toilette pour dîner ; d’autres servantes attendaient dans la cuisine pour monter l’eau chaude, ouvrir les caisses, ôter les manteaux et les vêtements de voyage. Toutes les précautions étaient si bien prises que, si quelque duchesse fût descendue à Combe, mistress Barnes n’aurait pas été embarrassée pour la recevoir ; aussi, grand fut le désappointement de la pauvre femme de charge, quand elle vit quelle sorte de monde allait profiter de cette réception vraiment royale.

La première personne qui parut dans le vestibule fut mistress Heathcote. Mistress Barnes l’aurait peut-être trouvée fort bien vingt ans auparavant ; mais depuis cette époque, la Providence lui ayant envoyé seize enfants, sa taille était complètement déformée, et on l’aurait facilement prise pour une sphère. Son costume n’était guère mieux que sa personne : son manteau fort commun, son chapeau jaune et noir, tout déformé par les cahots de la voiture, enfin son apparence, étaient loin de répondre à l’aimable tournure des grandes dames que mistress Barnes avait rêvé faire partie de la famille de son maître. En voyant les jeunes gens, tout ce que mistress Barnes put découvrir fut que l’une des jeunes filles était beaucoup plus grande que l’autre, et que le jeune homme était remarquable par la quantité de vêtements sordides qui entouraient sa pauvre et chétive personne.

Après avoir fait descendre tous les bagages et payé le cocher, M. Heathcote vint rejoindre sa pesante moitié qui l’attendait à la porte du salon, ne voulant pas absolument faire son entrée sans son mari.

En entrant dans le salon, ils aperçurent sir Charles causant devant le feu avec M. Thorpe ; celui-ci, en entendant prononcer leur nom, se précipita vers eux, et, prenant leurs mains dans les siennes, il les attira vers le feu. Ces braves cœurs se rappelèrent toujours depuis l’empressement et la cordialité de leur vénérable parent, et mistress Heathcote resta persuadée que, si leur magnifique entrée en corps avait été manquée, les choses ne se seraient pas passées de même.

Après les premières poignées de mains, M. Thorpe commença l’examen des enfants. La première qui vint à lui était la grande jeune fille, dont il ne put distinguer les traits, tant son chapeau et son voile la cachaient aux regards.

« Et qui êtes-vous, mon enfant ? demanda le vieillard en lui tendant la main et cherchant à savoir si elle était jolie ou laide.

— Florence Heathcote, monsieur, » répondit une voix timide, mais douce.

À ces mots le major se retourna en disant :

« Je vous demande pardon, mon cher frère ; mais mes doigts étaient si glacés qu’en les chauffant j’oubliais de vous présenter les enfants. Voici Florence, l’aînée des deux enfants qui me restent de la pauvre Mary. Cette petite fillette, ajouta-t-il en désignant l’autre jeune fille, c’est Sophie Martin, le seul héritage de votre sœur Jane ; et enfin voilà mon fils Algernon, le septième enfant de Mary, un garçon adroit et intelligent, mais faible et maladif, quoique mieux, beaucoup mieux portant qu’il n’était il y a quelques années. »

La première jeune fille alla à la cheminée sans obtenir un seul regard de son oncle ; mais il n’en fut pas de même de Sophie Martin l’orpheline. Celle-ci était beaucoup mieux habillée que sa cousine, quoique rien dans sa toilette n’indiquât l’élégance ni le bon goût ; mais son apparence était propre et soignée. Ses cheveux, malgré le mauvais temps, étaient dans un ordre parfait, et, au lieu de passer rapidement comme Florence, elle s’arrêta un peu en regardant fixement son oncle, comme pour se faire plus remarquer de lui.

Le vieillard lui rendit son regard, et prenant ses deux mains il murmura en regardant ses boucles de cheveux : « C’est l’orpheline de Jane ! Elle n’est pas du tout comme était sa mère à son âge ; mais comme elle ressemble à mon fils ! Ses cheveux bouclent comme les siens, son sourire est le même ; je n’ai jamais vu une fille rappeler autant un garçon ! »

Ces mots furent accompagnés d’un sourire désolé ; puis, voulant chasser sa tristesse, il s’approcha d’Algernon, et lui mettant la main sur l’épaule :

« Vous êtes gelé, mon garçon, dit-il, et cependant vous êtes bien couvert.

— J’y ai veillé, monsieur, interrompit mistress Heathcote en allant avec tendresse aider son fils à ôter ses cravates ; Algernon n’est pas bien portant, monsieur, et, comme le cher major a voulu vous l’amener, j’ai exigé qu’il fût bien enveloppé. En effet, cela aurait été bien triste de le laisser seul à la maison : c’est un si bon garçon ! Étiez-vous bien couvert, Algernon ?

— Je serais mort sans vos soins, ma mère, répondit le jeune homme avec douceur.

— J’espère que vous avez aussi pris soin de vous, mistress Heathcote, car il gèle affreusement, » demanda sir Charles en souriant avec bienveillance à la brave mère de famille.

Avant que la dame eût pu répondre, M. Thorpe s’écria :

« Pardon de faire aussi mal les honneurs de chez moi, et permettez-moi de réparer mon oubli en vous présentant monsieur, mon ami, mon voisin affectionné, sir Charles Temple. Mesdemoiselles, je vous le donne pour l’homme le plus aimable et le plus complaisant des environs, et je regrette que vous soyez souffrant, Algernon, car le baronnet est aussi d’une société charmante pour un jeune homme ; il chasse à courre et monte à cheval à merveille. Enfin, c’est un homme incomparable. »

Cette présentation élogieuse valut à sir Charles un salut affectueux de mistress Heathcote, un salut militaire du major, un long regard d’admiration des grands yeux bleus d’Algernon, et enfin un air d’approbation et un regard fixe de Sophie. Après avoir tenu ses yeux sur Charles pendant assez longtemps, l’orpheline, malgré le froid qu’elle devait ressentir, se retira du cercle et alla se cacher derrière sa tante.

Un instant après la porte s’ouvrit, et M. Spencer parut avec ses deux fils. Il y avait une différence énorme entre cette société et la première arrivée. M. Spencer, qui avait une tournure très-distinguée, ne paraissait pas avoir souffert du froid : son manteau garni de fourrure, et une lampe qu’il avait laissé brûler dans la voiture, jointe à la bonne construction de sa chaise de poste, l’avaient préservé du froid. Les jeunes gens avaient bonne façon et étaient élégamment vêtus ; enfin cette famille avait charmé mistress Barnes, qui n’avait pas quitté son poste d’observation. M. Thorpe éprouva la même sensation que mistress Barnes ; il avait été autrefois un des gentlemen les plus élégants et les plus recherchés, et l’élégance de bon goût de M. Spencer lui rappelait ses beaux jours.

« Il y a bien longtemps que je n’ai eu le plaisir de vous voir, monsieur, dit M. Spencer avec grâce en tendant la main à son beau-frère. Permettez-moi de vous présenter vos neveux. Voici Bentinck, mon fils aîné, et celui-ci est Montagu Manchester, tous deux très-désireux de connaître leur oncle.

— Je suis ravi de vous recevoir tous trois, répondit M. Thorpe en accompagnant ces mots d’un salut qui n’aurait pas été déplacé à Saint-James. Voici M. et mistress Heathcote qui ont beaucoup souffert du froid, ainsi que leurs enfants.

— Major, je suis charmé de vous revoir, continua M. Spencer en tendant la main à l’officier. Voici vos enfants ? Veuillez me permettre de leur souhaiter le bonjour. Bentinck et Montagu, voici mes neveux, vos cousins ; soyez amis avec eux.

— En effet, ils sont cousins, quoique cette jeune fille ne soit pas mon enfant. C’est la fille de Jane Martin, la petite Sophie. »

M. Spencer salua miss Martin, qui lui rendit son salut avec un grand respect et une politesse parfaite.

« Florence, Algernon, s’écria le major, venez offrir vos compliments à votre oncle M. Spencer. »

Florence s’avança en inclinant son corps élancé ; mais Algernon se contenta de saluer de sa place, sans se déranger de devant la cheminée.

« Maintenant, permettez-moi de vous présenter mon ami le baronnet Charles Temple, continua M. Thorpe.

— Sir Charles Temple ! répéta M. Spencer en avançant vivement ; mais je connais monsieur, je l’ai rencontré à Florence. J’espère que lady Temple se porte bien ? Est-elle toujours dans la ville par excellence ? Quoique le jour baisse, je ne comprends pas comment je ne vous ai pas reconnu tout de suite. Pardonnez-moi, je vous en prie. »

Sir Charles, quoique ne se rappelant nullement M. Spencer, accepta la main qu’il lui tendait, et la conversation roula sur Florence.

« Ce n’est pas une raison parce que les Wilkyns sont en retard, s’écria tout à coup M. Thorpe, pour que ces dames n’aillent pas s’habiller ; il est juste que ceux qui sont en retard s’apprêtent à la hâte, mais les autres doivent avoir le temps nécessaire. »

La proposition fut acceptée. M. Thorpe sonna, on apporta des flambeaux, et mistress Barnes précéda les dames.

On doit le dire pour rendre justice à l’excellente femme de charge, quoique, vues de près, les toilettes des dames Heathcote ne lui parussent que plus sordides encore, elle eut pour la famille de son maître les mêmes attentions qu’elle aurait pu avoir pour une société de pairesses. Elle ne les quitta qu’en entendant les derniers invités débarquer dans le vestibule, et toutefois elle leur laissa sa nièce et une autre soubrette pour les aider.

Quand le bruit des caisses que l’on montait eut cessé, tout rentra dans le silence jusqu’à ce que la société fût réunie dans le salon élégamment orné. Quelques minutes après, la cloche de la cuisine résonna, et le sommelier, la serviette sur le bras, annonça en ouvrant la porte à deux battants que le dîner était servi.