Librairie théâtrale (p. 2-97).


ACTE PREMIER

Plantation des premier et troisième actes.



La puce à l’Oreille. — Décor des premier et troisième actes.

ACTE PREMIER.

Le salon des Chandebise — style anglais. — Au fond, une grande baie, à fond plein et cintré, au centre duquel est une porte à deux battants (ferrures et verrous intérieurs et extérieurs). — À droite et à gauche de la baie, portes à un battant avec verrous extérieurs. À gauche premier plan une fenêtre. À droite premier plan une porte à un seul battant (serrure et verrou intérieurs). — Au deuxième plan en pan coupé une cheminée un peu haute avec sa garniture. — Dans les boiseries petits panneaux tendus en lampas bouton d’or ; rideaux de la fenêtre, et décor de la baie en même lampas ; brise-bise à la fenêtre. Le mobilier général est en acajou et de style anglais. Au fond, dans le panneau qui sépare la baie de la porte de droite, chiffonnier étroit et assez haut ; lui faisant pendant, à gauche de la baie, petit meuble d’appui. — À gauche, entre la fenêtre et le fond, petit meuble à trois tiroirs. — Devant la fenêtre, dans l’embrasure, une banquette sans dossier, contre la banquette une de ces grandes papeteries anglaises, montées sur pieds en forme d’X, qui, fermées ne tiennent pas plus de place qu’un épais carton à dessin, et ouvertes forment tables avec, à l’intérieur, tout ce qu’il faut pour écrire. Au lever du rideau ce meuble est fermé. — Au milieu de la scène à gauche, non loin de la banquette et au-dessus d’elle, un petit canapé au dossier d’acajou ajouré, placé de biais et dos au public ; lui faisant vis-à-vis, au-dessous de la banquette, une petite table de fantaisie avec de chaque côté, une chaise. — À droite de la scène, une grande table placée perpendiculairement à la scène ; de chaque côté une chaise. — Glace au-dessus de la cheminée ; gravures anglaises encadrées dans les panneaux. Bibelots ad libitum. — Dans le hall extérieur, face à la porte de la baie, une banquette d’antichambre : au-dessus, au mur, un téléphone. — Invisible au public, la porte d’entrée du grand escalier est censément à gauche du hall, à la hauteur du panneau qui sépare la porte de gauche du salon de la porte de la baie.




Scène PREMIÈRE

CAMILLE, puis ANTOINETTE, puis ÉTIENNE et FINACHE.

Au lever du rideau, Camille est debout, appuyé contre le coin gauche du chiffonnier, le dos tourné à la baie ; il consulte un dossier qu’il a retiré d’un des tiroirs ouverts devant lui. — Un léger temps. — La porte fond gauche s’entr’ouvre lentement et l’on voit se glisser la tête d’Antoinette. — Elle jette un coup d’œil inquisiteur dans la pièce, aperçoit Camille à son occupation, gagne jusqu’à lui sur la pointe des pieds, lui saisit, par derrière la tête à deux mains et lui donne un brusque baiser.

CAMILLE, surpris et tout en reprenant tant bien que mal son équilibre, — sur un ton bougon :

Allons, voyons !

On doit entendre : « A-on ! o-on ! »
ANTOINETTE.

Mais n’aie donc pas peur, quoi ! Les patrons sont sortis.

CAMILLE.

Oui, oh !

ANTOINETTE.

Allez ! vite, un bec ! (Camille a un geste d’épaules d’enfant maussade.) Allons ! Allons !

Camille la regarde un instant, comme un homme qui ne sait pas s’il doit rire ou se fâcher, puis, brusquement émoustillé, il lui donne un gros baiser goulu. À ce moment, la porte du fond s’ouvre, livrant passage à Étienne et à Finache.

ÉTIENNE, encore dans le vestibule.

Entrez toujours, monsieur le docteur.

ANTOINETTE et CAMILLE, ensemble.

Oh !

Ils se séparent brusquement. Camille a détalé comme un lapin et s’éclipse par la porte de droite. Antoinette a gagné vivement à gauche et reste toute bête sur place.

ÉTIENNE (2), à Antoinette (1) tandis que Finache (3) est descendu un peu à droite.

Eh bien, qu’est-ce que tu fais là, toi ?

ANTOINETTE, interloquée.

Hein ! Moi ?… c’est… c’est pour les ordres… les ordres pour le dîner.

ÉTIENNE.

Quoi, « les ordres » ? Tu ne sais pas que monsieur et madame sont sortis ? Allez, à tes fourneaux ! la place d’une cuisinière n’est pas dans l’appartement.

ANTOINETTE.

Mais…

ÉTIENNE.

Allez, houste !

Antoinette sort de gauche en grommelant.
FINACHE, assis sur la chaise à gauche de la table.

Oh ! mais, quel mari autoritaire vous faites !

ÉTIENNE.

Il faut ça avec les femmes ! Si vous ne les menez pas, c’est elles qui vous mènent ; je ne mange pas de ce pain-là.

FINACHE.

Bravo !

ÉTIENNE.

Voyez-vous, monsieur le docteur, cette petite femme-là — c’est un caniche pour la fidélité — mais c’est un tigre pour la jalousie. Elle est tout le temps à fouiner dans l’appartement, bien sûr pour m’épier. Elle a dû se monter le job… à cause de la femme de chambre.

FINACHE, avec une pointe d’ironie qui échappe à Étienne.

Ah ?… Elle s’est monté le job ?

ÉTIENNE, avec dédain.

Je vous demande un peu ! Moi ! Une camériste.

FINACHE.

Comment donc !… (Se levant.) Oui, mais ce n’est pas tout ça, puisque Monsieur n’est pas là…

ÉTIENNE, avec bonhomie, les deux mains dans la bavette de son tablier.

Oh ! mais ça ne fait rien ! j’ai le temps ! Je tiendrai compagnie à Monsieur !

FINACHE, un peu interloqué.

Hein ?… Ah ! certainement. C’est très aimable et… très tentant, mais je craindrais d’abuser.

ÉTIENNE, id.

Du tout, du tout ! je n’ai rien de pressé.

FINACHE, s’inclinant ironiquement.

Oh ! alors !… Et vous ne savez pas à quelle heure il va rentrer, monsieur ?

ÉTIENNE.

Oh ! pas avant un bon quart d’heure.

FINACHE.

Ah ! diable !… (Prenant sur la table son chapeau et s’en couvrant. Tout en remontant.) Eh ! bien, écoutez… dans ce cas-là, et… quelque agrément que j’aurais à rester avec vous…

ÉTIENNE.

Oh ! monsieur me flatte !

FINACHE.

Du tout, du tout ! mais on n’est pas dans la vie uniquement pour s’amuser ; j’ai un malade à voir près d’ici, eh ! bien, ma foi, je vais l’expédier.

ÉTIENNE, se méprenant, scandalisé.

Oh !

FINACHE.

Hein ? (Comprenant sa pensée.) Oh ! pas comme vous l’entendez ! Non, non ! merci, j’ai des malades, j’y tiens ! c’est mon fonds de commerce. Non, j’expédie ma visite, et je reviens dans un quart d’heure.

ÉTIENNE, s’inclinant.

J’aurais mauvaise grâce à insister.

FINACHE, affectant l’air contrit.

Vous me désobligeriez. (Il remonte comme pour sortir, Étienne passe au 2, au-dessus de la table. Finache, redescendant.) Ah !… Maintenant, si votre patron rentre avant mon retour, (Tirant un dossier de sa poche.) vous lui remettrez ça. Vous lui direz que j’ai examiné le client qu’il m’a envoyé, qu’il est en parfait état et qu’il peut l’assurer en toute confiance.

ÉTIENNE, indifférent et distrait.

Ah ?

FINACHE, affirmatif.

Oui, ça vous est égal.

ÉTIENNE, avec un geste d’insouciance.

Oh !

FINACHE.

Évidemment ! À moi aussi ! Seulement, qu’est-ce que vous voulez : ça intéresse M. le directeur, pour Paris et la province, de la « Boston Life Company ».

ÉTIENNE, familier,

Oui !… le patron, quoi ! (Finache s’incline en manière d’acquiescement.) Oh !… entre nous !…

FINACHE.

Soit ! « le patron », puisque vous le permettez. Vous lui direz que son hidalgo est de première classe… comment donc déjà : Don Carlos Homénidès dé Histangua.

ÉTIENNE.

Ah ! chose ! Histangua ! Oui, oui, je connais. Justement sa femme est là… qui attend madame dans le salon.

FINACHE.

Ah ?… Comme le monde est petit ! J’ai examiné son mari ce matin et sa femme est dans la pièce à côté.

ÉTIENNE.

Ils ont même dîné ici tous les deux avant-hier.

FINACHE.

Ainsi, voyez !

ÉTIENNE, s’asseyant comme chez lui, sur la chaise à droite de la table, tandis que Finache est debout de l’autre côté.

Mais, dites-moi donc, docteur, puisque je vous tiens…

FINACHE.

Ce qui me plaît chez vous, c’est que vous n’êtes pas fier.

ÉTIENNE, avec bonhomie.

Pourquoi le serais-je ?… Je voulais vous demander… parce qu’on en causait ce matin avec ma dame.

FINACHE, précisant.

Madame Chandebise.

ÉTIENNE.

Non, pas la patronne ; ma dame à moi.

FINACHE.

Ah ! votre femme !

ÉTIENNE.

Oui, enfin, ma dame ! « Votre femme », ça n’est pas respectueux.

FINACHE, s’inclinant, ironiquement.

Je vous demande pardon.

ÉTIENNE, suivant son idée.

Quand on a comme ça… mais asseyez-vous donc…

FINACHE, avec un empressement moqueur.

Pardon.

Il s’assied.
ÉTIENNE, bien face à Finache et le corps rejeté en arrière dans son fauteuil en équilibre sur les pieds de derrière.

Quand on a comme ça, de chaque côté du ventre… comme un point continuel… ?

Pour bien fixer les points, des deux mains renversées, il se donne des petits coups de chaque côté de l’abdomen.

FINACHE, assis en face d’Étienne.

Ah ! bien ! Ça vient souvent des ovaires.

ÉTIENNE.

Oui ? Eh ! bien, j’ai ça, moi.

FINACHE, ayant peine à garder son sérieux.

Ah ?… Eh ! bien ! mon ami, faut vous les faire enlever.

ÉTIENNE, se levant et remontant.

Hein ? Ah ! non, alors ! Je les ai, je les garde.

FINACHE, qui s’est levé également.

Oh ! remarquez, mon garçon, que je ne vous les demande pas.

ÉTIENNE, passant au 1 par le fond.

Vous pourriez !


Scène II

Les Mêmes, LUCIENNE.
LUCIENNE, paraissant à la porte de gauche, à Étienne.

Dites-moi donc, mon ami… (Apercevant Finache.) Oh ! pardon ! monsieur !… (À Étienne.) Vous êtes sûr que Madame Chandebise va rentrer ?

ÉTIENNE (2).

Oh ! sûr, madame ! Madame m’a même bien recommandé : « Si Madame… » euh !… enfin, le nom de madame.

LUCIENNE (1), venant à son aide.

Homénidès dé Histangua.

ÉTIENNE, approuvant.

C’est ça ; « vient à venir… »

FINACHE (3).

Ouïe ! « Vient à venir… »

ÉTIENNE, à Finache, avec une certaine dignité froissée.

Parfaitement … (À Lucienne.) « Ne la laissez pas s’en aller, j’ai absolument besoin de la voir… »

LUCIENNE.

Eh ! bien, oui, c’est ce qu’elle m’a écrit ; c’est même pour cela que je suis étonnée… Enfin, je vais attendre encore un peu.

ÉTIENNE.

C’est ça, madame. (Lucienne remonte comme pour regagner la pièce dont elle vient, mais s’arrête à la voix d’Étienne.) Justement, je conversais avec monsieur…

FINACHE, ironique.

Oui, nous conversions.

ÉTIENNE, présentant.

Docteur Finache, (Échange de saluts.) le médecin en chef de la Boston life Company, qui me disait qu’il avait vu le mari de madame ce matin.

LUCIENNE.

Allons donc ?

FINACHE, gagnant un peu vers elle, tandis qu’Étienne passe au 3.

C’est exact, madame… J’ai eu l’honneur d’examiner M. dé Histangua.

LUCIENNE.

Tiens ! mon mari s’est fait examiner ? Quelle drôle d’idée !

FINACHE.

Ce sont les petites indiscrétions de toutes les compagnies d’assurances. Je vous félicite, madame… vous avez un mari ! une santé ! un tempérament !…

LUCIENNE, bas, avec un soupir, et tout en se laissant choir sur la chaise à gauche de la scène, face au canapé.

Ah ! Monsieur !… À qui le dites-vous ?

FINACHE.

Eh ! bien, mais c’est très flatteur.

LUCIENNE.

Oh ! oui, monsieur !… mais si fatigant !

FINACHE.

On n’a rien sans peine.

ÉTIENNE, avec un soupir.

Et dire que voilà ce que rêve madame Plucheux !

LUCIENNE.

Qui ça, madame Plucheux ?

ÉTIENNE.

Mon épouse ! Elle qui me fait toujours honte ! Il lui faudrait un homme comme le mari de madame !

FINACHE.

Eh ! bien, mon Dieu, avec l’autorisation de madame et le consentement de M. dé Histangua, il y aurait peut-être moyen d’arranger ça.

ÉTIENNE.

Hein ? Ah ! non, alors.

LUCIENNE, se levant et gaîment.

Oh ! mais dites donc, docteur, mais… moi non plus !

FINACHE, riant.

Oh ! pardon, madame, c’est ce diable d’Étienne qui me fait dire des bêtises. (Traversant la scène pour aller chercher son chapeau.) Allons, je me sauve, si je veux être revenu dans un quart d’heure. (Saluant.) Madame, enchanté !

LUCIENNE, s’inclinant.

Et sans rancune, docteur.

FINACHE.

Mais je l’espère bien !

Il remonte avec Étienne.
ÉTIENNE, accompagnant le docteur.

Pour en revenir à ce que nous disions, docteur… quand je m’appuie comme ça, mes ovaires…

FINACHE, se retournant sur le pas de la porte.

Oui ? Eh bien, prenez donc une bonne purge. Ça les calmera.

Ils sortent.



Scène III

LUCIENNE, puis CAMILLE.
LUCIENNE, regardant partir le docteur.

Quel type ! (Regardant sa montre.) Une heure sept !… C’est ce que Raymonde appelle m’attendre avec impatience… Enfin !

Elle s’assied sur une des chaises à gauche de la scène, et prend une brochure qu’elle feuillette distraitement.

CAMILLE, venant du fond droit se dirigeant vers le cartonnier pour y remettre le dossier qu’il a pris précédemment. — Apercevant Lucienne.

Oh ! pardon, madame !

En réalité et dans tout le courant de l’acte, il doit parler d’une façon absolument inintelligible, la voix dans le masque et en ne prononçant — mais bien nettement — que les voyelles, comme les gens qui ont le palais perforé.

LUCIENNE, relevant la tête et s’inclinant légèrement.

Monsieur !…

CAMILLE.

C’est sans doute le directeur de la Boston life Company que madame attend ?

On entend à peu près ceci :
É an-oueon-eu e i-e-eu e a o-on eie on-a-i, ea-a-a-en ?
LUCIENNE, un peu interloquée.

Comment ?

CAMILLE, répétant aussi peu distinctement.

Je dis : C’est sans doute monsieur le directeur de la Boston life Company que madame attend ?

LUCIENNE, avec un sourire inquiet.

Je vous demande pardon ! je ne comprends pas bien ce que vous dites…

CAMILLE, plus lentement mais aussi confusément.

Non, je demande : la personne que madame attend, c’est bien monsieur le dir…

LUCIENNE, lui coupant la parole et comme pour s’excuser de ne pas comprendre.

Non, non ! Française, moi. French ! Franzosisch.

Elle se lève.
CAMILLE, même jeu.

Hein ? mais… moi aussi.

LUCIENNE.

Si vous voulez vous adresser au valet de chambre ! Moi, je ne suis pas de la maison. J’attends madame Chandebise avec qui j’ai rendez-vous.

CAMILLE, même jeu.

Ah ! oh ! je vous demande pardon. (Gagnant jusqu’au cartonnier avec des révérences à reculons.) Je demandais ça parce que si ç’avait été pour M. le directeur de la Boston Life Company…

LUCIENNE.

Oui, monsieur, oui…

CAMILLE, il est arrivé au cartonnier, y remet son dossier, referme le tiroir puis, au moment de sortir fond à droite.

Je vous demande pardon !

LUCIENNE, qui l’a regardé partir avec des yeux ébahis, — après un temps.

Qu’est-ce que c’est que cet Iroquois ?

Tout en parlant, elle est passée à droite.

Scène IV

LUCIENNE, ÉTIENNE, puis RAYMONDE.
ÉTIENNE, arrivant du fond.

Je viens voir si madame ne s’ennuie pas trop !

LUCIENNE (2), vivement à Étienne.

Oh ! mon ami, vous allez me dire : il est entré un homme à l’instant…

ÉTIENNE (1), avec un léger sursaut de surprise.

Un homme ?

LUCIENNE,

Oui, il m’a parlé agrach. Je ne sais pas ce qu’il m’a raconté. (Imitant Camille.) Ou a on, on a-é-i-o-i-u… quelque chose comme ça.

ÉTIENNE, riant,

Ah !… c’est M. Camille.

LUCIENNE.

Un étranger, hein ?

ÉTIENNE.

Lui, pas du tout… C’est le neveu de monsieur ; le propre fils de son frère ; son neveu germain, quoi !… Ah ! bien… je comprends que madame ait eu de la peine ! Il a un vice de prononciation, madame ! il ne peut pas prononcer les consonnes.

LUCIENNE.

Allons donc ?

ÉTIENNE.

Oui, madame !… C’est même très gênant quand on n’est pas habitué !… Moi, je commence un peu à comprendre.

LUCIENNE.

Ah ?… Il vous a donné des leçons.

ÉTIENNE.

C’est pas ça ! mais à force d’entendre, n’est-ce pas ? l’oreille se fait.

LUCIENNE, s’asseyant sur la chaise à gauche de la table de droite.

Oui, oui !

ÉTIENNE.

Alors, monsieur l’a pris comme secrétaire. Comme il ne pouvait se placer nulle part, à cause — sauf votre respect — de sa fichue façon de parler…

LUCIENNE.

Dame, un homme qui n’a que des voyelles à vous offrir.

ÉTIENNE.

Bien, oui !… C’est pas assez ! Je sais bien qu’en écrivant, il donne aussi les consonnes, mais on ne peut pas toujours écrire, pas vrai ? (Remontant au-dessus de la table.) Ah ! c’est bien dommage, allez ! Un garçon si sérieux ! si rangé ! Si je vous disais qu’on ne lui connaît pas de maîtresse, madame…

LUCIENNE.

Allons donc !

ÉTIENNE, bien naïf.

Moi ! du moins.

LUCIENNE, se levant,

Eh ! bien, il est bien loti, votre jeune homme !

ÉTIENNE, poussant un soupir.

Ah ! oui ! (Voyant Raymonde paraître au fond.) Ah ! voici madame !

LUCIENNE, allant à Raymonde.

Toi, enfin !

RAYMONDE, entrant un peu en coup de vent.

Ah ! ma pauvre amie… je suis désolée. (À Étienne, tout en gagnant au-dessus de la table, sur laquelle elle dépose son réticule.) Laissez-nous, Étienne !

ÉTIENNE.

Oui, madame. (À Lucienne.) Madame m’excuse ?

LUCIENNE.

Comment donc !

Sortie d’Étienne.
RAYMONDE, tout en retirant son chapeau qu’elle dépose sur le meuble à droite de la porte du fond.

Je t’ai fait attendre.

LUCIENNE, moqueuse.

Crois-tu ?

RAYMONDE.

C’est que je viens de faire une course d’un loin !… Je t’expliquerai ça. (Brusquement, se rapprochant (2) de Lucienne (1).) Lucienne, si je t’ai écrit de venir, c’est qu’il se passe une chose grave ! Mon mari me trompe.

LUCIENNE, avec un soubresaut de surprise

Hein ? Victor-Emmanuel ?

RAYMONDE.

Victor-Emmanuel, parfaitement !

LUCIENNE.

Ah ! Tu as une façon de vous coller ça dans l’estomac.

RAYMONDE, passant au (1).

Le misérable ! Oh ! mais je le pincerai.

LUCIENNE.

Comment, tu le pinceras ? Mais alors, tu n’as pas la preuve ?

RAYMONDE.

Eh ! non, je ne l’ai pas ! Le lâche ! Oh ! mais je l’aurai !

LUCIENNE.

Ah !… Comment ?

RAYMONDE.

Je ne sais pas ! tu es là, tu me la trouveras.

Elle s’assied sur le canapé.
LUCIENNE, debout tout près d’elle.

Moi ?

RAYMONDE, lui prenant les deux mains.

Oh ! si, si ! Ne dis pas non, Lucienne. Tu étais ma meilleure amie au couvent. Nous avons beau nous être perdues de vue pendant dix ans, il y a des choses qui ne s’effacent pas. Je t’ai quittée Lucienne Vicard, je t’ai retrouvée Lucienne Homénidès dé Histangua ; ton nom a pu s’allonger, ton cœur est resté le même ; j’ai le droit de te considérer toujours comme ma meilleure amie.

LUCIENNE.

Ça, certes !

RAYMONDE.

C’est donc à toi, que j’ai le devoir d’avoir recours quand j’ai un service à demander.

LUCIENNE, sans conviction, et tout en s’asseyant en face d’elle.

Tu es bien bonne, je te remercie.

RAYMONDE, sans transition.

Alors, dis-moi ! Qu’est-ce que je dois faire ?

LUCIENNE, ahurie.

Hein ! pour ?

RAYMONDE.

Pour pincer mon mari donc !

LUCIENNE.

Mais, est-ce que je sais, moi ! C’est pour ça que tu me fais venir ?

RAYMONDE.

Mais oui.

LUCIENNE.

Tu en as de bonnes. D’abord qui est-ce qui te dit qu’il est pinçable, ton mari ? C’est peut-être le plus fidèle des époux.

RAYMONDE.

Lui !

LUCIENNE.

Dame ! puisque tu n’as pas de preuves.

RAYMONDE.

Il y a des choses qui ne trompent pas.

LUCIENNE.

Justement ! ton mari est peut-être de celles-là…

RAYMONDE.

Allons, voyons ! je ne suis pas une enfant, à qui on en conte. Qu’est-ce que tu dirais, toi, si brusquement ton mari, après avoir été un mari… ! un mari… ! enfin, un mari, quoi ! cessait brusquement de l’être, là, v’lan ! du jour au lendemain ?

LUCIENNE, avec délice.

Ah !… je dirais ouf !

RAYMONDE.

Ah ! ouat ! Tu dirais ouf !… Ça se raconte avant ces choses-là ! Moi aussi, cet amour continu, ce printemps partout, je trouvais ça fastidieux, monotone. Je me disais : « Oh ! un nuage ! une contrariété ! un souci ! quelque chose !… » J’en étais arrivée à songer à prendre un amant, rien que pour m’en créer, des soucis.

LUCIENNE.

Un amant, toi !

RAYMONDE.

Ah ! dame ! tu sais, il y a des moments… ! J’avais déjà jeté mon dévolu ; tiens, M. Romain Tournel, pour ne pas le nommer… avec qui je t’ai fait dîner avant hier. Tu ne t’es pas aperçue qu’il me faisait la cour ? Ça m’étonne, toi, une femme ! Eh ! bien, ç’a été à deux doigts, ma chère !

LUCIENNE.

Ah !

RAYMONDE.

N’est-ce pas ? comme il disait : « C’est le plus intime ami de mon mari ; il se trouvait naturellement tout désigné pour… » (Se levant.) Oh ! mais maintenant plus souvent que je prendrai un amant !… maintenant que mon mari me trompe !…

LUCIENNE, se levant également et gagnant la droite.

Veux-tu que je te dise ?

RAYMONDE.

Quoi ?

LUCIENNE.

Toi, au fond, tu es folle de ton mari.

RAYMONDE.

Folle, moi !

LUCIENNE.

Alors, qu’est-ce que ça te fait ?

RAYMONDE.

Tiens ! ça m’agace ! Je veux encore bien le tromper ; mais qu’il me trompe, lui ! Ah ! non, ça, ça dépasse.

LUCIENNE, tout en retirant son manteau.

Tu as une morale délicieuse.

RAYMONDE.

Quoi, je n’ai pas raison ?

LUCIENNE, tout en déposant son manteau sur la table de droite.

Si, si, si ! Seulement, voilà… tout ce que tu m’exposes, ne me prouve rien.

RAYMONDE, remontant (2) au-dessus de la table.

Comment, ne te prouve rien ! Quand un mari a été pendant des années un torrent impétueux et que, brusquement, ffutt !… plus rien !… à sec.

LUCIENNE, assise à gauche de la table.

Mais oui ! quoi !… Le Manzanarès est comme ça ; et ça ne prouve pas qu’il se détourne de son lit.

RAYMONDE.

Oh !

LUCIENNE.

Est-ce que tu n’as pas vu, souvent dans les casinos, des gens étonnant la galerie par leur estomac, taillant à banque ouverte, que l’on retrouve quelque temps après jouant la pièce de cent sous ?

RAYMONDE, rageuse et en voix de tête.

Mais, si seulement il la jouait, la pièce de cent sous ! Mais rien ! Il est le monsieur qui tourne autour de la table.

Elle remonte près du meuble sur lequel elle a déposé son chapeau.
LUCIENNE.

Eh ! bien, raison de plus !… Ça ne prouve pas qu’il se décave ailleurs ; ça prouve simplement qu’il est décavé, un point, c’est tout.

RAYMONDE, qui a écouté tout cela, adossée au meuble du fond et les bras croisés.

Oui-da ? (Redescendant jusqu’à la table et fouillant dans son réticule dont elle tire une paire de bretelles qu’elle brandit sous le nez de Lucienne.) Eh ! bien… et ça ?

LUCIENNE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

RAYMONDE, sur un ton péremptoire.

Des bretelles.

LUCIENNE, sur le même ton.

C’est ce qu’il me semblait.

RAYMONDE.

Et sais-tu à qui elles sont ces bretelles ?

LUCIENNE.

À ton mari, je présume !

RAYMONDE, vivement.

Ah ! ah ! tu vois, tu ne le défends plus autant.

LUCIENNE.

Mais non, quoi ! Je dis ça… parce que je suppose que si tu as des bretelles sur toi, elles sont plutôt à ton mari qu’à un autre monsieur.

RAYMONDE, qui a remis les bretelles dans le réticule, allant déposer ce dernier sur le meuble du fond et tout en parlant, redescendant (1), milieu de la scène.

Parfaitement ! Eh ! bien, peux-tu m’expliquer maintenant, comment il se fait que mon mari les ait reçues ce matin par la poste, ces bretelles ?

LUCIENNE.

Par la poste ?

RAYMONDE.

Oui, un colis postal que j’ai ouvert par mégarde en inspectant son courrier.

LUCIENNE.

Et pourquoi l’inspectais-tu, son courrier ?

RAYMONDE, du ton le plus naturel.

Pour savoir ce qu’il y avait dedans.

LUCIENNE, s’inclinant ironiquement.

C’est une raison.

RAYMONDE.

Tiens !

LUCIENNE.

Si c’est ça que tu appelles ouvrir un colis par mégarde !

RAYMONDE.

Oui enfin… dame ! par mégarde, signifie : qui ne m’était pas adressé.

LUCIENNE.

Ah ! bon !

RAYMONDE.

Eh ! bien, tu reconnaîtras que si on lui renvoyait ces bretelles par la poste, c’est apparemment qu’il les avait oubliées quelque part.

LUCIENNE, se levant et gagnant la gauche.

Ah ! dame, ça… !

RAYMONDE.

Et sais-tu quel il était ce « quelque part » ?

LUCIENNE, jouant la frayeur.

Tu me fais peur.

RAYMONDE.

L’hôtel du « Minet-Galant », ma chère !

LUCIENNE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

RAYMONDE.

Comme son nom l’indique : pas une pension de famille, bien sûr.

LUCIENNE, hochant la tête.

Hôtel du « Minet-Galant » !

RAYMONDE, tout en remontant pour aller prendre dans le meuble à gauche de la porte du fond, une petite boîte en bois ou en carton munie de plusieurs cachets de cire, avec laquelle elle redescend aussitôt. Tiens, d’ailleurs, voici la boîte qui contenait l’envoi ; tu peux voir l’étiquette ; c’est imprimé ; et, en dessous, le nom et l’adresse de mon mari, « M. Chandebise, 95, boulevard Malesherbes. »

LUCIENNE, lisant la suscription.

Hôtel du « Minet-Galant ». Oui !

RAYMONDE.

Et à Montretout, ma chère ! encore un nom qui en dit long ! Je te répète toutes les inconvenances. (Elle repose la boîte sur une table de droite.) Tu comprends, il n’y a pas d’erreur ; mon compte est net : Je la suis…

LUCIENNE.

Oh !

RAYMONDE.

Mon Dieu, jusque-là, j’avais bien des doutes… En voyant mon mari un peu… ! un peu… !

LUCIENNE, venant à son aide.

… Manzanarès.

RAYMONDE.

Oui ! — je me disais bien : « Eh ben ?… Eh ben QUOI donc ? » Mais alors, ça ! ça ! ah ! non, ça m’a mis la puce à l’oreille.

Elle va reporter la boîte dans le meuble où elle est allée la prendre.
LUCIENNE.

Ah ! Il est évident… !

RAYMONDE, redescendant.

Et si tu voyais cet hôtel, ma chère ! Il a l’air de sortir de chez le confiseur.

LUCIENNE.

Comment, « si tu voyais » !… Tu le connais donc ?

RAYMONDE.

Naturellement ! j’en viens !…

LUCIENNE.

Hein !

RAYMONDE.

C’est pour ça que j’étais en retard.

LUCIENNE.

Oh !

RAYMONDE.

Tu penses bien que j’ai voulu en avoir le cœur net. Je me suis dit : Il n’y a qu’un moyen : interroger le tenancier. Ah ! bien, si tu crois qu’on interroge comme ça un tenancier ! C’est effrayant ce qu’on se soutient dans le vice, ma chère ! Il n’a rien voulu savoir.

LUCIENNE.

Tiens ! C’est l’A B C du métier.

RAYMONDE.

C’est du propre ! Tu ne sais pas ce qu’il m’a dit : « Mais, madame, si je divulguais le nom des gens qui fréquentent mon hôtel, mais vous seriez la première à n’y jamais venir ! » Oui, à moi ! Et il n’y pas eu mèche d’en tirer autre chose. Je te dis : une carpe !

LUCIENNE, avec une moue,

Oh !… tu l’anoblis !

RAYMONDE.

Aussi, je vois bien que nous n’avons à compter que sur nous-mêmes. Les hommes se soutiennent entre eux, il faut que nous en fassions autant… Tu es plus débrouillarde que moi… tu connais les faits… Qu’est-ce que je dois faire ?

LUCIENNE.

Diable ! Tu me prends là au dépourvu !

RAYMONDE.

Oh ! voyons ! Aie un éclair de génie !

LUCIENNE.

Oui, oh ! je sais bien !… (Cherchant.) Voyons !… Si tu avais une explication avec ton mari ?

RAYMONDE.

Oh ! oh ! C’est toi qui me dis ça ? Tu penses bien qu’il me répondrait par un mensonge. Il n’y a rien de menteur comme un homme !… si ce n’est une femme.

LUCIENNE.

Oui, c’est même, je crois, les deux seuls êtres de la création qui… Ah ! Écoute : il y aurait peut-être un moyen, que j’ai vu servir souvent au théâtre.

RAYMONDE.

Ah ! quoi ? quoi ?

LUCIENNE.

Oh ! il n’est pas génial ! Seulement avec les hommes, n’est-ce pas ?… On prend une feuille de papier à lettres bien parfumée ; on adresse une lettre à son mari ; une lettre brûlante, comme si c’était une autre femme, bien entendu !… et l’on termine en lui donnant un rendez-vous.

RAYMONDE.

Un rendez-vous ?

LUCIENNE.

Auquel on a soin d’aller, naturellement. Si le mari vient, on est fixé.

RAYMONDE.

Oui !… oui, tu as raison. Ce n’est peut-être pas génial, mais ce sont généralement les moyens les plus classiques qui réussissent le mieux. (Tout en allant chercher le meuble-papeterie qui est devant la fenêtre. — L’apportant et l’ouvrant devant le canapé.) Nous allons écrire tout de suite à Victor-Emmanuel.

LUCIENNE, sur un ton désinvolte.

Écrivons à Victor-Emmanuel.

RAYMONDE, qui s’est assise sur le canapé et se dispose à écrire. — Se ravisant.

Ah ! oui, mais… il reconnaîtra mon écriture.

LUCIENNE, avec un grand sérieux.

Dame ! si tu lui as déjà écrit, il est certain… !

RAYMONDE, se levant.

Écoute : la tienne, il ne la connaît pas… Toi !… toi, tu vas lui écrire.

En ce disant, elle tire Lucienne pour la faire passer à sa place.
LUCIENNE, résistant.

Moi ! Ah ! non !… Non ! ça non ! C’est trop délicat !

RAYMONDE.

Eh bien, voilà tout : je fais appel à ta délicatesse. (Sur un ton sévère.) Ah !… Es-tu ma meilleure amie, ou ne l’es-tu pas ?

LUCIENNE, faiblissant.

Oh ! tiens, toi ! tu me conduiras en enfer !

RAYMONDE.

Eh ! bien, tu y retrouveras mon mari.

LUCIENNE.

Grand bien me fasse. (Résignée, s’asseyant sur le canapé devant le pupitre.) Allons ! donne-moi du papier à lettres.

RAYMONDE, au-dessus de la papeterie, tirant d’un des casiers un cahier de papier à lettres.

Voilà, tiens !

LUCIENNE.

Hein ! mais pas le tien, voyons ! il le reconnaîtrait !

RAYMONDE.

Je suis bête !… C’est vrai ! (Allant au petit meuble qui est entre la fenêtre et la porte de gauche.) Attends, j’ai quelque chose qui fera peut-être l’affaire… du papier que j’ai acheté pour les enfants de ma sœur ; pour leurs compliments.

Elle brandit trois ou quatre feuilles de papier à dentelle, orné de fleurs peintes.

LUCIENNE.

Hein ! Ça !… Oh ! il croirait qu’il a affaire à une cuisinière ; il n’irait pas.

RAYMONDE, avec un hochement de tête.

C’est vrai.

LUCIENNE.

Tu n’as pas du papier suave, suggestif ?

RAYMONDE, tirant une boîte de papier à lettres du meuble à gauche de la porte du fond.

Mon Dieu ! j’ai bien ce mauve. Je venais de l’acheter pour la campagne… il n’est pas très suggestif.

LUCIENNE.

Non !… Enfin !… en le parfumant fortement.

RAYMONDE.

Oh ! pour ça, j’ai ce qu’il faut : un certain trèfle incarnat que j’avais mis de côté pour le rendre, parce que je ne peux pas le supporter… Attends !

Tout en parlant, elle va presser le bouton électrique à droite de la fenêtre.



Scène V

Les Mêmes, CAMILLE, puis ANTOINETTE.
À ce moment, sortant de la pièce de droite, paraît Camille, un dossier à la main. Il jette un regard inquisiteur dans le salon.
CAMILLE, en apercevant les deux femmes.

Je vous demande pardon !…

RAYMONDE, debout près du petit meuble à gauche de la scène.

Qu’est-ce que vous voulez, Camille ?

CAMILLE, dans son langage incompréhensible.

Faites pas attention ! Je regardais si Victor-Emmanuel n’était pas rentré.

RAYMONDE, le plus simplement du monde, sur le ton de la conversation.

Non, pas encore. Pourquoi ?

CAMILLE, même jeu.

Parce que j’ai tout un courrier à lui faire signer, et puis des renseignements à lui demander au sujet d’un contrat à préparer. Je suis un peu embarrassé, alors j’aurai voulu…

RAYMONDE.

Oh ! bien, je pense qu’il ne peut guère tarder.

CAMILLE.

Bon ! je vais attendre. Après tout il n’y a que ça à faire, n’est-ce pas ? Il n’est pas là, tout ce que je dirai ou rien…

RAYMONDE.

Évidemment ! Évidemment ! (À Lucienne qui, depuis le commencement de ce dialogue, écoute bouche bée, le regard allant successivement d’un interlocuteur à l’autre, pour s’arrêter définitivement avec admiration sur Raymonde.) Pourquoi me regardes-tu comme ça, toi ?

LUCIENNE, décontenancée.

Hein ?… Pour rien ! rien !

CAMILLE, à Lucienne sur un ton jovial.

Eh bien ! madame ? ma cousine a fini par rentrer ! Elle ne vous a pas trop fait attendre !

LUCIENNE, un peu interloquée par cette apostrophe et voulant avoir l’air d’avoir compris.

En effet, monsieur, oui, je vous reconnais ; nous avons même causé ensemble tout à l’heure.

RAYMONDE, malicieusement.

Non !… Non ! ce n’est pas de ça qu’il te parle. Il te dit que j’ai tout de même fini par rentrer et que je ne t’ai pas trop fait attendre.

CAMILLE, approuvant.

C’est ça, c’est ça !

LUCIENNE, gênée et s’efforçant d’être aimable.

Ah ?… ah ! oui, oui… oui, parfaitement.

RAYMONDE, présentant.

M. Camille Chandebise, notre cousin ; madame Carlos Homénidès dé Histangua.

Camille s’incline pendant que Raymonde redescend par l’extrême gauche.

LUCIENNE (2), se levant

Très heureuse, monsieur !… Excusez-moi si je ne vous ai pas compris tout à l’heure, mais je suis un peu dure d’oreille.

CAMILLE, jovial.

Oh ! c’est trop aimable à vous, madame, de me dire ça !… la vérité, c’est qu’on me comprend difficilement… parce que j’ai un défaut de prononciation…

LUCIENNE (2), souriant gauchement comme une personne qui n’a rien compris.

Oui !… oui, oui ! (À Raymonde, comme pour l’appeler à son secours.) Quoi ?

RAYMONDE (1), avec un sérieux comique.

Il te dit qu’il a un défaut de prononciation.

LUCIENNE, jouant l’étonnée.

Hein ?… ah ?… c’est vrai ?… Ah ! oui, peut-être… maintenant que vous me le faites remarquer.

CAMILLE, avec force sourires et courbettes.

Oh ! vous êtes trop indulgente.

ANTOINETTE, entrant du fond et descendant no 3.

C’est madame qui a sonné ?

RAYMONDE, tandis que Lucienne se rassied sur le canapé.

Ah ! oui, mais pas vous ; Adèle. J’ai sonné deux coups.

ANTOINETTE.

Adèle est montée dans sa chambre ; alors, je suis venue.

RAYMONDE.

Enfin, ça ne fait rien. Allez donc dans mon cabinet de toilette et rapportez-moi une boîte contenant un flacon d’odeur qui est dans le tiroir de droite de ma coiffeuse.

ANTOINETTE.

Bien, madame.

RAYMONDE.

Vous verrez, il y a « trèfle incarnat » imprimé sur la boîte.

ANTOINETTE.

Oui, madame.

En se retournant pour sortir, elle trouve à sa gauche Camille (4); facétieusement elle décrit autour de lui très gêné un demi-cercle, tout en le fixant les yeux dans les yeux. Elle arrive ainsi à prendre le 4 et Camille à revenir au 3. À ce moment, dos au public, de la main gauche elle fait un violent pinçon dans la hanche gauche de Camille et sort de l’air le plus imperturbablement sainte-nitouche.

CAMILLE, projeté en avant par la douleur.

Oh !

RAYMONDE et LUCIENNE, sursautant.

Quoi ?

CAMILLE, pendant qu’Antoinette sort.

Rien, rien !… Dans la hanche, une douleur aiguë qui m’a fait sursauter.

RAYMONDE.

Aha !… C’est rhumatismal, ça.

CAMILLE, se frottant la hanche tout en gagnant à droite avec des courbettes, à reculons.

C’est… c’est rhumatismal ! évidemment.

RAYMONDE.

Évidemment !

CAMILLE.

Je vais continuer mon travail par là… (Saluant.) Madame… (Arrivé à la porte.) Mes hommages !

Il sort. Les deux femmes le regardent sortir ; puis, aussitôt qu’il a disparu, éclatent de rire.

LUCIENNE.

Ah ! non, je t’admire de comprendre un mot de son langage.

Raymonde, malicieusement.

C’est pour ça que tu me regardais, hein ?

LUCIENNE.

Oui.

RAYMONDE.

Qu’est-ce que tu veux : la force de l’habitude, Mais je t’aime, toi, qui voulais lui faire croire que tu n’avais rien remarqué de sa façon de parler.

LUCIENNE.

Je ne voulais pas lui être désagréable.

ANTOINETTE, arrivant de gauche, un flacon à la main.

C’est ça, madame ?

RAYMONDE, prenant le flacon.

C’est ça, merci. (Elle s’assied sur un des sièges qui font vis-à-vis au canapé sur lequel Lucienne est assise, Antoinette sort.) Allons ! Si nous écrivions un peu notre lettre avant que mon mari ne rentre ?

LUCIENNE.

Tu as raison. (Se disposant à écrire.) Voyons, comment allons-nous lui tourner ce poulet ?

RAYMONDE.

Ah ! ça… ?

LUCIENNE.

D’abord, où notre inconnue aurait-elle reçu le coup de foudre en voyant ton mari ?

RAYMONDE.

Oui ! où ?

LUCIENNE.

Êtes-vous allés au théâtre, ces temps-ci ?

RAYMONDE.

Mercredi dernier, au Palais-Royal, avec M. Tournel.

LUCIENNE.

M. Tournel ?

RAYMONDE.

Celui que je t’ai dit qui a failli être mon amant.

LUCIENNE.

Ah ! oui. Eh bien, ça va des mieux ! Tu vas voir. (Écrivant.) « Monsieur, je vous ai vu l’autre soir au théâtre du Palais-Royal… »

RAYMONDE, avec une moue.

Oui !… Tu ne trouves pas ça bien froid pour un coup de foudre ?

LUCIENNE.

Bien froid ?

RAYMONDE.

On dirait un constat d’huissier. Je ne sais pas, moi, il me semble que j’aurais écrit, brutalement, là : « Je suis celle qui ne vous a pas quitté des yeux l’autre soir, au Palais-Royal. » et pas de « monsieur » ; rien ! v’lan ! aïe donc !

LUCIENNE.

Eh ! mais, dis donc ! mais tu as la vocation, toi.

RAYMONDE, modeste.

Mon Dieu, je dis comme il me semble que j’écrirais…

LUCIENNE.

Bien, oui, nous sommes d’accord. (Elle retire du cahier de papier à lettres la feuille commencée qu’elle laisse sur le pupitre et écrivant immédiatement sur la nouvelle feuille de papier.) « Je suis celle qui ne vous a pas quitté des yeux… »

RAYMONDE, dictant.

« … L’autre soir au Palais-Royal ! » Là… c’est chaud, c’est direct.

LUCIENNE.

C’est vécu ! (Continuant.) « … Vous étiez dans une loge avec votre femme et un monsieur… »

RAYMONDE.

M. Tournel.

LUCIENNE, tout en écrivant.

Oui, mais ça, ce n’est pas à la dame de le dire. (Reprenant le texte de la lettre) … « Des gens près de moi vous ont nommé… »

RAYMONDE, répétant comme dans une dictée.

« … Vous, ont nommé… »

LUCIENNE, répétant de même, tout en écrivant.

« … Nommé. C’est comme ça que j’ai su qui vous étiez. »

RAYMONDE.

Comme c’est simple !

LUCIENNE, écrivant.

« Depuis ce temps, je ne rêve que de vous… »

RAYMONDE.

Oh ! oh !… tu ne crois pas que c’est un peu exagéré ?

LUCIENNE.

Mais oui ! mais oui ! mais c’est ce qu’il faut, ces choses-là ; c’est toujours exagéré pour les autres, jamais quand c’est pour soi.

RAYMONDE.

Ah !… Si tu es sûre, ça va bien.

LUCIENNE, écrivant.

« Je suis prête à faire une folie. Voulez-vous la faire avec moi ? Je vous attendrai aujourd’hui à cinq heures à l’hôtel du Minet-Galant. »

RAYMONDE.

Oh ! tu crois ? il va se méfier, juste le même hôtel.

LUCIENNE.

Au contraire, ça l’excitera ! (Écrivant.) Entre parenthèses : « Montretout, Seine. Vous demanderez la chambre au nom de M. Chandebise. »

RAYMONDE, dictant.

« J’espère en vous… »

LUCIENNE, écrivant, tout en approuvant de la tête.

« J’espère en vous ! » Parfaitement ! Oh ! mais il y a de l’étoffe en toi.

RAYMONDE.

Faut bien faire son apprentissage.

LUCIENNE, signant.

« Une femme qui vous aime. » Là ! le parfum, maintenant.

RAYMONDE, qui a débouché le flacon pendant que Lucienne écrivait.

Voilà.

Elle lui tend le flacon.
LUCIENNE.

Ça va bien.

Elle verse de l’odeur sur ses doigts et en asperge le papier à coups de pichenettes.

RAYMONDE, se dressant en voyant toute l’encre de l’écriture étalée par les gouttes de parfum.

Oh !…

LUCIENNE, même jeu que Raymonde.

Sapristi !

RAYMONDE.

Ah ! bien, c’est du propre !

LUCIENNE.

Oui.

RAYMONDE.

C’est tout à recommencer

LUCIENNE.

Attends donc ! non ! ça va servir, au contraire. (Se rasseyant et écrivant.) « Post-scriptum : Pourquoi, en vous écrivant, ne puis-je retenir mes larmes ?… Oh ! faites que ce soient des larmes de joie et non de désespoir. » (Parlé.) Et allez donc ! au trèfle incarnat ! Vlan.

RAYMONDE.

C’est égal, il va trouver que tu as beaucoup pleuré pour une femme seule.

LUCIENNE.

Laisse donc ! Ça lui semblera tout naturel. Et maintenant l’adresse. (Écrivant sur l’enveloppe.) « Monsieur Victor-Emmanuel Chandebise, 95, boulevard Malesherbes. — Personnelle. » (Se levant et passant au 2 tout en collant l’enveloppe.) Là ! et à présent, il nous faut un commissionnaire. As-tu quelqu’un pour l’envoyer chercher ?

RAYMONDE, qui a refermé le pupitre et est en train de le rapporter à sa place primitive.

Quelqu’un ? Ah ! diable… ! Mais oui ! J’ai toi.

LUCIENNE, se cabrant.

Moi ? Ah ! permets !

RAYMONDE.

Mais oui, voyons ! Comprends donc : je ne peux pas envoyer un domestique pour qu’il revoie son même commissionnaire apporter la lettre. Ce serait risquer de tout compromettre. De même, moi, je ne peux pas y aller non plus ; si mon mari demande le signalement de la dame au commissionnaire et qu’il donne le mien, le pot aux roses est découvert. Tandis que toi, parfait ! Tu es indiquée !

LUCIENNE.

Voilà ! Toute la corvée.

RAYMONDE.

Enfin, es-tu ma meilleure amie, oui ou non ?

LUCIENNE.

Ah ! oui. Oh ! mais tu sais, tu abuses !

Sonnerie à l’extérieur.
RAYMONDE.

On a sonné. Ce doit être mon mari. (Remontant par l’extrême gauche et indiquant la porte également à gauche.) Vite, file par là ! et la porte à droite ; tu retombes dans l’antichambre.

LUCIENNE, remontant par le milieu de la scène pour gagner la porte indiquée.
Bon ! À tout à l’heure.
RAYMONDE.

À tout à l’heure.

Lucienne sort, pendant que Raymonde va enfermer son flacon dans le petit meuble de gauche. À ce moment, la porte du fond s’entr’ouvre et l’on aperçoit dans le vestibule Chandebise qui parle à Étienne. Tournel est derrière lui.


Scène VI

RAYMONDE, CHANDEBISE, TOURNEL, ÉTIENNE.
CHANDEBISE, le chapeau sur la tête, à Étienne.

Et le docteur vous a dit qu’il repasserait ?

ÉTIENNE.

Oui, monsieur.

CHANDEBISE.

Bon ! Ça va bien. (À Tournel qui, lui, a son chapeau à la main.) Entre, mon vieux. (Il le fait passer devant lui ; Tournel descend à droite de la table de droite.) Je te demande un moment ; j’ai mon courrier à signer…

RAYMONDE, qu’ils n’ont pas aperçue.

Oui, même Camille t’attend comme le Messie.

CHANDEBISE (1), à gauche de la table de droite et un peu au-dessus.

Tiens ! tu es là, toi ?

TOURNEL, de sa place.
Oh ! bonjour, chère madame.
RAYMONDE.

Bonjour, Tournel. (À son mari.) Oui, je suis là.

CHANDEBISE.

J’ai rencontré Tournel dans l’escalier, alors nous sommes montés ensemble.

RAYMONDE, indifférente.

Ah !

TOURNEL, prenant des papiers dans la serviette qu’il a apportée et qu’il dépose sur la table.

Oui, j’apporte la liste de quelques nouveaux clients à assurer.

CHANDEBISE.

Parfait ! Tu me donneras ça tout à l’heure.

En parlant il relève son pantalon comme quelqu’un qui est gêné par sa bretelle.

RAYMONDE, à qui ce geste n’a pas échappé.

Qu’est-ce que tu as à tirer ton pantalon ? C’est tes bretelles qui te gênent ?

CHANDEBISE.

Oui.

RAYMONDE.

Ce n’est donc pas celles que je t’ai achetées ?

CHANDEBISE.

Hein ? Si, si.

RAYMONDE.

Elles ne te gênaient pas, avant.

CHANDEBISE.

C’est parce que je les ai trop tirées.

RAYMONDE, faisant mine d’aller à lui.

C’est facile, je vais te les desserrer.

CHANDEBISE, reculant instinctivement.

Mais non… non ! ce n’est pas la peine, je les desserrerai bien moi-même.

RAYMONDE, pincée.

Ah ?… Bon ! Comme tu voudras.

CHANDEBISE, à Tournel.

Tu permets ? Je suis à toi dans un instant.

TOURNEL.

Va donc ! va donc !

Chandebise ouvre la porte de la pièce de droite.
VOIX DE CAMILLE, accueillant l’entrée de Chandebise.

Ah !

CHANDEBISE, sur le pas de la porte.

Ah ! bien, quoi, « Ah ! » ? Tu es bon ! j’ai eu à faire.

Il sort et referme la porte sur lui.
TOURNEL, aussitôt la disparition de Chandebise, se précipitant vers Raymonde qui est au fond de la scène, un peu à gauche.

Ah ! Raymonde, Raymonde ! j’ai rêvé de vous cette nuit.

RAYMONDE, lui coupant son élan.

Ah ! non, mon ami, non !… Merci ! Ce n’est pas quand mon mari me trompe que je vais songer à en faire autant.

TOURNEL, ahuri.

Hein ?

RAYMONDE.

C’est bon quand on n’a rien d’autre à penser, ces choses-là !

TOURNEL.

Mais Raymonde, Raymonde !… Vous m’aviez dit… ! vous m’aviez fait espérer… !

RAYMONDE.

Oui ? Eh ! bien, c’est possible… Mais il n’y avait pas eu les bretelles ! Mais maintenant qu’il y a les bretelles… bonsoir !

Elle sort à gauche.
TOURNEL, reste un moment abruti, puis :

Eh ! bien ! elle est forte, celle-là !… Quoi, « les bretelles » ? Qu’est-ce que ça veut dire, « les bretelles » ?

En parlant, il a gagné jusqu’à la gauche de la table de droite.



Scène VII

TOURNEL, CAMILLE, puis FINACHE.
CAMILLE, dans l’embrasure de la porte du fond droit. — sur un ton jovial.

Monsieur Tournel !… Mon cousin vous demande.

TOURNEL, avec humeur.

Quoi ?

CAMILLE, s’efforçant de mieux articuler, sans y parvenir.

Mon cousin vous demande.

TOURNEL, bourru, avec des haussements d’épaule.

Je ne comprends pas ce que vous dites !… Quand vous vous déciderez à parler clairement… !

CAMILLE.

Attendez ! (Il tire de la poche de côté de son veston un bloc de fiches, de sa poche à mouchoir un crayon et, tout en écrivant, scandant chaque syllabe.) Mon cou-sin vous demande.

Ayant terminé, il détache la fiche et la passe à Tournel.
TOURNEL, lisant.

« Mon cousin vous demande. » Ah !… Eh ! bien quoi ! on le dit.

Tout en maugréant, il ramasse ses papiers et, remontant avec, — mais en laissant sa serviette, — sort par le fond droit.

CAMILLE, une fois Tournel sorti.

Pi-gnouf !… (Descendant, tout en parlant, jusqu’à l’avant-scène.) Non mais, en voilà encore un phénomène ! Je me dérange pour venir le chercher et il m’engueule !

À ce moment, la porte du fond s’ouvre, Étienne introduit Finache et le dialogue suivant s’échange :

ÉTIENNE.

Oui, monsieur, il est là.

FINACHE.

Ah ! bon.

ÉTIENNE, sortant.

Je vais le prévenir.

Tandis que Camille, qui ne les a pas entendus entrer, continue ses doléances au public.

CAMILLE.

Enfin c’est trop fort ! Je lui dis très obligeamment : « Tournel, mon cousin vous demande ! » Il me le fait répéter ; je le lui ai écrit ; et il a le toupet de me répondre : « Eh ! bien, on le dit ! » Ah ! non, plus souvent que je me dérangerai encore pour un porc-épic pareil !

FINACHE, qui le contemple depuis un instant.

Eh ! bien, quoi donc, l’ami Camille ? on récite des monologues maintenant ?

CAMILLE, sursautant.

Hein ? Ah ! c’est vous, docteur ! Non, j’étais en train de bougonner après quelqu’un qui m’attrapait parce que…

FINACHE, qui ne comprend pas.

Oui, bon, ne vous donnez pas la peine !… (Changement de ton.) Et à part ça, jeune sacripant, quoi de neuf ?… On fait la noce ?

CAMILLE, se rapprochant vivement de Finache.

Oh ! oh ! chut ! Taisez-vous !

FINACHE.

Ah ! oui, c’est vrai ! Ici, vous passez pour l’austère Camille. Vous tenez à votre réputation.

CAMILLE, sur les charbons.

Je vous en prie…

FINACHE.

Malheureusement, pour son médecin, il y a toujours une heure dans la vie, où on est obligé de dépouiller le petit saint ; aussi, pour moi qui sais, ça m’amuse bien quand je les vois tous s’imaginer que vous…

CAMILLE, riant jaune.

Oui-oui !

FINACHE.

Dites-moi ! vous avez profité de mon conseil ?

CAMILLE.

Quel ?

FINACHE.

Pour l’hôtel du Minet-Galant ?

CAMILLE, dans les transes.

Oh ! taisez-vous !

FINACHE.

Mais quoi ? nous sommes entre nous !… Vous y avez été ?

CAMILLE, hésite une seconde, jette un coup d’œil à droite et à gauche, puis à voix basse.

Oui !

FINACHE.

Qu’est-ce que vous en dites ?

CAMILLE, avec des yeux d’extase au ciel.

Oh !

FINACHE.

Hein, n’est-ce pas ? Quand je vous le disais ! Mais moi, quand je veux faire la noce, je ne connais que cet hôtel-là. Allons, je vois que vous êtes sur les charbons… Tenez, allez prévenir votre cousin.

CAMILLE, enchanté de cette diversion.

C’est ça, c’est ça !…

FINACHE.

Ah ! à propos, pendant que j’y pense, que je vous donne votre machin.

CAMILLE, redescendant.

Quel machin ?

FINACHE, tirant un écrin de sa poche.

Ce que je vous ai promis… qui vous permettra de parler comme tout le monde.

CAMILLE.

Ah ! oui. Vous l’avez ?

FINACHE.

Oui !… N’est-ce pas ? Qu’est-ce qui entrave cette faculté chez vous ?… Un vice congénital ; la voûte du palais qui n’a pas eu le temps de se former. Alors les sons, au lieu de trouver cette cloison naturelle qui les fait rebondir au dehors, vont se perdre dans le masque.

CAMILLE.

C’est ça !

FINACHE.

Eh ! bien, c’est cette cloison que je vous apporte ! Et regardez comme c’est joli, bien présenté.

CAMILLE.

Voyons ?

FINACHE, ouvrant l’écrin.

Un palais d’argent, mon cher ! comme dans les contes de fées.

CAMILLE, joignant les mains avec admiration.

Oh !

FINACHE.

Et dans un écrin, madame !… Avoir son palais dans un écrin ! ce n’est pas à la portée de tout le monde.

CAMILLE.

Oh !… Et je pourrai parler ?

FINACHE.

Quoi ?

CAMILLE.

Et je pourr… Attendez !

Il veut mettre tout de suite le palais dans sa bouche.
FINACHE, l’arrêtant par le poignet.

Non, pas comme ça. Faites-le tremper d’abord dans de l’eau avec de l’acide borique. On ne sait pas dans quelles mains ça a passé.

CAMILLE.

Vous avez raison ! Non, mais je disais : (Articulant de son mieux.) Et je pourrai parler ?

FINACHE, qui a saisi.

Si vous pourrez parler !… Comment donc ! C’est-à-dire que si même, vous avez du talent, vous pourrez entrer à la Comédie-Française.

CAMILLE, radieux.

Oh !!! Je vais tout de suite le mettre dans l’eau.

Il remonte.
VOIX DE CHANDEBISE.

Camille !

FINACHE.

Tenez, on vous appelle !

CAMILLE.

Oh ! bien, vous direz que je viens tout à l’heure.

Il disparaît par le fond.



Scène VIII

FINACHE, CHANDEBISE.
CHANDEBISE, entrant du fond, droite.

Camille !

FINACHE, allant à lui.

Il est à vous, tout de suite ; il a eu affaire par là. (Lui tendant la main.) Ça va bien ?

CHANDEBISE.

Ah ! bonjour, Finache ! Ah ! bien ; tenez, vous, je suis content de vous voir ; j’avais justement à vous parler.

FINACHE.

Ah ? Je suis déjà venu tout à l’heure ; Étienne vous a dit ?

CHANDEBISE.

Oui, oui !… pour le certificat de Histangua ! Il paraît même qu’il est de première !

FINACHE.

De première. Le voici, du reste.

Il tire de sa poche un dossier qu’il lui remet.
CHANDEBISE, prenant le dossier.

Merci.

FINACHE, s’asseyant à gauche de la table.

Et qu’est-ce que vous avez à me dire ?

CHANDEBISE, s’asseyant en face de lui, à droite de la table.

Eh ! bien, voilà : je voulais vous consulter pour moi, sur une question assez délicate. Figurez-vous qu’il m’arrive une chose un peu extraordinaire.

FINACHE.

Eh ! quoi donc ?

CHANDEBISE.

Voyons ! Comment vous expliquerai-je cela ?… Vous savez que j’ai une femme délicieuse.

FINACHE.

Ça, nous sommes d’accord.

CHANDEBISE.

Bon ! Vous savez, d’autre part, que personne n’est moins coureur que votre serviteur.

FINACHE.

Ah ?

CHANDEBISE, l’air un peu vexé.

Quoi, ah ? Vous dites : Ah ?… Si !

FINACHE.

Mais je ne sais pas, mon ami.

CHANDEBISE.

Eh ! bien, je vous le dis. Je ne vous étonnerai donc pas en vous confiant que ma femme résumait tout pour moi : l’épouse et l’amante. Ce qui revient à dire que j’ai toujours été pour elle, je puis m’en vanter entre nous, un mari à la hauteur.

FINACHE.

Ah ?

CHANDEBISE, sur le même ton que précédemment.

Quoi, ah ? Vous dites : ah ? Si !

FINACHE.

Mais je ne sais pas, mon ami.

CHANDEBISE.

Eh ! bien, je vous le dis !… à la hauteur… et même plus.

FINACHE.

Eh ! bien, mais c’est très bien, ça… seulement je ne vois pas où ce préambule… ?

CHANDEBISE, se levant, et remontant au dessus de la table sur le coin de laquelle il s’assied.

Eh ! bien, voilà, justement… ! Avez-vous vu jouer aux Nouveautés : « Vous n’avez rien à déclarer ? »

FINACHE.

Hein ?

CHANDEBISE.

Je vous demande si vous avez vu jouer : « Vous n’avez rien à déclarer ? »

FINACHE.

Mon Dieu… !

CHANDEBISE.

Quoi ? Vous l’avez vu, ou vous ne l’avez pas vu ?

FINACHE, égrillard.

Je vais vous dire : entre les deux ! Je n’étais pas seul dans ma baignoire, alors… !

CHANDEBISE, riant.

Ah ! bon, oui ! Il y a des lacunes.

FINACHE, riant.

Voilà !

CHANDEBISE.

N’importe ! Vous en avez toujours vu assez pour être au courant du sujet : un bon petit jeune homme fait son voyage de noces avec madame. Il est en train de lui inculquer les premiers principes de la grammaire matrimoniale, quand, au meilleur de la leçon, surgit un douanier dont l’intempestif : « Vous n’avez rien à déclarer ? » vient brutalement couper à monsieur le fil de ses idées.

FINACHE.

Ah ! oui, en effet, je me rappelle !… vaguement !

CHANDEBISE.

Vaguement !… Eh ! bien, mon vieux ! on voit que le douanier n’a pas passé par votre baignoire.

Il se lève et gagne le numéro 1 au milieu de la scène.
FINACHE, riant et avec malice.

Il n’y a pas passé.

CHANDEBISE, allant tout en parlant prendre la chaise à gauche de la scène et, après l’avoir retournée, se mettant à cheval dessus.

Bref, pour le pauvre petit jeune homme, dès lors, cela devient comme une obsession : Chaque fois qu’il lui prend velléité de réaborder avec madame la question laissée une première fois dans le vague, il voit le douanier ; il entend le : « Vous n’avez rien à déclarer ? » ; et couic ! plus personne.

FINACHE.

C’est embêtant !

CHANDEBISE, avec conviction.

Ah ! oui ! (Se levant.) Eh ! bien, mon cher, c’est exactement ce qui m’arrive avec ma femme.

FINACHE.

Hein !

CHANDEBISE.

Parfaitement. Un beau jour… ou plutôt une sale nuit ! (Il va remettre sa chaise à sa place primitive.) il y a de ça un mois ; j’étais très amoureux, à mon habitude ; je m’en étais exprimé à madame Chandebise, qui en avait accueilli aussitôt l’expression ; quand tout à coup, je ne sais ce qui a pu se passer… ?

FINACHE, malicieusement.

Le douanier est entré.

CHANDEBISE, par distraction.

Oui ! (Vivement.) euh ! non !… Oh ! mais c’est tout comme : un malaise, un trouble, je ne sais pas : je me suis senti devenir (Voix d’ange et tout en se rapetissant sur les jambes à mesure.) enfant, enfant, tout petit enfant !

FINACHE.

Diable ! C’est raide !

CHANDEBISE, tourne les yeux de son côté puis avec une moue significative.

Si on peut dire. (Changeant de ton.) Mon Dieu, tout d’abord, je ne m’en émus pas autrement ; fort de tout un passé glorieux, n’est-ce pas… ? Je me dis : Après tout, revers aujourd’hui ; revanche demain !

FINACHE.

C’est la guerre !

CHANDEBISE.

Oui, mais voilà-t-il pas, que le lendemain, j’ai la malencontreuse idée de me dire : « Attention, mon vieux… Si tu allais, comme hier… ! » Faut-il être bête pour se fourrer des choses pareilles en tête, juste à un moment où on a besoin de toute sa confiance en soi !… Naturellement ça ne manque pas : l’anxiété me prend et vlan ! comme la veille : la tape !

FINACHE.

Mon pauvre Chandebise !

CHANDEBISE.

Ah ! oui, mon pauvre Chandebise ! Car désormais, c’est fini ! Ça devient l’idée fixe ! Je ne me pose même plus la question ; je n’ose même plus me dire : « Ce soir, est-ce que je ? » non, je me dis : « Ce soir, je ne ! » Et vlan ! ça ne rate pas.

FINACHE, blagueur.

Oui, tandis que vous… !

CHANDEBISE.

Comment ?… Allons, Finache, voyons ! ce n’est pas le moment de plaisanter.

FINACHE, se levant.

Oh ! bien, quoi ? vous n’attendez pas que je prenne votre cas au tragique ! Mais il est de tous les jours, votre cas ! Vous êtes simplement victime d’un phénomène d’auto-suggestion. Eh ! bien, c’est à vous d’en avoir raison. Un peu de force de caractère, que diable ! Vouloir, c’est pouvoir !

CHANDEBISE.

Euh ! euh !

FINACHE.

Si au lieu de vous dire : « Est-ce que je ? » ce qui vous fiche à bas ; il faut vous dire (Bien affirmatif.) : « Je ! » et voilà ! Jamais douter de soi dans la vie. Ah ! et puis… et puis surtout ne pas y mettre d’amour-propre… Mais oui, mais oui ! tout ça, c’est de l’amour-propre ! Eh ! bien, l’amour-propre et l’amour, ça ne va pas ensemble !… Si même il y en a un qu’on appelle propre, c’est pour le distinguer de l’autre… qui ne l’est pas !… Tout ce que vous venez de me raconter, c’est à votre femme que vous auriez dû le dire, pas à moi ; et ça bien nettement, bien tranquillement, au lieu d’essayer de faire le malin avec elle. Il serait arrivé qu’elle aurait ri ; vous en auriez ri ensemble, chacun y aurait mis du sien ; et l’émotion, l’inquiétude désormais au rancart, ça aurait marché comme sur des roulettes.

CHANDEBISE, pensif.

Vous avez peut-être raison !

FINACHE.

En dehors de ça, du sport, de l’exercice. Il faudra que je vous ausculte tout à l’heure !… Vous travaillez trop !… trop de bureau ! (Lui appliquant son genou dans les reins et le faisant ployer en appuyant les deux mains sur ses épaules.) Regardez, vous avez une tendance à vous voûter. (Passant au 1.) c’est pour ça que je vous ai ordonné des bretelles américaines ; je suis sûr que vous ne les avez pas mises.

CHANDEBISE, relevant son gilet pour montrer ses bretelles.

Oh ! si ! si ! Même pour être forcé de les conserver, j’ai même donné toutes mes bretelles ordinaires. C’est mon cousin Camille qui en a hérité. Mais vraiment, celles-là, c’est bien laid !

FINACHE.

Bah ! Vous êtes seul à les voir.

CHANDEBISE.

Mais non ! Tout à l’heure, ma femme a failli mettre le nez dessus.

FINACHE.

La belle affaire !

CHANDEBISE, gagnant la droite.

Merci ! Il ne manque plus que d’ajouter ce ridicule à l’autre.

FINACHE, le suivant.

Ah ! Tenez, vous mettez de la vanité où il ne devrait pas y en avoir ! (Changeant de ton.) Allez ! enlevez votre veston, que je vous ausculte.

Au moment où Chandebise s’apprête à retirer son veston, la porte s’ouvre et paraît Lucienne introduite par Étienne.


Scène IX

Les Mêmes, LUCIENNE, ÉTIENNE puis RAYMONDE, puis TOURNEL.
LUCIENNE (1), à Étienne (2).

N’est-ce pas, prévenez madame !

CHANDEBISE (4), ramenant vivement les revers de son veston qu’il écartait déjà pour se dévêtir.

Oh !

ÉTIENNE.

Oui, madame.

Il sort.
CHANDEBISE, à Finache tout en passant devant lui pour gagner le 3.

Tout à l’heure ! (À Lucienne.) Vous, chère madame ?

LUCIENNE.

Mais oui ! vous allez bien ?

CHANDEBISE.

Mais comme vous-même. Vous venez voir ma femme ?

LUCIENNE.

C’est-à-dire que je reviens ! J’ai eu une course à faire, mais je l’ai déjà vue tout à l’heure ; d’ailleurs, monsieur aussi.

FINACHE, s’inclinant.

En effet.

CHANDEBISE.

Ah ! alors, je n’ai pas besoin de vous présenter… Vous ne lui avez pas trouvé l’air bien nerveux ?

LUCIENNE, indiquant Finache.

À monsieur ?

CHANDEBISE.

Non, à ma femme ! je ne sais pas ce qu’elle a ce matin !… elle n’est pas à prendre avec des pincettes.

LUCIENNE.

Je n’ai pas trouvé.

CHANDEBISE.

Ah ! bien, tant mieux !

RAYMONDE, paraissant à la porte de gauche.

Ah ! te voilà !

LUCIENNE, allant à elle.

Rebonjour !

RAYMONDE, bas.

Eh ! bien ?

LUCIENNE, bas.

C’est fait ! il me suit.

RAYMONDE (1).

Bon !

ÉTIENNE (3), apportant la lettre sur un plateau.

Monsieur !

CHANDEBISE (4).

Hein ?

LUCIENNE, bas à Raymonde.

Voilà !

ÉTIENNE.

C’est une lettre personnelle pour monsieur, qu’un commissionnaire vient d’apporter.

CHANDEBISE, étonné.

Pour moi ? Tiens ! (Aux deux femmes.) Vous permettez ? (Il tire son lorgnon, se le plante au bout du nez, décachette la lettre, puis, après l’avoir parcourue, ne pouvant réprimer une exclamation de surprise.) Oh ! par exemple !

RAYMONDE, vivement.

Quoi ?

CHANDEBISE.

Rien !

RAYMONDE, perfide.

Ce n’est pas un ennui ?

CHANDEBISE.

Oh ! non ! non !… C’est… c’est une affaire d’assurances.

RAYMONDE, sèchement.

Ah ? (À Lucienne, bas et furieuse.) Viens, toi ! Je crois que c’est clair !

Elles sortent de gauche.
CHANDEBISE, à Finache, tout en gagnant l’extrême gauche.

Ah ! non, mon cher, non !… les femmes sont étonnantes ! Vous ne devineriez jamais ce qui m’arrive.

FINACHE.

Quoi ?

TOURNEL, paraissant à la porte de droite, son dossier à la main.

Dis donc… c’est comme ça que tu me laisses en plan.

CHANDEBISE.

Ah ! bien, tiens ! Arrive donc, toi, tu n’es pas de trop.

TOURNEL, descendant 2 et déposant en passant son dossier sur la table.

Qu’est-ce qu’il y a ? (À Finache.) Bonjour docteur.

FINACHE.

Bonjour, Tournel.

CHANDEBISE.

Mes enfants, tenez-vous bien !… (Ménageant son effet.) je viens de faire… un béguin.

TOUS LES DEUX.

Hein ?

TOURNEL.

Toi !

FINACHE.

Vous !

CHANDEBISE.

Ça vous la coupe, ça ? (Passant au 2.) Tenez !… Je n’invente rien. (Lisant en appuyant sur chaque mot.) « Je suis celle qui ne vous a pas quitté des yeux, l’autre soir, au Palais-Royal. »

TOURNEL.

Toi !

FINACHE.

Vous !

CHANDEBISE, se dandinant.

Moi-vous ! parfaitement ! Elle ne m’a pas quitté des yeux.

TOURNEL.

Ah ! bien, celle-là… !

CHANDEBISE, lui serrant la main.

Merci !

TOURNEL, lui prenant la lettre des mains et en continuant la lecture.

« Vous étiez dans une loge avec votre femme et un monsieur. »

CHANDEBISE.

Et un monsieur !… voilà ! c’est toi : « et un monsieur »… c’est-à-dire X…, premier venu, grisaille, poussière.

TOURNEL.

Ah ! bien, dis donc !

CHANDEBISE.

Aha ! c’est bien mon tour (Lui reprenant la lettre et lisant.) « Des gens, près de moi, vous ont nommé, c’est comme ça que j’ai su qui vous étiez. »

TOURNEL, railleur.

Belle malice !

CHANDEBISE.

« Depuis ce temps je ne rêve que de vous. »

TOUS DEUX, n’en revenant pas.

Non ?

CHANDEBISE, voix pâmée.

Elle ne rêve que de moi ! (Envoyant une bourrade à Tournel.) Eh ! Tournel.

TOURNEL.

Il y a ça ?

CHANDEBISE, avec suffisance, tout en faisant constater sur la lettre.

Oui, mon vieux ! Il y a ça.

FINACHE, devant l’évidence.

Eh ! oui. Il y a ça !

TOURNEL, n’en revenant pas.

Dieu, que c’est curieux ! (À Finache.) Vous ne trouvez pas ?

FINACHE, ne sachant que répondre.

Pffeu ! Tous les rêves sont dans la nature.

TOURNEL.

Évidemment !… (Moqueur.) Ça doit dépendre de l’estomac.

CHANDEBISE.

Ah ! bien, dis donc, toi !…

TOURNEL.

Non ! je ris.

CHANDEBISE, poursuivant sa lecture.

« Je suis prête à faire une folie. Voulez-vous la faire avec moi ? » (Parlé.) Pauvre petite. Elle tombe bien ! (À Finache.) hein, Finache ?

FINACHE.

Pourquoi donc ?

CHANDEBISE.

Allons, voyons ! après ce que je vous ai dit !

FINACHE, avec un geste d’insouciance.

Ah ! bah !

Il va s’asseoir à la droite de la table.
CHANDEBISE, lisant.

« Je vous attendrai aujourd’hui à cinq heures à l’hôtel du Minet-Galant. »

FINACHE.

À l’hôtel du Minet-Galant ?

CHANDEBISE, gagnant jusqu’à la gauche de la table.

Oui. « Montretout ; Seine ».

FINACHE.

Oh ! mais bravo ! C’en est une qui la connaît ; C’est une pratique.

CHANDEBISE, s’asseyant.

Pourquoi ? est-ce que cet hôtel… ?

FINACHE.

Un rêve, mon cher ! c’est toujours là que je fais mes farces.

CHANDEBISE.

Voyez-vous ça ! Ce que c’est que d’être une âme pure ! Je l’ignorais.

FINACHE.

Ah bien ! Je suis bien sûr que Tournel… !

TOURNEL, tout en gagnant au-dessus de la table de façon à occuper le 2.

Oh ! non ! Je connais de nom, mais c’est tout.

CHANDEBISE, brusquement.

Ah ! mes amis… !

TOUS DEUX.

Quoi !

CHANDEBISE.

Elle a pleuré !

TOURNEL et FINACHE.

Non ?

CHANDEBISE.

Parfaitement ! Elle a pleuré ! Tenez : (Lisant.) « Post-scriptum. — Pourquoi, en vous écrivant, ne puis-je retenir mes larmes ? Ah ! faites que ce soient des larmes de joie et non de désespoir ». Pauvre petit cœur ! Et il n’y a pas à dire que ça n’est pas, regardez, elle a inondé.

Il présente la lettre sous le nez de Tournel qui est debout les deux mains appuyées sur la table.

TOURNEL, flairant la lettre.

Ah ! mes enfants !

TOUS DEUX.

Quoi ?

TOURNEL.

Ah ! mes enfants ! Qu’est-ce qu’elle fourre donc dans ses larmes qui sent si fort ?

Il descend 1, milieu de la scène.
FINACHE, blagueur.

Chut ! La larme a son secret, la larme a son mystère ! Un mélange ! respectons son secret.

CHANDEBISE, se levant.

Oui ! blaguez ! blaguez !… Ah ! ah ! mon vieux Tournel ! moi aussi je fais des béguins. Ainsi, pendant que nous étions là, au Palais-Royal ; que nous ne nous doutions de rien ; une femme nous dévorait des yeux.

TOURNEL.

Voilà !

CHANDEBISE (2), à Tournel (1).

Tu as remarqué, toi, qu’une femme nous faisait de l’œil ?

TOURNEL.

Non !… C’est-à-dire, il m’avait bien semblé m’apercevoir un moment… mais je croyais que c’était à moi, alors… !

CHANDEBISE.

Ah ! vraiment, tu… ? (Brusquement.) Oh ! mais triple idiot que je suis !… évidemment !… évidemment !

TOURNEL et FINACHE.

Quoi ?

Finache se lève.
CHANDEBISE.

Ce n’est pas moi qui lui ai tapé dans l’œil ; c’est toi !

TOURNEL.

Moi ?

CHANDEBISE.

Mais dame !… c’est toi qu’elle a pris pour moi ! Et comme on a dit mon nom en désignant la loge, naturellement, comme elle ne regardait que toi… !

TOURNEL, fat.

Tu crois ?

CHANDEBISE,

Parbleu !…

TOURNEL, même jeu.

Ah ?… peut-être ! Oui !

CHANDEBISE.

Mais regarde-moi ! Est-ce que je puis inspirer des béguins, moi ?… tandis que toi, mais c’est tout naturel ! c’est ta fonction. (À Finache.) C’est sa fonction ! (À Tournel.) Tu as l’habitude de tourner la tête aux femmes ; tu es beau…

TOURNEL, très flatté se défendant pour la forme.

Allons ! allons !

CHANDEBISE.

Mais si, quoi ! C’est pas un mystère !

FINACHE.

Avec ça que vous ne le savez pas !

TOURNEL.

Non ! j’ai du charme, voilà tout.

CHANDEBISE.

Là ! il a du charme ! Ah ! cocotte, va ! je ne te le fais pas dire ! Enfin, quoi ! il y a des femmes qui se sont suicidées pour toi ! Est-ce vrai, oui ou non ?

TOURNEL, modeste.

Oh !… une !

CHANDEBISE.

Ah !

TOURNEL.

Et encore, elle va très bien.

CHANDEBISE.

Enfin, ça n’empêche pas.

TOURNEL.

De plus, c’est très contestable. Elle s’est empoisonnée en mangeant des moules.

CHANDEBISE et FINACHE.

Des moules ?

TOURNEL.

Je venais de la quitter ; elle a répandu le bruit que c’était par chagrin. Mais elle a beau dire, quand on veut mourir, on ne choisit pas les moules !… c’est trop aléatoire.

CHANDEBISE, sur un ton catégorique.

Allons ! Allons ! Il n’y a pas d’erreur, cette lettre est à mon nom, mais elle est à ton adresse.

TOURNEL, hésitant à Finache.

Qu’est-ce que vous en pensez ?

FINACHE, ne voulant pas s’engager.

Oh ! moi !…

CHANDEBISE.

Mais oui, mais oui ! Eh bien, puisqu’elle est à ton adresse, c’est toi qui iras.

TOURNEL, se défendant sans conviction.

Ah ! non ! non.

CHANDEBISE.

D’abord moi, ce soir je ne suis pas libre ! Nous donnons un banquet à notre directeur d’Amérique, ainsi… !

TOURNEL.

Non, écoute ! non, vraiment… !

CHANDEBISE.

Allons donc ! Tu en meurs d’envie !

TOURNEL.

Tu crois ?

CHANDEBISE.

Tiens, regarde ton nez !… il titille !

TOURNEL, louchant en regardant le bout de son nez.

Il titille, mon nez ? Eh ! bien, alors, j’accepte !

CHANDEBISE, lui envoyant sur l’épaule une tape amicale qui le fait passer au numéro 2.

Ah ! cocotte ! va.

Il remonte un peu.
TOURNEL (2).

D’autant plus que ça me va assez ! (À Finache 3.) J’avais précisément fait liaison nette en prévision d’une aventure sur laquelle je comptais et qui se trouve momentanément retardée.

CHANDEBISE, qui est redescendu et surgit entre eux.

Ah ? avec qui ?

TOURNEL, interloqué par l’apparition de Chandebise.

Mais avec… euh !… Je ne peux pas te le dire !

Il passe au 1.
CHANDEBISE, singeant Tournel et à Finache.

Y peut pas me le dire ! (À Tournel.) Ah ! cocotte va !

TOURNEL.

Ton inconnue me servira d’intérim !

CHANDEBISE, sur un ton sautillant.

Très heureux de te la céder.

TOURNEL, sur le même ton que Chandebise.

On n’est pas plus aimable ! (Sans transition.) Donne-moi la lettre !

CHANDEBISE.

Hein ? ah ! non ! D’ailleurs pourquoi faire ? tu n’en as pas besoin ; tu n’as qu’à aller à l’hôtel en question et demander la chambre à mon nom. Tu comprends, des lettres comme ça, je n’en reçois pas si souvent ! je veux au moins que si un jour mes petits-enfants — en admettant que j’en aie ! — trouvent celle-ci dans mes papiers, ils puissent se dire : « Fallait-il que grand-père fût beau pour exciter des passions pareilles ! » Je serai au moins beau dans la postérité !… Allez, Finache ! venez m’ausculter.

TOURNEL, emboîtant le pas derrière lui.

Eh ! bien, et les signatures ?

Il est remonté au-dessus de la table et brandit son dossier.
CHANDEBISE.

Deux minutes et je suis à toi ! Tenez. Finache ! passons par là, nous ne serons point dérangés.

FINACHE.

À vos ordres !

Ils sortent de droite, premier plan.



Scène X

TOURNEL, puis RAYMONDE, puis CAMILLE.
TOURNEL, son dossier à la main, ronchonnant.

Deux minutes ! Deux minutes ! Après ça, ce sera autre chose. (Après un temps, souriant complaisamment.) Hôtel du Minet Galant !… Quelle peut être encore cette femme qui s’est éprise de moi ?

RAYMONDE, son chapeau sur la tête.
M. Chandebise n’est pas là ?
TOURNEL, empressé.

Il est par là avec le docteur ; je puis l’appeler.

RAYMONDE, vivement.

Non ! Non ! Ne le dérangez pas !… Si vous le voyez tout à l’heure, vous lui direz que je sors avec Madame dé Histangua… que si je rentre tard, il n’ait pas à s’inquiéter ; que je resterai peut-être à dîner avec une amie.

TOURNEL.

Oh ! bien, je crois que lui-même ne rentrera pas de bonne heure non plus, alors… !

RAYMONDE, vivement pour le faire se couper.

Ah ? Pourquoi donc ça ?

TOURNEL, qui n’y entend pas malice.

Hein ? Mais parce qu’il m’a dit, je crois, qu’il banquetait ce soir avec son directeur d’Amérique.

RAYMONDE.

Ah ! Il vous a dit ! Je ne suis pas fâchée de le savoir. Eh ! bien, c’est faux ! car c’est demain qu’a lieu ce banquet ! j’ai vu l’invitation, alors !…

TOURNEL.

Ah ?… Oh ! mais alors, c’est qu’il se trompe de jour ; je vais lui dire.

Il fait mine d’aller retrouver Chandebise.
RAYMONDE, l’arrêtant du geste.

Non ! Non ! il ne se trompe pas de jour. Ne faites pas de zèle inutile. Tout ça, c’est parfaitement intentionnel ; c’est un alibi pour lui permettre de revenir ce soir, en disant qu’il a confondu la date. Je sais parfaitement à quoi m’en tenir.

TOURNEL, voulant réparer son impair.

Je vous assure ! Il était parfaitement sincère ! À moi, voyons, il n’a pas de raison de raconter des histoires.

RAYMONDE.

Ah ? Il en a donc vis-à-vis de moi ?

TOURNEL.

Hein ? Mais pas du tout ! Vous me faites dire des choses que je ne dis pas !

RAYMONDE.

Oui ! Oh ! je comprends votre jeu, allez ! Comme vous savez que, maintenant que mon mari me trompe, vous n’avez rien à espérer de moi, alors, vous croyez très fin de me persuader que c’est le plus fidèle des époux.

TOURNEL.

Mais je vous assure, je vous parle sincèrement.

RAYMONDE.

Oui ? Eh ! bien, tant pis, ce sera tout comme… Adieu !

Elle remonte vers la gauche.
TOURNEL, s’élançant vers elle.

Raymonde !

RAYMONDE.

Ah ! flûte !

Elle sort en lui fermant la porte au nez.
TOURNEL, qui, instinctivement, a fait un bond en arrière interloqué.

Flûte ! Oh !… me répondre flûte ! Oh !

CAMILLE, arrivant du fond avec un verre rempli d’eau et un petit paquet d’acide borique. — Le verre est sans pied et de couleur.

Ah ! monsieur Tournel ! Eh ! bien ?… êtes-vous de meilleure humeur ?…

TOURNEL, sur le même ton que Raymonde.

Ah ! flûte, vous !

Tout en parlant il passe devant lui et sort par la droite deuxième plan.

CAMILLE, reste un moment coi, puis :

Quel mufle ! (Il gagne au-dessus de la table ; puis, face au public, il pose son verre devant lui sur la table ; et se met à déplier son petit paquet d’acide borique. — On sonne à l’extérieur.) Ce que j’ai eu de peine à mettre la main sur l’acide borique. (Il verse le contenu du paquet dans le verre, puis prenant son verre d’une main, son palais d’argent de l’autre, il le tient un moment entre l’index et le pouce, comme l’hostie au-dessus du calice ; puis, avec amour.) Là ! trempe, mon palais !… trempe !…

Il écarte l’index du pouce et le palais tombe dans le verre qu’il va déposer sur la cheminée.


Scène XI

Camille, ÉTIENNE, puis HOMÉNIDÈS, puis CHANDEBISE et FINACHE, puis TOURNEL.
ÉTIENNE (1), annonçant.

Don Homénidès dé Histangua.

HOMÉNIDÈS (2), descendant franchement en scène.

Yo vous saloue !

CAMILLE (3), tout en s’inclinant légèrement.

Ah ! Monsieur dé Histangua !

HOMÉNIDÈS.

Et mossieu Chandébisse, il n’est pas là ?

CAMILLE.

Si, si ! Mon cousin est à vous tout de suite ; il est occupé avec son médecin.

HOMÉNIDÈS.

Ah ! buéno ! buéno !

À ce moment la porte de droite s’ouvre et paraissent Finache et Chandebise.

CAMILLE.

Eh ! justement les voici.

FINACHE, remontant par l’extrême droite comme un homme qui va s’en aller.

En somme pas autre chose à faire que ce que je vous ai dit.

CHANDEBISE.

Parfait ! c’est entendu.

HOMÉNIDÈS.

Cher ami… yo souis lé vôtre !

CHANDEBISE.

Ah ! mon cher ! Comment ça va ?

HOMÉNIDÈS.

Mais buéno ! Et le docteur aussi ?… La santé ? ça va ?

FINACHE, au fond.

Mais toujours ! Vous de même ? Excusez-moi, mais justement je m’en allais !

HOMÉNIDÈS.

Oh ! yo vous prie.

FINACHE.

Allons ! au revoir.

TOUS.

Au revoir.

FINACHE, au moment de sortir, s’arrêtant sur le pas de la porte.

Ah !… et pour celui qui ira : Bon Minet Galant !

CAMILLE, qui est au-dessus de la table, pirouettant sur les talons.

Oh ! l’idiot !

Il s’éclipse par la porte fond droit.
FINACHE.

Au revoir.

Il sort.
HOMÉNIDÈS, une fois Finache sorti.

Et dites ?… Mon épousse, il est là ?

CHANDEBISE.

Parfaitement, avec ma femme.

HOMÉNIDÈS.

Oui !… Yo lo souppossais d’ailleurs… Elle m’avait dit qu’elle allait prendre mon devant.

CHANDEBISE, regarde Homénidès, étonné, puis :

Qu’elle allait prendre votre devant ?

HOMÉNIDÈS.

Oui ! Enfin elle est venoue ?

CHANDEBISE.

Ah ! qu’elle allait venir en avant !

HOMÉNIDÈS.

Eh ! c’est lé même !

CHANDEBISE.

Oui, oui… Voulez-vous que je la prévienne ?

HOMÉNIDÈS, passant au 2.

Non ! Yo la verrai tout à l’hore ! Ah ! Chandébisse, eh ! bien, yo l’ai été cet’matine à votre compagnie ! yo l’ai vou, votre doctor.

CHANDEBISE.

Oui, c’est ce qu’il m’a dit.

HOMÉNIDÈS.

Oui… Il m’a fait ourriner.

CHANDEBISE.

Comment ?

HOMÉNIDÈS.

Ouriner… p’sser !… p’sser !…

CHANDEBISE.

Ah !

HOMÉNIDÈS.

Porque ça ?

CHANDEBISE.

Quoi ?

HOMÉNIDÈS.

Qu’il m’a fait ourriner ?

CHANDEBISE.

Dam ! il faut bien ! pour savoir si vous êtes en état d’être assuré.

HOMÉNIDÈS.

Qué ça les récarde ?… Cé n’est pas moi qué yo m’assoure : C’est ma femme.

CHANDEBISE.

Hein ?… Ah ?… ah !… vous ne m’aviez pas dit…

HOMÉNIDÈS.

Yo vouss ai dit : yo vo faire oune assourance ! vous né mé l’avez pas demandé por qui.

CHANDEBISE, jovial.

Oh ! bien, c’est un petit malheur facilement réparable ; vous n’en êtes pas à ça près ! Madame Homénidès n’aura qu’à aller à la Compagnie et…

HOMÉNIDÈS.

Et qué ?… On lui fera faire comme à moi ?

CHANDEBISE.

Ah ! Dam !

HOMÉNIDÈS, très pincé.

Yo lé vo pas !

CHANDEBISE.

Mais…

HOMÉNIDÈS, élevant le ton à masure.

Yo lé vo pas !… Yo lé vo pas !… Yo lé vo pas !… (Le dernier « yo lé vo pas » très scandé et appuyé.)

En parlant il passe devant Chandebise et gagne le 1.
CHANDEBISE.

Mais voyons, il faut être raisonnable ! C’est la règle !

HOMÉNIDÈS, faisant une volte sur lui-même qui le met face à face avec Chandebise, avec violence.

Les règles, yo les brisse ! Yo l’ai p’ssé pour elle.

CHANDEBISE.

Ah ! mais non !… Ce n’est pas possible.

HOMÉNIDÈS, repassant au 2.

Eh ! Buéno ! Elle séra pas assourée, voilà tout.

CHANDEBISE.

Voyons ! Vous n’êtes pas si jaloux ?

HOMÉNIDÈS.

Cé n’est pas la yhaloussie ! mais yo trouve qué c’est ounférior à la dignité.

CHANDEBISE.

Oh ! préjugé !

HOMÉNIDÈS.

Yhaloux moi ! Oh ! non ! yé né lé souis pas.

CHANDEBISE, voulant être aimable.

Vous êtes sûr de la fidélité de madame Histangua. Ça ne m’étonne pas, du reste !

HOMÉNIDÈS.

Il n’est pas ça !… Mais yo sais qu’elle sait qué yo serais terriple ! elle n’osserait pas.

CHANDEBISE.

Ah ?

HOMÉNIDÈS, tirant un revolver de sa poche dont il présente le canon à Chandebise,

Vous voyez cet bipelot ?

CHANDEBISE, se garant instinctivement avec la main et en même temps faisant un rapide mouvement tournant autour d’Homénidès afin de fuir le canon du revolver. Ainsi il passe ainsi au 2. Eh ! là ! Chut ! Allons ! Allons ! Ne jouez pas, avec ces choses-là.

HOMÉNIDÈS, avec un haussement d’épaules,

Il n’est pas dé dancher. Il est la baguette.

CHANDEBISE, peu rassuré.

Oui, enfin… !

HOMÉNIDÈS, les dents serrées.

Si yo la pinçais avec oun mossieur. Ahaha !… lé mossieu, il récévérait oun balle dans lé dos !… qui lui réssortirait… dans le dos.

CHANDEBISE, ahuri.

Hein ?… À lui ?…

HOMÉNIDÈS, brutal, et presque crié,

Non ! à elle !

CHANDEBISE.

Ah ?… Ah ?… oui, oui ! Ah ! parce que vous supposez que… (Geste des mains, esquissant le rapprochement de deux individus.)

HOMÉNIDÈS, la tête près du bonnet.

Quoi, yo soupposs ? Quoi, « yo soupposs » ?

CHANDEBISE, voulant éviter de le mettre en colère.

Non ! Rien !… Rien !

HOMÉNIDÈS, plus calme.

Comme elle sait… yo l’ai prévenoue à notre nouit de noces.

CHANDEBISE, à part.

Charmante déclaration !

HOMÉNIDÈS, remettant le revolver dans sa poche et gagnant la gauche.

Elle né s’y frottérait pas !

TOURNEL, paraissant à la porte de droite.

Eh ! bien, voyons, mon vieux !

CHANDEBISE.

Un instant ! Un instant !

TOURNEL (3).

Non, écoute, tu sais… ! j’ai autre chose à faire.

CHANDEBISE (3).

Tout de suite !… Prépare les pièces, je suis à toi dans une seconde.

TOURNEL, avec un peu d’humeur.

Oh !

Il rentre dans la pièce dont il referme la porte derrière lui.
HOMÉNIDÈS.

Quel est cet homme ?

CHANDEBISE.

M. Tournel.

HOMÉNIDÈS.

Tournel ?

CHANDEBISE.

Un ami, à moi qui est en même temps courtier de la compagnie.

HOMÉNIDÈS.

Ah !

CHANDEBISE.

Un charmant garçon ! (Croyant Tournel toujours là et voulant le présenter.) Monsieur Tournel !… Tiens, il n’est plus là !… qui n’a qu’un défaut : coureur comme une fille !

HOMÉNIDÈS, avec indulgence.

Pfffeu !

CHANDEBISE.

Il est pressé de s’en aller, parce que justement il y a une femme qui l’attend.

HOMÉNIDÈS, riant.

Aha !

CHANDEBISE, avec un peu de fatuité.

Quand je dis « qui l’attend » ; c’est peut-être moi. (Tirant à moitié de la poche à mouchoir de son veston la lettre qu’il caresse complaisamment de la main tout en parlant.) Car c’est à moi qu’elle a écrit une lettre bouillante d’amour !

HOMÉNIDÈS, intéressé.

Es verda ! Et quelle est cette femme ?

CHANDEBISE.

Je l’ignore ; ce n’est pas signé.

Il tire la lettre complètement de sa poche.
HOMÉNIDÈS, profond.

Quelque anonyme, peut-être.

CHANDEBISE.

J’en arrive à le croire ! Ça doit être une femme du monde ; quelque femme mariée.

HOMÉNIDÈS.

À quoi vous vîtes ?

CHANDEBISE.

S’il vous, plaît ?

HOMÉNIDÈS, répétant plus haut.

À quoi vous vîtes ?

CHANDEBISE.

Ah « à quoi je vite ! » Oui, oui ! mais… au style d’abord… au ton. Les cocottes sont moins sentimentales et plus positives. Tenez, voyez plutôt.

Il a déplié la lettre et la tend à Homénidès.
HOMÉNIDÈS, riant tout en prenant la lettre.

Alors, il y a oun cocou, là-dedans !

CHANDEBISE.

Ça vous fait rire ?

HOMÉNIDÈS, jubilant — voix de tête.

Ça m’amousse !

CHANDEBISE.

Mauvaise âme.

HOMÉNIDÈS, parcourant des yeux la lettre et poussant un cri.

Ah !

CHANDEBISE, ahuri.

Quoi !

HOMÉNIDÈS, éclatant tout en arpentant la scène à grandes enjambées jusqu’à l’extrême gauche.

Caramba ! hija de la gran perra que te pario !

CHANDEBISE.

Qu’est-ce que vous avez ?

HOMÉNIDÈS.

L’écritoure de ma femme !

CHANDEBISE, sursautant.

Qu’est-ce que vous dites ?

HOMÉNIDÈS, bondissant sur lui et l’acculant contre la table,

Ah ! Missérable ! Canaille !

CHANDEBISE, essayant de se dégager.

Eh là ! Eh là !

HOMÉNIDÈS, d’une main le tenant à la gorge, de l’autre cherchant son revolver dans la poche de derrière de son pantalon.

Mon boulédogue ! Où est mon boulédogue ?

CHANDEBISE, regardant instinctivement par terre autour de lui.

Il a un chien ?

HOMÉNIDÈS, tirant son revolver de sa poche.

Ah ! le voilà !

CHANDEBISE, à la vue du revolver braqué sur lui.

Allons ! voyons !… voyons !

HOMÉNIDÈS, armant son revolver tout en maintenant Chandebise contre la table en lui enfonçant son genou dans le ventre.

Ah ! madame te l’écrit !

CHANDEBISE, se dégageant et gagnant la droite par devant la table.

Mais non ! Mais non ! D’abord, ce n’est pas sûrement votre femme !… toutes les femmes ont la même écriture aujourd’hui.

HOMÉNIDÈS, gagnant un peu à gauche.

Allons donc ! Yo la connais !…

CHANDEBISE.

Et puis, d’abord quoi ? ça n’est pas moi qui y vais ; c’est Tournel.

HOMÉNIDÈS.

Tournel ? quouel ? l’homme qu’il était là tout à l’hore ! Bueno ! yo le touerai !

CHANDEBISE, remontant vivement jusqu’à la porte du fond droit par la droite de la table.

Hein ! Mais non voyons ! puisqu’il n’y a encore rien de fait… ! je vais aller prévenir Tournel et tout sera arrangé.

HOMÉNIDÈS, qui est remonté parallèlement, mais plus vite que lui, pour lui barrer le chemin.

Yo vous le défends ! yo veux laisser consommer la chose ; yo l’ai la preuve ; et yo toue !

CHANDEBISE, essayant de l’amadouer.

Voyons, Histangua !

À ce moment, à la cantonade, on entend le brouhaha des voix de Lucienne et de Raymonde.

HOMÉNIDÈS, poussant Chandebise vers la porte de droite, premier plan, en le menaçant du revolver.

Y’entends la voix de ma femme ; rentre là, toi !…

CHANDEBISE.

Histangua, mon ami !

HOMÉNIDÈS, féroce.

Oui ! Yo souis ton ami ! Mais yo té toue comme oun chien. (Chandebise veut parler.) Allez ! Allez ! Ou yo tire.

CHANDEBISE, ne se le faisant pas dire deux fois et disparaissant par la porte que lui désigne Homénidès.

Non ! Non !

Homénidès donne un tour de clef, puis s’éponge le front, suffoquant presque.


Scène XII

HOMÉNIDÈS, puis LUCIENNE, RAYMONDE, puis TOURNEL.
LUCIENNE, arrivant, suivie de Raymonde.

Ah ! vous étiez là, mon ami.

HOMÉNIDÈS, s’efforçant de paraître calme.

Oui, y’étais là ! y’étais là !

RAYMONDE, passant devant Lucienne pour aller à Homénidès.

Oh ! Bonjour, M. Histangua !

HOMÉNIDÈS, idem

Bonchour, madame… Çâ vâ bien, oui ?… lé mari ?

RAYMONDE.

Mais oui, merci.

HOMÉNIDÈS.

Les enfants ?

RAYMONDE.

Mais… je n’en ai pas.

HOMÉNIDÈS.

Ah ? Ah ?… Dommage !… Bueno ce sera pour une autre fois.

RAYMONDE, riant.

Évidemment ! évidemment !

LUCIENNE, qui l’observe depuis un instant.

Qu’est-ce que vous avez ?

HOMÉNIDÈS, avec une rage contenue.

Yo n’ai rien, quoi ? Yo n’ai rien…

LUCIENNE, peu convaincue,

Ah ?… Je sors avec Raymonde ; vous n’avez pas besoin de moi ?

HOMÉNIDÈS, id.

Non, non ! Allez, yo vous prie… Allez !

LUCIENNE.

Alors, au revoir.

RAYMONDE.

Au revoir cher Monsieur.

HOMÉNIDÈS, rageur.

Au revoir madame ! au revoir !

LUCIENNE, qui veut en avoir le cœur net.

Qué tienes, quérido mio ? qué té pasa ? por que me haces una cara asi ?…

HOMÉNIDÈS, d’autant plus nerveux qu’il veut persuader qu’il n’a rien.

Te aseguro que no tengo nada.

LUCIENNE.

Ah ! Jesus ! Que caractèr tan insouportable que tienes !…

Elles sortent.
HOMÉNIDÈS, aussitôt les femmes sorties, éclatant.

Oh ! Sin vergüenza ! Oh ! la garça ! la garça ! la garça ! (Il est arrivé à l’extrême droite quand on entend tambouriner à la porte de droite, premier plan. — Bondissant jusqu’à la porte.) Assez là, ou yo tire !

Le bruit cesse. Il remonte nerveusement par la droite.
À ce moment paraît Tournel à la porte du fond droit.
TOURNEL (1), au fond, à Homénidès.

M. Chandebise n’est pas là ?

HOMÉNIDÈS, à part, serrant les dents.

L’autre à présent, lé Tournel ! (Haut, et avec des sourires sous lesquels on sent l’envie de mordre.) Non, Mossieur, non ! il n’est pas là.

TOURNEL, sans s’apercevoir de l’état d’Homénidès.

Ah ! bien, si vous le voyez, ayez l’obligeance de lui dire que j’ai laissé toutes les pièces sur le bureau ; il n’aura qu’à relever les noms.

HOMÉNIDÈS, bien face à Tournel.

Oui, mossieur ! oui.

TOURNEL.

Quant à moi, je ne peux pas l’attendre plus longtemps.

HOMÉNIDÈS, nerveux à travers son amabilité affectée.

C’est ça, allez ! allez !

TOURNEL, étonné.

Comment ?

HOMÉNIDÈS, s’emportant.

Allez ! ou yo vous… !

Ses mains à portée du cou de Tournel se crispent comme pour l’étrangler.

TOURNEL.

Ou je vous quoi ?

HOMÉNIDÈS, se maîtrisant sur le champ.

Mais rien du tout, mossieu ! rien du tout ! (Très aimable.) Allez ! Allez !

TOURNEL.

Ah ? (Remontant.) Drôle d’individu ! (Saluant.) Monsieur !

Tournel sort du fond.
HOMÉNIDÈS.

Ah ! Y’étouffe. (Apercevant le verre dans lequel trempe le palais de Camille et courant vers lui.) Ah ! (Il en avale goulument tout le contenu.) Ah ! Ça fait du bien ! (Soudain se rendant compte du goût de ce qu’il a bu.) Pouah !… Qu’est-cé qu’ils ont fourré là-dedans, qui l’est salé ?

Il dépose avec dégoût le verre vide sur la table et redescend par l’extrême droite.


Scène XIII

HOMÉNIDÈS, CAMILLE, puis CHANDEBISE,
puis TOURNEL.
CAMILLE, paraissant du fond droit et descendant par la gauche de la table.

M. dé Histangua ! tout seul ?

HOMÉNIDÈS, bondissant vers lui,

Ah ! vous !… Vous arrivez bien !… Yo m’en vais !

CAMILLE.

Ah !

HOMÉNIDÈS.

Quand yo serai parti… (désignant la porte droite premier plan) Cette porte-là ! Allez !… yo vouss autorisse : ouvrez à votre maître… allez !…

En parlant, il l’a pris par les revers de son veston et le fait passer ainsi au 2.

CAMILLE, ahuri par cette bousculade.

Comment à mon maître ?

HOMÉNIDÈS, avec rage, gagnant le fond à grandes enjambées.

Ah ! sin vergüenza ! quien me hubiera hecho suponer que mi mujer tenia un quérido !

Il sort comme un énergumène.
CAMILLE, l’air moitié ahuri moitié moqueur le regarde sortir, puis l’autre une fois disparu, le singeant.

… Que mi mujer tenia oun querido ! (Riant.) On ne comprend pas un mot de ce qu’il dit ! (Tout en allant vers la porte de droite, premier plan.) « À mon maître ? » Quel maître ? (il ouvre la porte de droite, premier plan. Avec un recul, en voyant paraître Chandebise tout défait.) Toi ?

CHANDEBISE, encore transi de peur, n’osant s’aventurer dans la pièce.

Il est parti ?

CAMILLE.

Qui ?

CHANDEBISE, toujours dans la chambranle de la porte.

Ho… Homénidès ?

CAMILLE.

Oui !

CHANDEBISE, id.

Et Madame Homénidès ?

CAMILLE.

Aussi, avec Raymonde.

CHANDEBISE.

Allons, bien !… Et Tournel ?

CAMILLE.

Il vient de partir.

CHANDEBISE, passant devant lui.

Parti aussi ! c’est la guigne !… Oh ! il n’y a pas un moment à perdre ! qui envoyer là-bas pour les prévenir à leur arrivée ? (Trouvant.) Ah ! Étienne.

CAMILLE (2).

Où ça ? là-bas ?

CHANDEBISE.

Eh ! bien, au chose… au machin… Ah ! zut ! là-bas, enfin ! (Le prenant par les revers de son veston et le secouant.) Nous sommes sur un volcan ! un drame épouvantable ! un double assassinat peut-être !

CAMILLE, sursautant.

Qu’est-ce que tu dis ?

CHANDEBISE.

Voyons ! J’ai le temps avant le banquet de courir jusque chez Tournel… Attends moi ! Mon chapeau ! où est mon chapeau.

Il gagne le 2.
CAMILLE.

Ah ! mon Dieu, qu’est-ce qui se passe ?

CHANDEBISE, vivement.

Ah ! Je n’ai pas le temps de t’expliquer. Si pendant mon absence, Tournel revenait ici pour une raison quelconque, dis-lui surtout qu’il n’aille pas au rendez-vous qu’il sait ! il y va de sa vie.

CAMILLE, bondissant.

De sa vie !

CHANDEBISE.

Tu as bien compris… de sa vie !

CAMILLE, affolé.

Oui, oui, de sa vie !

CHANDEBISE.

Quel drame, mon Dieu, quel drame !

Il sort droite premier plan.
CAMILLE, gagnant la gauche.

Ah ! ça, qu’est-ce qu’il y a donc dans l’air aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’ils ont tous ?

TOURNEL, faisant une brusque apparition à la porte du fond.

J’ai dû laisser ma serviette ici.

CAMILLE.

Tournel !

TOURNEL, prenant sa serviette sur la table.

Ah ! la voici !

CAMILLE, bondissant vers lui. — Précipité et incompréhensible.

Au nom du ciel ! n’allez pas où vous savez : il y va de votre vie !

TOURNEL (2).

Quoi ?

CAMILLE, s’agrippant éperdument à lui.

Au rendez-vous ! Au rendez-vous ! N’y allez pas : il y va de votre vie.

TOURNEL, le faisant pivoter et le rejetant au loin pour s’en dégager.

Ah ! fichez-moi la paix ! Je ne comprends pas ce que vous dites !…

CAMILLE, reprenant vivement son équilibre et courant après lui,

Tournel !… Tournel…

TOURNEL, s’échappant.

Zut, bonsoir !

Il sort précipitamment au fond.
CAMILLE, courant à la cheminée, où il a laissé le verre qu’il ne retrouve pas.

Mon Dieu ! mon palais ?… où a-t-on mis mon palais ?… (Avisant le verre sur la table.) Ah ! le voilà ! (Il enfonce rapidement son palais dans sa bouche et courant aussitôt vers le fond.) Tournel ! Tournel !

CHANDEBISE, son chapeau sur la tête accourant aux cris.

Après qui en as-tu donc comme ça ?

CAMILLE, un pied dans le vestibule un pied dans le salon — avec volubilité et le plus clairement du monde.

Mais après Tournel !… Je n’ai jamais vu une brute pareille ! Je lui ai dit tout ce que tu m’avais chargé de lui dire… il n’a même pas voulu m’écouter.

CHANDEBISE, ahuri, se laissant tomber sur un siège.

Ah !… il parle !…

CAMILLE, courant et appelant pendant que le rideau tombe.

Tournel !… Tournel !… Eh ! Tournel !…


Rideau