La Prusse et l’Allemagne en 1869
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 84 (p. 769-804).
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LA
PRUSSE ET L'ALLEMAGNE

II.
LE CARACTERE PRUSSIEN, LA MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE ET LA ROYAUTE DE DROIT DIVIN[1]


I

Le particularisme du midi est le seul obstacle à l’unité allemande, dit-on souvent à Berlin, et on y reproche aigrement au Bavarois de n’aimer que sa Bavière, au Wurtembergeois de préférer sa Souabe à la grande patrie. Allez à Stuttgart, vous y entendrez dire : « Il n’y a qu’un obstacle à l’unité, c’est le particularisme prussien. Quand les Prussiens seront des Allemands, l’Allemagne sera faite. » C’est ainsi que du nord au midi on se renvoie la balle.

Lors de la première session du parlement douanier, il se trouva que nombre des députés du sud voyaient Berlin pour la première fois. C’était pour eux une terre étrangère, et ils s’y sentaient fort dépaysés ; plus d’un pouvait dire comme le doge de Gênes à Versailles : Rien ne m’étonne plus que de m’y voir. On se fit un plaisir de leur tout montrer, et beaucoup de choses leur parurent admirables. Le moyen de parcourir les Linden dans leur longueur, du pont du château à la porte de Brandebourg, sans ressentir quelque admiration, sans être obligé de convenir que Berlin est une vraie capitale, où l’on sent battre le cœur d’un grand et puissant royaume ? Que si vous visitez les arsenaux, les hôpitaux, les prisons, les écoles, l’impression est plus vive encore ; tout vous avertit que vous êtes dans un pays d’excellente administration, où règne l’ordre, un ordre minutieux et sévère, dans un pays où les savans ne gouvernent point, mais où le gouvernement s’entend à les employer, pays où ne croît point l’olivier, et qui ne laisse pas d’être cher à Pallas-Athéné, déesse de la dialectique hégélienne, de la science appliquée aux arts et du fusil à aiguille. Toutefois à l’admiration qu’éprouvaient les députés dont nous parlons se mêlait un secret malaise, et on assure que, lorsqu’ils eurent repassé le Mein, ils respirèrent plus librement. L’un d’eux s’écria : « Je comprends à cette heure pourquoi Henri Heine aimait à s’appeler un Prussien libéré. »

Tacite avait observé chez les Germains deux choses qui étaient propres à étonner une âme romaine, le prix infini que chacun de ces barbares attachait à son indépendance personnelle et le besoin qu’il éprouvait de l’aliéner volontairement en servant un chef de son choix auquel il se donnait pour un temps. Rien n’était plus antipathique au génie germain que ce savant et compliqué mécanisme que nous appelons l’état, où les individus, distingués en administrés et en fonctionnaires, ne comptent que par les charges qu’ils acquittent, par la quotité des redevances auxquelles ils sont tenus, par les services officiels qu’ils rendent à la chose publique, où ils sont tous soumis au perpétuel contrôle de cet être impersonnel qui se nomme le gouvernement, lequel dispose d’eux, fixe à chacun sa place, les emploie, les taxe et en quelque mesure leur fait leur destinée, de telle sorte que, pour employer les fortes expressions d’un publiciste fameux, « être gouverné, c’est être inspecté, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, autorisé et empêché. » Or le Germain avait horreur de la toise, du cordeau, de la cote, du règlement, des autorisations et des empêchemens, non que pour être libre il fût disposé à vivre seul : sa barbarie, dont notre civilisation est née, s’accommodait mal de l’isolement, la nature avait mis en lui un penchant passionné pour la vie collective ; mais il n’entendait pas qu’on disposât de lui sans son consentement. Il se donnait, parce que se donner c’est témoigner qu’on s’appartient, et il choisissait l’homme auquel il voulait se donner, parce que le choix est la liberté. Le chef auquel il s’était lié par un serment, il le servait en fidèle et loyal compagnon, ne lui refusant ni son cœur, ni ses sueurs, ni sa volonté, ni son sang ; mais quand expirait le terme de son engagement, il reprenait sa liberté, quitte à l’aliéner bientôt par un nouveau choix et par un nouveau contrat. Ces barbares, vêtus de peaux de bêtes, avaient inventé une chose où n’avaient pu atteindre ni les philosophes de la Grèce ni les légistes de Rome : ils s’étaient avisés que la société est une tyrannie, si elle ne repose sur une transaction volontaire, sur un contrat libre, et leur découverte a renouvelé le monde. Disciples de la Grèce et de Rome, quelle que soit notre admiration pour Platon ou pour César, il y a dans chacun de nous du Germain, un homme des bois qu’effarouchent le cordeau, la toise et le règlement, que le percepteur et le commissaire de police ont quelque peine à apprivoiser, et qui trouve plus facile de se dévouer que de se soumettre, de se donner que d’obéir. On a eu tort de prétendre que le régime parlementaire était sorti des forêts de la Germanie. Un parlement ou un césar, qu’importait aux Cattes et aux Chérusques ? C’étaient deux faces de la servitude, et peut-être s’accommodaient-ils mieux d’un maître qui entend et qui parle que de ce maître muet et sourd qu’on appelle la loi. Il est plus juste de dire que le grand philosophe qui a exposé le premier la théorie de l’état moderne, Spinoza, s’inspirait du génie des Germains quand il déclarait que le meilleur gouvernement est celui qui impose aux individus le moindre sacrifice de leur liberté.

Sur beaucoup de points, les Allemands d’aujourd’hui ne ressemblent plus au portrait qu’a fait Tacite de leurs ancêtres. Ils ont des villes et de fort belles villes, et ils souffrent que leurs maisons se touchent, patiuntitr inter se junctas sedes ; ils connaissent le ciment, le mortier, la tuile ; on ne saurait plus dire que leurs bâtisses sont informes, qu’ils n’accordent rien à la décoration ni à l’agrément. Les Allemands sont des Germains très civilisés, et la civilisation suppose des rapports permanens, des attaches fixes. Que deviendrait-elle, si chacun de nous n’acceptait que des dépendances volontaires, s’il n’existait entre les hommes que des liaisons personnelles et librement consenties, si l’état n’obtenait de nous que ce que nous voulons bien lui donner ? En attendant que se réalise la fameuse anarchie rêvée par Proudhon et qui nous ramènerait dans les bois d’où nous sommes sortis, il nous faut prendre notre parti d’être un peu gouvernés, bien ou mal. En vrais fils des Germains, les Allemands demandent à l’être le moins possible. Il leur déplaît d’être englobés dans ces grands états où le pouvoir est exercé de loin par des bureaux invisibles, de près par des fonctionnaires subalternes et irresponsables qu’on voit trop. La seule autorité à laquelle ils se plient facilement et s’affectionnent, c’est la commune, parce que la commune est un petit monde dont on peut faire le tour, une sphère d’intérêts et de rapports assez restreinte pour que les individus qui la composent n’y soient point absorbés ni annulés ; ils ont le plaisir d’y compter pour quelque chose et de se sentir exister. L’Allemand souffre volontiers le contrôle de magistrats municipaux de son choix ; ils agissent et fonctionnent sous ses yeux ; à son tour, il les peut contrôler. Les taxes qu’ils lèvent sur lui, il en surveille l’emploi ; il sait où va son argent. Au surplus, s’il est mécontent, il saura à qui s’en prendre, et ses plaintes auront quelque chance d’être écoutées. On lui a fait une réputation d’homme peu pratique ; il s’égare souvent dans les intérêts généraux, faute d’y prendre assez de part ; en revanche, il est très avisé sur ses intérêts prochains, immédiats, et il les discute mieux que personne. Sa commune est pour lui comme une grande famille : aussi lui est-elle si chère qu’il accepte tout d’elle, même la tyrannie. On voit dans les populations de la Suisse allemande, si jalouses de leurs franchises, si ombrageuses à l’égard de l’état, si attentives à borner ses pouvoirs, l’autorité communale exercer dans des questions de mariage ou de gestion de fortune des ingérences presque despotiques qui seraient insupportables à des Français, et qui à Zurich ou à Bâle n’étonnent et ne blessent personne.

Dans aucun pays, l’esprit municipal et communal n’est si fort ni si vivace qu’en Allemagne ; il faut ajouter que nulle part non plus l’esprit d’association libre n’est si répandu ni si puissant. En dehors de cette petite société à laquelle l’Allemand appartient par sa naissance, qui le baptise, le marie et l’enterre, il lui en faut une autre dans laquelle il entre librement et par choix, un verein dont il a voté les statuts, où il vit dans un commerce journalier avec ses pairs, qui élargit son moi en lui créant des intérêts communs à plusieurs, sans être ceux de tous, une association toute volontaire qui donne, pour ainsi dire, un peu de gloire à son bonheur en en faisant une petite chose publique, L’Allemand prend son parti de bien des privations. Vous lui persuaderiez sans trop de peine que le monde peut exister sans journaux et sans parlemens ; ôtez-lui le droit de s’associer, vous le réduirez au désespoir. On sait la prodigieuse fortune qu’ont faite en Allemagne les banques populaires, les sociétés coopératives ; elles y pullulent et elles y prospèrent, parce que l’Allemand est réfléchi, patient, parce qu’il a compris depuis longtemps qu’il faut semer avant de moissonner, parce qu’il est capable de s’imposer de grands sacrifices pour des intérêts où il voit clair et qui le touchent. Sa commune et son verein, voilà ses plus chères affections et de quoi remplir sa vie. Il s’occupe peu du gouvernement, et il tient à ce que le gouvernement s’occupe peu de lui. « Nous autres, Allemands du sud, disait l’un d’eux, nous n’avons pas encore bien compris l’utilité et la nécessité de l’état, et, s’il pouvait se passer de nous, nous aurions bientôt fait de nous passer de lui. »

Franchissez le Mein, vous trouverez un grand pays qui parle allemand et dans lequel l’idée romaine de l’état subsiste dans toute sa force, s’est enracinée au fond des cœurs avec une puissance qu’on ne retrouverait peut-être nulle part ailleurs en Europe. C’est à Berlin que Hegel, oublieux de sa Souabe, a professé sa philosophie du droit, qu’on pourrait appeler plus justement la philosophie de la royauté prussienne. Hegel enseigne que l’état est l’incarnation sublime de l’idée morale, et que les individus doivent reconnaître en lui leur vrai moi, leur moi raisonnable et leur véritable cause finale. Quels que soient les vices d’un état, dit-il encore, il n’en est pas moins l’état, c’est-à-dire la puissance de la raison se manifestant dans le monde pour le gouverner. Un cul-de-jatte, un manchot, un être rachitique et rabougri, en dépit de ses difformités, ne laisse pas d’être un homme et de vivre. Pareillement l’état dont les institutions sont les plus vicieuses et les plus oppressives porte toujours en lui l’idée de l’état, ce dieu vivant, et il a reçu la mission d’élever les individus au-dessus d’eux-mêmes en les contraignant à sacrifier leur bien-être au bien public, en les arrachant au cercle étroit où les enfermait leur égoïsme, en les initiant à la vie commune et raisonnable. Écoutons encore un autre docteur prussien, un publiciste éminent, dont les écrits, justement estimés en Europe, font autorité à Berlin. Le professeur Gneist accuse la révolution française d’avoir inauguré dans le monde un système de gouvernement qu’on ne saurait trop réprouver, et qui subordonne l’état à la société. Il reproche à la France moderne de considérer l’institution politique comme une compagnie d’assurance destinée à garantir les intérêts privés, le développement des forces productives de la nation, et de chercher à atteindre ce but par la combinaison d’une législation démocratique et d’une administration dictatoriale. M. Gneist, ou, pour mieux dire, la Prusse elle-même, au nom de laquelle il porte la parole, déclare que l’état a de tout autres fonctions à remplir, que, loin d’être au service des intérêts, son premier devoir est de tenir école de désintéressement, d’enseigner aux particuliers cette abnégation, cet esprit de sacrifice qui fait les peuples forts, — que l’état est plus qu’un arbitre, ou qu’un garant, ou qu’un assureur, qu’il est le grand éducateur chargé d’élever les hommes à la vie morale par les prestations qu’il exige d’eux, par les emplois auxquels il les appelle, par les habitudes et les institutions qu’il leur impose, et que la plus précieuse, la plus salutaire de ces institutions est le service militaire obligatoire et universel, « parce qu’il coupe le mal à la racine en opposant aux groupemens artificiels des intérêts qui désorganisent la société la grande pensée du service personnel que, riche ou pauvre, chacun doit à la chose publique. Nous avons sujet de croire, ajoute-t-il, que, dans la grande crise que traverse l’Allemagne, ce sera l’état et non la société qui vaincra. Autrement c’en serait fait des destinées idéales de l’espèce humaine. Ce qu’est dans la vie de l’individu la lutte entre les devoirs et les désirs nous est représenté dans la vie des peuples par l’éternelle lutte entre l’état et la société[2]. »

Cette philosophie politique n’est pas une vaine spéculation, elle a passé depuis longtemps dans le cœur et dans le sang du peuple prussien ; depuis longtemps, on lui a infusé le respect de l’état, de son omnipotence, des droits absolus qu’il a sur la société et sur les intérêts privés. Qu’on se représente un peuple froid, réfléchi, étranger aux passions bruyantes des nations du midi, à la vivacité électrique du Français, et qui n’a pas davantage l’ardeur concentrée de l’Anglais, ni ces fureurs sourdes de la volonté que les difficultés irritent et qui renversent tous les obstacles. Frédéric II reprochait à ses Prussiens de n’avoir que des passions ébauchées ; mais ce peuple est solide dans ses goûts et dans ses attachemens, tenace dans ses desseins, dur à la peine, âpre à l’effort. S’il n’a pas les rapidités d’une intelligence primesautière, ni cette finesse de perception qui est l’apanage des races exquises et permet à leur ignorance d’avoir du génie[3], en revanche il a le sens droit, le jugement ferme ; il est appliqué, se donne tout entier à ce qu’il fait ; il sait bien ce qu’on lui a enseigné, et il s’entend à s’en servir. Au demeurant, peu de fantaisie, — allez chercher les poètes en Souabe ou à Francfort, non sur les bords de la Sprée ; — une médiocre originalité d’esprit, comme il est naturel dans une race où la faculté de sentir et de deviner est inférieure à la faculté d’apprendre ; une aurea mediocritas, une certaine aisance intellectuelle très répandue, un niveau moyen de culture plus élevé qu’ailleurs, mais que peu dépassent. De toutes les contrées de l’Allemagne, la Prusse est celle qui a produit le moins de génies. Le plus grand penseur qu’ait vu naître son ciel brumeux est Kant, le fondateur du criticisme, et en effet le trait dominant du Prussien est un tour d’esprit critique qui examine de près les choses et qui trouve toujours à en rabattre, une sorte d’ironie narquoise qui se défie des apparences, crève et dégonfle tous les ballons, démonte tous les moulins à vent, prononce sur toutes les chimères le verdict d’une sagesse qui a souvent raison, mais qui a trop raison. Cependant ce peuple ironique et critique est respectueux pour ceux qui le gouvernent ; il est le seul chez qui le respect puisse se passer d’illusions, et malgré sa froideur naturelle l’esprit public s’est développé chez lui avec une puissance, une intensité qu’on chercherait vainement ailleurs. Il a une capitale de plus de sept cent mille âmes, et dans cette capitale on a peine à découvrir un oisif vivant en rentier ou en curieux, vivant pour le plaisir de vivre ; tout le monde s’y croit obligé de faire quelque chose, chacun sert l’état ou à l’armée, ou à la cour, ou dans l’administration, ou dans quelque fonction gratuite qui lui dévore ses loisirs ; tous, tant qu’ils sont, ils trouvent naturel que l’état prenne sur leur temps, sur leurs affaires. Ils se plaignent quelquefois, et ne laissent pas d’obéir ; ils jugent leurs maîtres, et ils obéissent ; ils raisonnent, ils discutent, ils ergotent, et ils obéissent. Que s’il éclate quelque crise qui mette l’état en danger, chacun est à son poste, prêt à faire son devoir et plus que son devoir, et ils se montrent capables de tous les sacrifices, ils acceptent toutes les charges et toutes les fatigues ; . on leur a enseigné à faire sans enthousiasme des choses grandes et difficiles.

Il exprimait bien la pensée de son pays, ce Berlinois qui disait : « Nous avons beaucoup pâti en 1866, et nous pâtirons encore ; mais cette guerre qu’on a décidée sans nous, que nous avons faite malgré nous, a eu d’excellens résultats. Il est bon que les peuples souffrent, cela les pousse à l’effort. La Prusse était trop heureuse, elle commençait à s’endormir, Sadowa l’a réveillée. Nous avons tiré aussi de leur béate quiétude ces petits états, nos voisins, qui vivaient tranquilles, au jour le jour, sans soucis, presque sans impôts. Ils en paient beaucoup aujourd’hui, cela les forcera de s’évertuer. Heureux les états du sud si une nouvelle secousse les guérissait de leur grasse et indolente prospérité, et pouvait leur apprendre qu’il y a pour les peuples quelque chose de préférable au bonheur ! »

Comment nier que le Mein soit une frontière ? Il sépare deux idées, deux politiques. Au nord, on fait passer l’état avant la société, au midi la société avant l’état ; au nord, on accepte l’effort comme la loi suprême de la vie ; au midi, on prend très bien son parti d’être heureux.


II

Pour expliquer le génie propre de la Prusse, on a prétendu que les Prussiens ne sont pas des Allemands, de vrais Allemands, qu’ils ont été fortement mélangés de sang slave, qu’ils descendent des Sorbes, des Obotrites, des Wiltzes ou Welatabs, de ces tribus wendes qui occupaient jadis le territoire compris entre l’Elbe, la Vistule et la Baltique. Il est permis aux patriotes hanovriens de se souvenir que la ville de Brandebourg s’appelait au Xe siècle Brannybor et qu’elle était la résidence, d’un prince wende, Tugumir, qui opposa une vigoureuse, résistance à Henri l’Oiseleur. Ils ont aussi quelque raison de prétendre que la maison ascanienne, dont Albert l’Ours fut le premier margrave, n’eut garde de dépeupler le pays en exterminant les Wendes, qu’elle se contenta de les soumettre, de les convertir, qu’elle se fit aider dans cette tâche par les templiers et les chevaliers de Saint-Jean, qu’appelant dans la Marche des colons allemands, elle favorisa de tout son pouvoir le mélange des deux races et les mariages entre les deux noblesses. Un historien hanovrien, M. Schaumann, dans un manuel de l’histoire des Guelfes qu’il destinait à l’enseignement des gymnases, oppose aux races allemandes pures, dont les Hanovriens tiennent la tête, les races et les provinces de l’Allemagne orientale, où l’élément slave s’est trouvé en lutte avec l’élément germanique, et où le premier a eu jusqu’à nos jours le dessus.

Ces explications guelfes nous paraissent insuffisantes. Il est possible qu’il y ait dans le sang prussien quelques gouttes de sang wiltze ou obotrite. Le malheur ne serait pas grand pour la Prusse, ce sont les mélanges de races qui font les peuples fortement trempés. A coup sûr, les Prussiens ne sont pas des Slaves. Par leurs qualités et par leurs défauts, ils ressemblent aussi peu aux Russes qu’aux Polonais ; ils sont à cent lieues de cette anarchie géniale, héroïque et folle du liberum veto, à cent lieues aussi de cette obéissance passive qui tremble sous la verge et de loin en loin se venge de ses soumissions par d’effroyables révoltes. Il n’est pas de nation moins fantaisiste, moins chevaleresque, plus étrangère à la souplesse du Slave, à sa facilité d’humeur, à ses généreux élans ; leur bon sens les préserve de toutes les folies dangereuses, ils ne feront jamais la guerre pour une idée, et quand d’aventure ils ont l’air de s’éprendre d’une dulcinée, on peut être sûr qu’elle a une dot. D’autre part, il n’est pas de nation moins moutonnière, moins servile ; si leurs maîtres leur ont donné jadis des coups de bâton, ils leur expliquaient pourquoi, et ils étaient tenus d’avoir raison. Les Prussiens sont le peuple le plus disciplinable et le plus discipliné de la terre ; mais leur discipline raisonne, elle est ennoblie par l’esprit public. Ce qu’ils étaient, ce qu’ils sont devenus, s’explique bien mieux par les situations que par les Obotrites, et ce sont bien des Allemands qui habitent les bords de la Havel et de la Sprée, mais des Allemands dont une éducation particulière, commandée par les circonstances, a fait des Prussiens.

« Vous autres habitans de Francfort et des contrées où croît la vigne, vous êtes plus riches que nous, s’écriait naguère un député prussien dans le Reichstag, et pourtant sur notre sol stérile et dur à cultiver on a vu pousser et grandir l’arbre qui couvrira un jour l’Allemagne de son ombre. Notre pauvreté a su trouver les ressources nécessaires pour créer la grande patrie. » La richesse de la Prusse consiste dans le travail de l’homme sur une terre ingrate, disait plus récemment dans une séance du parlement prussien le célèbre professeur Virchow. Rien ne ressemble moins à la plantureuse Bavière, au riant Wurtemberg, que ce triste Brandebourg, surnommé autrefois la sablonnière de l’empire. Aucun pays n’a été moins gâté du ciel que la Prusse, ce pays de seigle et de sapins. Les mornes sévérités d’un climat dur et capricieux, les tristesses d’un ciel gris, les rudesses d’un hiver de huit mois, des oasis perdues dans des plaines de sables, des eaux dormantes, des rivières immobiles, des marais, des bruyères, une végétation maigre et rachitique, voilà ce que la nature a fait pour les Prussiens. Cette grande plaine que parcourent l’Elbe, l’Oder, la Vistule, et qui est une Russie commencée, « est grave et triste, a dit un historien, comme la mer, dont elle rappelle souvent l’image, comme le ciel du nord. Elle est fertile sur les bords des fleuves ; dans l’intérieur, une culture maigre se développe çà et là au milieu des éclaircies des forêts de sapins, et si quelquefois elle présente le spectacle de l’abondance, c’est lorsque de nombreux bestiaux ont engraissé le sol ; mais telle est la puissance de l’économie, de la persévérance, du courage, que dans ces sables s’est formé un état de premier ordre, sinon riche, du moins aisé, la Prusse, œuvre hardie et patiente d’un grand homme, Frédéric II, et d’une suite de princes qui, avant ou après Frédéric II, sans avoir son génie, ont été animés du même esprit. » La somme de volonté qu’il a fallu dépenser pour créer la Prusse est incalculable. La nature refusait tout ; on a dû forcer ses résistances, tout arracher à son avarice, engager avec ses sournoises perfidies une lutte incessante et séculaire, vaincre son mauvais vouloir à force de travail, d’ordre, d’épargne, de tenace constance. Nos défauts sont l’inévitable rançon de nos qualités. Peut-on en vouloir aux Prussiens de ce je ne sais quoi d’âpre et de dur qui est en eux, de ce goût d’empiéter qui inquiète et moleste le voisin, de leur ingénérosité à l’égard des petits[4] ? Les mains qui travaillent deviennent calleuses, et les cœurs habitués à l’effort deviennent inclémens pour autrui comme pour eux-mêmes.

Les énergiques travailleurs qui ont fait la Prusse n’étaient point de cette race d’où sont sortis les pionniers américains, race d’initiative résolue et hardie, qui n’attend point pour agir qu’on lui commande ou qu’on la conseille. Il y a dans l’Allemand un flegme qui a besoin qu’on le réveille, une irrésolution naturelle qui a besoin qu’on la décide. Dans tous les temps, les Prussiens ont eu des maîtres qui se sont chargés de les réveiller et de les décider. La destinée a voulu les dédommager de ses rigueurs en leur donnant une suite de princes parmi lesquels on trouve à peine un ou deux oisifs, un ou deux hommes de plaisir ou de dissipation. Les autres furent des administrateurs sans pareils, de vrais pères du peuple, médiocrement aimables à la vérité, aux manières un peu rudes, au bras pesant, mais les plus intelligens des despotes, protégeant l’agriculture et l’industrie, attirant l’étranger auprès d’eux, Hollandais, Français, tout ce qui pouvait leur servir, créant des routes, des canaux, desséchant les marais, ayant l’œil et la main partout, ne pensant pas déroger en s’occupant des plus menus détails, à l’exemple du grand électeur, qui ordonnait à ses paysans d’entourer leur maison d’un potager, et ne leur permettait le mariage qu’à la condition de planter six chênes et de greffer au moins six arbres fruitiers. Ce furent des bourgeois, mais des bourgeois-soldats qui savaient se battre, ces Hohenzollern, parmi lesquels Frédéric Ier avec ses visées chevaleresques, ses légions de chambellans à la clé d’or et ses vingt trompettes qui annonçaient à tout Berlin que son couvert était mis, fut une brillante et coûteuse exception. La Prusse pourrait écrire sur sa porte : « Ici l’on travaille et l’on sait obéir. Voilà ce que m’ont enseigné mes souverains. » Elle pourrait prendre aussi pour devise ces mots de son grand Frédéric, qui fut non-seulement un grand roi, mais un grand homme sur le trône : « l’honnête médiocrité convient le mieux aux états ; les richesses y portent la mollesse et la corruption. »

Si la nature, par ses sévérités de marâtre, a condamné ces Allemands qui sont devenus des Prussiens à l’effort perpétuel, l’ambition de leurs princes n’a pas moins fait pour cela que les saisons et l’infécondité du sol. La formation de la monarchie prussienne est un phénomène unique dans l’histoire ; il n’est pas en apparence de création politique plus factice, où la volonté et les desseins de l’homme aient eu plus de part. Avant de conquérir la Grèce et l’Espagne, Rome avait réduit l’Italie sous ses lois. La Prusse a commencé par prendre ce qui était le plus loin, par s’emparer de ses frontières, se promettant qu’un jour elle aurait le reste. Composée de provinces détachées, qui n’avaient ensemble point de communications ni rien de commun que de dépendre du même prince, elle avait une tête, des bras, des jambes ; il ne lui manquait que le corps. Dans les premières années du XVIIe siècle, elle possédait à l’orient et à l’occident ses limites actuelles. Par le traité de Xanten, l’électeur de Brandebourg, Jean-Sigismond, avait acquis la moitié de la succession de Juliers, c’est-à-dire Clèves, la Mark et Ravensberg ; trois ans plus tard, il acquérait à titre de fief la Prusse ducale. Ainsi par-delà la Vistule il possédait Kœnigsberg et la Pregel, il possédait par-delà le Weser Clèves et les bords de la Meuse et du Rhin ; mais il ne remplissait pas l’entre-deux, la Vistule et le Weser n’étaient pas à lui. C’était une sorte de défi jeté à la destinée ; ces provinces détachées, disjecta membra, on comptait bien les rendre un jour contiguës, et déjà le successeur de Jean-Sigismond acquérait dès 1648, par le traité de Westphalie, à l’est la Poméranie orientale, à l’occident les archevêchés et évêchés sécularisés de Magdebourg, Halberstadt, Minden. La conquête de la Silésie, le partage de la Pologne, les traités de Vienne et 1866 devaient achever ce grand ouvrage. La Prusse s’est tirée d’affaire ; elle ne peut se plaindre aujourd’hui qu’elle a plus de frontières que de territoire ; mais qu’il a fallu de sagesse, d’attention, d’efforts soutenus, de modération dans la bonne fortune, de courage dans la mauvaise, pour gagner une telle partie, pour mener à bonne fin des ambitions si hardies et si périlleuses !

Le vrai fondateur de la monarchie prussienne fut Frédéric-Guillaume, le grand électeur, lequel mourut sans avoir été roi, mais après avoir mis son fils en état de le devenir. Étrange personnage, qui employa au service d’une grande pensée et des plus vastes desseins une habileté, une rouerie de maquignon, très dévot au demeurant et s’enfermant dans son oratoire pour consulter Dieu, qui lui conseillait de signer à Labiau un traité d’alliance avec le Suédois contre la Pologne, et dix mois plus tard de signer à Welau un traité d’alliance avec la Pologne contre le Suédois, et, quelque jeu qu’il jouât, de gagner toujours ! On ne peut tout faire à la fois. La paix d’Oliva enlevait le duché de Prusse à la suzeraineté de la Pologne ; mais la paix de Saint-Germain laissait à la Suède ses possessions en Poméranie : grande amertume pour Frédéric-Guillaume, qui, imputant son mécompte à l’empereur, fit prêcher par son chapelain un sermon sur ce texte : « il est bon de se fier à Dieu et de ne pas se fier aux hommes. » A sa mort, la future monarchie prussienne consistait encore en trois tronçons ; mais cette Prusse de l’avenir qu’avait entrevue son puissant cerveau, il en laissa le rêve en héritage à ses successeurs. S’il fallait un siècle et demi pour créer l’unité territoriale de la Prusse, le grand électeur avait tout fait pour donner à ces membres épars, que de nouvelles conquêtes devaient rejoindre ensemble bout à bout, l’unité morale et un gouvernement commun. Il avait abaissé et réduit à l’impuissance les assemblées provinciales ; pour se procurer des ressources indépendantes de leur consentement, il avait établi, non sans peine, des impôts indirects ou de consommation, et il avait employé cet argent à se créer une armée permanente, instrument de ses volontés, et un corps d’employés, interprètes et serviteurs de ses pensées, qui devaient en quelque sorte répandre jusqu’à l’extrémité des provinces l’âme de la royauté. Ce qu’il avait commencé, ses successeurs le continuèrent ; ils travaillèrent à perfectionner les deux outils de la monarchie, le soldat et le fonctionnaire, et ils les amenèrent à un point de perfection qui ne s’était jamais vu ailleurs. C’est alors que l’Europe apprit à connaître le type classique du roi de Prusse, un souverain très réglé dans ses mœurs, se levant à cinq heures du matin, plus riche en bottes qu’en chemises, et, quand il achetait un habit neuf, faisant servir ses vieux boutons, entassant des millions dans des tonneaux pour que l’occasion le trouvât prêt, assistant chaque matin à la parade, enseignant à ses grenadiers à manœuvrer avec une précision d’automates et les faisant passer par les baguettes pour la moindre peccadille, dressant ses employés comme ses soldats, les chargeant à leur tour de dresser ses peuples. L’obéissance était si aveugle, dit un témoin, que quatre cents lieues de pays étaient gouvernées comme une abbaye.

Le grand Frédéric n’inventa rien ; il suivit les traditions que son père et son arrière grand-père lui avaient léguées avec « leurs longs et étroits états. » Il communiqua seulement à cette monarchie soldatesque et bourgeoise dont il était l’héritier la gloire de ses actions, le prestige de sa renommée, cette grandeur qu’imprime le génie à tout ce qu’il touche. Sa philosophie lui servit à s’affranchir de tous les préjugés qui auraient pu nuire à sa politique, jamais elle ne lui coûta rien. Si pénétré qu’il pût être du grand principe de l’égalité des hommes, il entendait que l’ordre régnât chez ses peuples comme dans ses régimens, que chacun connût sa place et s’y tînt ; il attachait une extrême importance à la distinction des classes, au maintien de la hiérarchie sociale. Le métier de roi était considéré à Berlin comme l’art de tirer des hommes tout ce qu’ils peuvent donner sans les excéder, de les condamner au labeur sans les réduire au désespoir, de tenir les sources de la richesse publique toujours ouvertes sans les jamais tarir. Le grand Frédéric s’occupait beaucoup de l’élève du mouton ; il fit venir des béliers d’Espagne pour améliorer l’espèce ; il s’occupait plus encore de l’élève de l’homme ; c’était son art de prédilection. « Les petits états, disait-il, peuvent se soutenir contre les plus grandes monarchies, lorsque ces états ont de l’industrie et beaucoup d’ordre dans leurs affaires. » Pour faire jouer à un petit état le rôle d’une grande puissance, la royauté prussienne s’efforça d’apprendre à ses sujets deux grandes choses, le travail, qui supplée à la richesse, et la discipline, qui supplée à la force, parce qu’elle est elle-même la plus grande des forces.

Toutefois, si la discipline et le travail, conduits par le génie, suffisent pour mettre un pays en état de soutenir une guerre de sept ans contre toute l’Europe, ce n’est pas assez pour faire un peuple. Ce qui fait un peuple, c’est l’esprit public, et l’esprit public est tué par l’excès de gouvernement. Une nation qui n’est jamais appelée à vouloir ne peut avoir le cœur patriote. Exclue de toute participation aux affaires de l’état, elle les considère comme les affaires de ses maîtres et se désintéresse de ses propres destinées, dont elle ne se sent pas responsable. Pour que la Prusse devînt ce qu’elle est devenue, il lui fallait des malheurs, et les malheurs ne lui ont pas manqué. Au commencement de ce siècle, la royauté prussienne, livrée à des intrigues de cour et de cabinet, éblouie de son renom et de cet imposant édifice que le grand Frédéric avait maçonné de ses mains victorieuses, surtout trop confiante en ses mercenaires, se souvenant trop de Leuthen et de Rossbach, tenta une formidable aventure qui lui devint funeste. Ce fut assez d’une bataille, et elle se trouva sans armée, n’ayant plus dans la main que la moitié d’une épée, en proie à l’épouvante, voyant ses forteresses se rendre l’une après l’autre sans coup férir, et ses peuples à terre, sous le genou du vainqueur, moins inconsolables qu’étonnés de leur désastre. Ce fut comme un écroulement, comme une banqueroute. La paix de Tilsitt lui ôta d’un coup ses provinces polonaises, Dantzig, tous ses territoires compris entre l’Elbe et le Rhin. De six milliers de milles carrés, il ne lui en restait que trois mille ; de dix millions de sujets, elle était réduite à cinq, et elle avait à payer d’écrasantes contritions qui semblaient devoir épuiser pour bien longtemps toutes les sources de son revenu.

On pouvait croire que c’en était fait de la Prusse, qu’elle allait être rayée du nombre des nations qui comptent dans l’histoire. Cependant le jour de sa défaite fut le commencement de sa vraie grandeur, Iéna lui rapporta plus encore que toutes les victoires du grand Frédéric. Il n’est pas à craindre qu’elle oublie jamais les noms de Stein, de Scharnhorst, de Hardenberg, de ces demi-étrangers qu’elle avait eu la bonne fortune de prendre à son service et qui lui donnèrent ce qui lui manquait encore, — les vertus civiques, sans lesquelles un peuple n’est qu’un troupeau. Ces grands esprits croyaient aux forces morales ; rendre aux âmes leur ressort, qu’avaient affaibli ou brisé les abus du gouvernement militaire, du règlement et de la bureaucratie, ce fut tout le secret de leur politique. On les vit attaquer résolument les servitudes féodales qui pesaient sur le paysan, lui donner accès à la propriété, lui permettre de se racheter de ses corvées et de ses prestations personnelles, le relever de son abaissement, — puis conférer aux villes des franchises et des libertés, le choix de leurs magistrats et de leurs représentans, une constitution municipale fondée sur la participation de tous aux affaires publiques, — et d’une part préparer de vastes projets d’instruction populaire, de l’autre fonder à Berlin une université ouverte à la science libre, où l’éloquence d’un Fichte allait trouver une chaire et une tribune, — enfin réformer l’état, enlever la direction des affaires au cabinet royal pour la rendre au ministère, et, changement plus hardi que tous les autres, reconstituer l’armée en proclamant ce principe tout nouveau, que l’année c’est le peuple, que le régime des enrôleurs avait fait son temps, que tout Prussien de dix-huit à vingt-cinq ans, sans distinction de naissance ni de classe, se devait au service de son pays, et qu’en retour les grades étaient désormais accessibles à tous.

Le malheur et la nécessité sont nos dieux, a dit un Prussien. Les institutions que ses désastres lui rendaient nécessaires et qui l’ont mise en état de les réparer, la Prusse les a conservées dans la prospérité, et l’habitude les lui a rendues supportables. C’est ainsi que s’est formée la Prusse d’aujourd’hui, dont le tempérament politique étonne l’étranger, pays d’obéissance et de raisonnement, d’esprit militaire et d’esprit public, d’instruction populaire et de préjugés de caste, et, pour tout dire, pays où une royauté de droit divin gouverne une société fondée sur deux institutions républicaines, l’enseignement obligatoire et le service militaire universel. Tel est le miracle opéré par Iéna.

La plupart des peuples anciens, a dit Montesquieu, vivaient dans des gouvernemens qui ont la vertu pour principe, et, lorsqu’elle y était dans sa force, on y faisait des choses que nous ne voyons plus aujourd’hui et qui étonnent nos petites âmes. Cette vertu politique dont parle Montesquieu, et qui consiste dans l’amour du pays et des lois, dans l’attachement passionné pour l’intérêt général, est un triomphe de l’éducation sur la nature. Aussi l’état antique était-il fondé sur l’éducation, ou, pour mieux dire, sur une double éducation, celle que l’état donne au citoyen en l’instruisant, et celle que le citoyen se donne à lui-même en servant l’état ; on retrouve en Prusse quelque chose de pareil. Tout Prussien passe par l’école et par l’armée ; sous cette double discipline, il apprend à connaître et à servir son pays. Il en résulte que dans cette nation très monarchique et très féodale il règne quelque chose de l’esprit républicain de l’antiquité, un dévoûment raisonné à la chose publique, je ne sais quelle étrange combinaison de sujets et de citoyens. Si le grand Frédéric revenait au monde, assurément il reconnaîtrait la Prusse, elle tient encore de lui ; pourtant il la trouverait bien changée. C’est que le malheur l’a greffée.

III

Il semble que, les Prussiens étant le peuple le plus discipliné de la terre, la Prusse doit être le pays du monde le plus facile à gouverner. Qu’un Français qui aurait eu le bonheur d’assister à quelques-unes de ces charmantes conversations électorales qu’on entend aux Folies-Belleville et ailleurs se transporte d’une seule traite de Paris à Berlin ; après avoir employé quelques jours à prendre langue, il sera sûrement tenté de se dire : « Heureux pays où règne l’ordre et la tranquillité ! heureux pays où un flegme naturel, aidé d’habitudes contractées dès l’enfance, met une sourdine aux passions des partis, où l’on se croit tenu d’avoir le sens commun, où les exagérations dangereuses ont peu de chances de succès, où les têtes façonnées par le casque ont peu de goût pour le bonnet rouge ! Il est ici des convenances que tout le monde observe, des institutions que personne ne discute, des respects universels. Heureux pays, heureux gouvernans surtout, auxquels leurs peuples font des loisirs ! » Et si ce Français transporté à Berlin avait lu Montesquieu, peut-être se souviendrait-il de ce mot : « le bon sens et le bonheur des particuliers consistent dans la médiocrité de leurs talens et de leurs fortunes ; un pays où les lois auront formé beaucoup de gens médiocres se gouvernera sagement. »

S’il en restait sur sa première impression, ce Français risquerait de se tromper gravement. En France, tout est clair, apparent, tout est bruyant ; les maladies politiques et sociales y poussent tout de suite à la peau, la tête se prend, le pouls bat la campagne, et le premier venu, sans être médecin ni sorcier, peut dire : Voilà une fièvre de cheval qui sûrement emportera son homme. Pourtant il arrive quelquefois que l’homme est plus fort que la fièvre, et qu’au moment où l’on se dispose à l’enterrer, il se ravise et se décide à vivre. En Allemagne, les maladies sont compliquées et silencieuses ; les gouvernemens s’y trouvent aux prises avec des difficultés dont ils ont seuls le secret, avec des dangers occultes, avec des embarras sourds. Malgré les apparences, c’est une question de savoir si la Prusse d’aujourd’hui est plus facile à gouverner que la France.

Si Prussiens que soient les Prussiens, et quelque peine que se soit donnée leur gouvernement pour les façonner, à plus d’un égard ils sont restés Allemands, et on retrouve chez eux plus d’un trait du caractère germanique, entre autres ce particularisme de province, de clocher, de métier, qui est le signe de la race, et que M. de Bismarck a peint d’une manière piquante dans l’un de ses plus remarquables discours. « Les Allemands, disait-il, n’ont pas seulement un patriotisme de ville et de village, tel que ne le connaissent ni les Slaves ni les Romans ; ils ont encore un patriotisme divisionnaire, un patriotisme de boutique et de bureau. Chez nous, un employé de la poste considère comme pays étranger tout ce qui n’appartient pas à son département ; il traite en ennemis tous les autres services publics et s’applaudit des mauvais tours qu’il peut leur jouer au profit de l’administration dont il relève. » Le particularisme est partout en Prusse, et d’abord dans les provinces, qui, en dépit de la bureaucratie, ne sont point disposées à abdiquer leur caractère, leurs coutumes, leurs traditions. Le Provençal et le Picard diffèrent plus entre eux de visage, d’allure, de tour d’esprit, que le Poméranien et le Westphalien ; mais vous trouverez chez eux un fonds commun d’idées et d’habitudes sociales. Il n’en va pas ainsi en Prusse. Si le Français dont nous parlions visitait tour à tour la province rhénane et l’une des provinces orientales de la Prusse, il serait bien surpris des différences qu’il observerait. Sur les bords du Rhin, il aurait eu affaire à un pays d’industrie où domine l’esprit démocratique, vivant sous le régime du code Napoléon et très attaché à ce régime, une sorte de Belgique allemande. Dans les provinces orientales, il verrait des populations qui ont gardé beaucoup de souvenirs du régime féodal, des campagnes d’où le servage n’a entièrement disparu que depuis dix-huit ans, les terres distinguées en terres nobles et en terres roturières ou vilaines, les propriétaires des domaines nobles exerçant un patronage sur la commune, remplissant les fonctions d’un bailli et d’un juge de paix, faisant la police locale, nommant le pasteur et le préposé communal, inspectant l’école, tout-puissans dans les assemblées de cercle, où ils siègent de droit. S’il parcourait le code civil de ces provinces, le fameux Land-recht, il s’apercevrait qu’il repose sur la distinction des trois classes, nobles, bourgeois et paysans, lesquelles ont leur représentation particulière dans les assemblées provinciales. A chaque pas, il rencontrerait des conflits de pouvoirs et de juridiction. On lui apprendrait qu’en Prusse c’est le clergé qui fait les mariages et le magistrat, qui prononce les divorces, et qu’il arrive souvent qu’un divorcé ne peut user du droit de se remarier, faute de trouver un ecclésiastique qui reconnaisse pour évangéliques les motifs du tribunal, de telle sorte qu’en Prusse on peut à la fois être divorcé et, ne l’être pas. Notre Français s’étonnerait que dans un pays où l’école obligatoire et le service militaire universel doivent rapprocher toutes les classes, la société soit en proie aux idées de caste et du haut en bas partagée en couches impénétrables les unes aux autres. Certaines anecdotes berlinoises mettraient le comble à ses étonnemens. Il arriva, il y a peu d’années, qu’un homme de qualité s’éprit d’une danseuse et l’épousa, Il en eut un enfant, auquel il légua sa fortune en mourant. Les collatéraux, frustrés de leurs espérances, attaquèrent le testament et plaidèrent la nullité du mariage, le Landrecht interdisant les unions entre la noblesse et la petite bourgeoisie ; mais ce même Landrecht a fait aux artistes la gracieuseté de les classer parmi la grande bourgeoisie. Le tribunal fut embarrassé ; une danseuse est-elle, oui ou non, une artiste ? On jugea que celle qui danse des solos fait de l’art, mais que le corps de ballet est de petite bourgeoisie. On feuilleta les registres de l’Opéra, il fut constaté que la ballerine en question avait dansé une fois un pas seul. Le mariage fut déclaré valide, et l’enfant hérita. Que d’émerveillemens pour un Français ! Il avait pu se croire chez lui à Cologne et à Dusseldorf ; à Berlin déjà, il est dépaysé ; que sera-ce en Poméranie ! Il se demandera s’il y a deux Prusses ou s’il n’y en a qu’une.

Les diversités provinciales et l’organisation hiérarchique de la société compliquent la tâche d’un gouvernement, mais ne sont pas des obstacles invincibles à la bonne marche des affaires. Il a été dit depuis longtemps qu’on ne s’appuie que sur ce qui résiste ; dans l’intérêt même du pouvoir, il est bon qu’une société soit défendue contre ses usurpations ou ses fantaisies par des barrières naturelles. L’Allemagne jouit de nombreuses libertés qui lui sont plus chères que la liberté même. Ces droits, ces prérogatives de classes ou de corporations, qu’un gouvernement doit ménager et concilier, l’empêchent de verser d’un côté, contribuent au maintien de la balance politique. Ajoutez à cela l’esprit pointilleux de l’Allemand, toujours prêt à chicaner non-seulement sur le fond, mais sur la forme. Bridoison n’avait pas tort, les formes sont une grande chose, car elles sont de grands empêchemens, et on doit désirer que les sociétés ne soient pas trop faciles à conduire, qu’un gouvernement ne puisse pas tout, qu’il soit soumis comme le commun des mortels à la dure loi du travail, qu’il mange son pain à la sueur de son front.

En revanche, il est essentiel aussi qu’en dépit de toutes les divergences d’intérêts et d’opinions il y ait dans un peuple un fonds commun de sentimens et d’idées d’où procèdent ses lois et ses institutions. Il faut que les partis aient entre eux des points de contact pour qu’à certains momens, chacun d’eux relâchant de ses prétentions, ils puissent transiger ensemble. À cette condition seulement la vie législative d’un peuple est possible, car toute loi est l’œuvre d’une transaction. Un pays où les premiers principes des partis sont diamétralement opposés, où ils vivent côte à côte sans pouvoir converser, comme des étrangers qui ne parlent pas la même langue, est condamné à l’impuissance législative ou à de perpétuels conflits que le pouvoir se chargera de résoudre par des coups d’autorité.

Il est curieux de comparer à cet égard la France et la Prusse. Il semble au premier abord que l’avantage soit du côté de celle-ci. La France est un pays où l’on discute tout, la Prusse est un pays où il y a certaines choses que l’on ne discute pas. « Quel usage font les Français du droit de réunion ? disait un Allemand. Au bout de vingt minutes, ils ont discuté Dieu, la propriété et l’empereur. » La révolution, en remuant le sol de la France jusque dans ses profondeurs, a mis à découvert, selon l’expression d’un publiciste, les racines du pouvoir. Le flambeau d’une inexorable critique, agité par des mains sanglantes, a promené sa lumière dans les recoins les plus obscurs de la constitution sociale ; il n’y a plus dans la politique française de mystères sacrés ni de dieu inconnu ; la France n’a plus de dogmes ni de préjugés, et la vie est difficile pour un peuple sans préjugés. En Prusse, rien de pareil. Gouvernée depuis quatre siècles et demi par une famille qui a traversé avec le pays des fortunes diverses et partagé avec lui ses bonheurs et ses malheurs, la Prusse est une nation profondément dynastique, et le paysan poméranien, comme le propriétaire de terres nobles, n’a garde de distinguer dans ses affections le roi de la patrie. Peut-il seulement se les représenter l’un sans l’autre ? Au surplus, ce paysan a reçu l’éducation de la caserne et des camps ; il a été soldat. Qu’est-ce qu’un soldat ? C’est un homme qui apprend à se tenir à sa place et à son rang, parce qu’il est encadré. Un caporal à droite, un caporal à gauche, maintiennent l’alignement. Nombre de Prussiens, après avoir quitté le service, restent toute leur vie encadrés et alignés. Regardez-les marcher, écoutez-les parler ; les deux caporaux sont toujours là. Réussira-t-on jamais à encadrer l’indiscipline française ? La France, comme on l’a remarqué, est une nation belliqueuse, elle n’est pas une nation militaire.

Toute étoffe a son revers et son endroit. Si la révolution a eu l’inconvénient d’inaugurer en France le régime de l’universelle discussion, d’autre part elle a tellement renouvelé la face de la société française et si bien détruit ce qui existait, que tout rêve de restauration du passé est devenu impossible. Examinez de près les cerveaux les plus réactionnaires de la France, vous y trouverez plus d’un vestige des idées de 89 ; les aristocrates les plus déclarés ont dans leur sang un peu de virus révolutionnaire ; il n’en est point qui n’aient fait leur deuil de la vieille monarchie et des concessions à l’esprit du siècle. Napoléon Ier a régné assez longtemps pour implanter à jamais le nouveau code civil et pour asseoir la société sur ses bases démocratiques. Après sa chute, trente glorieuses années de régime constitutionnel, pendant lesquelles l’éloquence a gouverneront fortement enraciné les habitudes parlementaires, et au lendemain d’une réaction dictatoriale provoquée par des crises violentes la France y revient comme par la force naturelle des choses.

Ainsi la France est le pays où l’on discute tout ; mais la France est aussi le pays où, par l’effet d’une révolution victorieuse qui de ses mains puissantes a repétri toutes les têtes, certaines idées sont entrées dans le domaine public, et d’autres en sont sorties à jamais, sont démodées, hors de cours, — on ne les rencontre plus que dans les musées d’antiquités, chez les marchands de bric-à-brac. En Prusse, il en va tout autrement ; on n’y a point encore établi la prescription contre les vieilles idées ; en fait de principes, tout y est possible. A Berlin, dans cette ville de la science, vous rencontrez à chaque pas des revenans qui ne se doutent point que l’horloge de l’université a sonné midi ; la lumière ne les incommode pas, ils cheminent hardiment sans cligner des yeux. Il n’y a jamais eu en Prusse de révolution qui, s’imposant à tous les esprits avec l’évidence d’un fait accompli et irréparable, ait bouleversé et entremêlé toutes les couches sociales, renouvelé l’opinion publique et l’âme de la nation. Les idées démocratiques et constitutionnelles y ont pénétré du dehors ; ces importations étrangères ont fait un silencieux et rapide chemin parmi les classes moyennes, elles ont été répudiées avec horreur ou mépris par tous les privilégiés. Ces notions élémentaires de la société moderne, qu’on appelle les principes de 89, et qui sont le bien commun de tous les partis en France et de tout ce qui pense en Europe, vous n’en trouveriez pas trace dans ces têtes carrées et casquées qui composent le grand parti conservateur prussien. Ne leur parlez pas d’accommodemens, de transactions ; la révolution est pour elles le choléra-morbus, on ne traite pas avec le choléra. L’homme qui se chargea de rédiger et de proclamer leur credo politique, le fameux professeur Stahl, ne fit que traduire en allemand et en luthérien Joseph de Maistre et de Bonald. Encore les a-t-il expurgés : les fantaisies géniales de l’un, les hardiesses spéculatives de l’autre l’inquiétaient : tous deux lui semblaient avoir trop d’esprit, bien que lui-même en eût beaucoup ; mais il avait mis le sien au régime de la discipline prussienne et d’une vieille orthodoxie qui catéchisait : on ne saurait lui reprocher d’avoir jamais exposé son drapeau par aucune imprudence, de l’avoir jamais déshonoré par aucun compromis. Des partis qui ne s’accordent rien et ne s’accordent sur rien, des corps de doctrines armés en guerre et qui sont condamnés à la lutte à outrance et sans merci, voilà le spectacle que présente la Prusse et qui fait de l’héritage du grand Frédéric un pays de gouvernement difficile et périlleux.

Le parti conservateur prussien, qu’on appelle aussi le parti féodal, le parti de la Croix, le parti des junker ou des hobereaux, est un phénomène. curieux et qui ne ressemble à rien. On n’en peut trouver l’analogue dans le vieux torysme anglais, qui, en dépit de ses préjugés, est trop rompu au maniement des affaires, au grand jeu du gouvernement, pour s’obstiner centre l’esprit moderne, et possède cette indépendance d’esprit attachée aux grandes fortunes et aux situations incontestées. Le junkerthum prussien n’a rien de commun non plus avec cette aristocratie légitimiste de France qui, liée par ses sermens, par ses souvenirs, par ses regrets, s’est retirée de la vie publique, et désintéressée des événemens. Il rappelle encore moins cette aristocratie du XVIIIe siècle qui avait employé ses loisirs à lire les philosophes, que Voltaire avait émancipée, à qui Rousseau avait tourné la tête, dont les imprévoyances égalaient les générosités, et qui, pour l’amour des idées nouvelles, fit dans la nuit du 4 août le glorieux abandon de ses privilèges. Les conservateurs de Prusse n’ont jamais rien abandonné. La suppression graduelle du servage et des redevances féodales leur fut imposée d’en haut, et il a fallu un demi-siècle pour avoir raison de leurs résistances. Ils tiennent d’autant plus aux prérogatives qui leur restent. La royauté de droit divin et l’armée, voilà pour eux la Prusse ; la seule réforme qu’ils rêvent serait une décentralisation qui affaiblirait la bureaucratie, accroîtrait les pouvoirs des diètes provinciales où leur influence est souveraine, et mettrait l’administration en leurs mains. La démocratie et le parlementarisme sont à leurs yeux des idées étrangères, exotiques, que tout bon Prussien doit réprouver ; ils y voient aussi les inventions d’une philosophie raisonneuse et mécréante ; le principe du gouvernement représentatif est la défiance, et le catéchisme luthérien ordonne de croire. Ils croient, ils ont une religion politique.

Ce qui fait leur force, c’est qu’il n’est pas en Europe d’aristocratie plus attachée à ses devoirs, plus travailleuse et plus méritante. S’ils tiennent à leurs privilèges, ils en acceptent aussi toutes les charges. Ils se considèrent comme les serviteurs de l’état, ils sont toujours prêts à payer de leurs personnes. Leur richesse, qui va rarement jusqu’à l’opulence, ne les a point amollis ; le repos et les loisirs ne sont point ce qui les tente. La royauté qu’ils servent leur a donné quelque chose de son tempérament ; ils méprisent le faste et l’oisiveté. On peut les traiter de barbares, ils ne s’en offenseront point. Les arts, les spectacles, les plaisirs de l’esprit, les raffinemens de la civilisation ont pour eux de médiocres attraits ; ils n’ont garde de s’y connaître, pareils à ces sénateurs romains qui rougissaient de savoir le grec et le nom de Praxitèle. La littérature est à leur sens une sorte de baladinage supérieur, et le journalisme un mal nécessaire. On pourrait définir la Prusse un pays où tout le monde sait lire et où l’aristocratie ne lit pas. Ces junker vont, eux aussi, droit au solide ; ils ne sont jaloux que de leur influence, ils font tout pour la conserver. L’une des choses qui frappent l’étranger à Berlin, c’est le petit nombre des hôtels particuliers. L’aristocratie n’a point contracté l’habitude de venir passer ses hivers dans la capitale pour s’y livrer aux plaisirs de la société et du monde. Le junker ne se rend à Berlin que pour ses affaires, qui sont en général les affaires du pays. L’absentéisme n’est pas une maladie prussienne. Le propriétaire de terres nobles quitte le moins possible sa province ; il n’a le plus souvent ni fermiers, ni métayers ; il cultive lui-même, avec ses journaliers, son domaine, qui embrasse souvent tout le territoire d’une commune ; il connaît son monde, et son monde le connaît ; on le voit à l’œuvre, il administre, il gère, il inspecte, il surveille, il fait la police des familles, il encourage, il punit ; en cas d’accident ou de sinistre, c’est à lui qu’on s’adresse ; son coffre-fort est le fonds de réserve de la commune ; il pourvoit à l’entretien de l’école, il répare à ses frais l’église qui menace ruine ; son métier de propriétaire n’est point une sinécure, et quand il sort de son château, c’est le plus souvent pour aller faire un séjour dans le chef-lieu du cercle ou dans le chef-lieu de la province, où il trouve d’autres affaires à traiter, d’autres devoirs à remplir. Comment s’étonner qu’une aristocratie si laborieuse soit une puissance ?

Son caractère vient en aide à son autorité. On lui reproche l’étroitesse et l’inflexibilité de ses idées, die junkerhafte Bornirtheit, sa raideur gourmée et militaire, ses mépris, sa morgue. Elle a toutes les qualités de ses défauts, et les premières de toutes, la bonne foi, la franchise. « On peut dire tout le mal qu’on voudra des féodaux prussiens, nous disait à Berlin le représentant d’une petite puissance très démocratique. Ils sont tout d’une pièce, entiers dans leurs idées, hérissés de préjugés, raides comme des barres de fer ; mais ils possèdent la plupart une grande qualité, bien rare dans ce siècle de maquignonnage, une parfaite droiture qui me confond. Nous autres démocrates, la vie politique nous a tous plus ou moins gauchis. » Il est facile d’avoir le courage de ses opinions quand on sait clairement ce qu’on veut, et c’est l’avantage qu’ont les conservateurs prussiens sur leurs adversaires. La Gazette de la Croix, qui est peut-être le journal de Prusse le mieux rédigé et le plus spirituellement écrit, n’a jamais recouru aux artifices de la rhétorique et de la casuistique pour rendre ses idées acceptables. Dieu et le roi, le gouvernement providentiel du monde, l’omnipotence d’une royauté de droit divin qui a reçu mission de façonner les peuples à l’obéissance, le mépris absolu des fictions constitutionnelles, la haine de l’égalité, la doctrine nettement avouée que les députés sont de simples locataires et que le propriétaire est libre de les mettre à la porte quand bon lui semble, voilà ce qu’enseigne tous les jours le principal organe du conservatisme prussien. Le parti a bien été quelquefois en délicatesse avec la royauté ; il n’a pas toujours approuvé sa politique étrangère, cette politique de la main libre qui est prête à essayer de tout, à s’allier même avec la révolution quand il y a gros à gagner. En 1866, les féodaux ont eu peine à pardonner à leur roi son entreprise contre la légitimiste Autriche, son alliance avec l’Italie, qui était une mésalliance ; leur conscience s’alarma, et pour accepter les annexions ils ont dû raisonner beaucoup. Heureusement un Prussien ne raisonne jamais en vain ; si rigides que soient ses principes, sa conscience finit par se réconcilier avec son bonheur. Le roi Guillaume disait aux Hanovriens : « Je vous prends, parce que la Providence le veut et que je dois une indemnité à mes peuples. » De leur côté, les nationaux-libéraux leur disaient : « Vos princes sont peu regrettables, c’étaient des despotes. N’êtes-vous pas heureux et fiers de faire partie d’un grand pays qui sera libre un jour ou l’autre… plutôt l’autre, mais qu’importe ? — Hanovriens, s’écriait à son tour la Gazette de la Croix, vous regrettez vos princes légitimes, ce sentiment vous honore ; cependant il est bon de considérer que les volontés de Dieu sont supérieures à toutes les légitimités humaines. Dieu vous a donnés à la Prusse pour vous châtier ; vous aviez péché contre lui de diverses manières, surtout en refusant ce. catéchisme que votre roi voulait vous imposer, catéchisme purifié de tout accommodement avec le siècle et qui enseignait la doctrine du diable et des peines éternelles dans toute sa sainte crudité. Considérez aussi que les petites monarchies allemandes étaient des boulevards insuffisans contre les deux fléaux des sociétés modernes, la démocratie et la libre pensée. Vous n’étiez pas assez protégés, vous le serez bien mieux par cette glorieuse royauté prussienne, qui est ici-bas le champion de Dieu, le bras du conservatisme religieux et politique. » Que de consolations variées reçoivent de toutes parts les Hanovriens ! Hélas ! Rachel refuse de se laisser consoler.

Le parti libéral est loin d’offrir la même consistance que ses adversaires. D’abord il s’affaiblit par ses divisions intestines, que les événemens ont envenimées. L’accord est difficile entre les nationaux-libéraux, pour qui l’unité de l’Allemagne est une affaire qui a le pas sur toutes les autres, et les progressistes, qui, sans renoncer à l’unité, ne la croient possible que par la liberté. Les uns et les autres ont à se défier du socialisme, lequel a fait de rapides progrès dans la classe ouvrière, et se compose lui-même de sectes diverses, dont les unes arborent les couleurs de la république, tandis que les autres professent l’indifférentisme politique, et dont les intrigues et les violences ont fait souvent le compte du gouvernement. Il y a peu de semaines, l’un des chefs et le plus éloquent orateur du parti progressiste, M. Lœwe, avait essayé de porter devant une assemblée populaire la question du désarmement général. Le meeting pacifique a été dissous par des bandes de socialistes armés de gourdins. L’un d’eux a cru devoir expliquer qu’on aurait tort de voir la main de M. de Bismarck dans cette échauffourée : explication ingénue que personne ne lui demandait.

« Nous autres libéraux, disait un Berlinois à un Français, nous virons entre l’enclume et le marteau ; nous sommes condamnés à nous défier de tout le monde, de ce qui est au-dessus de nous comme de ce qui est au-dessous. Notre plus grand malheur, c’est que nous n’avons qu’un point d’appui mal assuré et chancelant. La Prusse n’a jamais été assez riche pour pouvoir se donner le luxe d’une classe politique. Elle n’a rien qui ressemble à cette gentry anglaise qui a le double avantage d’avoir des lumières et des loisirs, et qui se consacre aux affaires publiques. Nous n’avons pas non plus le pendant de cette riche et vaillante bourgeoisie française qui a fait bien des sottises, mais qui sait quelquefois les réparer, et force ses gouvernemens à compter avec elle. Le sens politique, l’intelligence des intérêts généraux sont moins répandus en Prusse qu’en France. L’Allemand s’enferme volontiers dans le cercle des intérêts prochains et municipaux, il est excellent administrateur, et ses villes, avec ce qu’elles possèdent de self-government, gèrent à merveille leurs petites et grandes affaires ; mais nos classes moyennes, soit inertie naturelle, soit préoccupation du travail quotidien, soit défaut de culture, sont atteintes d’une disposition à l’indifférence politique, et nous avons grand’peine à dégourdir leur indolence de philistins. Que vous dirai-je ? Quand il y a au Palais-Bourbon une discussion orageuse, c’est l’événement de Paris, le sujet de toutes les conversations, et le soir l’écho en retentit dans tous les salons. Berlin est un lieu sourd ; ce qui se passe au parlement ne fait point de bruit au dehors : il n’y a que les tambours qui soient toujours sûrs d’être entendus. Et que sont la plupart de nos députés ? Des gens qui ont peu de loisirs et des affaires qu’ils sont obligés de laisser en souffrance. Beaucoup aussi sont fonctionnaires, car une loi des incompatibilités est impossible en Prusse. Les hommes nous font tellement défaut que, si vous vouliez exclure les fonctionnaires de la chambre, vous ne réussiriez pas à former un parlement qui ait quelque intelligence politique. On ne sait pas assez à l’étranger ce qu’il faut de vertu pour être député libéral à Berlin. En sortant de l’université, les jeunes gens qui se destinent au service de l’état se préparent pendant trois ou quatre ans à leur examen, souvent ils attendent plusieurs années encore avant d’attraper une place de 500 thalers. C’est de cette place qu’ils vivent ; s’ils la perdaient, ils seraient sur le pavé de la dépendance complète ; mais au bout d’un certain temps ils se redressent, et c’est dans cette classe d’hommes, qui semblaient voués à l’éternelle soumission, que le gouvernement a souvent rencontré ses plus courageux adversaires. Voilà, je pense, qui fait honneur à la dignité prussienne. Quant aux autres, avocats, fabricans, pendant qu’ils donnent leur temps et leurs peines à la chose publique, leurs affaires chôment, et ils trouvent, en rentrant chez eux, un formidable arriéré à liquider. Aussi ne peuvent-ils guère s’occuper des intérêts de l’état dans l’intervalle de deux sessions. C’est pour cela que M. de Bismarck les traite de dilettanti. Il en parle à son aise. Si nos députés avaient des rentes et qu’ils pussent consacrer douze mois par an à leur violon, ils deviendraient, eux aussi, des artistes. Puisse le dieu tutélaire de la Prusse donner des lumières à nos conservateurs ou des loisirs à nos libéraux ! Puisse-t-il aussi faire croître en nombre et en force ces conservateurs libéraux qui sont plutôt une fraction de parti qu’un parti, mais qui pourront un jour nous rendre des services ! Pour le moment, c’est le génie qui nous gouverne, et cela coûte très cher. Nous n’avons pas encore acquitté les arrérages de Sadowa. »

En attendant que le dieu tutélaire de la Prusse exauce ce triple vœu, il devrait l’aider à réformer sa constitution. La Prusse a adopté le système des deux chambres, lequel n’est salutaire, n’est praticable qu’à la condition que la chambre haute joue le rôle de modérateur, et se constitue en cour d’appel politique. Quand l’un des partis dominans d’un pays exerce la prépondérance dans la chambre élective et que le parti adverse vient se grouper dans la chambre haute en masse compacte, quand ces deux partis sont de telle nature que toute conciliation est impossible entre eux, quand on est assuré d’avance que si l’une des chambres dit oui, l’autre dira non, et que tout projet de loi semblera trop peu libéral à celle-ci, trop révolutionnaire à celle-là, la vie politique devient en quelque sorte impossible. On a inventé les sabots pour ralentir la marche des voitures, non pour l’arrêter. La Prusse semble condamnée à l’enraiement perpétuel. La roue grince, crie, et l’on plaint les chevaux, qui soufflent et piétinent sur place ; mais il se pourrait faire qu’un jour le sabot cassât.


IV

Il semble que dans un tel état de choses le rôle de médiateur appartienne à la royauté, qu’il lui siérait de tenir la balance entre les partis. Il en a été plus d’une fois ainsi. On a vu la couronne user de son ascendant sur ses amis de la chambre des seigneurs pour leur arracher des concessions que le pays réclamait, souvent même elle les a tancés, rudoyés : leurs intérêts ne s’accordent pas toujours avec les siens, ni ses ambitions avec leurs préjugés ; mais dans toutes les questions doctrinales, dans celles qui touchent au principe du gouvernement, elle prend son point d’appui dans le conservatisme. Les préjugés de ses amis lui sont plus souvent utiles que nuisibles. La Prusse, avons-nous dit, offre ce caractère distinctif et original d’être un gouvernement de droit divin fondé sur deux institutions démocratiques, renseignement obligatoire et gratuit et le service militaire universel. Or des principes opposés ne peuvent subsister longtemps face à face, l’un d’eux entreprend sur l’autre. Il ne pouvait manquer d’arriver, ou que le pouvoir se laissât modifier par les institutions, ou qu’insensiblement il les tirât à lui en les faussant. Pour savoir ce qu’est la royauté prussienne, quel esprit l’anime, il suffit d’examiner ce qu’elle prétend faire de l’école et de l’armée.

Il était admis dans les républiques anciennes que l’état doit se charger de répandre parmi les citoyens l’amour du bien public et des lois, de donner à toutes les âmes la même forme par une éducation commune. Dans l’antiquité, tout était simple ; dans les sociétés modernes, tout est compliqué. A Sparte, la religion se confondait en quelque sorte avec l’état ; le prêtre n’était qu’un fonctionnaire civil, et les dieux avaient été sécularisés comme le clergé. L’avènement du christianisme dans le monde a tout changé ; l’église et l’état sont devenus deux puissances absolument distinctes l’une de l’autre, et qui, le plus souvent rivales, engagées dans d’insolubles conflits, poursuivent dans l’éducation des buts différens, quelquefois contraires. L’état se propose de faire des citoyens, l’église de faire des croyans, et les vertus civiques ne s’accordent pas toujours avec les vertus confessionnelles.

La question des rapports de l’église et de l’école est aujourd’hui en Allemagne sur le premier plan. Des bords du lac de Constance jusqu’à Breslau, dans les chambres, dans les congrès comme dans les assemblées populaires, on la discute, on la résout en des sens divers, et partout elle passionne les esprits. Il semble que ce problème offre moins de difficultés dans les pays protestans. Un clergé marié a des intérêts communs avec la société, un clergé national ne dépend point d’un souverain étranger. En Prusse, le roi est le chef, le patron de l’église évangélique, son évêque, et il la gouverne par l’entremise d’un haut conseil ecclésiastique qui relève directement de lui ; mais depuis longtemps la Prusse est devenue par ses conquêtes un pays mixte. Le catholicisme y est dominant dans quatre provinces, Posen, la Silésie, la Westphalie et le pays rhénan ; c’est la religion d’un tiers de la population totale de la Prusse. La royauté prussienne, à qui le sens politique ne fit jamais défaut, a très franchement accepté cette situation ; elle a pris pour règle de sa conduite un système d’équité en matière religieuse auquel on a donné le nom de paritarisme, et Rome a eu rarement à se plaindre de ses relations avec Berlin. « Un ministre ou un prince protestant, a dit un jour M. de Varnbüler, a ce grand avantage dans ses rapports avec le saint-père qu’il ne peut être mauvais catholique. » Il n’en est pas moins vrai que, dans un pays qui possède deux religions nationales, le système de l’éducation officielle et obligatoire présente de sérieuses difficultés. Quelle place l’état y fera-t-il à l’église ? La religion sera-t-elle tenue à l’écart de l’école, et si elle y a ses entrées, comment concilier entre elles les prétentions des deux confessions rivales ? Comment accorder les exigences de l’une et de l’autre avec les droits de l’état ?

Le système qui semblerait à la fois le plus logique et le plus libéral, qui est en effet recommandé par les libéraux, consisterait à donner à l’école un caractère essentiellement laïque. L’état professerait le principe que, dans une nation où les sujets sont appelés à être des citoyens, où l’esprit public doit prendre la place de l’obéissance servile, une certaine instruction générale est un objet de première nécessité. La loi obligerait tous les enfans à fréquenter l’école jusqu’à l’âge de quatorze ans, et dans cette école ils recevraient un enseignement primaire sans couleur confessionnelle ; ils apprendraient à connaître leur pays, sa géographie, son histoire, et cette morale universelle qui est commune ou supérieure à toutes les confessions. Catholiques ou protestans, la Prusse, par l’intermédiaire du maître d’école, ferait de tous ses enfans des Prussiens aussi raisonnables et aussi honnêtes que possible, des Allemands du XIXe siècle. Quant à l’enseignement religieux, les libéraux ne demandent pas, ce qui pourtant serait conforme au principe, qu’il soit simplement facultatif, et que sur ce point l’état s’en rapporte à la liberté des pères de famille, aux décisions de leur conscience. Ils estiment que cet enseignement doit être obligatoire comme le reste et se donner dans le local de l’école ; ils demandent seulement qu’on le mette à part, qu’on le distingue soigneusement des études communes à tous, et que ce soit la seule branche de l’instruction populaire qui dépende du clergé et soit soumise à son inspection. Bref, pour nous servir de leur langage, ils désirent que l’école prussienne soit une école non-confessionnelle, où les enfans de toute confession acquièrent les notions techniques et les idées morales qui leur sont nécessaires à tous, quelles que soient leurs croyances ; mais ils désirent aussi que cette école soit hospitalière pour tous les cultes, et que chaque confession soit invitée à y venir enseigner son catéchisme particulier.

Ce système aurait quelque chance d’être agréé d’une partie des catholiques prussiens à la condition que les libéraux se joignissent à eux pour réclamer du pouvoir l’absolue liberté d’enseignement, et cette prétention nous paraît légitime. « Que l’état, disent les catholiques, établisse à nos frais communs des écoles officielles où l’enseignement religieux soit considéré comme une sorte d’appendice ou de luxe, nous y consentons ; mais veuille, remarquer qu’un grand nombre de pères de famille catholiques ou protestans ont des principes absolument différens des vôtres. Ils tiennent que la religion n’est pas le superflu de l’école, qu’elle en est le nécessaire ; qu’elle n’est pas le couronnement de l’éducation, qu’elle en est la racine ; qu’elle doit tout inspirer, tout pénétrer de son esprit ; qu’il y a une manière catholique et une manière protestante d’enseigner la géographie et l’histoire, que la loi naturelle est d’une efficacité douteuse ; que la religion n’est rien sans un dogme positif, ni la morale sans un credo et une sanction ; que croire en Dieu est peu de chose, qu’il s’agit de croire à un certain Dieu. Voudriez-vous contraindre le père de famille à envoyer son enfant dans une école où manquerait ce qui est à ses yeux l’âme et l’essence même de l’éducation ? Vous êtes trop libéraux pour cela. Nous vous accordons vos écoles non-confessionnelles ; en retour, unissez-vous à nous pour obtenir de l’état qu’il nous octroie la pleine liberté de fonder des écoles confessionnelles à l’usage de ceux qui font passer leur confession avant tout. » Les libéraux n’ont pas l’air d’entendre cette requête, qui les dérange ; mais le gouvernement, qui a l’oreille fine, l’entend, et il en tire des conclusions dont ne se peuvent réjouir ni les catholiques éclairés ni le libéralisme conséquent.

Le gouvernement prussien a très peu de goût pour la liberté absolue de l’enseignement, telle qu’elle se pratique en Belgique. Ce ne sera jamais de ce côté qu’il ira chercher ses modèles. Il n’aurait garde d’encourager outre mesure l’enseignement privé, ni de biffer l’article de loi qui astreint quiconque veut fonder une institution particulière à subir un examen et à démontrer qu’il possède les qualités et les connaissances nécessaires au métier. En revanche, il s’empresse de reconnaître que le premier devoir de l’école est d’éduquer plus que d’instruire, et que la religion est le fondement même de l’éducation. La loi naturelle, la morale indépendante, ne lui plaisent guère ; ce sont de faibles palliatifs contre l’esprit d’insubordination et de discussion. Aussi bien la théorie de l’école laïque est solidaire de la théorie de l’état laïque, laquelle n’est point admise en Prusse. A Berlin, l’état se reconnaît pour chrétien, et si l’article 12 de la constitution proclame la liberté religieuse, l’article 14 déclare que la religion chrétienne est la base de toutes les institutions qui sont en rapport avec l’exercice de la religion, article très vague et très compréhensif, où l’enseignement, bien malgré lui, se trouve englobé. Le gouvernement prussien, qui est très avisé, sait bien que, si dans l’école publique la religion n’était qu’un objet secondaire, il s’ouvrirait bientôt nombre d’écoles confessionnelles où elle serait le fondement de tout. Aussi s’est-il converti depuis longtemps au principe de l’école confessionnelle, et il se fait un devoir d’en établir deux partout où les confessions se balancent. Il n’entend pas que son double clergé se dérobe à sa direction pour lui faire concurrence ; il aime bien mieux l’attirer chez lui, en lui rendant sa maison agréable, en l’organisant selon son cœur. Il sait que la religion est le plus puissant de tous les moyens de gouvernement ; curés ou pasteurs, il n’importe, tout peut servir, et son habile politique lui rapporte ce double profit de discipliner la religion en l’enchaînant par ses bienfaits et de l’employer à discipliner ses peuples.

Ce qui était depuis bien des années la pratique du ministère prussien, il vient d’en faire un corps de doctrines, et il a livré son secret dans le nouveau projet de loi que M. de Mühler a présenté récemment à la chambre des députés, et qui ne peut manquer de rencontrer de vives résistances et dans le camp libéral et dans les rangs des catholiques, s’ils sont prévoyans, s’ils craignent les rois et leurs bienfaits. Ce projet renferme trois dispositions principales. Il assigne à la religion la première place dans l’école, et, pour qu’on n’en puisse douter, il confère l’inspection officielle de tous les établissemens primaires au clergé, qui tiendra le maître d’école dans sa main ou sous ses pieds, à la seule chargé de référer au ministère de toutes les mesures qu’il pourrait prendre, et de s’assurer de son agrément, Enfin, au mépris d’une disposition constitutionnelle, la gratuité de l’enseignement est abolie, mais l’obligation est maintenue, et tout père de famille qui négligera d’envoyer l’un de ses enfans à l’école sera passible d’une amende ou de quelques jours de prison. On ne peut dire plus clairement : « nous abolissons la gratuité en conservant l’obligation, parce que vous pourriez vous imaginer que toute charge imposée aux peuples par le gouvernement leur confère un droit corrélatif et équivalent, ce qui est contraire à nos principes, selon lesquels le peuple doit tout sans qu’on lui doive rien, Nous tenons beaucoup à ce que vos enfans fréquentent nos écoles ; nous leur apprendrons à lire, à écrire, à chiffrer, et nous inviterons le clergé des deux confessions à venir s’assurer que notre arithmétique et notre géographie sont orthodoxes ; il s’assurera aussi que notre catéchisme est le bon, et que le maître d’école ne se permet pas d’y faire des ratures ou des retouches inspirées de l’esprit du siècle. Nous désirons que le clergé se plaise chez nous, qu’il y soit heureux et comme chez lui. Nous avons le droit d’espérer qu’il sera sensible aux faveurs dont nous le comblons, que le catéchisme, mis par nous à la place d’honneur, se montrera reconnaissant, qu’il se souviendra que toutes les obéissances sont solidaires, et qu’il vous enseignera non-seulement vos devoirs envers le ciel, mais vos devoirs envers nous. » Voilà comment la royauté prussienne prétend faire d’une institution essentiellement libérale, dont elle a dénaturé l’esprit, un instrument de discipline. La discipline ! que de fois nous avons répété ce mot ! C’est qu’en écrivant sur les affaires prussiennes, c’est toujours le premier et le dernier qui vient sous la plume.

Il en est de l’armée comme de l’école. L’invention des Stein et des Scharnhorst a été détournée de son véritable esprit, elle n’a point eu toutes les conséquences politiques qu’on en pouvait attendre. Le service militaire universel est une institution libérale et démocratique ; dans les pays où il est pratiqué sincèrement, on peut dire que l’armée est le peuple, et que le peuple est l’armée. Les Prussiens aiment à se vanter qu’il en est ainsi chez eux : nous possédons, disent-ils, la seule armée vraiment nationale ; nous n’avons pas de soldats de profession, parce que chez nous le soldat c’est tout le monde. L’étranger qui arriverait à Berlin pénétré de cette idée ne tarderait pas à éprouver un certain étonnement ; il est difficile d’y passer huit jours sans s’apercevoir qu’il n’est pas d’autre ville en Europe où règne à ce point l’esprit militaire. La Prusse a mille mérites ; mais on ne saurait lui accorder qu’elle donne à la toge le pas sur l’épée. Dans les états du roi Guillaume, l’épaulette jouit de toutes les préséances ; l’uniforme y est le grand porte-respect ; qui l’a une fois endossé a peine à le quitter, et tel personnage, s’il s’avisait de se promener en redingote dans la rue, ferait autant de sensation que s’il y paraissait en robe de chambre. Durant le séjour que le prince Napoléon fit à Berlin, la foule se pressa plus d’une fois sur ses pas, attirée par la curiosité de contempler un prince en habit bourgeois. Cela n’est pas étonnant dans une ville où le président du conseil, beaucoup plus célèbre en Europe par son génie de diplomate que par sa qualité de colonel d’un régiment de cavalerie de la landwehr, se croit cependant obligé, quand il assiste aux séances du parlement, de ne se point séparer de son uniforme et de son casque. Le chancelier de la confédération du nord ne fait rien qu’à bon escient ; il connaît son pays et ce qu’on y vénère. Un journaliste fort connu nous racontait qu’il était allé voir un jour M. de Bismarck, lequel, après une heure d’entretien, le congédia et le reconduisit jusqu’au seuil de son cabinet, où il s’arrêta, suivant son visiteur du regard. Le journaliste avait à traverser une antichambre qui a deux issues, l’une de face, grande et large, l’autre de côté, petite porte dérobée qui ressemble à une porte de dégagement ou de service. Il s’en allait sans penser à rien, quand un éclat de rire le fit tressaillir, et se retourner. « Vous venez de me faire faire pour la centième fois, lui cria M. de Bismarck, une expérience intéressante. Tous les militaires qui sortent de chez moi s’en vont droit devant eux gagner la grande porte que voici, tous les civils obliquent à gauche et se dérobent modestement par la petite. »

L’organisation militaire de la Prusse est sans doute admirablement entendue, puisqu’elle lui a donné l’une des meilleures armées de l’Europe ; à ne la juger qu’au point de vue politique, il est difficile, convenir qu’elle ait le caractère libéral qu’on se plaît à lui attribuer. Tant vaut le principe, tant vaut l’institution ; mais certains gouvernemens se font un jeu d’escamoter les principes. Il est dans l’esprit du service universel, lequel exclut toute exemption et tout privilège, que les grades soient accessibles à tous, qu’ils soient considérés, non comme le partage exclusif d’une classe, mais comme une fonction conférée par l’état aux plus méritans. C’est ce qu’avaient compris en 1808 les inventeurs du système ; leurs idées n’ont pas fait souche, et après eux on est revenu bien vite aux anciens erremens. Sur deux cent huit généraux que possède actuellement l’armée prussienne, neuf seulement sont bourgeois. Cela répond du reste, si l’on excepte toutefois les armes savantes, où la bourgeoisie a su se faire sa place. Tandis qu’en France l’esprit démocratique de la société s’impose aux institutions les moins libérales, en Prusse l’esprit de caste supplante partout l’égalité, là même où la loi l’avait mise. Autre caractère du service militaire universel : il ne rapproche pas seulement l’officier du soldat en faisant du soldat un officier en espérance, il rapproche aussi le soldat du citoyen en faisant du soldat un citoyen en uniforme. Point de classe militaire, et l’armée soumise autant que possible au droit commun, voilà ce que réclame la logique du système. Que devient ce principe quand le soldat relève de tribunaux spéciaux, qui n’offrent pas même, comme en France, la garantie de la publicité, et dont toutes les délibérations sont enveloppées d’un religieux mystère, lorsque les enquêtes s’appliquent à atténuer ou à faire évanouir le délit, lorsque des violences exercées par des officiers sur des citoyens sont souvent punies de peines dérisoires, lorsque dans tout démêlé avec l’autorité civile le dernier mot reste toujours à l’administration militaire, et qu’on peut voir ce qu’on a vu dernièrement en Hanovre, un général faisant démolir de son chef un monument privé que protégeait contre lui la décision d’un tribunal ? Si un tel état de choses engendre beaucoup moins d’abus qu’on ne s’y attendrait, cela tient uniquement à la modération, à l’esprit de conduite du militaire prussien, qui a l’habitude de se respecter ; mais il avait raison, ce libéral qui disait : Il me déplaît que ma sûreté dépende de la vertu d’autrui. — « Durera-t-il longtemps encore, dit M. Gneist, ce régime qui livre la vie, la santé, la liberté, l’honneur et la fortune d’une population aux autorités militaires, sans protection légale et sans contrôle juridique, de telle sorte que la constitution de l’état et les tribunaux ordinaires ne subsistent plus que par tolérance ? Il est certain que la plupart des conflits sont prévenus ou écartés par la sagesse des chefs et de l’administration militaire ; mais il importe que la voie légale reste ouverte pour faire au besoin triompher le droit par la contrainte… » Et il ajoute que l’armée prussienne constitue actuellement une classe à part, un état dans l’état ; on ne peut trouver quelque chose d’analogue, dit-il, que dans l’église romaine du moyen âge, qui, pour tout ce qui concernait les personnes et les maximes d’administration, refusait obéissance aux lois civiles.

C’est à ce point de vue qu’il convient d’apprécier le fameux conflit que suscita la nouvelle loi militaire et qui fit si grand bruit. Il semble d’abord qu’il s’agissait dans cette querelle de cinq ans d’une simple question d’économie et de compétence, le roi s’attribuant la faculté de réformer l’armée sans avoir à demander à la chambre autre chose que les subsides nécessaires, la chambre revendiquant d’une part son droit de voter sur le principe, et de l’autre s’opposant aux nouvelles charges qu’on allait faire peser sur le pays. Des intérêts plus importans encore étaient engagés dans le débat : le projet de réforme était un pas de plus dans la voie du militarisme, une atteinte grave a ce qui pouvait rester de libéral dans l’institution. La partie vraiment nationale d’une armée est la landwehr. ; le soldat en service actif a pour patrie ses quartiers, pour magistrat le drapeau ; il sent plus ou moins la caserne, et il aspire peut-être au bivouac. Une loi militaire est libérale en raison inverse de la durée qu’elle assigne au service actif ; la plus libérale de toutes est celle qui ne retient le citoyen sous les drapeaux que le temps strictement nécessaire pour son instruction, et qui se hâte de le renvoyer dans ses foyers en ne le soumettant plus qu’à un service intermittent. À ce compte, l’homme ne fait que traverser la caserne, il n’a pas le temps d’y oublier qu’il est citoyen ; c’est à l’état de lui rappeler dans l’occasion qu’il est soldat. Une telle armée peut faire merveille dans une guerre défensive ou patriotique. Ces réserves et cette landwehr qui, aidées d’héroïques volontaires, ont contribué si puissamment à renverser Napoléon Ier, n’avaient eu qu’une instruction très courte. L’impitoyable vainqueur d’Iéna avait interdit à la Prusse d’entretenir sous les drapeaux plus de 42,000 hommes. Pour éluder cette tyrannique exigence, Scharnhorst créa des cadres permanens où de nouvelles recrues se succédaient sans cesse à de courts intervalles. Au bout de trois ans, on avait 150,000 hommes prêts à entrer en campagne. En Prusse, il suffit de quelques mois pour fabriquer un soldat. On l’a bien vu en 1813 ; mais un gouvernement qui pour se battre a besoin de sa landwehr doit renoncer aux guerres de fantaisie. La landwehr est une armée qui se marie, qui a ses chaumières et ses charrues, qui raisonne aussi, qui a tout à la fois des affaires et des idées. À plusieurs reprises depuis 1815, l’armée prussienne avait été mobilisée, et la landwehr avait paru se demander si c’était bien la peine, si on avait eu des raisons suffisantes de la déranger, d’interrompre le cours de ses idées et de ses affaires.

La réforme que le roi Guillaume annonça dès 1860 à la chambre, et qu’il lui imposa de son autorité, était destinée à mettre fin à ces causeries intérieures de la landwehr. Jusqu’alors, le soldat prussien avait passé deux ans sous les drapeaux, trois dans la réserve. Le nouveau projet l’astreignait à sept années de service dans l’armée active, dont trois sous les drapeaux. En revanche, le service dans la landwehr était réduit de quatorze à neuf. Du même coup, la levée annuelle était portée de 40,000 à 63,000 hommes. Il en résultait qu’une mobilisation ordinaire laissait les hommes de la landwehr dans leurs villes et leurs villages ; on pouvait dorénavant se passer d’eux. Par cette réforme, le gouvernement prussien atteignait un double but : il avait sous la main un outil dont il pouvait se servir à sa guise et qui lui assurait la liberté de ses mouvemens, et comme il est essentiellement éducateur, en augmentant le contingent annuel et la durée du service actif, il s’assurait également le moyen de mieux façonner son monde à l’obéissance. Une armée où passent presque tous les hommes valides, où les officiers appartiennent presque tous à une classe conservatrice par naissance et par principes, où les recrues sont retenues assez longtemps à la caserne pour en contracter l’esprit, assez longtemps sous la discipline pour en prendre à jamais le pli, une armée ainsi constituée est une admirable école de respect et de docilité, un merveilleux complément dans l’éducation d’un peuple au catéchisme enseigné par ordonnance de la police. On crée ainsi, non une armée nationale, mais une nation militaire et gouvernable. D’une institution libérale et démocratique, le système qui régit actuellement la Prusse a fait un instrument de dressage et de gouvernement.

L’un des embarras intérieurs de la Prusse est l’opposition radicale, absolue, que se font deux chambres incapables de s’entendre et même de se comprendre. Son autre maladie politique est l’omnipotence d’une administration qui se dérobe à tout contrôle, qui interprète les lois et les institutions contrairement à leur esprit et dans le sens de ses intérêts. Ce que le gouvernement prussien a fait de l’armée et de l’école, il le fait de la constitution elle-même : il la traduit à sa façon, et, comme il a la force en main, il faut bien que son interprétation soit la bonne.

On sait comment la Prusse s’est transformée de monarchie absolue en monarchie constitutionnelle. Du 3 février 1847 au 31 janvier 1850, elle a eu quatre constitutions. La-première lui fut octroyée ; œuvre personnelle du roi Frédéric-Guillaume IV, c’était une charte selon le cœur de la royauté, et qui renfermait les suprêmes concessions qu’elle fût disposée à faire à ses sujets. Une chambre, formée de la réunion des diètes provinciales, acquérait le droit de voter les nouveaux impôts et un simple droit de délibération législative. Les Hohenzollern ne sont pas seulement des soldats, plusieurs d’entre eux furent orateurs. Dès le XVe siècle, on vit succéder à Albert, surnommé Achille, Jean, surnommé Cicéron. Frédéric-Guillaume IV, qui était un homme de beaucoup d’esprit, aimait à parler, — on lui a même reproché de trop parler ; — mais ce qu’il disait était toujours précieux à recueillir. On en pourrait faire un manuel qu’on intitulerait recueil de maximes à l’usage des princes qui sont obligés d’accorder une constitution à leurs peuples et qui désirent connaître la manière de s’en servir. « Je sais, dit-il à cette chambre qu’il avait convoquée, je sais qu’avec les droits que je vous octroie je confie dans vos mains un précieux trésor de libertés. Ce fut le bon plaisir de Dieu de rendre la Prusse grande par l’épée, par l’épée de la guerre au dehors, par l’épée de l’esprit au dedans ; mais l’esprit dont je parle n’est pas l’esprit de négation du siècle, c’est l’esprit d’ordre et de discipline. De même que dans un camp une seule tête doit commander, de même, sous peine de déchoir de leur grandeur, les destinées de ce pays doivent être dirigées par une seule volonté. Sans doute un roi de Prusse commettrait un crime, s’il exigeait de ses sujets la docilité des esclaves ; il en commettrait un plus grand encore, s’il n’exigeait d’eux ce qui est la couronne de l’homme libre, l’obéissance au nom de Dieu et de la conscience. »

Survint la révolution de 1848, et le peuple prussien, qui n’estimait pas que son seul droit fût d’obéir, se donna cette fois une constitution à sa guise, laquelle, selon le mot des royalistes purs, soumettait la couronne à l’oppression d’un parlement. La couronne ne tarda pas à en appeler ; l’assemblée nationale fut dissoute, et le roi remplaça la charte qu’elle avait votée par une autre qui lui plaisait moins cependant que celle de 1847 ; mais il se réservait d’en effacer tout ce qui pouvait compromettre son autorité et sa puissance. La révision se fit, et cette constitution expurgée est aujourd’hui la loi du royaume. Elle renferme nombre de dispositions libérales qui pouvaient inspirer des inquiétudes ; toutefois on avait tant légiféré depuis trois ans qu’il fallait en finir, et Frédéric-Guillaume IV se dit très sagement qu’une constitution est peu de chose, que le grand point est la façon de l’interpréter. Au surplus il pouvait se rassurer. La chambre élective n’avait que le droit de voter les nouveaux impôts, elle ne pouvait toucher aux impôts existans ; quel moyen avait-elle de faire prévaloir ses idées ? C’était un parlement, mais un parlement désarmé. D’autre part, la chambre des seigneurs était là pour protéger la couronne contre le droit d’initiative qu’on avait concédé aux députés bourgeois. Composée des princes de la famille royale, des comtes et des princes médiatisés, de l’élite des grands propriétaires fonciers et d’hommes de confiance, cette chambre haute était véritablement le camp retranché, les forts détachés de la royauté. Le langage que tint le roi en prêtant serment à cette quatrième charte était exactement le même qu’il avait tenu en 1847. « Pour que cette constitution soit viable, dit-il, il est absolument nécessaire qu’elle me rende le gouvernement possible. En Prusse, le roi doit gouverner, non parce que tel est son bon plaisir, mais parce que c’est l’ordre et la volonté de Dieu. Un peuple libre sous un roi libre, telle fut ma devise depuis dix ans, et je n’en changerai pas tant qu’il me restera un souffle de vie. »

Un peuple libre sous un roi libre, — formule magique, insondable, pleine de mystères et de ténèbres ! Où finit la liberté du roi ? où commence celle du peuple ? Assurément les Prussiens jouissent aujourd’hui de certaines franchises, de certains droits ; ils possèdent une certaine liberté de la presse, tempérée, il est vrai, par la saisie administrative ; ils possèdent une autre liberté, bien plus chère aux Allemands et sans laquelle ils ne pourraient vivre, celle de s’assembler et de s’associer ; ils sont encore autorisés à nommer par une élection à deux degrés une chambre qui est maîtresse de refuser les projets de loi qui ne lui conviennent point. Voilà la part du peuple. Quelle est celle du roi ? Un roi de Prusse n’est « libre » que lorsqu’il a le droit absolu de choisir ses ministres selon son goût et sans s’inquiéter s’ils agréent ou désagréent à sa chambre ; il n’est libre qu’à la condition que son armée soit à lui et ne soit qu’à lui, qu’il en puisse disposer comme il lui plaît, et qu’il n’ait à rendre compte qu’à Dieu de sa politique étrangère ; il n’est libre encore qu’à la condition de pouvoir administrer et gouverner comme il l’entend et d’assouplir les lois qui le gênent par les décisions d’une jurisprudence politique dont les interprétations sont indiscutables. Si la chambre des députés, se souvenant qu’elle a part à l’initiative des lois, proposait au gouvernement quelque réforme libérale, il n’aurait pas à prendre la peine de la refuser, la chambre des seigneurs se chargera d’enterrer ce projet mort-né. Ou si, par voie d’interpellation, les députés essayaient d’exercer quelque influence sur la conduite des affaires, ils s’entendraient dire ce qu’on leur a dit si souvent : « Nous respectons infiniment les droits du parlement, pourvu qu’ils soient conciliables avec les prérogatives de la couronne et avec la sûreté de l’état. Nous aurons toujours du plaisir à causer avec vous ; mais ne vous flattez point de nous lier jamais les bras. Croyez-nous, nous sommes meilleurs juges que vous des intérêts du pays, nous représentans à la fois le droit divin et le salut public. » Que le parlement, faute de mieux, s’avise de rayer du budget des dépenses un modeste article de 4,000 thalers destinés aux émolumens de juges suppléans, dont l’indépendance lui est suspecte, on se fâchera tout rouge, on lui dira très crûment, comme dans la séance du 1er décembre 1868 : « Que prétendez-vous avec vos propositions ? Vous avez des volontés, c’est possible ; mais nous vous sommes garans qu’elles ne seront pas exécutées. Ne vous laissez pas tromper par les journaux ; on a voulu vous persuader que moi, ministre de la justice, j’avais des velléités libérales. Il n’en est rien, je vous jure ; je ne suis point libéral, et j’ai moins de penchant encore à coqueter avec les partis. Qu’arrivera-t-il, messieurs ? J’allouerai à mes juges subsidiaires des indemnités qui leur seront payées, et je vous porterai ces indemnités en compte sur le budget. C’est un cas de conflit ; le gouvernement ne l’a pas cherché, mais il est prêt à ramasser le gant. » On ne se fâche pas toujours ; on se contente le plus souvent de déclarer d’un ton superbe et dégagé que le centre de gravité politique ne réside pas dans les assemblées, qu’il ne leur appartient point de rien décider, que la Prusse n’est pas et ne veut pas être un pays parlementaire, qu’il faut abandonner le soin de conduire les affaires à ceux qui les connaissent… On sait le reste. Un peuple libre sous un roi libre ! En y réfléchissant, on découvre que la chose n’est pas aussi mystérieuse qu’il semblait, que c’est à peu près le contraire du parlementarisme. Pourtant cette définition n’épuise pas les profondeurs occultes de la formule magique. C’est plus qu’une formule, c’est un dogme de théologie politique, et l’on sait que Frédéric-Guillaume IV était connaisseur en théologie comme en beaux-arts. Les dogmes ne s’expliquent pas ; il faut s’incliner, renoncer à comprendre et se ! soumettre. Credo quia absurdum.

Tout observateur désintéressé qui fait un séjour de quelque durée en Prusse ne peut manquer d’éprouver deux impressions également vives. Il ne pourra se défendre d’admirer les qualités fortes, solides et saines de ce peuple, la vigoureuse constitution d’une société où, du roi jusqu’à l’artisan, chacun est tenu de s’employer pour la chose publique, et où personne ne songe à discuter son devoir. D’autre part, il aura le sentiment que la Prusse est dans une situation tendue, qu’ainsi que le confessait un jour M. de Bismarck, la royauté absolue, qui n’a point abdiqué, s’y trouve en présence de la monarchie constitutionnelle, l’une avec ses prétentions d’un autre âge, ses légions d’employés, sa police tracassière et impérieuse, l’autre avec d’heureux commencemens de self-government) d’administration libre, — que l’une ne peut plus convenir au peuple, que l’autre est insupportable à la couronne, — que chacune des parties adverses tire à soi la constitution, que le conflit est toujours prêt à renaître, nuage éternellement suspendu sur Berlin, et que nul pays n’a un problème intérieur plus difficile à résoudre. On n’a guère à craindre que cette situation équivoque et pénible se dénoue par une émeute ; on ne peut présumer non plus que le parti libéral consente à faire sa soumission, il a pour lui l’esprit du siècle. Il faut désirer que la couronne cède, qu’elle se résigne à n’être plus « libre. »

« Cela se fera, nous dit un Prussien, n’en doutez point. Les Hohenzollern prouveront au monde qu’un roi de Prusse peut unir aux vertus militaires, au sentiment du devoir, à l’esprit d’application de ses ancêtres, le courage de la pensée et cette générosité du caractère qui a confiance dans la liberté et se plaît aux choses difficiles. Il faut d’abord que le système actuel s’use, ses embarras financiers toujours croissans l’y aideront, après quoi notre tour viendra. Sans doute l’entreprise ne sera pas aisée ; on aura contre soi l’esprit militaire et la chambre des seigneurs. Les découragés prétendent aussi que les hommes nous font défaut, que le régime parlementaire ne peut s’en passer, que tricoter est une chose charmante, mais qu’il faut pour cela de la laine et des aiguilles, que les aiguilles nous manquent, qu’elles sont toutes passées dans nos fusils. C’est se noircir l’esprit à plaisir. Au fond, qu’avons-nous besoin d’hommes de génie ? Le talent et l’honnêteté nous suffisent. La Prusse est une machine supérieurement montée ; seulement les ressorts sont trop tendus, il faut les détendre et les huiler, diminuer nos charges et augmenter nos droits, et, sans détruire nos institutions, les appliquer dans un esprit vraiment libéral. Nous sommes le peuple le plus éduqué de l’Europe. La discipline est une admirable préparation à la liberté ; mais il est bien temps, de reconnaître que notre éducation est terminée et de nous mettre hors de page. Les Allemands rendent justice à nos qualités. Ce qui les éloigne de nous, c’est notre esprit de caste, notre bureaucratie, notre police politique, notre militarisme. Ils nous diraient volontiers ce que votre Corneille fait dire par Cornélie à César : Que de vertus vous nous faites haïr ! A Stuttgart, on nous reproche de n’être pas aimables, et on nous appelle les Macédoniens de l’Allemagne. Quand nous joindrons la liberté à la discipline, quand nous aurons le gouvernement que nous méritons, on conviendra que les Macédoniens sont des Grecs, et on se décidera peut-être à nous aimer. »


VICTOR CHERBULIEZ.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre.
  2. Verwaltung, Justiz, Rechtsweg, Dr Rudolf Gneist, Berlin 1869, p. 61 et 62.
  3. Un Prussien d’esprit distingué, qui connaît l’Italie, nous disait : « J’ai éprouvé souvent à Florence un étonnement mêlé de dépit. J’entendais de vrais ignorans, dénués de ces connaissances élémentaires que possèdent tous nos Prussiens, prononcer sur les choses de la vie ou de la politique des jugemens pleins de finesse et de cette originalité naturelle qui est si rare chez nous, »
  4. Voilà trois ans écoulés, et la Prusse n’a pas encore exécuté l’article 5 de la paix de Prague, par lequel elle s’engageait à rétrocéder au Danemark les districts du nord du Slesvig. Toutes les fois que les réclamations danoises ont réussi à se faire entendre dans le parlement prussien, elles ont excité sur tous les bancs la plus vive hilarité. « C’est une chose des plus comiques pour les députés prussiens, lisons-nous dans le Dagbladet du 10 novembre, que 200,000 Danois qui croient pouvoir en appeler à leur bon droit. Invoquer les traités contre la Prusse leur parait une naïveté si bouffonne, que c’est à qui en fera des gorges chaudes. »