La Protestation de l’Alsace-Lorraine en 1874/02

La protestation de l’Alsace-Lorraine en 1874
Ch. Gailly de Taurines

Revue des Deux Mondes tome 45, 1918


LA PROTESTATION
DE
L’ALSACE-LORRAINE
EN 1874

II[1]

Inscrit pour parler après M. Teutsch, l’abbé Winterer s’apprêtait à le remplacer à la tribune, quand, d’un geste, le président l’arrêta soudain : « J’ouvre, dit-il, la discussion au sujet de la proposition déposée. La parole est à M. le député Dr Raess. » Le député Dr Raess n’était autre que l’évêque de Strasbourg.

À ce nom, grand fut l’étonnement de tous les Alsaciens et Lorrains. Dans les arrangemens formellement conclus entre eux à Francfort, puis renouvelés à Berlin, aucune intervention n’avait, en dernier lieu, été prévue de sa part. Déjà d’ailleurs, au début de la séance, ils avaient été un peu intrigués par un conciliabule secret de l’évêque avec le président, puis, au moment où le discours de M. Teutsch tirait à sa fin, par l’envoi d’un mystérieux billet du président.

« Que veut dire ceci ? » demandait l’abbé Winterer à ses collègues en regagnant sa place.

Déjà, Mgr Raess était à la tribune : « Messieurs, — disait-il, d’une voix sourde et presque inintelligible, — pour éviter tout malentendu qui pourrait nous atteindre, moi et mes coreligionnaires, je me trouve obligé, en conscience, d’apporter ici une simple explication. Les Alsaciens-Lorrains de ma confession n’ont nullement l’intention de mettre en question le traité de Francfort, conclu entre deux grandes Puissances. Voilà ce que je voulais expliquer ici[2]. »

Quelques applaudissemens accueillirent ces paroles, qui n’avaient été perçues que d’une partie de la salle[3]. Mais, dans le petit groupe des députés alsaciens, elles provoquèrent soudain un sentiment de douloureuse et profonde stupéfaction.

Lorsque l’évêque de Strasbourg descendit de la tribune et, le sourire aux lèvres, rejoignit ses collègues, un silence glacé l’accueillit.

« M. Teutsch, — dit-il, en reprenant sa place à côté de Mgr Dupont des Loges, — a parlé comme un écolier de quatrième, je ne pouvais me taire après un tel langage.

— C’est vous, hélas ! Monseigneur, répondit tristement l’évêque de Metz, c’est vous qui venez de prononcer des paroles qui auront dans tous les cœurs alsaciens les plus douloureux retentissemens ![4] »

Cependant, transmise de bouche en bouche à travers la salle, cette déclaration de l’évêque alsacien recueillait, à mesure qu’elle était connue, la plus joyeuse approbation allemande ; un inexprimable enthousiasme éclata dans la salle : « Pendant un quart d’heure, raconte un témoin oculaire, le président fit de vains efforts pour dominer le bruit et rappeler l’assemblée au calme… Dans les tribunes du public même, le tumulte était indescriptible[5]. » Au milieu du bruit, l’abbé Winterer, selon le droit qu’il croyait avoir à la parole, essayait en vain d’aborder la tribune ; l’accès lui en était strictement refusé par le président qui, en toute hâte, maintenant que la petite manœuvre fondée sur la vieillesse et la fatigue de l’évêque de Strasbourg avait si bien réussi, se hâtait, suivant le plan combiné d’avance, d’étouffer définitivement le débat.

« Une demande de clôture, dit-il, m’a été remise par trois membres de l’Assemblée. Je la mets aux voix. »

Pour approuver la clôture, en un instant, la salle entière fut debout.

En proie à une violente émotion, M. Teutsch, s’élançant de nouveau à la tribune : « Par ce vote, commença-t-il, la discussion est close… » Il ne put achever : « Personne ici, déclarait le président, n’a la parole à présent. »

De sa voix puissante, M. Teutsch put cependant s’écrier : « Nous nous abandonnons à Dieu, nous nous abandonnons au jugement de l’Europe !

— « Alors, — ricana le vieux baron hessois Nordeck zur Rabenau, très lier de son triste jeu de mots, — alors vous voilà bien abandonnés ![6] »

Suivi de quelques-uns de ses collègues d’Alsace et de Lorraine, M. Teutsch quitta la salle ; les autres demeurèrent à leur place, tandis que le président, avant de mettre aux voix la motion des Alsaciens-Lorrains, en faisait donner lecture par un secrétaire. Répétons-la, encore ici :

« Plaise au Reichstag de décider que la population d’Alsace-Lorraine qui, sans avoir été consultée à ce sujet, fut annexée à l’Empire allemand par le traité de Francfort, soit appelée à se prononcer spécialement sur cette annexion. »

Le silence s’était rétabli, et ces mots retentissaient tristement aux oreilles des quelques députés d’Alsace et de Lorraine demeurés dans la salle.

« Je prie ceux, proclama le président, qui ont l’intention d’appuyer cette proposition, de vouloir bien se lever. »

A la grande hilarité de toute l’assistance, les députés alsaciens-lorrains présens demeurèrent assis. Seuls, comme isolés au milieu d’un désert, quelques hommes courageux se levèrent ; ils étaient exactement vingt-deux : douze députés polonais, représentans d’une pairie déchirée et martyrisée depuis un siècle par la Prusse ; sept socialistes ; un libéral, M. Sonnemann, directeur de la Frankfurter Zeitung, qui se donnait comme le représentant avoué et unique de l’idée républicaine au Reichstag[7] ; le Hanovrien Ewald et le Danois Kryger.

Le Centre tout entier, oubliant soudain les avances intéressées qu’il avait faites aux catholiques alsaciens-lorrains, se dressait sans hésitation contre eux.

L’un des Polonais, M. Niegolewski, étonné de l’abstention des Alsaciens-Lorrains présens et l’attribuant à ce que leur ignorance de la langue allemande ne leur avait pas permis de comprendre l’avertissement du président au sujet du vote, eut beau réclamer une nouvelle épreuve par scrutin nominal. « Je pense, répliqua le président, avoir exactement et de point en point observé le règlement. Je ne puis rien de plus, et il ne peut être question d’un nouveau vote sur une chose définitivement réglée. Nous passons donc à un autre objet de l’ordre du jour : première délibération du projet de loi sur la vaccination obligatoire. »

Ainsi la lourde conscience germanique s’imaginait avoir réussi, sans trop de bruit, à étouffer sous la « vaccination obligatoire » la Justice, le Droit, les nobles revendications de tout un peuple opprimé !

Au procès-verbal de cette triste séance sont annexées quelques explications de votes : « Nous déclarons, — disent les huit députés alsaciens-lorrains demeurés dans la salle, les abbés Winterer, Sœhnlin, Simonis, Pliilippi, Guerber, et MM. Ch. Abel et Louis Hartmann, — que nous sommes restés assis, non pour voler avec la majorité, mais pour nous abstenir, et que nous avons agi ainsi parce qu’on nous avait enlevé, par la clôture du débat, la possibilité d’expliquer notre sentiment… »

Fièrement, les députés polonais, pénétrés de cette idée toute chrétienne et latine que la force ne peut primer le droit, affirmaient : « Nous, Polonais, avons déjà, dans la précédente législature, déclaré que nous ne pouvons adhérer au principe de la prépondérance matérielle momentanée en vertu duquel l’Alsace-Lorraine devait être annexée comme prix de la victoire. Nous avons exprimé nos craintes au sujet des effets qu’entraînerait, pour la liberté, la civilisation et la moralité de l’Europe, une acquisition de territoire faite par ta violence… Nous n’avons pu voter l’annexion parce que nous nous refusions à empiéter sur les droits des peuples à disposer d’eux-mêmes[8] »

Les signataires de ces paroles généreuses, — leurs noms doivent être rappelés, — étaient MM. Wladislas Taczanowski, député de Wrzesnia ; Wlad. Niegolewski, député de Poznan ; Erasmus Parczewski, député de Schwelz ; J. Choslowski, député de Gniezno ; Th. Kozlowski, député de Inowraclaw et Mogilno ; Edouard Kegel, député de Krotoschin ; Michel Kalkstein, député de Berent ; J. Zoltowski, député de Buk et Kosten ; Eustache Rogalinski, député de Schroda ; le prince Roman Czartoryski, député de Kroeben ; L. Rybinski, député de Neustadt ; et Antoine Donimirski, député de Conitz.

Les socialistes disaient, eux aussi ; soutenant les mêmes idées de justice, réprouvant les mêmes principes de violence : « Nous avons voté pour la motion Teutsch parce qu’elle implique une protestation contre les annexions violentes et condamnées par le droit des gens. » Avaient signé : Julius Wahlteich, Augustus Geib, W. Hasenclever, Otto Reimer, W. Hasselmann, Johann Most, Julius Motteler, et avec eux Léopold Sonnemann, le seul républicain de l’assemblée. Haï de M. de Bismarck, malmené par le pouvoir, M. Sonnemann, sorti tout récemment de prison, usait ainsi de la liberté qui lui était momentanément rendue pour venir au Reichstag, en soutenant des principes si formellement contraires à ceux du gouvernement, se préparer peut-être un nouveau cachot.


IV

À la nouvelle de l’inconcevable attitude de l’évêque de Strasbourg, une immense vague de colère et d’indignation souleva toute l’Alsace. « Rétractez vos paroles, ou donnez votre démission », enjoignaient à Mgr Raess d’innombrables dépêches ; « désavouez votre collègue, » prescrivaient-elles aux autres députés.

Ceux-ci d’ailleurs n’avaient pas attendu les injonctions de leurs électeurs et, dès l’ouverture de la séance suivante, le lendemain, jeudi 19 février, le député catholique lorrain, M. Eugène Pougnet, se leva pour déclarer : « J’ai une réclamation à élever contre le procès-verbal. On y lit que M. le député Raess, évêque de Strasbourg, aurait parlé au nom de ses coreligionnaires. Je pose ici cette question : Ce mot a-t-il vraiment été prononcé ? Nous ne l’avons pas entendu, quant à nous. S’il l’a été, je suis en mesure de vous déclarer que Monseigneur a parlé en son propre nom, et nullement au nom des députés catholiques d’Alsace et de Lorraine[9]. »

C’est d’un commun accord entre tous les députés alsaciens-lorrains catholiques qu’avait été rédigée cette déclaration. Par déférence, pour un vieux prélat, leur propre évêque, et pour lui épargner l’humiliation d’entendre ainsi séparer sa cause de celle de tous ses collègues, deux des prêtres députés d’Alsace prirent soin, pendant la lecture de la protestation de M. Pougnel, de demeurer dans la salle des pas perdus, prêts à retenir au passage Mgr Raess. Il eut la sagesse de ne point paraître[10].

Après ce formel désaveu des paroles de Mgr Raess, les huit députés catholiques résolurent de ne pas quitter Berlin, comme l’avaient fait déjà Mgr Dupont des Loges et les députés protestans. Ils espéraient par leur présence au Reichstag pouvoir, à l’occasion, être utiles à leur cause ; attitude d’ailleurs qui n’était nullement blâmée par ceux des Alsaciens-Lorrains qui avaient préféré s’éloigner : « Gardez-vous bien, dans vos correspondances, — disait au correspondant d’un journal français, l’un des députés protestans au moment de quitter Berlin, — gardez-vous de mettre en suspicion le patriotisme des députés d’Alsace-Lorraine qui resteront ici pour défendre leurs intérêts religieux. Nous comprenons leurs motifs et nous les respectons. Pour nous, nous n’avons que faire ici[11]. »

Au milieu de ses collègues, presque tous prêtres et qui, par devoir de discipline, demeuraient envers lui respectueux, mais glacés, l’attitude de Mgr Raess avait cessé d’être souriante et devenait embarrassée, honteuse, tristement humiliée.

Dans une lettre datée « Salle du Reichstag, 20 février 1871, » l’abbé Simonis, député de Ribauvillé et Sainte-Marie-aux-Mines, annonce au curé de la Madeleine : « Je vous écris à la gauche de Monseigneur, à qui j’ai mis votre dépêche sous les yeux. C’est la deuxième que je lui montre… », puis, après avoir mentionné l’étonnement de tous au moment où, contrairement à ce qui avait été convenu, l’évêque de Strasbourg prononça ses-mal heureuses paroles, l’abbé Simonis donne ces précisions : « Le soir, nous étions bien embarrassés ; nous rédigeâmes un projet pour désavouer l’évêque. Voici ce qui fut fait : Pougnet monta à la tribune pour déclarer que Monseigneur n’avait parlé qu’en son nom ». Puis l’abbé Simonis prend soin d’expliquer pourquoi quelques-uns de ses collègues et lui croient devoir demeurer au Reichstag : « Comptez que les Prussiens auront maintes occasions d’entendre les protestations des Alsaciens-Lorrains. Nous sommes tous d’accord ; nous tenons à maintenir le champ de bataille[12]. »

Autour de lui, le malheureux évêque ne trouvait que désapprobation, vide, silence. Avec ses collègues, tout lien de sympathie, de pensée commune était rompu. L’un des députés, l’abbé Guerber, au nom de tous ses collègues catholiques, adressa, le 21 février, aux journaux, une note collective, relatant, les faits avec exactitude et appréciant avec une ferme sévérité la conduite inattendue de l’évêque : « Monseigneur l’évêque de Strasbourg, dit-il, ne devait point prendre la parole, A l’insu de tous ses collègues, cédant à l’impression du moment, en présence de l’exaspération du Reichstag, il crut devoir déclarer qu’il n’entendait pas mettre en question le traité de Francfort. Il échappa à Sa Grandeur de dire qu’elle parlait au nom des catholiques… Le lendemain, au début de la séance, M. Pougnet déclara, au nom de tous ses collègues catholiques d’Alsace-Lorraine, que Mgr Raess n’avait parlé qu’en son nom[13]. »

Après ce désaveu collectif, pleuvaient les lettres de désapprobation individuelles : entre autres, l’abbé Sœhnlin, député de Colmar, écrivait de Neuf-Brisach, à un ami, le 26 février : «… Je dois vous redire que nous n’avons pas attendu les nouvelles d’Alsace pour déclarer que nous n’acceptons en aucune manière la teneur des déclarations de Monseigneur… Je ne puis que vous confirmer que les paroles de Mgr l’évêque de Strasbourg sont un acte absolument isolé qui n’a jamais pu et ne pourra jamais engager la responsabilité d’aucun de ses collègues[14]. »

Enfin le député catholique de Château-Salins et Sarrebourg, M. Ch. Germain, adressait au Moniteur universel, dont le correspondant avait avancé que M. Teutsch « n’avait pas communiqué d’avance aux deux évêques le texte de son discours, » une formelle rectification, précisant avec détail les entrevues préliminaires de Francfort et de Berlin, et attestant à nouveau l’accord absolu de tous jusqu’au moment de l’étrange défection de l’évêque de Strasbourg : « Je n’ai pas, concluait M. Germain, à rechercher quels sont les motifs qui ont pu déterminer Mgr Raess à prendre l’attitude qui lui a valu, — après les insultes qui nous avaient été prodiguées, — les applaudissemens du parlement allemand ; ce que j’affirme, c’est que mon collègue et ami Teutsch a agi avec la plus entière loyauté, c’est que ce qu’il a dit et dit hautement, pour notre honneur à tous, avait été convenu d’avance et était connu de chacun de nous. La conduite de Mgr Raess vis-à-vis de ses collègues est donc absolument injustifiable et ne saurait être atténuée par aucune espèce d’explication[15]. »

Noyé dans ce déluge de réprobation, l’évêque de Strasbourg, en une lettre adressée au Journal d’Alsace’ et communiquée en même temps à Paris au journal catholique le Monde, essayait de pénibles explications. Après avoir constaté avec mélancolie que ses paroles lui ont valu et continuent à lui valoir « une avalanche d’injures et de malédictions, » il avoue avoir signé « à son corps défendant » la motion de M. Teutsch, pour ne pas se séparer dès le principe de ses collègues alsaciens-lorrains, conservant toutefois l’espoir « de trouver… une occasion favorable d’expliquer ou de rectifier la pensée en ce qu’elle pouvait présenter de discutable et de moins correct. »

Il expose ensuite l’accueil de haine fait par le Reichstag au discours de M. Teutsch ; « m’étant douté, ajoute-t-il, de cette déplorable issue, j’avais, avant l’ouverture de la séance, fait demander à M. le président si, le cas échéant, il m’accorderait la parole, quoique deux de mes collègues l’eussent déjà demandée. Mon intention était de calmer la Chambre en donnant une courte explication de notre position vis-à-vis du traité de Francfort. Ma demande ne m’ayant pas été immédiatement accordée, ni refusée, je ne songeais plus à prendre la parole quand, vers la fin du discours Teutsch et au milieu d’un effroyable tumulte, le président m’offrit, par un billet, la parole. Ma réponse étant affirmative, je dus, en montant à la tribune, prendre une résolution aussi prompte qu’inattaquable au point de vue doctrinal et du droit public. Le calme se rétablit aussitôt, et je pus faire entendre les paroles suivantes, fidèlement reproduites par la sténographie : (suit le texte des malheureuses paroles). Ne pouvant taxer purement et simplement de non avenu le traité de Francfort, ni voulant l’accepter purement et simplement dans toutes ses conséquences, j’ai, pour conserver à la discussion le champ ouvert et libre, choisi un moyen terme et une expression qui, tout en respectant le traité, ne nous empêchait pas d’en faire ressortir et d’en attaquer les conséquences déplorables pour l’Alsace-Lorraine, et nous per : mettait de rester au Reichstag pour défendre nos droits et présenter fructueusement nos griefs et nos vœux… Tout cela ne prouve pas que l’annexion ait jamais eu mes sympathies… Si donc messieurs nos collègues n’obtiennent pas de la France et de l’Allemagne la suppression du traité de Francfort, qu’ils ne fassent pas de la politique de sentiment… et que ceux qui font de l’agitation et ne cessent de m’accabler d’injures, soit des villes d’Alsace, soit même de l’intérieur de la Fiance, me permettent de rester sur le terrain de la bonne doctrine, du droit public et de la saine raison ; qu’ils renoncent à la manie de créer des complications à la France et à l’Allemagne et à appeler sur l’Alsace de nouvelles rigueurs, aussi longtemps qu’ils n’auront pas à leur disposition une armée de douce cent mille hommes pour venir déchirer le traité de Francfort[16]. »

Quelle pâteuse et trouble explication ! Que de « moyens termes » et de distinguo ! L’expression est digne des sentimens. Le culte de la force, l’acceptation bénévole du droit qu’elle crée, cela n’est ni alsacien, ni français, ni latin, ni chrétien. Par le cœur et par l’esprit autant que par l’apparence physique, Mgr Raess était bien Allemand.

Edmond About, comme patriote lorrain, ne put retenir, contre Mgr Raess, la verve de sa plume acérée : « Lorsque, écrit-il dans le XIXe Siècle, les députés allemands, mis en gaieté par un sublime appel à la conscience des hommes et à la justice de Dieu, eurent fini de rire, on vit monter à la tribune un gros vieillard apoplectique… évêque par l’habit, vigneron par le type et bien connu d’ailleurs comme marchand d’un petit vin jaunet qu’il impose aux curés de son diocèse. » Puis, après avoir relaté les malheureuses paroles de l’évêque, la stupéfaction profonde et l’irritation douloureuse qu’elles avaient produites en Alsace, il ajoute : « Pour nous qui connaissons l’homme, son passé, son tempérament, son caractère, son âge, les circonstances de son élection et les manœuvres qui l’ont retourné, le fait est naturel, j’allais dire excusable. Quoiqu’il soit né dans le Haut-Rhin, il a terminé ses études en Allemagne, il y a vécu longtemps, il a professé la théologie à Mayence, il y a publié ses livres, il y écoule une partie de ses récoltes… Considérez d’ailleurs qu’il a quatre-vingts ans… Il ne s’est pas montré bien héroïque en face de l’invasion. Pendant le siège de 1870, lorsque Paris, trompé par une fausse nouvelle, le croyait martyr et célébrait en son honneur un service funèbre, il dînait pacifiquement à la table de M. de Bismarck-Bohlen. Personne n’eut songé à présenter son nom aux électeurs de Schlestadt, si un mot d’ordre parti d’Allemagne n’eût annoncé le succès de plusieurs candidatures cléricales et demandé du renfort en Alsace. Le maire révoqué de Schlestadt, seul candidat populaire, refusait le mandat ; un particulariste se mettait sur les rangs, il fallait aviser d’urgence : on prit Mgr Raess, faute de mieux, mais sans illusion. Aussitôt nommé, il s’en fut chez M. de Moeller, président d’Alsace-Lorraine, attester les dispositions conciliantes dont il était animé. A Berlin, sa vieille et débile personne était un but tout désigné aux grands politiques qui voulaient entamer à tout prix l’unanimité de nos quinze représentans. L’empereur lui donna audience la veille ou le jour même de la protestation ; nous avons lieu de supposer qu’un tel homme d’Etat… eut bon marché d’un octogénaire usé comme l’évêque Raess. L’acte de défaillance que les journaux allemands exploitent à qui mieux mieux ne prouve rien, sinon qu’un de. nos quinze mandataires était un homme fini, c que nous savions tous[17]. »

En Alsace, l’hostilité contre Mgr Raess prenait une violence croissante. Sur le bureau du malheureux évêque, s’accumulaient les adresses, les dépêches, les lettres de protestation ; les unes déférentes, les autres résolument injurieuses. A Schlestadt, le comité même qui avait mis en avant et soutenu la candidature de Mgr Raess s’empressa, dès le lendemain de la séance du Reichstag, d’adresser à M. Teutsch un télégramme de remerciement pour son attitude, et de blâme pour celle de leur député[18]. Deux textes différents de protestation circulèrent ensuite dans la circonscription ; « Malgré, — disait l’une à Mgr Raess, — la vénération que nous devons à votre grand âge ; à la haute dignité ecclésiastique dont vous êtes revêtu, le souci de notre honneur et des sentimens que vous avez outrageusement blessés nous oblige… à protester… etc…[19]. » L’autre était plus violente : « Nous croyons, disait-elle, qu’après avoir rempli la France et l’Allemagne du bruit de votre défection vous jugerez à propos… de renoncer à l’honneur de nous représenter au Reichstag. Nous venons vous sommer de rendre votre siège… Recevez, monsieur le député, les civilités compatibles avec les sentimens que nous venons de vous exprimer[20]. » A Strasbourg également circulaient deux protestations : l’une et l’autre s’accordaient pour réclamer avec la même énergie la démission du député.

Le mouvement de réprobation s’étendait à l’Alsace entière : Colmar parlait de la « sénile défaillance » du prélat[21], et les catholiques de Mulhouse exprimaient leur douloureuse surprise de ce que, « parmi les députés d’Alsace, il se fût trouvé un homme… qui reniât, sans explication et sans motif, les opinions de ceux qui l’avaient élu. Et cet homme, — continuent-ils, — quel est-il, monseigneur ? C’est celui que, depuis trente ans, nous avions appris à vénérer comme le chef de notre clergé, comme notre père à tous !… Vous avez pris la parole et il vous a suffi de quelques instans pour semer la division et la tristesse dans toute l’Alsace… » A Wasselonne, la population catholique exprime sa tristesse « pour le pénible mais sacré devoir qui se pose de protester contre les paroles déplorables de Mgr Raess[22]. » De Sainte-Marie-aux-Mines, les électeurs envoient une dépêche à leur député, l’abbé Simonis, pour le/ sommer de désavouer publiquement, à la tribune, les paroles de Mgr Raess[23] ; par une autre dépêche, ils expriment à M. Teutsch leurs « remerciemens patriotiques » et leur « sympathique adhésion[24]. »

Ce n’était là encore que la manifestation pour ainsi dire officielle du mouvement de réprobation contre l’évêque de Strasbourg ; mais dans les villes, dans les campagnes, l’hostilité populaire se manifestait de façon bien plus violente : vitres brisées par la foule à Strasbourg au Palais épiscopal[25] ; et, dans le village natal même de Mgr Raess, — ce délicieux petit village de Sigolsheim, blotti, non loin de Colmar au milieu des vignes, dans un vallon verdoyant, au pied des Vosges couronnées de ruines, — la maison patrimoniale du vieil évêque avait été insultée, et ses vignes, des vignes de famille qu’il cultivait avec amour, avaient été arrachées ; si bien que, pour rétablir l’ordre et protéger un prélat qui l’avait si bien servie, l’autorité prussienne dut faire venir à Sigolsheim deux compagnies d’infanterie[26].

Sur les motifs auxquels avait obéi Mgr Raess, les racontars populaires allaient leur train : on lui a offert, disaient les uns, de créer en sa faveur un archevêché réunissant les deux évêchés actuels de Strasbourg et de Metz ; bien mieux, disaient les autres, le gouvernement allemand veut faire de lui le chef des « Vieux catholiques » (une secte schismatique qui recueillait alors, de M. de Bismarck, quelques sourires et quelques faveurs intéressés) ; il deviendrait une sorte de pape in partibus[27].

Contre l’évêque de Strasbourg, les nombreux protestans d’Alsace qui, en vue de leurs revendications nationales, avaient cru devoir donner leur voix au prélat, étaient maintenant dans une véritable fureur, et cette fureur, ils retendaient au clergé tout entier : « Depuis trois jours, lit-on dans une correspondance adressée au Niederrheinische Kurier de Strasbourg, les prêtres sont injuriés dans la ville ; on leur lance à la figure les noms de traîtres, de menteurs ; c’est vous, leur dit-on, qui avez vendu l’Alsace à la Prusse[28]. »

Et pourtant, le clergé lui-même, tout en demeurant, au point de vue ecclésiastique, fidèle à ses devoirs d’obéissance envers son évêque, n’hésitait pas à réprouver ouvertement sa conduite politique et à se séparer entièrement de lui. Les journaux d’Alsace, — tous plus ou moins sous la coupe de l’autorité prussienne cependant, — sont alors pleins de nombreuses lettres de protestation ecclésiastique : « Monseigneur n’a derrière lui ni son clergé ni ses fidèles[29], » dit un prêtre ; et un autre avec ce cri vibrant de sincérité : « le clergé de Strasbourg est dans une bien douloureuse situation », envoie au Niederrheinische Kurier l’adresse que cinquante prêtres de Strasbourg ont signée pour exprimer à M. Teutsch leur admiration et leur gratitude, ne pouvant publiquement blâmer leur évêque[30]. Quelques jours plus tard, le 25 février, de Rochberg où il s’était retiré depuis son départ de Berlin, M. Teutsch envoyait à l’abbé Delsor, professeur au petit séminaire de Strasbourg, chargé de lui transmettre cette adresse, ces remerciemens du cœur : «… Nous n’avons jamais douté, mes collègues et moi, que les catholiques d’Alsace-Lorraine et en particulier le clergé si patriotique du votre ville n’approuvassent la pensée qui a inspiré mon discours. Nous avons toujours cru que la défaillance de Mgr de Strasbourg lui était toute personnelle, mais nous ne vous en sommes pas moins reconnaissais, dans l’intérêt de notre cause, d’avoir publiquement affirmé vos sympathies[31]. »

Renié par ses collègues, par ses électeurs, par ses fidèles, par son clergé même, le vieux prélat, en ce tragique isolement, ont, — suprême honte, — à subir les emphatiques éloges de toute la presse allemande ! Ce fut sa fin. Traînant désormais une existence solitaire, fui de tous, au point que, à son entrée dans la cathédrale de Strasbourg, les fidèles se détournaient pour éviter sa bénédiction[32], le malheureux mourut, plus de dix longues années plus tard, le 17 novembre 1887, poursuivi jusque dans la tombe, jusque dans l’avenir, par la lourde gratitude allemande. Dans le recueil officieux publié à Leipzig pour commémorer tous les hommes marquans de l’Allemagne, l’Allgemeine deutsche Biographie, un long article lui est consacré, énumérant avec complaisance ses nombreux travaux de théologie publiés en Allemagne. Après l’éloge pourtant, cet article se termine ainsi : « Mais le sol de Berlin lui fut fatal. Lorsque, après la protestation du député Teutsch devant le Reichstag, il déclara que les catholiques du pays d’Empire reconnaissaient la paix de Francfort, son rôle était fini. Son clergé, surtout le plus jeune, ne voulut rien savoir et se dressa contre lui en une hostilité ouverte. Dans son plus proche entourage et jusque dans son Séminaire, circula une adresse de protestation indignée. Lorsqu’il mourut, aucun évêque, aucun ecclésiastique alsacien ne voulut prononcer son oraison funèbre ; ce fut le doyen de la cathédrale de Mayence qui s’en chargea ; et, pour que l’incident ne pût prêter à erreur, le Bulletin ecclésiastique du coadjuteur et successeur de Mgr Raess écrivit : « Il eût été difficile pour un Alsacien de prononcer cet éloge funèbre. L’évêque d’Angers, "Mgr Freppel, Alsacien, qui assistait à la cérémonie, n’aurait pu le faire, n’y songea même pas, car il était nécessaire d’étendre un voile sur certains côtés d’ombre dans la vie de l’évêque, côtés que l’histoire, quant à elle, ne pourra jamais voiler ; ces côtés d’ombre, c’étaient ses déclarations devant le Reichstag en 1874[33]. »


V

Si les tristes déclarations de Mgr Raess avaient mérité en Allemagne d’emphatiques et accablantes approbations, c’est avec une fureur enragée qu’y furent accueillies les fières paroles de M. Edouard Teutsch. La presse germanique tout entière écumait : « Comédie ! » aboyait la Gazette de Spener. « Farce ! » hurlait plus haut encore la National Zeitung ; et la Norddeutsche Allgemeine Zeiung, mêlant le miel adressé à Mgr Raess au fiel destiné à M. Teutsch, écrivait : « Le silence respectueux avec lequel les quelques paroles du vieil évêque de Strasbourg ont été écoutées prouve suffisamment avec quelle attitude le Reichstag allemand eût accueilli une digne expression des sentimens alsaciens-lorrains… C’est malgré elle que l’assemblée a cédé publiquement à l’irrésistible impression comique que produisit sur les diaphragmes le tragique surexcité de ce bouffon, lorsqu’il déclamait et gesticulait au nom de l’Alsace-Lorraine. À ce député qui porte un nom respectable. Teutsch, un nom qu’il s’efforçait de démentir et de renier, sa langue maternelle pouvait-elle ne pas être familière ? L’accent étranger qu’il s’était donné en commençant son bredouillement affecté fut bientôt laissé de côté… Dans l’assemblée de Bordeaux, il n’était pas possible à ce même monsieur d’être aussi inintelligible avec son mauvais français qu’il l’a été hier avec son allemand comprimé… C’est avec regret que nous reconnaissons dans le député Teutsch réellement le compatriote. Il y a une sorte d’Allemands qui, maintenant, espérons-le, va disparaissant : les natures allemandes de valets pour lesquels tout ce qui est étranger semble distingué. Sous une livrée française, regarder par-dessus l’épaule son cousin le paysan, ce fut pendant des siècles l’ancienne façon de la valetaille allemande[34]. »

La valetaille allemande est ici assez bien dépeinte ; mais, en fait de bassesse, peut-on trouver mieux que cet article ?

Après l’injure, l’ironie, ironie épaisse et lourde, à l’allemande : « Nous espérons, — dit, à propos du superbe appel de M. Teutsch au jugement de Dieu et à celui de l’Europe, — nous espérons que Dieu aura pitié des Français, et aussi des Fransquillons égarés. Pour ce qui est de l’Europe, nous croyons que M. Teutsch se fait grandement illusion sur Ios sentimens de cette dame, car les temps où Europe se laissait séduire par un taureau sont depuis longtemps passés[35]. »

En présence de l’attitude des Alsaciens, le pouvoir prussien lui-même se montrait inquiet et nerveux, multipliant les vexations, les rigueurs, arrêtant à la poste les journaux français, faisant saisir chez tous les commerçans, papetiers, marchands d’estampes et d’objets d’art, horlogers, orfèvres, magasins de nouveautés, avec le soin méticuleux que peuvent appliquer à pareille besogne des policiers prussiens, toutes les gravures, emblèmes, portraits, cartes géographiques, statuettes, jouets tricolores et autres objets suspects de tendances subversives[36]. Un petit buste de l’Alsace voilée de deuil fut tout spécialement proscrit[37].

En même temps, trente-neuf curés des arrondissemens de Sarrebourg et Château-Salins étaient cités à comparaître, le 18 mars, pour répondre à la grave accusation d’avoir lu en chaire un mandement de l’évêque de Nancy[38] !

Dans certains organes de la presse allemande, se laisse entendre, pourtant, une note moins furibonde : le Börsen Kurier affiche, — y avait-il à cela quelque motif financier ? — des sentimens à peu près humains. Les journaux catholiques et notamment la Germania, tout en couvrant naturellement de fleurs Mgr Raess, s’efforcent d’épargner les injures aux autres Alsaciens-Lorrains. Même tendance parmi les journaux démocratiques ; dans la Frankfurter Zeitung, M. Sonnemann, son directeur, après avoir rendu hommage à la « passion nationale surexcitée à un degré éminent » qui animait M. Teutsch et les Alsaciens-Lorrains, traite au contraire de « grotesque et sauvage » le spectacle que lui avait donné le Reichstag dans la triste séance du 18 février[39].

Les journaux socialistes, tels que le Courrier de Franconie, de Nuremberg, étalent aussi les plus généreux sentimens ; mais, en dehors de quelques chefs courageux, comme Liebknecht et Bebel, capables d’affronter le cachot, d’exposer même leur vie pour la défense de leurs idées, qu’était donc alors et de quoi était capable le parti social-demokrat allemand ?

Cette année-là, un « appel aux travailleurs allemands, » inséré dans le Neu Social-Démokrat du 1er mars, invita tous les groupes ouvriers de Berlin à célébrer avec éclat l’anniversaire du 18 mars, jour du soulèvement de la Commune de Paris. Cette date du 18 mars était justement aussi celle des troubles révolutionnaires survenus à Berlin en 1848 et durant lesquels, devant la fureur du peuple, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV, qui en devint fou peu après, dut, tremblant de peur, subir la honte de se découvrir, sur le seuil même de son palais, devant les cadavres des victimes de ses soldats. Tous les ans, depuis lors, une cérémonie avait lieu sur la tombe de ces combattans des barricades. Cette année, pour la première fois, les démocrates l’oublièrent ; le 18 mars parisien prit la place du 18 mars berlinois, et, de cette substitution, le gouvernement prussien se frotta les mains : les souvenirs révolutionnaires du voisin lui plaisaient beaucoup plus que les siens.

« Nous nous sommes trouvés là, — raconte un journaliste français présent à cette fête révolutionnaire allemande, — au milieu de quinze cents personnes très paisibles, dont un tiers de femmes et d’enfans, rangés par familles autour de tables carrées et soupant avec philosophie au milieu d’un nuage de fumée si épais que, d’une table, on dislinguait à peine la table voisine. Rien ne peut donner une idée de cette tabagie démocratique et idyllique. » Après un discours débité par le député social-demokrat Hasenclever, flanqué d’un agent de police en superbe uniforme, on entonna, sur l’air de la Marseillaise, l’hymne du travailleur allemand, das Lied des deutschen Arbeiter :


Allons, amis du Droit et de la Vérité,
Le jour est arrivé d’accourir sous nos drapeaux,
..............…
Suivons la voie hardie
Que nous a tracée Lassalle[40] !


Des chansons ! Le Droit et la Vérité n’avaient rien de plus à attendre de ces farouches et doux révolutionnaires berlinois.

Dans, quelques autres organes allemands, une certaine appréhension se faisait jour : les ricanemens et les cris de la séance du 18, se demandait-on, avaient-ils été bien habiles ? « Toute cette affaire est obscure, — écrit la Kreutz Zeitung, organe attitré des vieux conservateurs prussiens, — et pour l’éclaircir, il eût mieux valu que le Reichstag écoutât avec plus de calme… On aurait pu alors repousser la motion avec plus de dignité[41]. »

Bien plus encore : un vague sentiment de crainte en face du mystérieux avenir commençait à angoisser certains cœurs : « Le peuple allemand conduit à l’appauvrissement, à la ruine économique et sociale, au désespoir, tout cela, — dit le journal catholique de Munich, le Vaterland, — c’est le fruit amer de la dernière « guerre sainte » contre la France. » Après avoir ensuite énuméré les formidables ressources à engloutir en dépenses militaires, suivant les projets proposés : « ces chiffres ne font-ils pas frémir ? demande le journal, surtout quand on songe que M. de Moltke fait entrevoir au peuple allemand le maintien de cet état de choses pendant cinquante ans[42] ! »

Décidément, les grossiers éclats de rire du Reichstag, les sinistres plaisanteries de la Norddeutsche allgemeine Zeitung et de la Gazette de Spener sonnaient faux, et ce qui avait réellement porté, c’était la menaçante prédiction de M. Teutsch : nouvelles guerres, nouvelles ruines, nouveaux massacre » ! « Quand on rapproche, écrit le correspondant berlinois du XIXe Siècle, cette sombre prédiction du récent discours de M. de Moltke, il en est plus d’un qui ne peut s’empêcher de frémir[43]. »

En France cependant, sur le pénible incident Raess, la presse gardait l’attitude la plus réservée, la plus correcte, la plus digne ; c’était pour elle, comme le faisait sagement observer le Journal des Débats, un rigoureux devoir d’attendre le jugement de l’Alsace et de la Lorraine avant de prononcer le sien : « Pour qui connaît le caractère des populations alsaciennes, disait le correspondant de ce journal, c’est mal se recommander auprès d’elles que d’empiéter, même par sympathie, sur les droits dont elles sont jalouses[44]. »

Aussi, n’est-ce que le 15 mars, près d’un mois après la séance du Reichstag, que, dans ce même journal, John Lemoinne publia ces lignes si douloureusement émues et si pleines d’une claire vision de l’avenir : « Les discussions du Parlement allemand ont offert, dans ces derniers temps, le plus profond intérêt pour la France, et c’est cependant en France qu’on s’en est le moins occupé. La presse française est à cet égard beaucoup moins libre que la presse des autres pays ; nous sommes forcés de garder, sinon le silence, au moins la plus dure réserve sur nos propres affaires. Nous nous y soumettons parce que notre premier devoir, quand il s’agit des relations de notre gouvernement, quel qu’il soit, avec les étrangers, est d’obéir à la nécessité et de consulter avant tout l’intérêt du pays. Il nous a été cruel de ne pouvoir applaudir, comme nous l’aurions ardemment voulu, aux patriotiques protestations des représentans de l’Alsace et de la Lorraine ; mais nous sommes obligés de reconnaître qu’eux seuls avaient le droit de les faire…

« Réduits comme nous le sommes à l’impuissance… nous nous bornons à observer l’effet que produisent, sur le reste de l’Europe, les manifestes de M. de Moltke et de M. de Bismarck… Or, les déclarations de M. de Moltke ne sont certainement point faites pour tranquilliser l’Europe, et l’on peut voir qu’elles ont jeté, chez toutes les nations de notre continent, une inquiétude justifiée…

« M. de Moltke a raison de dire que ce que l’Allemagne a conquis en six mois par la force, elle sera obligée de le défendre par la force pendant cinquante ans. C’est là ce qui a jeté une sorte de consternation dans l’Europe, et partout l’on s’écrie : « Quoi ! Cinquante ans, un demi-siècle sous les armes ! La « culture abandonnée, l’industrie, ruinée, la civilisation violemment refoulée, les enfans élevés pour le carnage, l’humanité renvoyée à l’état barbare, voilà ce qui nous est réservé !… « La France n’a pas autre chose à faire que d’attendre en trait vaillant, en produisant, en réparant ses forces, et en laissant « les autres nations sentir et calculer le poids de la puissance « qui l’a remplacée[45]. »

Au bruit de baïonnettes et de canons soulevé par M. de Moltke, l’Europe en effet commençait à prêter une oreille inquiète ; la « paix » qu’il proposait ne séduisait personne ; l’Allemagne, disait-il, devait l’« imposer ; » or, sur la douceur de cette contrainte, le récent martyre de l’Alsace-Lorraine et du Sleswig, le martyre plus ancien et plus douloureux encore de la Pologne, fournissaient de trop sanglans témoignages. L’Europe commençait, — la lourde plaisanterie du pédant germanique rédacteur de la Gazette de Spener portait beaucoup plus loin et ailleurs qu’il n’avait cru, — à s’effaroucher singulièrement des galanteries du taureau.

C’est de Russie que partit le premier cri d’alarme : « Les hommes d’Etat et feld-maréchaux allemands, écrivait le journal la Voix, de Pétersbourg, auront beau protester de leur grand amour pour la paix, l’Allemagne n’en joue pas moins avec le feu et désirera tôt ou tard la guerre, puisque nous la voyons, dès aujourd’hui, malgré la prééminence certaine de ses forces militaires, changer son budget, contredire son économie proverbiale pour étendre davantage ses immenses arméniens…

« Le comte de Moltke a fait allusion à la nécessité où l’armée de l’Allemagne pourrait se trouver de faire face en deux directions opposées… Il a dit encore : « l’obtention d’une partie de la France ou de la Russie nous aurait seulement embarrassés, nous n’aurions su qu’en faire. » Ces paroles, croyons-nous, mériteraient foi et pourraient dissiper les soupçons qui pèsent sur la tranquillité de l’Europe si les Allemands prouvaient par des faits qu’ils n’ont pas besoin des possessions d’autrui, dont les habitans ne veulent pas appartenir à l’Allemagne et qu’ils ne sauraient qu’en faire.

« Les faits malheureusement prouvent le contraire et le lendemain même du discours du comte de Moltke et de ses paroles sur les abstentions des Allemands du bien d’autrui applaudies au parlement, un député d’Alsace, M. Teutsch, protesta contre l’annexion à l’Allemagne de l’Alsace-Lorraine, en disant que les Allemands sont, loin de s’abstenir de la propriété d’autrui… En présence du Sleswig et de l’Alsace-Lorraine [l’écrivain russe omet de mentionner la Pologne], les journalistes allemands, les députés au parlement, les hommes d’Etat de l’Allemagne auront beau parler de l’amour de la paix de la nation allemande et de son abstention du bien d’autrui, ces paroles résonneront partout dans le désert, excepté en Allemagne, parce que les faits les contredisent…

« Nous autres Russes, nous nous trouvons dans une position plus favorable envers l’Allemagne que d’autres nations. Nous savons que l’Allemagne est bien persuadée qu’il n’y a rien à prendre chez nous. Le moindre essai de ce genre enflammerait le sentiment national russe qui ne se calmerait point avant que l’agresseur n’ait reçu la punition méritée. Il ne serait point sans danger de provoquer la haine d’une nation jeune, fraîche, profondément patriotique… Nous savons apprécier l’amitié de l’Allemagne, parce que nous désirons avant tout le repos. Ses provocations n’ont rien de redoutable pour nous qui connaissons notre force et savons ce dont le peuple russe est capable quand on touche à lui[46]… »

Un tel article devait, en Allemagne, soulever des fureurs : quoi ! cette Allemagne impeccable et souveraine, on "osait s’en prendre à elle, contester sa parole, jeter le soupçon sur sa « paix ! » La Gazette de Spener fulmine, dénonce avec indignation « la manière haineuse » dont la Voix a parlé du discours du feld-maréchal de Moltke et de la motion du député Teutsch, puis elle affecte de railler dédaigneusement « la crainte superstitieuse » que les Russes ont du prétendu désir que l’Allemagne nourrit de s’annexer tôt ou tard les provinces de la Baltique… « La Russie, — remarque l’impitoyable Gazette, mettant bien, cette fois, le doigt sur la plaie — a-t-elle donc jamais rendu elle-même un lambeau des pays qu’elle a conquis, depuis les rivages glacés de la Finlande jusqu’à l’embouchure du Pruth ; un seul lambeau de cette ceinture d’annexions six fois plus grande que toute l’Allemagne ? Et supposons que la Russie soit un Empire constitutionnel, qu’on y convoque un parlement, sur quelles motions finnoises, polonaises, lithuaniennes, tartares et circassiennes ce parlement n’aura-t-il pas à voter ?… La nouvelle loi militaire de la Russie implique un effectif de 750 000 hommes, presque le double de celui de l’Allemagne d’après la nouvelle loi. La Russie construit sans cesse de nouveaux forts sur ses frontières du côté de l’Autriche et de l’Allemagne, organise tout son réseau de chemins de fer au point de vue stratégique, fixe la largeur de ses voies ferrées de façon qu’elles soient impraticables pour tout le matériel roulant de l’Allemagne. Eh bien ! l’Allemagne a-t-elle jamais considéré ces mesures de précaution comme une menace ? »

Généreuse indulgence ! L’Allemagne veut bien ne pas considérer comme une menace les mesures défensives prises par sa voisine ; combien le « Tu la troubles ! » de la fable serait ici de saison s’il ne s’agissait de deux loups ! De la Prusse à la Russie la réplique était en effet trop facile, et le martyre de la Pologne établissait, hélas ! entre elles la commune fraternité du crime.

La presse de Vienne montrait, — chose remarquable, — une. indépendance assez courageuse : le 22 février, la Tage Presse publie un article si vif contre les prétentions allemandes, que le journal français le XIXe Siècle, auquel son correspondant l’avait envoyé, déclare : « Nous l’avons lu avec une vive émotion, mais la prudence nous défend de le publier, quoiqu’il ait paru en Autriche. Nous ne sommes pas en Autriche[47]. »

A Rome, si les milieux de la jeune revendication nationale se montrent entièrement sympathiques aux protestations alsaciennes-lorraines, ce n’est pas sans quelque tristesse que nous pouvons constater, en revanche, dans certains organes de l’entourage du Vatican, une lamentable tendance à accepter la thèse germanique de la force créatrice de droits : « Les paroles de Mgr Raess, dit le journal l’Unita cattolica, ont été mal reproduites. En effet, l’évêque de Strasbourg reconnaissait la légalité du traité de Francfort, mais il faisait des réserves sur sa légitimité… Il est certain que l’évêque de Strasbourg est très chagrin d’être, avec son peuple, séparé de la France, mais c’est la France elle-même qui a accepté cette séparation après une guerre injuste que l’empereur des Français avait déclarée à la Prusse[48]. »

Chez les Anglais, le sentiment qui domine à propos de ces incidens, c’est un sentiment de pitié quelque peu dédaigneuse envers ces pauvres gens qui ont si mal su défendre leur patrimoine et leur liberté. Quant à eux, Anglais, que leur importent ces querelles continentales ? Ils n’ont point à en connaître ni à s’en mêler ; ce n’est pas leur affaire, l’empire des mers leur suffit. Très justement tiers de l’intangible liberté britannique, ils se bornent à plaindre, en toute générosité de cœur, ces voisins sympathiques auxquels de pénibles circonstances interdisent de parler avec la même hauteur de ton qu’eux-mêmes : « En Angleterre, — écrit le Times, propos des comminatoires réclamations adressées par l’Allemagne au gouvernement français au sujet de certains mandemens d’évêques, et de la suppression, pour deux mois, du journal l’Univers, coupable d’avoir reproduit ces mandemens, — en Angleterre, nous considérerions comme audacieusement présomptueux tout gouvernement étranger qui viendrait demander au nôtre de désavouer les paroles et les écrits de personnes sur lesquelles il n’a aucun contrôle et dont il n’est nullement responsable. Mais nous devons admettre que la position de la France et de son gouvernement était assez exceptionnelle pour excuser un écart des habitudes ordinaires[49]. »

La menace allemande contre l’Europe, contre l’univers même, l’Angleterre, confiante en sa puissance insulaire et maritime, ne l’apercevait pas encore.


VI

Le loyal essai de collaboration avec le parti du Centre tenté par les députés catholiques d’Alsace-Lorraine ne fut pas heureux. Au bout de très peu de temps, ceux-ci s’aperçurent que leur concours était requis sans aucune idée de réciprocité et que l’on prétendait se servir d’eux, mais non les servir.

Le « Centre » ne constituait nullement, comme on le pourrait croire, quelque union religieuse des catholiques vivant sur tous les territoires de l’Allemagne, mais bien un véritable parti politique, avec ses intérêts propres, ses intrigues et ses tares. D’excellens catholiques, les Polonais, s’obstinaient à refuser toute compromission avec ce parti, sentant fort bien que, par ce concours, ils serviraient surtout, non pas des intérêts spirituels et religieux, mais bien plutôt de matériels et positifs intérêts prussiens. Depuis qu’ils se sont laissé éblouir par la puissance et gagner par les maximes prussiennes, beaucoup de catholiques allemands ne sont véritablement plus des catholiques, ne sont même plus des chrétiens, mais les grossiers sectateurs d’où ne sait quelle vieille divinité germanique brutale, fourbe et avide de sang.

Dans les catholiques provinces du Rhin elles-mêmes, si peu germaniques, - si pleines de souvenirs latins, devenues prussiennes avec désespoir en 1815 et qui ont si longtemps gardé le mépris et la haine de leur déplaisant dominateur, les victoires de 1870, la prospérité matérielle inouïe qui s’en est suivie, ont, hélas ! retourné et perverti les populations au point de leur inculquer à elles aussi le culte prussien de la force.

Un livre paru quelques années avant cette guerre nous donne là-dessus des éclaircissemens précieux, c’est un roman écrit par une Rhénane, Clara Viebig, et intitulé : die Wacht am Rhein. L’auteur trace un vivant tableau de mœurs de la contrée. L’odieux Prussien n’y est pas ménagé ; ses ridicules, sa grossièreté, ses tares,, sont étalés avec une évidente complaisance. Puis, après trois cents pages consacrées à dépeindre, avec un réel talent, l’antagonisme profond qui sépare l’aimable population rhénane de la brutalité prussienne, tout à coup, à la trois cent unième, apparaît soudain, en quelques lignes, cette conclusion inattendue : « La prospérité, la gloire dont nous jouissons, c’est pourtant le soldat prussien qui nous les a conquises ! »

Cette conclusion en somme est bien une conclusion germanique : Germani ad prædam, les Germains cherchent la proie, disait déjà Tacite il y a deux mille ans. L’objet de leur cul le n’a pas changé : ils courent à la proie et s’attachent avec frénésie au maître qui la leur donne. Ils ont pour cela trouvé la Prusse et les Hohenzollern, — hauts randonneurs suivant leur nom même, — ils suivront ceux-ci avec l’infatigable dévouement qui fait notre étonnement, notre admiration même, tant, vu de loin, cela ressemble à un noble et chevaleresque sentiment ; mais n’y regardons pas de trop près ; ce dévouement n’est peut-être en réalité ni aussi désintéressé, ni aussi solide que nous le croyons ; il peut avoir une fin, et une fin lamentable. Quand un chef de bande cesse d’enrichir ses fidèles compagnons, il arrive parfois que ceux-ci le pendent.

Ces principes du « droit de la force » chers à tous les Germains, le Centre ne songeait en aucune façon à les répudier ; si l’un de ses organes, le Vaterland, de Munich, émettait, comme on l’a vu plus haut, certaines réserves sur la « guerre sainte » contre la France, ce n’était nullement, qu’on ne s’y trompe pas, par esprit de justice, mais par crainte ; les conquêtes de l’Empire nouveau, on ne les discutait pas, mais on en redoutait les suites ; on désirait les garder, mais sans luttes violentes : cinquante ans sous les armes, de nouvelles guerres, de nouveaux massacres, quelle perspective ! À ces bons Teutons du Centre, la peur tenait lieu d’honnêteté, et ce qu’ils eussent voulu obtenir, c’est la résignation passive, le bénévole consentement des opprimés : « Reconquérir nos frères allemands, voilà quel est notre but, disait à la séance du Reichstag, le 20 février, l’un des chefs du parti, le député Majunke, directeur de la Germania : notre point de vue est tout de conciliation, celui en un mot que vous a exposé l’évêque de Strasbourg. »

Que de guirlandes pour achever l’enchaînement du malheureux évêque ! Quant aux mauvaises têtes d’Alsace, comme M. Teutsch, c’est le poing levé que la Norddeutsche allgemeine Zeitung disait, on l’a vu, à ce « compatriote » récalcitrant : « Sois mon frère ou je te brise le crâne ! »

Aux fleurs perfides tressées par le Centre, ni les catholiques d’Alsace, ni la presse catholique de France ne se laissèrent prendre : « Nous croyons, écrit le journal catholique français le Monde, que quelques députés du Centre du parlement allemand ont, par leurs conseils, mis Mgr Raess dans cette impasse… Le Centre veut à tout prix écarter de lui et des catholiques allemands l’accusation d’hostilité contre l’Empire. Or, en prêtant leur concours aux Alsaciens, ils justifiaient cette accusation. Voilà pourquoi les députés alsaciens, et les prêtres députés tout d’abord, auraient dû former un groupe spécial, ne pas faire cause commune avec le Centre, se réservant de voter avec lui dans les cas spéciaux[50]. »

Le grand écrivain catholique Louis Veuillot ne put malheureusement exprimer, lui aussi, son opinion : son journal l’Univers, sur la brutale injonction de Bismarck, venait, hélas ! d’être suspendu par le Gouvernement français.

Le piège tendu par le Centre aux catholiques d’Alsace était vraiment trop grossier : une gazette luthérienne, fanatique organe de M. de Bismarck, la Norddeutsche allgemeine Zeitungv ne se mêlait-elle pas de venir à la rescousse de la catholique Germania pour prendre, contre les députés alsaciens, la défense de la hiérarchie ecclésiastique menacée ? A toutes deux, le Monde répondait vertement : « La Gazette de l’Allemagne du Nord reproche précisément au clergé d’Alsace de manquer à ce qu’il doit à son évêque. La Germania prétend de son côté que l’expérience de Mgr Raess devrait être le guide des appréciations du clergé alsacien. Ces deux feuilles sont dans une complète erreur ; les prêtres d’Alsace sont des citoyens, leur opinion politique n’est pas matière à obéissance ; pour être d’un autre avis que leur évêque dans des questions libres, ils ne manquent en aucune façon à ce qu’ils lui doivent… La Gazette de l’Allemagne du Nord prétend que l’évêque de Strasbourg a réparé la faute de son prédécesseur, Egon de Furstenberg qui, lors de l’entrée de Louis XIV à Strasbourg, se serait écrié : « Nunc Dimittis… « Seigneur, laissez mourir en paix votre serviteur, car ses yeux « ont vu le Sauveur ! » La Gazette appelle ce cri un blasphème. Que Mgr Raess ait réparé la faute du prince de Furstenberg, cela est bien possible aux yeux des Allemands, mais non à ceux des Alsaciens[51]. »

Le Centre cependant voulut du moins paraître avoir fait quelque chose en faveur de l’Alsace-Lorraine dont il avait recherché le concours. De concert avec les députés ecclésiastiques des provinces annexées, il présenta au Reichstag une motion tendant à l’abrogation des lois de dictature et de l’état de siège. C’est à la séance du 3 mars que fut présentée cette motion. Hélas ! Ce jour-là, quelle désillusion encore pour les Alsaciens ! Les éloquens discours des abbés Winterer et Guerber n’éveillèrent aucun écho, leurs argumens tombèrent dans le vide, la motion fut repoussée.

Les députés alsaciens-lorrains ne jugèrent pas à propos de prolonger la pénible expérience, et tous quittèrent Berlin : « Adressez-moi désormais vos lettres à Neuf-Brisach, — écrivait alors à l’un de ses amis le député de Colmar l’abbé Sœhnlin, — je retourne de nouveau en Alsace le cœur rempli d’amertume et de tristesse. Je croyais que, dans le vote sur l’abrogation de la dictature en Alsace-Lorraine, terrain neutre, question de droit commun et de liberté… le parlement aurait un mouvement généreux… Mais nous voilà replacés indéfiniment sous le régime de l’exception. Une première fois on nous a fermé la bouche quand nous avons voulu parler, après la déclaration de Mgr de Strasbourg ; la seconde fois, on refuse de nous accorder ce que l’on n’a jamais refusé à un peuple civilisé. Vous me demandez mon opinion sur le Centre ; ce groupe parlementaire renferme certainement des hommes éminens, distingués sous tous les rapports ; mais, hélas ! ils ne connaissent pas notre Alsace[52] ! »

Si la fin de Mgr Raess fut triste, admirable au contraire fut celle de Mgr Dupont des Loges. Dans son diocèse, sans rien abandonner de ses idées, renier aucun de ses souvenirs, le prélat savait maintenir, envers le pouvoir, l’altitude la plus hautainement correcte. Lors d’une visite du Kaiser, il parut à une réception officielle avec la dignité voulue. Ce fut une occasion que ne manqua pas de saisir le gouverneur d’Alsace-Lorraine afin de solliciter aussitôt pour l’évêque, — immense faveur dont la reconnaissance, pensait-il, devrait être aussi grande, — la plus haute décoration prussienne. Celle-ci, sur-le-champ, fut envoyée de la main même de l’empereur : « Vous vous êtes mépris, » fit savoir sans tarder au gouverneur, Mgr Dupont des Loges en renvoyant la croix ; et dans une admirable lettre, il affirmait que, ni par ses sentimens, ni par ses actes, il n’avait pu mériter une telle récompense.

Devant cette attitude de gentilhomme français, le reitre allemand, en une réponse embarrassée, dut, tout confus, se répandre, non en reproches, mais en excuses[53].

Quant à l’éloquent orateur de la protestation alsacienne-lorraine, M. Teutsch, les « frères allemands » qui le revendiquaient, à coups d’insultes, comme un des leurs, lui rendirent la vie si odieuse en son cher pays d’Alsace, que, le désespoir au cœur, il dut quitter la petite ville de Wingen à laquelle l’attachaient ses plus chers souvenirs d’enfance, ses plus anciennes traditions de famille, ses intérêts industriels même, et, traversant cette récente frontière tracée par la paix de Francfort avec du sang et des larmes dans le sol déchiré de la patrie, il vint s’établir sur le sol demeuré français ; il reçut du gouvernement les fonctions de Trésorier général qu’il exerça successivement dans les départemens de la Haute-Saône, des Vosges et de Saône-et-Loire.

À l’unisson du cœur de l’Alsace et de la Lorraine battait, à travers l’Europe, celui de nations, comme elles martyres et victimes de la Prusse : « Il est facile de concevoir, écrivait alors un proscrit de nom illustre, le fils du grand poète polonais Mickiewicz, les sentimens qui agitaient l’âme des députés polonais en entendant le député français Teutsch développer sa protestation au sein de la Chambre prussienne… La France doit compter sur elle-même avant tout, puis sur les nations qui n’oppriment personne, et ne plus se flatter de susciter une vertueuse indignation du rapt de l’Alsace-Lorraine dans des Empires qui ne se sont constitués et qui ne subsistent que par des rapts analogues. D’autre part, Polonais et Danois, qui gémissent sous le joug de la Prusse, ne doivent pas séparer de leur cause celle de l’Alsace-Loraine ; ils viennent de prouver que c’est une obligation a laquelle ils ne manqueront jamais[54]. »

Il n’y a pas de causes diverses de Pologne, d’Alsace-Lorraine, de Sleswig, de cause italienne, serbe, roumaine, tchèque, sud-slave, non il n’y en a qu’une seule, celle de la justice, et toutes nos revendications se tiennent. Ce qui s’affronte aujourd’hui, a dit superbement M. Maurice Barrès à l’inoubliable solennité de la Sorbonne, « c’est, d’une part, le sentiment du droit et de la dignité humaine… de l’autre une volonté quasi animale de domination. »

Contre cet abominable joug, l’Alsace-Lorraine, en 1874, a protesté avec l’énergie que l’on vient de voir ; la question, depuis lors, est demeurée tragiquement posée ; la victoire des champions du droit doit la régler pour toujours.

De cœur et de pensée tous nos Alliés sont, là-dessus, unanimes : « Jusqu’à la mort, a dit dans une assemblée populaire anglaise le grand ministre Lloyd George, le 5 janvier dernier, nous voulons soutenir la démocratie française dans ses demandes de révision de la grande injustice commise en 1871… Cet ulcère a infecté pendant un demi-siècle la paix européenne. » Et, trois jours plus tard, le sincère apôtre de paix qui, si magnifiquement, mène, dans la libre Amérique, la croisade contre les puissances de proie, le président Wilson, disait à son tour, dans son message au Congrès : « Le tort fait par la Prusse à la France en 1871 en ce qui concerne l’Alsace-Lorraine, et qui a troublé la paix du monde pendant plus de cinquante ans, devra être réparé afin que la paix puisse être, encore une fois, assurée dans l’intérêt de tous. »

Chez nos ennemis même, l’empereur d’Autriche, avec de singulières restrictions mentales qui, loin d’affaiblir, renforcent au contraire la portée de l’aveu, a reconnu les imprescriptibles droits de l’Alsace-Lorraine. La délivrance des provinces martyres est proche. Mais, en même temps qu’elles, doivent être libérés tous les opprimés : la Prusse expiera tous ses crimes.


CH. GAILLY DE TAURINES.


  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. Stenographische Berichte des Reichstages.
  3. Le XIXe Siècle, 2 mars.
  4. Abbé Félix Klein, Vie de Mgr Dupont des Loges.
  5. Le Monde, dimanche 22 février.
  6. Stenographische Berichte des Reichstages.
  7. Le Temps, 14 février.
  8. Stenographische Berichte des Reichstages.
  9. Stenographische Berichte. Séance du 19 février.
  10. Abbé Félix Klein, Vie de Mgr Dupont des Loges, écrite d’après les papiers confiés à l’auteur par le chanoine Villeurmier, de Metz, légataire universel de Mgr Dupont des Loges.
  11. Moniteur universel, 25 février.
  12. Lettre reproduite par le Moniteur universel, 26 février ; le Temps, même date et tous les journaux.
  13. Le Monde, 23-24 février ; le Temps, 23 février.
  14. Id. ibid. 2 et 3 mars.
  15. Moniteur universel, 2 mars ; Temps, 4 mars.
  16. Le Monde, 5 mars. La lettre est datée : Berlin, 28 février.
  17. Le XIXe Siècle, 25 février.
  18. Le Monde, 23-24 février. Dépêche signée Lormuller, Hurstal, Epien, Fuchs ; Temps, 24 février.
  19. Temps, 2 mars, 27 février, 4 mars, 28 février, 2 mars, 4 mars.
  20. Temps, 2 mars, 27 février, 4 mars, 28 février, 2 mars, 4 mars.
  21. Temps, 2 mars, 27 février, 4 mars, 28 février, 2 mars, 4 mars.
  22. Temps, 2 mars, 27 février, 4 mars, 28 février, 2 mars, 4 mars.
  23. Temps, 2 mars, 27 février, 4 mars, 28 février, 2 mars, 4 mars.
  24. Temps, 2 mars, 27 février, 4 mars, 28 février, 2 mars, 4 mars.
  25. Temps. 26 février.
  26. Le XIXe Siècle, 2 mars. Lettre d’Alsace. Mulhouse 27 février, 2 mars.
  27. Le XIXe Siècle, 2 mars. Lettre d’Alsace. Mulhouse 27 février, 2 mars.
  28. Reproduit par la République française, 26 février.
  29. Moniteur universel, 24 février.
  30. Reproduit par le Temps, 27 février.
  31. Temps, 7 mars.
  32. Abbé Félix Klein, ouvrage cité.
  33. Allgemeine deutsche Biographie. Leipzig, in-8o, 1888. Article signé J. Friedrich.
  34. Reproduit par le Journal des Débats, 24 février.
  35. Reproduit par la Gazette de France, 21 février.
  36. Temps, 4 mars, d’après le Journal d’Alsace.
  37. Le XIXe" Siècle, 8 mars.
  38. Le Temps, 7 mars, citant le Niederrheinische Kurier.
  39. Frankfurter Zeitung, 19 février, reproduit par le Monde, 23-24 février.
  40. Le Temps, 23 mars. Lettre d’Allemagne.
  41. Le Temps, 23 mars. Lettre d’Allemagne.
  42. Reproduit par le Journal des Débats, 1er mars.
  43. Le XIXe Siècle, 25 février.
  44. Journal des Débats, 28 février.
  45. Journal des Débats, 15 mars.
  46. Reproduit par le Journal des Débats, 10 mars.
  47. Le XIXe Siècle, 2 mars.
  48. Unita cattolica du 24 février, citée par le Journal des Débats, 26 février.
  49. Cité par le Temps, 27 février.
  50. Le Monde, 27 février.
  51. Le Monde, 4 mars.
  52. Le Monde, 11 mars.
  53. Voyez Abbé Félix Klein, Vie de Mgr Dupont des Loges.
  54. Article, de M. Ladislas Mickiewicz dans le XIXe siècle, 25 février 1874.