La Propriété primitive et les Allemands en Suisse

La Propriété primitive et les Allemands en Suisse
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 105 (p. 598-627).
LA
PROPRIETE PRIMITIVE
ET LES ALLEMANDS EN SUISSE

Entre la situation des esprits à la fin de ce siècle et à la fin du siècle dernier, le contraste est poignant. Alors les hommes de toutes les classes étaient avides de réformes et remplis d’espérances. Convaincu de la bonté native de notre espèce, on croyait que, pour lui assurer la liberté et le bonheur, il suffisait de corriger ou plutôt d’anéantir les institutions du passé, qui avaient produit l’asservissement et la misère du peuple. « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers ! » s’était écrié Jean-Jacques. Le XVIIIe siècle et la révolution française avaient répondu : « Brisons ces fers, et sur les débris régnera la liberté universelle. Les peuples sont frères, les tyrans seuls les arment les uns contre les autres ; renversons les oppresseurs, et la fraternité des nations s’établira. » Enivré de ces flatteuses illusions, on croyait voir s’ouvrir une ère nouvelle de justice et de félicité pour l’humanité émancipée et rajeunie. Aujourd’hui nous parlons encore de réformes, mais c’est le cœur attristé, car nous n’avons qu’une faible confiance dans l’efficacité finale de ces tentatives. Nous avons aboli les castes et les privilèges, nous avons inscrit partout le principe de l’égalité devant la loi, nous avons donné le suffrage à tous ; mais voilà qu’on réclame maintenant l’égalité des conditions. Nous pensions n’avoir à résoudre que des difficultés de l’ordre politique, et c’est la question sociale qui surgit avec ses obscurités et ses abîmes. Il n’y a plus de tyrans, les trônes sont renversés, ou les rois qui restent sont liés par des constitutions qu’ordinairement ils respectent ; eh bien ! au lieu des querelles des princes et des compétitions dynastiques, nous avons maintenant une cause de guerre bien autrement formidable, l’hostilité des nationalités, qui met aux prises des races tout entières armées jusqu’au dernier homme. Si un souffle nouveau de charité chrétienne et de justice sociale ne vient pas calmer les haines, l’Europe, en proie à la lutte des classes et des races, deviendra un enfer.

En France, en Espagne, on a la république ; mais elle épouvante les uns et ne satisfait pas les autres. Certains partis veulent rétablir la monarchie ; mais qui ne voit qu’elle manque de base solide ? Les rois eux-mêmes déposent la couronne sans regret ; ils donnent leur démission, et déjà l’on s’étonne qu’il se trouve des mortels qui ne craignent pas d’accepter la pénible mission de gouverner des peuples que le joug de l’autorité irrite et affole. Naguère encore, au milieu de nos tristesses, nous trouvions une consolation à fixer nos regards sur le spectacle de la puissante république américaine, qui grandissait avec une rapidité vertigineuse, grâce à l’alliance intime de la liberté et de l’ordre sous l’égide du sentiment moral et religieux. Là aussi des symptômes inquiétans apparaissent. La corruption fausse la marche des institutions politiques, les scandales financiers se multiplient ; des sénateurs mêmes achètent leurs places pour trafiquer de leur influence, des juges élus sont convaincus de vénalité. C’est là une source nouvelle et très amère d’inquiétudes pour l’avenir de nos sociétés modernes. Tocqueville a démontré, — et les faits confirment chaque jour ses prévisions, — que toutes les nations sont invinciblement entraînées vers la démocratie, et d’autre part la démocratie ne semble produire parmi nous que luttes, désordres et anarchie. les institutions démocratiques s’imposent à nous, et nous ne parvenons pas à les fonder. Il semble ainsi que le même fait soit à la fois inévitable et irréalisable.

Les économistes nous disaient que la condition souvent gênée des classes laborieuses provient de ce que les machines ne sont pas assez puissantes et le capital assez abondant. En Angleterre, les machines possèdent une force de 100 millions d’hommes : c’est donc comme si chaque famille avait à sa disposition 12 serviteurs avec des muscles d’acier infatigables. L’épargne annuelle s’élève à 3 milliards, le capital devient parfois tellement surabondant qu’on le gaspille en toute sorte de folles entreprises, et néanmoins il y a toujours un million de pauvres secourus, et les classes laborieuses sont plus irritées que jamais. Les démocraties antiques ont péri parce qu’elles n’ont pas su concilier l’égalité des droits politiques avec l’inégalité des conditions ; les démocraties modernes sont-elles destinées à succomber sous les mêmes difficultés ?

C’est sous l’empire de ces tristesses et de ces inquiétudes que j’ai été amené à étudier la condition sociale des cantons primitifs de la Suisse, où les institutions les plus démocratiques qu’on puisse concevoir assurent depuis les temps les plus reculés aux populations qui en jouissent la liberté, l’égalité, l’ordre, et autant de bonheur qu’en comporte la destinée humaine[1]. J’attribue cette chance exceptionnelle à ce fait, que l’on a conservé ici les anciennes institutions communales, y compris la propriété communale primitive. La révolution française a commis la faute, chaque jour plus apparente, de vouloir fonder la démocratie en brisant les institutions qui seules la rendent viables. Elle a posé l’homme abstrait, l’individu isolé, et lui a reconnu théoriquement tous les droits naturels, mais en même temps elle a anéanti tout ce qui le rattachait aux générations précédentes et à ses concitoyens actuels : la province avec ses libertés traditionnelles, la commune avec ses propriétés indivises, les métiers et les corporations qui reliaient par un lien fraternel les ouvriers du même métier. Ces associations, extensions naturelles de la famille, abritaient l’individu : elles étaient parfois une entrave, mais elles étaient aussi un appui ; elles l’enchaînaient, mais le soutenaient ; c’était comme l’alvéole où se mouvait la vie individuelle. Dans les jours d’adversité, c’était un secours assuré, en temps ordinaire une surveillance qui retenait l’homme dans la bonne voie, une force pour la défense des droits attaqués, une tradition pour les générations nouvelles. Le présent était rattaché au passé par les privilèges et les biens qu’il en recevait. Aujourd’hui l’individu est perdu au sein de la nation, idée abstraite, qui ne se réalise pour la plupart d’entre nous que sous la forme du percepteur, qui réclame l’impôt, et de la conscription, qui impose le service militaire. La commune, ayant perdu toute autonomie locale, n’est plus qu’un rouage administratif obéissant au pouvoir central. La propriété communale a été presque partout vendue ou réduite. L’homme, qui vient au monde avec des besoins à satisfaire et des bras pour travailler, ne peut réclamer aucune portion du sol pour exercer son activité. Plus de corporations industrielles : les sociétés anonymes qui en tiennent lieu ne sont qu’un moyen d’associer des capitaux et non des hommes. La religion, ce lien puissant des âmes, a perdu la plus grande partie de son action fraternelle, et la famille, fortement ébranlée, n’est plus souvent que l’organisation de la succession. L’homme est un être sociable, et l’on a détruit ou affaibli les institutions où la sociabilité prenait corps et donnait une base solide à l’état. On essaie aujourd’hui de parer à la lacune faite par la centralisation de l’ancien régime et par la révolution, en fondant des associations de métier, des trade’s unions, des sociétés coopératives ; mais il manque le sentiment fraternel et religieux, la tradition, un principe juridique, et trop souvent ce ne sont là que des associations de combat pour lutter contre les capitalistes. Au risque de passer pour « réactionnaire, » je n’hésite pas à dire qu’il existait autrefois deux institutions qu’il aurait fallu conserver et améliorer pour y asseoir la démocratie moderne : l’autonomie communale et la propriété communale. Les politiques ont travaillé à réduire la première, et les économistes à faire disparaître la seconde, faute énorme qui empêchera partout l’établissement de la république, à moins qu’on n’y porte remède. S’il est un pays où ces institutions ont été conservées et où en même temps la liberté, l’égalité, l’ordre, se maintiennent depuis des siècles, on est amené à croire que ces faits se tiennent par un rapport de cause à effet, et il peut être utile d’étudier à quelles conditions ce pays a joui de ces rares bienfaits. Chose digne de remarque, ces institutions ont été celles de tous les peuples à l’origine ; mais presque partout elles ont été ou anéanties où profondément altérées avec le temps. En France, la féodalité les avait déprimées, mais sans les détruire : c’est le despotisme des rois et plus tard la passion de l’uniformité lors de la révolution française qui leur a porté le coup mortel. En Russie, la commune s’était maintenue, quoique la noblesse, en se constituant au XVIe siècle, lui eût enlevé la moitié de ses propriétés et eût réduit les habitans en servage. En Angleterre, par un étonnant contraste, tandis que les villes conservaient toutes leurs libertés et trouvaient un organe dans la chambre des communes, la commune rurale a été dévorée par le manoir, au point qu’il n’en est rien resté, sauf l’association religieuse, la paroisse (vestry). De là provient l’abaissement profond des classes laborieuses de la campagne, qui ne commencent à s’éveiller que pour entrer aussitôt en lutte contre ceux qui les emploient.


I

Jamais il n’y a eu de démocratie plus radicale que celle qui existe depuis mille ans dans la Suisse primitive ; on ne peut même la concevoir appliquée d’une façon plus absolue. Dans les cantons d’Uri, de Schwytz, de Glaris, dans les deux Appenzells, et dans les deux Unterwalden, le peuple se gouverne lui-même, directement, sans l’intermédiaire d’aucun corps représentatif. Au printemps, tous les citoyens majeurs se réunissent en une assemblée unique, en plein air, pour voter les lois et nommer les fonctionnaires chargés d’en assurer l’exécution. C’est l’ancien champ de mai des Germains, où tous les guerriers arrivaient en armes, et où les décisions se prenaient par le wapentak, c’est-à-dire par le choc des épées. Aujourd’hui encore les habitans d’Appenzell, Rhodes extérieures[2], se rendent à l’assemblée générale, une année à Hundwyl et l’autre à Trogen, tous portant à la main un vieux sabre ou une antique rapière du moyen âge, qui forme le plus bizarre contraste avec leurs vêtemens de drap noir et leur parapluie de famille. Ces assemblées s’appellent landesgemeinde, c’est-à-dire « commune du pays, » « commune nationale, » désignation parfaitement juste, qui fait entendre que tout le pays ne constitue pour ainsi dire qu’une seule commune. Il en était ainsi à l’origine. Les documens historiques nous montrent aux premiers temps du moyen âge des tribus alamanes occupant, l’une le territoire d’Unterwalden, l’autre celui d’Uri, la troisième celui de Schwytz, comme une seule marche indivise. Plus tard, quand différens villages se sont formés, ils ont constitué des communes séparées et autonomes ; mais la grande commune cantonale avec l’assemblée générale de tous les habitans, la landesgemeinde, s’est maintenue. Voilà donc un mode de gouvernement complètement libre et démocratique. Ce self-govermnent absolu remontait aux temps les plus reculés, et s’est transmis sans interruption jusqu’à nos jours. Les peuples ont débuté non point par la royauté patriarcale, comme on l’a dit souvent en ne considérant que la Grèce héroïque, mais bien plutôt par des institutions républicaines. Mme de Staël avait raison ; c’est la liberté qui est ancienne, le despotisme qui est récent.

Le gouvernement direct, que Rousseau considérait déjà comme impossible, peut durer dans les cantons primitifs, d’abord parce que leur territoire est très petit, et ensuite parce que la besogne législative est réduite à très peu de chose. La plupart des affaires sont réglées au sein de la commune. Les relations avec les états étrangers sont du ressort de la confédération. La vie est simple, et la coutume exerce encore un grand empire. Il n’y a donc que peu de lois à faire. Le landamman les présente à l’assemblée. Tout citoyen a le droit d’initiative et d’amendement. Les discussions sont parfois très animées, violentes même ; mais on réclame bientôt le vote parce que chacun est pressé de retourner chez soi. On échappe ainsi à ce fléau particulier des états à régime représentatif, le parlementarisme. Presque partout les assemblées délibérantes demeurent trop longtemps réunies : elles irritent, elles fatiguent le pays ; tantôt elles lui communiquent les passions qui l’animent, et tantôt elles provoquent un mouvement extrême dans un sens opposé quand elles ont cessé de représenter l’opinion publique. Lorsque les assemblées sont en vacances, le pays est tranquille ; il s’occupe de ses affaires, d’art, de littérature, d’industrie, de commerce.

A peine les délibérations parlementaires ont-elles recommencé que tout est remis en question ; les partis exaspérés sont aux prises ; le gouvernement, obligé de consacrer toutes ses forces à se défendre contre ses adversaires, ne trouve guère le temps de s’occuper des intérêts généraux. La nation se passionne pour des luttes oratoires dont un portefeuille est le prix. Le régime parlementaire dégénère ainsi en luttes d’intrigues dans les chambres et en luttes d’influences souvent corruptrices dans les élections. En Amérique, en Allemagne, en Angleterre même, on s’est préservé de l’abus du parlementarisme, qui en France et en Italie est devenu une véritable cause de désordre. Le meilleur moyen d’y échapper est de réduire les attributions du pouvoir central en étendant celles des pouvoirs locaux, c’est-à-dire celles de la province et de la commune.

En Suisse, les communes jouissent d’une autonomie presque complète. Elles font non-seulement leurs règlemens, mais leur constitution même, en tant qu’elle n’est pas contraire aux lois de l’état. Elles administrent d’une façon indépendante ce qui concerne l’école, l’église, la police, la viabilité, le soin des pauvres ; elles nomment librement tous leurs fonctionnaires ; elles fixent leurs impositions locales. L’état n’intervient dans l’administration communale que pour préserver contre des dilapidations le patrimoine héréditaire de la commune, et pour empêcher la violation des lois générales. La part d’intervention du pouvoir central est un peu plus grande dans certains cantons, comme Fribourg, Genève et Berne ; dans d’autres, comme dans Appenzell et dans les Grisons, elle est presque réduite à rien. Là l’état n’est que la fédération des communes indépendantes qui ont précédé sa naissance et qui peuvent vivre sans lui. Le pouvoir central n’exerce aucun contrôle administratif sur les autorités locales ; c’est seulement quand une loi générale est violée qu’il peut intervenir. Il n’arrive aux citoyens que par l’intermédiaire des communes, et ce sont celles-ci qui votent les impôts et les lois dont l’établissement appartient au peuple en vertu de la constitution. Ici la décentralisation est trop grande. Le fédéralisme communal poussé à ce degré extrême enlève toute consistance à l’état et réduit la nation en poussière. Comme l’a montré Tocqueville, la supériorité de la constitution des États-Unis consiste en ce que, tout en respectant l’indépendance des états fédérés, le pouvoir central, pour les services qu’il s’est réservés, s’adresse directement aux citoyens par l’intermédiaire de ses agens propres qu’il nomme et rétribue.

Le régime républicain n’est si solidement assis en Suisse que parce qu’il a ses racines dans les moindres localités. Si depuis des siècles il garantit à la fois l’ordre et la liberté, c’est parce que, la plupart des intérêts publics se décidant à la commune, les changemens que les élections amènent dans la composition du gouvernement n’ont qu’une influence secondaire. Il est impossible de fonder la république, comme on l’a tenté en France, en maintenant une centralisation qui remet aux mains d’une assemblée ou d’un président le pouvoir de décider de tout. Jamais un pays civilisé ne supportera un régime qui, à chaque élection générale, à chaque renouvellement du pouvoir exécutif, remet en question toute l’organisation politique et sociale. Si l’on veut que tous les organes de la souveraineté nationale soient électifs, il faut nécessairement limiter leur compétence et restreindre les attributions du pouvoir central. Aux États-Unis comme en Suisse, c’est la commune, le township, qui est le foyer principal de la vie politique et administrative. C’est au township que s’administrent la plupart des intérêts collectifs. L’état est formé de la réunion de townships indépendans et autonomes, de même que les êtres animés sont constitués par l’agrégation d’un nombre immense de cellules associées, mais douées cependant chacune d’une activité propre.

Ce qui distingue la commune suisse de la commune américaine, et ce qui lui donne une importance bien plus grande, c’est qu’elle n’est pas seulement une institution politique et administrative, elle est aussi une institution économique. Elle ne donne pas seulement à ses membres des droits abstraits ; elle leur procure aussi, en partie, des moyens d’existence. Elle subvient comme ailleurs aux frais de l’école, de l’église, de la police, des voies de communication ; mais en outre elle leur assure la jouissance de la propriété, condition essentielle de la vraie liberté et de l’indépendance. C’est ce côté très curieux de l’organisation communale de la Suisse primitive que nous essaierons de faire connaître.

Nous avons montré ici même[3] comment chez toutes les races, par une évolution lente et partout la même, la commune et la propriété se sont développées sur la « marche. » La marche était le territoire commun du clan. Sous le régime pastoral, la jouissance du pâturage et de la forêt était indivise. Chaque famille patriarcale coupait le bois qui lui était nécessaire, chassait le gibier dans la forêt et envoyait son bétail sur le pâturage. Quand on commença à cultiver le sol, la jouissance de la partie de la marche soumise à la culture cessa d’être indivise : elle devint privée, mais temporaire, et tout au plus viagère. Ce n’était qu’un usufruit, un Jus possessions semblable à celui que le citoyen romain exerçait sur l’ager publicis ; le dominium, le domaine éminent continuait d’appartenir à la tribu. Cette transformation du mode de jouissance était la conséquence nécessaire du changement survenu dans le mode d’exploitation. La culture des céréales exige du travail, de l’engrais, l’application au sol de certaines avances ; ce travail ne peut bien se faire que si celui qui l’exécute est assuré de récolter le fruit de ses avances. De là nécessité de la jouissance privée ; mais comme, d’autre part, on reconnaissait à chaque chef de famille un droit égal à vivre par son travail, il fallait faire, de temps en temps, un nouvel allotissement pour que chacun fût également mis en possession de la part qui lui revenait. C’est ainsi que le clan gardait une sorte de domaine éminent et opérait périodiquement un nouveau partage du sol. Comme nous l’avons vu, cette organisation primitive de la marche s’est perpétuée dans plusieurs pays, notamment à Java, et dans la Grande-Russie. Ailleurs quelques familles, devenant plus puissantes, ont conservé leur part, qui s’est transmise héréditairement. Ainsi est née la propriété privée, dont il faut chercher le type dans le domaine quiritaire de Rome. Chez les nations germaniques ou dans les pays conquis par les Germains, c’est la féodalité qui a envahi peu à peu la marche. En Angleterre, où, par suite de la conquête normande, la féodalité a été organisée d’une façon plus complète et plus systématique que partout ailleurs, le manoir a fini par s’emparer de la forêt et des pâturages communs. Les terres labourables, cultivées par les paysans, se sont bientôt affranchies aussi du partage périodique. C’est ainsi qu’en Angleterre il ne reste presque plus de traces de la marche primitive. Toutefois le domaine plein et entier de droit romain n’y a jamais été reconnu. En droit strict, le sol anglais jadis conquis par Guillaume et distribué par lui à ses vassaux appartient encore aujourd’hui au souverain. Ceux qui le possèdent ne sont que les tenanciers de la couronne[4].

En France, les paysans, longtemps groupés en sociétés de famille, sont parvenus à conserver une partie des communaux ; mais attaquée par les économistes, battue en brèche par des lois de partage forcé et toujours mal administrée, la propriété communale ne rapporte presque rien ; la jouissance en est mal réglée, et elle ne survit que comme un reste du passé qui jure avec l’économie agraire actuelle. En Suisse, il en est tout autrement. Dans ces hautes vallées, la féodalité ne s’est introduite que tard ; elle n’a jamais eu que peu de puissance, et avant la fin du moyen âge elle était complètement extirpée. Les institutions démocratiques de la marche primitive s’y sont donc conservées dans toute leur vigueur. Quoique la propriété privée s’y soit fait peu à peu une large place, la propriété communale n’a pas disparu. Soumise à des règlemens de plus en plus précis, elle a suivi un développement juridique régulier, et elle continue à jouer un rôle très important dans la vie économique des cantons alpestres.

Les propriétés communales s’appellent dans la Suisse primitive Allmenden, ce qui paraît signifier qu’elles sont le domaine commun de tous. Dans un sens restreint, le mot Allmend désigne seulement la partie du domaine indivis qui, située près du village, est livrée à la culture. Le domaine commun se compose de trois parties distinctes, la forêt, la prairie et la terre cultivée, Wald, Weide und Feld. Certains villages, comme ceux des cantons de Zug et de Schwytz, où il existe des plateaux marécageux, possèdent en outre des terrains où l’on coupe des joncs pour faire de la litière dans les étables, Riethern, et d’autres terrains encore où l’on exploite la tourbe pour le chauffage, Torfpäilze. Le communal n’est pas ici comme chez nous une lande nue, une bruyère stérile où paissent quelques maigres moutons et qui offre l’image de l’incurie et de la désolation. C’est un domaine bien administré suivant les règles précises que dictent les nécessités d’une exploitation rationnelle. Tous les ayant-droit s’en occupent régulièrement et le produit en est aussi élevé que celui des propriétés particulières ; car les terres cultivées de l’allmend peuvent se louer 250 à 300 francs l’hectare. Ce domaine fournit à ceux qui en ont l’usage de quoi satisfaire aux premiers besoins de la vie, — de la tourbe ou du bois de chauffage pour le foyer, du bois de construction pour faire ou pour réparer le chalet et pour confectionner les meubles, les outils, les instrumens aratoires, c’est-à-dire le logement et l’ameublement, — un pâturage d’été pour les moutons et les vaches qui donnent le lait, le beurre, la viande, la laine, c’est-à-dire la nourriture animale et le vêtement, — enfin un coin de terre labourable qui fournit du blé, des pommes de terre et des légumes. Dans beaucoup de villages, la part de terre cultivée qui revient à chaque famille est abondamment fumée et traitée en jardin maraîcher ; elle suffit pour fournir largement à la partie végétale de l’alimentation. A Stanz, chaque usager a droit à 1400 klafter, qui font 45 ares ou plus d’une acre anglaise. Dans le canton de Saint-Gall, le village de Buchs donne à chacun de ses cultivateurs partiaires 1,500 klafter ou environ un demi-hectare d’excellente terre, du bois de quoi se chauffer toute l’année, des alpes pour un nombreux bétail, et il tire encore de ses biens communaux un revenu suffisant pour entretenir le maître d’école, le pasteur, et pour subvenir sans impôt aux autres dépenses publiques. A Wartau, également dans l’Oberland de Saint-Gall, chaque usager reçoit 2,500 klafter ou 80 ares.

Pour avoir droit à une part de jouissance du domaine communal, il ne suffit pas d’être habitant de la commune, ni même d’y exercer le droit de bourgeoisie politique, il faut descendre d’une famille qui avait ce droit depuis un temps immémorial ou tout au moins dès avant le commencement de ce siècle. C’est l’hérédité collective basée sur l’hérédité dans la famille, c’est-à-dire que la descendance dans la famille usagère donne droit à une part de l’héritage collectif. En principe, c’est l’association des descendans des anciens occupans de la marche qui jouit de ce qui en subsiste encore. Dans un même village, on trouve ainsi, à côté du groupe des usagers, des habitans qui ne profitent d’aucun des avantages qui améliorent si notablement la position des premiers. Les Beisassen, les simples « résidans, » comme on les appelle, se sont souvent plaints de cette inégalité, et il en est résulté des luttes très violentes entre les réformateurs radicaux, qui réclamaient droit égal pour tous, et les conservateurs, qui prétendaient maintenir les anciennes exclusions. Même dans ces cantons, où règne la démocratie la plus égalitaire qui ait jamais existé, il y a donc place pour la lutte entre l’esprit de tradition et l’esprit de nivellement. Comme il. n’y a pas ici de loi générale sur cette matière, les résultats de cette lutte n’ont pas été partout les mêmes ; mais généralement on est arrivé à des transactions qui assurent certains droits aux simples habitans, aux Beisassen. Ainsi on leur donne dans la forêt le bois de chauffage, mais pas le bois de construction. Sur l’alpe, ils ne peuvent envoyer que le jeune bétail, parfois une ou deux vaches à lait, pas davantage. Pour l’allmend de la plaine, on leur accorde moins encore ; souvent ils en sont exclus ; parfois seulement ils prennent part au tirage au sort des lots de terre cultivée ou des jardins.

Nous avons peu de documens sur le mode primitif de jouissance des allmends. Quand la population était très peu nombreuse relativement au territoire dont elle disposait, il ne fallait pour ainsi dire point de règlement. Chacun coupait du bois dans la forêt suivant ses besoins et faisait paître sur l’alpe tout le bétail qu’il possédait. C’est seulement plus tard, quand le nombre des copartageans devint trop grand pour permettre un usage illimité, que des règlemens intervinrent, et ils ne firent que consacrer les anciennes coutumes. Ces règlemens sont devenus plus précis et plus sévères à mesure que les besoins de la communauté s’accroissaient. Il y a eu ainsi une certaine évolution juridique ; mais le fond du droit est resté le même, comme les alpes elles-mêmes et comme l’économie pastorale qui s’y exerce. L’allmend suisse nous offre donc encore aujourd’hui l’image de la vie primitive de nos ancêtres sur les plateaux de l’Iran.

Les plus anciens règlemens d’allmend qui aient été publiés remontent au XVe siècle. Chaque communauté possède une vieille armoire, un antique bahut où se conservent toutes les pièces qui se rapportent au domaine de la corporation. On y trouve, outre le règlement fondamental qui est pour ainsi dire la constitution de la société (Einung ou Genossenordnung), des jugemens qui ont décidé certain point contesté, des conventions avec les voisins, et les procès-verbaux des décisions importantes prises dans les assemblées ordinaires des mois de mai ou de décembre[5]. Ce respect des traditions anciennes est l’une des forces de la Suisse, car, étant d’autant plus démocratiques et égalitaires qu’elles remontent plus haut, ces traditions sont complètement en rapport avec les besoins de notre temps, qui veut fonder la démocratie. Elles ont sur les nouveautés essayées de nos jours ce grand avantage qu’elles durent depuis des milliers d’années, toujours maintenues et complétées par la volonté entièrement libre de ceux qui en apprécient les bienfaits, ce qui porte à croire qu’elles sont conformes au droit naturel, c’est-à-dire aux exigences de la nature humaine.

Le mode de jouissance de l’allmend par les usagers diffère plus ou moins de commune à commune ; il varie aussi suivant la nature des biens. Il n’est pas le même pour l’alpe, pour la forêt, pour la tourbière et pour les terres cultivées. Quand le centre habité de la marche s’est transformé de village en ville, il a été difficile de maintenir l’ancien mode de jouissance. Cependant à Berne on distribue encore du bois aux usagers. Dans la ville industrielle de Saint-Gall, chacun d’eux reçoit annuellement une demi-toise de bois et cent fagots ou une parcelle de terre labourable. La ville de Soleure distribue à ses usagers une très notable provision de bois de chauffage, qui varie de cinq toises à une demi-toise cube de hêtre et de sapin, d’après la classe des ayant-droit. Dans beaucoup de localités, les biens communaux sont loués, et le produit en est affecté à couvrir les dépenses publiques. Parfois il y a un surplus qui est réparti en argent ; mais presque toutes les communes qui ont des terres labourables les allotissent entre les usagers. Les détails du mode de jouissance varient à l’infini d’une commune à l’autre ; toutefois, suivant la remarque du pasteur Becker, on peut les classer en trois types qui sont assez exactement représentés par les trois cantons d’Uri, du Valais et de Glaris.

Uri est, comme semble l’indiquer la racine même de ce mot, Ur, le pays primitif par excellence. Il forme aujourd’hui encore une marche sans division en communes. Des villages se sont formés, Flüelen, Altdorf, Bürgleri, Erstfeld, Silenen, Amstäg, Waset, Andermatt ; mais, sauf le soin des pauvres, qui est mis en partie à leur charge, ces villages ne forment point de corporations politiques distinctes : ce ne sont pas de vraies communes ; l’habitant exerce ses droits d’usage dans la localité où il se transporte. L’usager de Silenen peut envoyer son bétail dans la vallée de Schächenthal, et l’usager de cette vallée peut envoyer le sien sur les alpes des Surènes. Sous ce rapport, il n’y a d’autre division que celle qui est tracée par la nature même : elle a nettement coupé le canton en deux parties, le district d’Uri et celui d’Urseren, séparés par la gorge profonde des Schœllenen, bordée des deux côtés de rochers de granit à pic, et au fond de laquelle mugit la Reuss. Il y a donc pour ainsi dire deux marches : la marche supérieure au-dessus du Trou-d’Uri (Urner Loch), et la marche inférieure au-dessous. Dans la marche inférieure, une grande partie de la plaine est devenue propriété privée ; les bois, les alpes et quelques allmends, près des villages, sont seuls restés à la communauté primitive. Dans la haute vallée d’Urseren, longue de plus de quinze kilomètres et large de deux au plus, les beaux pâturages qu’arrose la Reuss et que baignent les brouillards des glaciers appartiennent à la corporation des usagers d’Urseren. Une touchante légende se rattache à la façon dont les limites entre la marche d’Uri et celle de Glaris ont été fixées jadis. Des pics glacés et une haute chaîne de montagnes séparent les deux cantons partout, sauf au passage de Klausen, par lequel on peut se rendre facilement de la vallée de la Linth dans celle de la Reuss. Au temps jadis, les gens de Glaris et ceux d’Uri se disputaient et se battaient souvent pour les limites indécises de leurs pâturages. Pour régler le différend, ils convinrent que le jour de Saint-George deux coureurs partiraient, au premier chant du coq, du fond de chaque vallée, et que la frontière serait fixée là où ils se rencontreraient. Le départ devait être surveillé à Altdorf par des Glaronais, et à Glaris par des gens d’Uri. Les Glaronais nourrirent le mieux qu’ils purent le coq qui devait donner le signal à leur coureur, espérant que, plein de vigueur, il chanterait de très bon matin. Les gens d’Uri au contraire firent jeûner leur coq ; la faim le tint éveillé, et il donna le signal du départ longtemps avant l’aube. Le coureur partit d’Altdorf, entra dans le Schächenthal, franchit le col et se mit à descendre de l’autre côté vers la Linth. Le coq de Glaris chanta si tard, que le coureur glaronais rencontra l’autre bien loin déjà sur le versant de son canton. Désespéré en songeant au déshonneur qui en rejaillirait sur les siens, il pria beaucoup pour obtenir une délimitation plus équitable. « Ecoute, répondit l’autre, je te concéderai toute l’étendue de terre que tu pourras parcourir en remontant la montagne, moi sur ton dos. » Ainsi dit, ainsi fait. Le Glaronais remonta tant qu’il put jusqu’à ce qu’épuisé de fatigue il tombât mort au bord d’un ruisseau nommé Scheidbächli (ruisselet du partage). C’est ainsi que l’Urnerboden, situé sur le versant glaronais, au-delà du partage des eaux, appartient à Uri. Naïve tradition où, comme souvent dans l’histoire suisse, le citoyen donne sa vie pour le bien de son pays !

On ne possède pas de mesurage exact de l’étendue des allmends d’Uri. Une estimation faite en 1852 porte que les alpes appartenant à la circonscription inférieure du canton contiennent 5,417 Kuhessens[6]. Comme le district compte environ 2,700 familles d’usagers, cela fait en moyenne l’entretien de presque deux vaches par famille.

Les bois communaux sont vastes, riches et bien entretenus ; ils valent au moins 4 millions, ce qui fait encore un capital de 1,300 fr. par famille. Pour montrer comment se fait le partage du bois, nous donnerons le tableau de celui qui s’est fait, en 1865, dans le village de Schaddorf, près d’Altdorf. La première classe est celle des bourgeois partiaires qui ont eu pendant toute l’année « feu et lumière » (Feuer und Licht), qui chauffent un four et possèdent des propriétés ; ils peuvent abattre six grands sapins ; ils étaient au nombre de 120. La seconde classe comprend ceux qui ont eu feu et lumière, un four, mais pas de propriétés ; ils ont droit à 4 sapins. Il y en avait 30 de cette catégorie. La troisième classe est celle des individus vivant seuls, et n’ayant pas de propriété : il y en avait 9 ; ils peuvent avoir trois sapins. Enfin dans la quatrième classe se trouvent les usagers qui ont eu feu et lumière, mais qui n’ont pas de maison à eux ; ils ne peuvent réclamer que deux sapins. Il y en avait 35. Le nombre total des usagers était donc de 194. Parmi ceux-ci, 52 avaient obtenu en outre du bois pour des constructions nouvelles ou pour réparations ; 178 grands troncs d’arbres avaient été répartis pour cet usage. On voit combien ces distributions sont larges et quelle aisance elles doivent apporter aux familles : aussi nulle part les cultivateurs ne sont aussi bien logés qu’en Suisse. On comprend maintenant d’où viennent ces ravissans chalets qu’admire l’étranger, et dont on voudrait faire sa demeure ; c’est la forêt communale qui permet de les construire et de les entretenir.

Outre ses alpes et ses forêts, la marche d’Uri possède 400 hectares de terres labourables, qui, réparties également, donnent environ 14 ares de jardin par famille : de quoi récolter des légumes, des fruits et du lin ou du chanvre pour le linge du ménage. Tout cela n’est pas encore l’aisance, mais c’est le moyen assuré d’y arriver ; c’est en tout cas un préservatif certain contre les extrémités de la misère. Ajoutez à ce que donne le fonds communal le produit de la propriété privée et du travail personnel, et tous les besoins essentiels sont largement satisfaits.

Le principe qui préside ici au partage des produits des biens communs est celui des temps les plus reculés : à chacun suivant ses besoins ; seulement, comme les besoins varient, non d’après les nécessités personnelles, qui sont à peu près les mêmes, mais d’après celles de chaque propriété particulière, qui diffèrent du tout au tout, il en résulte que les riches sont avantagés et les pauvres sacrifiés. En effet, celui qui n’a pas de bétail ne tire rien de l’alpe. Pour celui qui a vingt ou trente vaches à y envoyer, c’est un revenu considérable. L’usager qui a un grand chalet au village et un autre dans la montagne, des fenils et de vastes étables, a besoin de beaucoup de bois pour les entretenir et pour se chauffer. Il a droit à six gros arbres pour son feu et à autant de bois de construction que les experts l’auront jugé nécessaire. L’usager qui vit chez autrui n’a que deux sapins. L’égalité ne se retrouve que dans l’allotissement des terres cultivées. Ainsi que le dit très bien le pasteur Becker, c’est comme dans la parabole de l’Évangile : « à celui qui a, il sera donné, et il aura plus encore ; mais à celui qui n’a rien, cela même qu’il a lui sera ôté. » Ce système était très juste à l’époque où il n’y avait point du tout de propriété privée et où par conséquent chaque famille pouvait tirer les mêmes profits du bien commun ; mais aujourd’hui chaque usager jouit du domaine communal à peu près en proportion de l’étendue de ses biens propres. Le principe général étant qu’on ne peut envoyer sur le pâturage collectif que le bétail que l’on a entretenu l’hiver dans ses étables, il en résulte que celui qui n’a pas de prairie à lui pour récolter du foin ne peut nourrir du bétail l’hiver, et ainsi au printemps il n’en a point à faire monter sur l’alpe. Pour mettre au moins certaines bornes au privilège des plus riches en troupeaux, on a décidé que nul ne pourrait faire monter sur l’alpe plus de trente vaches ou leur équivalent ; mais cela n’a pas suffi, et depuis longtemps, ici comme à Florence, à Athènes et à Rome, « les grands et les petits, » les « gras et les maigres, » sont aux prises. Le débat a beaucoup de rapport avec celui qui mettait en lutte patriciens et plébéiens au sujet de la jouissance de l’ager publicus. Seulement, à l’inverse de ce qui existe dans la plupart de nos grands états, ici les « gras » sont en majorité. Sur 2,700 familles, 1,664 ont du bétail ; il n’y en a que 1,036 qui n’en ont pas. Les mécontens sont donc en minorité, et ni par le vote ni par l’emploi de la force, auquel ils n’ont du reste pas songé à recourir, ils n’ont pu obtenir le changement du régime primitif, qui date du temps où il n’y avait ni riches ni pauvres. Pour faire taire les réclamations les plus vives, on a donné à chaque usager 15 ou 20 ares de jardin pour y planter des pommes déterre, et ils ont d’ailleurs du bois pour les cuire et se chauffer. Comme en principe on reconnaît à chaque usager un droit de jouissance égale qu’il peut réclamer du moment qu’il réunit les conditions exigées, on devrait, pour se rapprocher de l’égalité, augmenter l’étendue de l’allmend cultivée, de façon qu’elle représentât un revenu égal à celui que donné l’alpe. C’est à peu près ce que l’on a fait dans le canton de Glaris, qui nous offre le type du second système de jouissance.

Parmi les cantons primitifs, Glaris est celui qui s’est le plus éloigné des anciens modes de partage. Le produit de la plus grande partie des biens communaux, au lieu d’être réparti directement entre les habitans, sert à couvrir les dépenses d’intérêt communal. Ici il n’y a plus trace de l’ancienne marche comprenant tout le pays. Ce qui reste du domaine collectif est devenu propriété des communes qui ont pris leur plein développement. Ces communes ne possèdent plus beaucoup d’alpes ; jadis, à la suite d’une grande calamité qui avait ruiné le pays, on les a presque toutes vendues. Aujourd’hui les alpes communales sont louées aux enchères pour un certain nombre d’années, et, ce qui est tout à fait contraire aux principes anciens, les étrangers peuvent s’en rendre adjudicataires aussi bien que les bourgeois. Le produit de la location alimente la caisse communale. Jadis les locataires devaient livrer chaque année une certains quantité de beurre (Anken), qui était distribué entre les usagers ; les fiancés recevaient aussi de la commune un chamois pour le repas de noces. Maintenant le chamois est rare, et le beurre s’exporte au loin, au lieu d’être distribué entre les habitans. Quelques communes vendent aussi en vente publique la coupe de leurs forêts. D’autres la répartissent entre les usagers, moyennant une certaine rétribution. Les feuilles sèches pour litières sont également réparties ; on tire au sort les lots où chacun va au jour fixé en ramasser le plus qu’il peut. Comme les forêts où il est permis de les prendre sont d’ordinaire situées sur les pentes les plus abruptes, il arrive parfois que des malheureux se tuent en tombant de ces hauteurs vertigineuses.

Ce qui est digne d’attention dans Glaris, c’est le soin que les communes ont pris de conserver une étendue suffisante de terres cultivées pour les distribuer entre les usagers. Si le nombre des habitans augmente ou si quelques parcelles ont été vendues à des fabriques ou à des particuliers comme terrains à bâtir, la commune achète de la terre, afin que la part de chaque famille reste la même. Une veuve, des enfans sans parens demeurant ensemble, même un fils ou une fille majeure, pourvu qu’ils aient eu « feu et lumière » dans la commune durant l’année, peuvent réclamer une part. Ces parts varient de 10 à 30 ares suivant l’étendue du fonds communal. Chacun garde la sienne pendant dix, vingt ou trente ans ; au bout de cette période, les lots sont reformés, remesurés et tirés au sort. Chacun fait de son lot ce qu’il veut ; il y cultive ce qui lui convient. Il peut même le louer ou le laisser à la commune, qui lui en paie la rente. Ces parcelles, situées à proximité des habitations, sont admirablement traitées. Ce sont de véritables jardins ; ils se louent couramment sur le pied de 3 francs l’are. Sur les pâturages communs, chaque usager peut envoyer le bétail qu’il a entretenu l’hiver ; mais il paie une certaine rétribution par tête, sauf pour les chèvres, qui sont les vaches des pauvres et l’animal de prédilection du canton, auquel il fournit son fameux fromage, le schabzieger.

Il existe également ici beaucoup de corporations privées qui ont des terres. Dix, vingt, trente cultivateurs ont formé des associations qui possèdent des pâturages et des terres labourables[7]. Le produit de la propriété indivise se répartit entre les associés en proportion du nombre de parts que chacun d’eux possède. Dans le village de Schwändi, la commune ne peut distribuer à chaque famille que quelques toises de terre cultivable ; mais grâce à ces corporations-propriétaires chaque usager exploite en moyenne 12 ares de terre, et plusieurs en ont le double. Nous avons donc ici un type parfait de sociétés coopératives de production appliquées à l’agriculture, qui durent depuis des siècles, et qui contribuent à un haut degré au bien-être de ceux qui en font partie. Ce même esprit d’association a porté les habitans de Schwändi à établir une société coopérative de consommation, et il en existe maintenant dans la plupart des communes industrielles.

Il est remarquable de voir ici l’organisation agraire des temps les plus reculés se combiner avec les conditions de l’industrie moderne, et le droit de jouissance sur la marche commune améliorer le sort de l’ouvrier des grandes manufactures. Glaris n’est pas, comme Uri et Unterwalden, un canton uniquement pastoral ; c’est un des districts de l’Europe où l’industrie occupe relativement le plus de bras. Sur 30,000 habitans, 10,000 en vivent directement, et presque tous les autres indirectement. Or, grâce aux communaux, les travailleurs usagers obtiennent ici de plein droit et sans rétribution ce que les sociétés pour la construction de maisons ouvrières à Mulhouse procurent à leurs locataires pour de l’argent : la jouissance d’un jardin potager. Il y a en outre cette différence qu’à Mulhouse c’est un jardinet de quelques mètres carrés, et à Glaris un champ pour la culture des pommes de terre, les légumes et les fruits. Presque toutes les familles usagères peuvent entretenir une vache, tout au moins des chèvres ; elles ont leur maison et ne paient que peu ou point d’impôts. Les dépenses du service public sont couvertes par le revenu des propriétés particulières. L’école, l’église, le bureau de bienfaisance, ont des alpes, des bois, des terres, dont le produit suffit à leur entretien. Quelle différence entre le sort d’un ouvrier de Manchester, vivant dans un air assombri par la fumée du charbon, n’ayant pour se loger qu’une chambre sale dans une ruelle infecte, pour distraction presque unique que le gin palace, le palais de l’alcool, et le sort d’un usager suisse, respirant un air pur dans cette admirable vallée de la Linth, au pied des neiges immaculées du Glärnisch, soumis chaque jour aux influences salutaires d’une magnifique nature, bien logé, faisant valoir son champ, dont il jouit en vertu de son droit inaliénable et naturel de propriété, récoltant une partie de sa nourriture, attaché au sol qu’il possède, à la commune dont il règle l’administration, au canton dont il vote directement les lois dans l’assemblée générale de la Landesgemeinde, se sentant uni à ses co-usagers par les liens d’une possession collective et à ses concitoyens par l’exercice en commun des mêmes droits ! La triste condition de l’ouvrier anglais engendre dans son âme la haine de l’ordre social, de son maître et du capital, et par suite l’esprit de révolte. L’ouvrier suisse, jouissant de tous les droits naturels à l’homme, ne peut s’insurger contre un régime qui lui assure les plus réels avantages, et que ses votes contribuent à maintenir. Ici, la balle devise de la révolution française, liberté, égalité, fraternité, n’est pas une vaine formule inscrite sur les murs des monumens publics. La liberté est complète et elle existe depuis les temps les plus reculés ; l’égalité est un fait que toutes les lois consacrent ; la fraternité n’est pas un pur sentiment, elle s’est incarnée en des institutions qui font des habitans d’une commune les membres d’une même famille prenant part à titre égal au patrimoine héréditaire.

Un troisième type de jouissance usagère se rencontre dans le Valais. Là se retrouvent encore dans toute leur simplicité touchante les relations fraternelles de l’époque patriarcale. Presque toutes les communes ont des biens assez étendus, consistant en forêts, en alpes, en vignes et terres à blé. Comme dans Uri, la jouissance des alpes est pour ainsi dire une dépendance des propriétés privées, en ce sens que le nombre des têtes de bétail que chacun peut envoyer sur le pâturage commun dépend de ce qu’il peut en entretenir l’hiver ; mais le bois est divisé en portions qui sont tirées au sort entre les usagers. Des règlemens très minutieux règlent maintenant l’exploitation des forêts, et l’Union forestière suisse y a fait prévaloir ses idées. Il était temps, car le Valais a dévasté ses forêts de la façon la plus désastreuse. Presque toutes les gorges qui débouchent dans la vallée du Rhône sont affreusement déboisées, et en conséquence dénudées et ravagées par les eaux des torrens.

Les vignobles communaux sont exploités en commun. Chaque usager y consacre le même nombre de jours de travail jusqu’à ce que le vin soit mis en cave. Dans différentes localités, il existe aussi des terres à blé qui sont mises en valeur de la même façon. Une partie des revenus des capitaux communaux est consacrée à acheter du fromage. Ce vin et ce pain, fraternellement récoltés par les soins de tous, forment la base des banquets auxquels assistent tous les usagers (Gemeindetrinket). Ce sont exactement les repas communs de Sparte et de la Crète ou les agapes des premiers chrétiens, avec le fruit de la vigne et du froment. Ces repas, où règne une cordialité qu’anime le vin généreux du Valais, entretiennent une véritable intimité fraternelle parmi les habitans. Souvent les femmes y assistent et modèrent les excès de boisson et de paroles auxquels porte le vin suisse, comme l’avouait Rousseau. A côté des communes, les associations de tireurs à la carabine possèdent aussi des biens collectifs cultivés en froment et en vigne, le pain et le vin répondant, suivant « les seigneurs tireurs, » aux premiers besoins de l’homme. Chacun des membres de l’association fournit ses journées de travail, et le produit est consommé dans les repas communs, qui ont lieu l’été chaque dimanche après le concours de tir. Le curé de Varne, M. Kämpfen, qui donne ces détails, vante beaucoup l’influence qu’exercent ces institutions fraternelles tant sous le rapport moral que sous le rapport économique. Aujourd’hui on parle souvent de fraternité, mais rien ne se fait pour susciter ou pour entretenir ce sentiment, qui est l’âme des sociétés humaines. Le banquet des égaux, la cène des premiers temps du christianisme n’est plus malheureusement qu’une cérémonie liturgique, un froid symbole, au lieu d’être une réalité vivante.

Quoique les impôts augmentent chaque année et qu’on ait souvent engagé les communes à vendre leurs biens, les usagers s’y sont toujours refusés, et ils ont bien fait. Comme le dit le curé Kämpfen, un communier-vigneron (Weinbürger) aimerait mieux laisser jeûner femme et enfans que renoncer à ces repas de communauté. Dans quelques localités seulement, pour venir au secours des plus nécessiteux, on a divisé les allmends de la plaine en parcelles qui sont réparties au sort avec jouissance viagère.

Il n’existe pas, que le sache, de statistique complète des biens communaux en Suisse. Il faut donc se contenter de quelques données que j’ai pu recueillir touchant certains cantons ou certaines villes. Dans le canton d’Untenvalden, la valeur des biens communaux est portée pour Obwald, avec 13,000 habitans, à 11,350,000 fr. Dans Appenzell, les sept Rhodes intérieures, avec 9,800 habitans, possèdent des biens estimés environ 3 millions. Les propriétés des usagers de la ville de Soleure consistent en 5,409 juchart de forêts (le juchart équivaut à 36 ares), — 1,041 juchart de pâturages et 136 juchart de terres cultivées ; avec les capitaux et les bâtimens, on les estime 2,390,338 francs, mais ils valent le triple. Dans le canton de Saint-Gall, les biens communaux sont très étendus. Sur les 236 alpes qui y existent et qui contiennent 24,472 stössen[8], 143 alpes avec 12,407 stössen appartiennent au domaine collectif. Les biens indivis des bourgeois de la ville même de Saint-Gall sont évalués 6,291,000 francs. Dans le canton de Schaffhausen, les biens communaux comprennent 28,140 juchart. Le territoire du canton n’étant que de 85,120 juchart, la propriété collective en occupe le tiers. La plus grande partie des forêts appartient aux usagers communaux, car sur 29,188 jurhart ils en possèdent 20,588. Dans les cantons d’Uri, de Zug et de Schwytz, les allmends sont également très étendues.


II

Nous essaierons maintenant de déterminer la nature juridique de ces communautés d’usagers à qui appartiennent les allmends ; mais il est très difficile de le faire en quelques mots, parce que les termes dont nous sommes habitués à nous servir sont empruntés au droit romain, à qui ce genre d’associations était inconnu. Elles ne correspondent exactement ni au dominium, ni au condomimum, ni à l’universitas des jurisconsultes latins. Les juristes, au moyen âge, ont d’abord refusé de s’en occuper ; ils ont essayé ensuite de les faire rentrer dans le cadre des lois du Digeste. Enfin après la renaissance, à mesure que l’influence de l’antiquité devenait plus prononcée, ils se sont montrés plus hostiles à ces institutions primitives qui avaient existé partout, mais qui avaient déjà disparu de l’empire quand le droit romain s’y constitua. En France, cette hostilité des juristes détruisit les communautés de famille des paysans bien avant la révolution française ; elle empêcha également les communautés d’usagers de se développer comme en Suisse, où elles avaient déjà échappé à l’action dissolvante de la féodalité. C’est ce qui explique qu’elles se sont conservées là dans leur intégrité, qu’elles y ont même suivi une évolution régulière successivement déterminée par des besoins nouveaux. Suivant un savant professeur à l’université de Baie, M. Andréas Heusler, l’association des usagers forme non une universitas, comme on l’entendait à Rome, mais une personne civile, un corps juridique, comme le droit germanique en a tant consacré. Elle n’est pas constituée par la réunion de droits individuels associés en vue d’un bénéfice à réaliser comme le sont nos sociétés commerciales. le corps en lui-même a une existence propre et un but distinct, qui est la prospérité économique du pays. Il subsiste par lui-même pour le bien permanent du village et non pour l’avantage immédiat et transitoire de ses membres. C’est ainsi qu’il est interdit à ceux-ci de vendre ou de diminuer la valeur de la propriété commune. C’est d’ordinaire le premier article des statuts, et la commune ou l’état a mission d’en imposer le respect. Ces personnes civiles se sont développées dans l’état, sous son contrôle et avec son appui ; mais elles lui sont antérieures. La « marche » a précédé la commune et l’état, et son organisation administrative a servi de type à la leur. Les communautés d’usagers, qui sont la continuation en ligne directe des anciennes marches, ont conservé un caractère public. Leurs règlemens, comme les by-laws anglais, ou comme les décisions des assemblées des polders en Hollande, sont appliqués par les tribunaux. Les résolutions votées par la majorité lient la minorité, et la force publique peut contraindre celle-ci à s’y soumettre. Cependant pour aliéner une partie du patrimoine ou pour accepter de nouveaux associés, il faut l’unanimité.

Suivant M. Heusler, le droit que ces communautés exercent sur leur domaine est non pas un droit de « propriété collective, » Miteigenthumsrecht, c’est un droit de « propriété commune, » Gesammt eigenthumrecht : ce n’est pas une collection d’individus qui possèdent, c’est une corporation perpétuelle qui se conserve immuable à travers les siècles, quel que soit le nombre de personnes qui en font partie. L’usager n’a pas une part de la propriété foncière, il a seulement droit à une portion proportionnelle du produit des biens communs. La propriété privée est subordonnée à la propriété de ces communautés sous plus d’un rapport. Ainsi à certaines époques les usagers ont le droit de faire paître leurs troupeaux sur les terres des particuliers. Ceux-ci ne peuvent couper à leur guise les bois qui leur appartiennent, car, s’ils les rasaient entièrement, ils auraient besoin de demander plus de chauffage à la forêt commune. Beaucoup de règlemens leur interdisent aussi d’agrandir leur maison ou leurs étables sans l’avis conforme des experts de la corporation, parce que ces constructions agrandies exigeraient plus de bois pour leur entretien. La propriété privée doit toujours et partout le passage à la propriété commune. Ce ne sont pas là des servitudes dans le sens que le droit romain attache à ce mot, ce sont les restes de l’organisation agraire primitive. La propriété privée est sortie de la propriété commune ; elle en est encore imparfaitement dégagée, et elle en conserve les liens. Les preuves de ce fait abondent. Nous savons par l’histoire que le pays d’Uri et celui de Schwytz ne formaient primitivement chacun qu’une seule « marche » commune. Le Trattrecht ou droit de vaine pâture, — klauwengang en Néerlande, — est encore appelé par les habitans de Schwytz Gemeinmark, « la marche commune, » parce qu’en effet ce droit en dérive directement.

La corporation économique qui possède les allmends ne se confond pas avec le corps politique qui constitue la commune. Ainsi à Stanz, dans le Nidwald, les habitans de la commune forment un corps appelé die Dorfleute zu StanzIls se réunissent en assemblée générale pour régler directement les affaires de la commune, et ils prennent part au repas commun qui a lieu chaque année en souvenir de la bataille de Rossberg en 1308. La corporation économique s’appelle Theilsame, et elle se compose des usagers de Oberdorf et de Stanz réunis. La séparation entre les bourgeois qui ont le droit d’usage et ceux qui ne l’ont pas remonte à 1641, et elle est toujours respectée. On voit par cet exemple que les démocraties absolues ou vraiment égalitaires sont très conservatrices. C’est ainsi que les constitutions des états de la Nouvelle-Angleterre, qui sont également ultra-démocratiques, sont les plus anciennes qui existent.

Primitivement tout le canton d’Unterwalden ne formait qu’une seule communauté dont les membres avaient un droit d’usage sur tout le territoire. Quand s’établirent les seigneuries et les abbayes, elles usurpèrent peu à peu une partie du domaine commun de la marche. Ainsi se constituèrent des juridictions séparées, et chacune d’elles voulut avoir ses propriétés particulières. Telle fut l’origine des communautés d’usagers actuelles, qui restèrent séparées même après que les seigneuries eurent été supprimées. Les seigneurs féodaux n’eurent pas assez de puissance pour s’emparer des droits des paysans partiaires, Markgenossen. Ceux-ci au contraire conservèrent des droits d’usage sur les biens seigneuriaux, qui ne s’affranchirent jamais entièrement du domaine éminent de la communauté. En qualité de Markgenoss, de « communier, » le seigneur avait sa part dans la jouissance des allmends[9]. On vendait un bien avec les droits d’usage qui y étaient attachés, cum omni utilitate, ou avec la communio in marchis. Dans un procès entre le bailli et les habitans de Küssnacht en 1302, le jugement ne reconnaît pas plus de droits à ce représentant de la seigneurie féodale qu’aux autres usagers. Les paysans libres avaient pris déjà un tel ascendant à cette époque que nous voyons en 1355 les habitans d’Arth racheter tous les droits de la seigneurie de l’endroit. Le droit d’usage sur les biens communs est-il un droit réel ou un droit personnel ? Est-il attaché à la qualité de la personne ou est-il une dépendance de la propriété foncière ? Primitivement, sans aucun doute, le droit était exclusivement personnel, puisqu’il appartenait à tout Markgenoss, à tout membre de l’association usagère. C’était le droit naturel de propriété des habitans associés de la marche. Seulement comme plus tard on décida que, pour exercer le droit d’usage, il fallait entretenir sur ses biens propres le bétail qu’on voulait envoyer sur les pâturages communs, certains juristes, surtout au XIIIe siècle, y ont vu un droit réel, et ils en parlent comme d’une dépendance de la propriété privée. C’est une erreur complète. D’abord, pour exercer le droit d’usage, il ne suffit pas d’avoir un bien dans la commune, ni même d’en être bourgeois, il faut en outre faire partie héréditairement de la communauté usagère. Le droit d’usage ne peut se déléguer ni se céder, ce qui devrait être admis si c’était un droit réel. Quand l’usager n’a pas eu l’hiver de bétail à lui, il ne peut exercer son droit sur le pâturage au moyen de bétail emprunté ou acheté au printemps ; le droit n’en subsiste pas moins, quoique l’exercice en soit momentanément suspendu. Il en est de même s’il quitte la commune : il ne peut louer sa jouissance usagère ; mais, s’il revient et s’il entretient du bétail l’hiver, il est de nouveau admis à exercer son droit. Ce droit est inhérent à sa personne, et il ne le perd que s’il entre dans une autre communauté, chose extrêmement rare.

Ordinairement le droit d’usage appartient à chaque ménage séparé qui a eu « feu et lumière » dans la commune durant l’année ou à une certaine date fixée ; ainsi à Wolfenschiessen il faut que l’usager y ait passé la nuit du 15 mars. En principe, c’est seulement quand il se marie et qu’il fonde une famille nouvelle que le jeune homme peut réclamer le droit d’usage sur « la forêt, le pâturage et les champs ; » mais par extension il est aussi reconnu à la veuve ou aux orphelins habitant ensemble, parfois même à tout fils d’associé partiaire, à partir de vingt-cinq ans, pourvu qu’il habite une maison séparée. Dans le Nidwald, les filles non mariées qui font ménage à part, Laubenmeidli, ont le même droit. Généralement l’enfant naturel dont la descendance est constatée peut aussi réclamer sa part « du bois, de l’alpe et des champs, » Holz, Alp und Feld ; parfois cependant son droit est restreint. Ainsi à Beggenried il est exclu de l’alpe. Le droit d’usage peut s’acheter, mais seulement du consentement unanime des communiers. Le prix en a rapidement augmenté, même pendant le moyen âge : à Stanz, il s’achetait en 1456 pour 5 sols, en 1523 pour 50, en 1566 pour 100, en 1577 pour 400, en 1630 pour S00, en 1684 pour 1200. Les règlemens qui déterminent le mode de jouissance varient de communauté à communauté ; en voici les principes généraux. Sur l’alpe, comme nous l’avons vu, chacun peut envoyer le bétail qu’il a entretenu l’hiver dans sa propriété privée. Si les alpes sont trop peu étendues, chacun est réduit en proportion. Dans l’assemblée générale du printemps, avant que les troupeaux ne montent aux pâturages de la montagne, chaque usager déclare sous serment le nombre de têtes qu’il a hivernées. Toute fraude est impossible, parce que les experts savent parfaitement combien chaque bien peut en entretenir. Le moindre abus est puni d’une amende très forte ou par la suspension du droit d’usage. A Giswyl et à Sachseln, les alpes sont tirées au sort entre les usagers. A Alpnach, on a établi un roulement, de façon que les troupeaux de chacun passent successivement, d’année en année, sur chaque alpe. Dans beaucoup de villages, depuis quelque temps, pour rétablir plus d’égalité, on met, par tête de gros bétail, un impôt dont le produit est distribué à ceux qui n’en ont pas.

Quand les forêts étaient vastes et la population peu nombreuse, chacun prenait du bois à sa guise ; aujourd’hui des règlemens très stricts en déterminent l’usage. Certaines forêts sont mises sous « ban, » Bannwälder, soit parce qu’elles préservent la vallée et les villages de la chute des avalanches, comme celle qui s’élève à l’est d’Altorf, soit parce qu’il faut les respecter pendant quelque temps pour leur permettre de se repeupler. Dans les bois en exploitation, Scheitwälder, les jurés déterminent la coupe annuelle. On y fait des parts en proportion des droits de chaque catégorie d’usagers. Ces parts sont tirées au sort, et chacun vient couper et enlever la sienne, ou bien l’administration de la communauté les livre à domicile. Dans certaines corporations usagères, dans Uri par exemple, le bois à brûler et le bois de construction se répartit d’après les besoins de chacun. Ailleurs chacun reçoit une part égale de chauffage ; mais le bois de construction est nécessairement donné en proportion de ce qu’exige la demeure de chaque famille avec ses dépendances. Seulement ce sont les jurés qui apprécient ce qui est nécessaire ; le surplus doit être payé à la valeur marchande. Il est sévèrement interdit de vendre du bois des forêts communales hors de la commune, sans excepter le bois provenant de démolitions.

Le droit d’usage sur l’allmend de la plaine se règle d’après d’autres principes que celui sur la forêt et sur l’alpe. Le pâturage aux environs du village était destiné à nourrir soit le bétail à l’automne, quand il revenait des hauteurs, soit les quelques vaches laitières conservées près de l’habitation pour fournir le lait de la consommation journalière. Il advint peu à peu qu’on permit à toute famille d’usagers, ayant ou n’ayant pas de propriété particulière, de mettre une ou deux vaches sur l’allmend, et même d’en louer à cet effet[10]. C’est un grand avantage pour la classe peu aisée qui n’a pas de bétail à envoyer sur l’alpe. Le droit devient ainsi de plus en plus personnel ; il se transforme même en une rente d’argent pour ceux qui le préfèrent ou qui ne peuvent jouir du droit d’usage en nature. Afin de donner à chaque famille le moyen de se procurer par son travail une partie de son alimentation végétale, la coutume s’est introduite partout de livrer à la culture l’allmend située près du village : elle est divisée en un grand nombre de petites parcelles, dont cinq ou six réunies forment un lot, ou bien directement en autant de lots qu’il y a d’ayant-droit. Ces lots sont tirés au sort. L’usager en jouit pour dix, quinze ou vingt ans, ou parfois la vie durant. Au terme de chaque période, tout est remis en commun, et on tire de nouveau au sort. A la mort de l’usager, si le fils ou la veuve ont le droit de jouissance, ils conservent la parcelle jusqu’au nouvel allotissement. Comme tout nouveau ménage qui se forme a droit à réclamer un lot, et que les lots qui deviennent vacans par les décès peuvent être insuffisans, on garde en réserve quelques lots disponibles qui sont loués en attendant. Chaque usager a droit à une part égale qu’il peut exploiter à sa guise ou même louer aux autres « communiers : » il peut y planter des arbres fruitiers ; dans certaines communes, comme à Wolfenschiessen, il y est même obligé, sous peine d’amende.

Quoiqu’elles ne soient l’objet que d’une possession temporaire, les allmends sont partout admirablement cultivées ; elles ne ressemblent nullement sous ce rapport aux terres communales des villages russes, tout en étant soumises exactement au même régime agraire. Pour s’en convaincre, point n’est besoin de s’enfoncer dans les vallées éloignées. A deux pas d’Interlaken, ce rendez-vous du monde élégant où passent chaque année tant de milliers de voyageurs, on peut visiter l’allmend de Böningen, qui couvre tout le delta formé par la Lûtschine à l’endroit où elle se jette dans le lac de Brienz. Si l’on regarde cette plaine d’une hauteur voisine, par exemple de l’Ameisenhügel, sur la Scheinige-Platte, on la voit divisée en un nombre innombrable de petits carrés de terre occupés par des cultures diverses, des pommes de terre, des légumes, du lin, et par-ci par-là plantés d’arbres fruitiers. Ce sont autant de petits jardins de quelques ares parfaitement travaillés à la bêche, fumés et nettoyés. Les produits sont en rapport avec cette excellente culture. L’allmend mesure 270 juchart, 343 familles y ont une part et chaque lot comprend 7 parcelles. On maintient cet extrême morcellement afin que chacun ait une part des différentes catégories de terrain.

Ces corporations usagères constituent de véritables républiques. Leur forme de gouvernement mérite l’attention, car elles peuvent servir de modèle à l’organisation politique d’une commune autonome. Pour en donner une idée, j’analyserai la constitution de la communauté de Gross, dans le canton de Schwytz. Tous les usagers ayant dix-huit ans accomplis se réunissent de plein droit une fois par an au mois d’avril pour entendre la reddition des comptes et pour régler les affaires courantes. En cas de besoin, le président convoque l’assemblée, Genossengemeinde, en session extraordinaire. Tous les deux ans, elle réélit tous les fonctionnaires. Nul ne peut se refuser à remplir les fonctions auxquelles il est nommé. Il est tenu un procès-verbal de toutes les résolutions. Le pouvoir exécutif est aux mains d’un conseil de 7 membres élus par l’assemblée. Ce conseil règle l’exploitation des bois, fait le partage de la coupe, prépare l’allotissement des terres, représente la corporation dans les instances judiciaires, et fait exécuter les travaux qui ne dépassent pas 60 francs ; les autres doivent être votés par l’assemblée générale. Il fixe les amendes et les dommages-intérêts en cas de contravention au règlement, et défère, s’il en est besoin, la poursuite à l’autorité judiciaire. Le conseil se réunit sur la convocation du président. Les membres non empêchés sont frappés d’amende en cas d’absence ; ils sont rétribués par la remise des journées de travail qu’ils devraient fournir comme les autres usagers.

Le président est élu par l’assemblée générale. Il doit convoquer celle-ci chaque fois que 100 membres le demandent. Il touche 80 fr., et ses vacations extraordinaires sont payées en sus. Les autres fonctionnaires sont le caissier, qui tient les comptes et fait les recettes et les dépenses, le secrétaire, qui rédige les procès-verbaux et fait la correspondance, le chef des travaux, le forestier et le vérificateur des comptes. Tous sont rétribués et sont responsables de leur gestion. Cette administration est, on le voit, très complète ; elle tient le milieu entre celle d’un corps politique et celle d’une société anonyme. Les usagers administrent eux-mêmes leurs intérêts communs et la propriété collective suivant des règles très précises et parfaitement entendues. Ces. constitutions remontent aux premiers temps du moyen âge, mais elles ont été constamment modifiées et perfectionnées suivant les nécessités de l’époque, et on peut affirmer qu’elles remplissent convenablement la mission qui leur est confiée. Le domaine commun est bien administré, et ses produits sont équitablement répartis.

A mon avis, les avantages que présentent ces institutions du moyen âge et des temps primitifs sont si grands que c’est à elles que j’attribue la longue et glorieuse durée de la démocratie en Suisse. Ces avantages sont à la fois politiques et économiques.

D’abord les usagers, en prenant part à l’administration de leur domaine collectif, font l’apprentissage de la vie politique et s’habituent à s’occuper de la gestion des affaires publiques. Ils assistent à des délibérations, et ils peuvent y intervenir ; ils choisissent leurs délégués, ils les entendent rendre les comptes annuels qu’ils discutent et approuvent. Ils se forment ainsi admirablement au mécanisme du régime parlementaire. Ils font partie de véritables sociétés coopératives rurales qui existent depuis un temps immémorial, et ainsi se développe chez tous l’aptitude administrative indispensable dans un pays de suffrage universel. Ne l’oublions pas, c’est aussi dans le township que la démocratie américaine a ses racines.

Quand le droit naturel de propriété est en réalité garanti à tous, la société est assise sur une base inébranlable, car nul n’a intérêt à la renverser : il n’est point de pays où le peuple soit plus conservateur que dans les cantons primitifs de la Suisse où le régime des allmends s’est conservé intact. Au contraire, dans un état où il n’y a qu’une centaine de mille propriétaires, comme en Angleterre, le droit de propriété paraît un privilège, un monopole, et il ne tarde pas à être en butte aux plus dangereuses attaques. Tandis que là un million de pauvres vivent de l’aumône officielle, et que les ouvriers ruraux manquent d’habitations convenables, d’instruction et de bien-être, en Suisse les usagers sont au moins soustraits aux maux d’un dénûment extrême. Ils ont de quoi se chauffer, nourrir une vache, récolter des pommes de terre. Ailleurs, quand par suite de certaines circonstances économiques le charbon et le bois doublent de prix, comme on l’a vu cet hiver, c’est pour les familles peu aisées une cause d’indicibles souffrances ; pour l’usager, qui prend directement sa part des produits du sol, ces fluctuations des prix importent peu : quoi qu’il arrive, il a de quoi satisfaire ses besoins essentiels. Il en résulte une heureuse sécurité pour l’existence des classes laborieuses.

Autre avantage encore des allmends, c’est qu’elles retiennent la population dans les campagnes. Celui qui dans sa commune a droit à une part « de la forêt, du pâturage et du champ » n’abandonnera pas facilement la jouissance de tous ces avantages pour chercher dans les villes un salaire plus élevé qui ne lui assure pas, il s’en faut, une condition meilleure. Ces immenses cités où s’entassent des milliers d’hommes sans foyer, sans autel, sans lendemain assuré, et où se forme l’armée profonde du prolétariat, toujours avide de bouleversemens sociaux, voilà le péril et le fléau de nos sociétés modernes. Que l’homme trouve à la campagne l’aisance et la propriété, et il y restera, car c’est là vraiment le lieu que la rature a préparé pour lui. Les villes, séjour de l’orgueil, du luxe et de l’inégalité, enfantent l’esprit de révolte ; la campagne inspire le calme, la concorde, l’esprit d’ordre et de tradition.

Quand les travailleurs sont attachés au sol par les liens puissans de la propriété collective et de la jouissance partiaire, l’industrie n’en est pas entravée, — Glaris et les Rhodes extérieures d’Appenzell le prouvent, — mais alors elle est obligée, de s’établir dans les campagnes, où les ouvriers peuvent joindre le travail agricole au travail industriel, et où ils se trouvent dans de meilleures conditions morales, économiques et hygiéniques. Il est regrettable que tant de milliers d’hommes dépendent pour leur subsistance quotidienne d’une seule occupation, que des crises de toute nature viennent périodiquement interrompre. Quand ils disposent d’un petit champ qu’ils cultivent, ils peuvent supporter un chômage sans être réduits aux dernières extrémités.

L’ouvrier de la grande industrie moderne est souvent un nomade cosmopolite pour qui la patrie est un mot vide de sens, et qui ne songe qu’à lutter contre son maître pour l’augmentation du salaire ; c’est qu’en effet aucun lien ne l’attache au sol où il est né. Pour l’usager au contraire, la terre natale est vraiment l’alma parens, la bonne mère nourricière ; il en a sa part en vertu d’un droit personnel, inaliénable, que nul ne peut lui contester et que des coutumes séculaires consacrent. Le patriotisme des Suisses est connu dans l’histoire, il leur a fait faire des prodiges, et aujourd’hui encore il les ramène des bouts du monde au lieu natal.

On l’a dit souvent, la propriété est la condition de la vraie liberté. Celui qui reçoit d’autrui la terre qu’il cultive en dépend et ne jouit pas d’une indépendance complète. En France, en Angleterre, en Belgique, partout où l’on a voulu garantir la liberté du vote, on a été obligé d’introduire le scrutin secret et de prendre de grandes précautions pour que les locataires pussent dérober à leurs propriétaires la connaissance du bulletin qu’ils mettent dans l’urne. À ce point de vue, il y avait une sorte de logique à n’accorder le droit de suffrage qu’à ceux qui jouissent du droit de propriété. En Suisse, grâce aux allmends, on arrive à une autre solution : tous ont le droit de suffrage, mais tous aussi jouissent du droit de propriété. Jusqu’à présent toutes les démocraties ont péri parce qu’après avoir établi l’égalité des droits politiques, elles n’ont pu faire régner une égalité des conditions telle que la lutte entre le pauvre et le riche n’aboutît pas après des péripéties diverses à la guerre civile et à la dictature. Machiavel expose cette vérité de la façon la plus saisissante : « dans toute république, quand la lutte entre l’aristocratie et le peuple, entre patriciens et plébéiens se termine enfin par la victoire complète de la démocratie, il ne reste plus qu’une opposition qui ne finit qu’avec la république même, c’est celle entre les riches et les pauvres, entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. » Ce péril, si clairement signalé dans ce passage et aperçu par tous les grands politiques, depuis Aristote jusqu’à Montesquieu, avait en partie échappé à Tocqueville, qui n’avait pas assez approfondi le côté économique des problèmes sociaux. Aujourd’hui ce danger apparaît à tous les yeux, et les élections récentes viennent de montrer une fois de plus que de là vient réellement la difficulté de fonder définitivement le régime démocratique. En permettant d’attribuer à tous une part de la prospérité collective, les allmends empêchent que l’inégalité poussée à l’excès n’ouvre un abîme entre les classes supérieures et les classes inférieures. La lutte entre les riches et les pauvres ne peut amener la ruine des institutions démocratiques, par la raison que nul n’est très pauvre et nul très riche. La propriété n’est pas menacée : par qui le serait-elle, chacun étant propriétaire ?

En Amérique, en Australie, les nouvelles démocraties qui se fondent sur des territoires inoccupés devraient réserver dans chaque commune un domaine collectif assez étendu pour y établir l’ancien système germanique, — sinon, quand avec la population croissante viendra la misère, il faudra, comme en Angleterre, établir la taxe des pauvres. Ne vaut-il pas mille fois mieux donner, au lieu de l’aumône qui démoralise, un champ, un instrument de travail dont l’individu peut, en vertu de l’exercice d’un droit et par ses propres efforts, obtenir de quoi subsister ? Il suffit de comparer le pensionnaire dégradé d’un work-house anglais à l’usager actif, fier, indépendant, laborieux, de l’allmend suisse, pour comprendre la différence profonde qui existe entre les deux systèmes. En ce qui concerne le droit civil, les colonies anglo-saxonnes ne s’inspirent que des lois de l’Angleterre féodale ; elles devraient étudier en même temps les institutions primitives de leur race encore en vigueur aujourd’hui dans la Suisse démocratique. Sur notre continent, les économistes réformateurs ont poussé partout à la destruction des biens communaux malgré l’opposition des paysans et du parti conservateur. J’arrive à croire que c’est leur instinct secret qui portait ceux-ci à défendre ce legs du passé, parce qu’il répondait à une nécessité sociale. Il est souvent imprudent de porter la hache sur une institution consacrée par une tradition immémoriale, surtout quand elle a ses lointaines racines dans un âge antérieur à l’établissement des grandes aristocraties et des monarchies centralisées. Avant de forcer les communes à vendre leurs biens, il aurait fallu examiner si on n’aurait pas pu en tirer bon parti, soit par des plantations régulières de bois, soit par des concessions temporaires de terres cultivables. L’exemple de la Suisse nous montre comment cela eût été possible. Aujourd’hui il faudrait, à mon avis, favoriser l’accroissement du patrimoine communal en le soumettant, bien entendu, à un meilleur mode d’exploitation.

Indépendamment des conclusions pratiques que nous venons d’indiquer, l’étude des formes primitives de la propriété permet encore d’arriver à des idées plus justes touchant l’origine de ce droit, qui est la base même de l’ordre social. Il faut l’avouer, les théories qui ont généralement cours à ce sujet sont très superficielles, parce qu’elles sont construites a priori par la raison, en dehors de l’histoire et des faits réels. Ainsi les uns, adoptant les idées des jurisconsultes romains, supposent l’individu isolé, devenant propriétaire par le seul fait de l’occupation alors que la terre n’appartient à personne et qu’elle est, comme ils disent, res nullius ; mais, à moins de se transporter par la pensée à l’apparition du premier homme, cette hypothèse ne s’est jamais présentée. L’individu n’a jamais existé isolé ; il a vécu au sein de la tribu, qui était, elle, primitivement propriétaire du territoire qu’elle exploitait par la chasse ou par le pâturage de ses troupeaux. D’autres théoriciens, les économistes surtout, ont fait dériver la propriété du travail seul ; mais les juristes n’ont pas eu de peine à montrer que le travail ne rend propriétaire des produits que quand on est déjà propriétaire du soi. D’autres encore, comme M. Laboulaye, prétendent que la propriété a sa source unique dans la loi, à quoi on a objecté qu’en ce cas il suffirait de changer la loi pour transformer ou abolir la propriété. En réalité, l’histoire des faits économiques nous montre que primitivement la propriété était considérée comme un droit naturel, complément nécessaire des autres droits, tellement inhérent à la personnalité humaine qu’on n’en refusait l’exercice qu’à l’esclave, qui en même temps était privé de la liberté. Telle est l’idée juste que nous ont léguée nos aïeux ; elle a été souvent obscurcie, méconnue ; mais il faut la remettre en homieur et la creuser de plus en plus pour en tirer les salutaires conséquences dont notre société, si profondément troublée, a plus besoin que jamais.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. J’ai eu infiniment de peine à réunir quelques élémens bibliographiques pour cette étude. J’ai visité l’été dernier (1872) les villages de l’Oberland bernois et ceux des bords du lac des Quatre-Cantons ; mais, les usages étant partout différens, cela ne suffisait pas pour arriver à une vue d’ensemble du sujet. Quelques publications faites en Suisse m’y ont aidé. Ni en Angleterre, ni en France, ni en Allemagne, je n’ai rien trouvé qui y eût rapport. Maurer et Roscher, si complets sur tout ce qui concerne les anciennes coutumes agraires, ne disent presque rien des Allmenden suisses. M. Nasse, professeur à Bonn, qui est très bien renseigné sur cette matière, croit que les économistes allemands ne s’en sont pas spécialement occupés. Pour la Suisse, ni M. Dameth, ni M. Max Wirth, l’éminent directeur du bureau de statistique de Berne, n’ont pu me fournir aucun renseignement. Voici les principales sources où j’ai puisé : 1° une collection des règlemens des Allmenden du canton de Schwytz, que le dois à l’extrême obligeance du chancelier M. Kothing ; — 2° une étude approfondie sur la propriété communale dans l’Unterwald, Die Rechtsverhältnisse am Gemeinland in Unterwalden, par M. Andréas Heusler, professeur de droit à Bâle ; — 3° une brochure remplie de vues originales et justes, par le docteur B. Becker, pasteur à Linthal, dans le canton de Glaris, Die Allmeinde, das Grundstück zur Lösung der socialen Frage ; — 4° une étude du professeur de Wyss, Die Schweizerische Landsgemeinden, dans la Zeitschrift für Schweiz. Recht, I Bd ; — 5° le livre de Snell, Bandbuch des Schweiz. Staatsrechts, Zurich 1844 ; — 6° Das Landbuch von Schwyz, herausgegeben von Kothing, Zurich 1850 ; — 7° Das Landbuch oder Sammlung der Gesetze des cantons Uri-Flüelen, 1823 ; — 8° des renseignemens particuliers dus à l’obligeance du professeur König, de Berne, et de M. Schenk, chef du département fédéral de l’intérieur.
  2. Le canton d’Appenzell se divise, comme on sait, en deux demi-cantons, les Rhodes intérieures et les Rhodes extérieures. Le mot Rhoden désigne une institution très ancienne et très curieuse. Chaque Rhode est formée par groupe d’un certain nombre d’habitans plus ou moins dispersés dans tous les villages, qui se réunissent pour choisir les députés aux deux conseils et pour administrer quelques propriétés collectives. La Rhode correspond donc au clan, seulement cette espèce de corporation politique n’est pas attachée à une partie déterminée du territoire. Cette institution, qui n’est point sans quelques rapports avec la gens romaine, remonte à la plus haute antiquité.
  3. Voyez la Revue du 1er juillet, 1er août et 1er septembre 1872.
  4. Ce principe est exposé par Blackstone et par tous les juristes anglais. Voici comment s’exprime à ce sujet un manuel de droit très répandu en Angleterre, Williams, On the Law of real Property : « La première chose que l’étudiant doit faire est de se débarrasser de l’idée de propriété absolue. Une pareille idée est absolument étrangère à la loi anglaise. Aucun particulier n’est propriétaire absolu de la terre. Il peut seulement y avoir un intérêt. » M. Gifle Leslie, dans son excellent livre On Land Systems, dit également : « En Angleterre, l’intérêt le plus complet qu’un sujet peut posséder dans le sol, c’est une tenure in fee sous la couronne. »
  5. M. Heusler a publié dans son étude Die Rechtsverhäitnisse am Gemeinland in Unterwalden plusieurs de ces règlemens et décisions juridiques. Le premier, celui de Schwändi, est de 1471 ; l’Einung d’Alpnach porte la daté du 11 août 1498. Ils sont du temps. L’écriture sur parchemin en est très belle. L’Einung de Sachseln est de 1587. Celui de Kerns, daté d’avril 1629, n’est qu’une rédaction nouvelle. Le règlement de Giswyl est de 1705, et celui de Lungern de 1821. Chacun de ces documens caractérise bien les besoins de l’époque, et, considérés ensemble, ils montrent l’évolution juridique du droit dont le principe fondamental a toujours été respecté. M. Heusler publie encore d’autres pièces très curieuses, par exemple une décision des habitans de Buochs, concernant les Beisassen, qui remonte à 1399 ; des règlemens divers sur la jouissance des alpes, des forêts et des allmends de la plaine, conservés dans les villages de Sarnen, Giswyl, Stans, Wolfenschiessen, Büren, Beggenried, etc. Nous essayons d’en résumer l’esprit plus loin.
  6. Le Kuhessen est la quantité d’herbage nécessaire à la nourriture d’une vache à lait, ou de l’équivalent en tête de bétail, pendant les mois d’été.
  7. Dans le canton d’Appenzell, des paysans ont aussi récemment fondé deux sociétés pour acheter deux pâturages, la Wiederalp et le Fählen. Ils les exploitent en commun, et les actions de ces sociétés se maintiennent au-dessus du pair. Voyez Journal de statistique suisse, 1866, p. 53.
  8. Stoss ou Kuhessen est l’étendue indéterminée qui est nécessaire pour nourrir une vache pendant l’été.
  9. Ainsi M. Heasler cite un acte de l’an 1227, par lequel Dietrich von Opphau vend au monastère de Schönau, « prædia Bua in Suntheven, agros, prata, curtes, areas, almeine. » Mone transcrit un autre texte qui a presque le même sens. « Hoba cum omnibus utilitatibus ad eamdem hobam rite attinentibus, id est marca silvæ, sagina, aquis, pascuis. » Zeitschrift für die Geschichte des Oberrheins, B. I, p. 391.
  10. Dans l’Unterwalden, à Kerns, le règlement de 1672 donne droit à tous les usagers de mettre deux vaches sur l’allmend ; mais déjà en 1766 la population a tant augmenté, qu’on ne peut plus en mettre qu’une seule. Celui qui en met deux paie 1 florin, et celui qui n’en a pas a droit à 100 toises de terre cultivable. En 1826, on met une taxe sur toutes les vaches : elle a été fixée à 7 francs en 1851, et le produit est partagé entre ceux qui n’en ont pas. A Sachseln, chacun peut encore envoyer deux vaches sur l’allmend. Celui qui n’use pas de l’alpe reçoit une Indemnité, l’Allmendkrone, et une taxe de 3 florins est levée sur chaque tête de gros bétail.