La Propriété littéraire et la contrefaçon



DU PROJET DE LOI
SUR
LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE
ET LA CONTREFAÇON.

L’intelligence a de nos jours cause gagnée. Toute production de l’esprit offrant une base à des opérations commerciales est une valeur, et à ce titre constitue une propriété. C’est un principe que le sens commun élève au-dessus de la controverse, et que la reconnaissance tardive des peuples de l’Europe a généralement inscrit dans les lois. Mais si le droit des auteurs est incontestable, il n’est pas moins évident que la propriété qui en résulte, est d’une nature particulière, et qu’on ne saurait, sans de grands inconvéniens, lui appliquer la loi qui régit la possession des objets matériels. Nous éviterons de retomber dans cette discussion. La matière nous paraît épuisée par le rapport que M. de Salvandy vient de lire à la chambre des pairs. La règle d’équité, les considérations d’intérêt public, la législation établie en France et à l’étranger, les avis des commissions successives y sont résumés avec une dignité de langage qui en fait le convenable préambule d’une charte littéraire. La proposition du gouvernement tient un milieu équitable entre le décret impérial qui assure aux héritiers directs d’un auteur un privilége de vingt ans, et le vœu de la dernière commission qui conclut à ce que le terme de l’exploitation au bénéfice des représentans légitimes fût porté à cinquante ans. Le nouveau projet de loi garantit le droit de publier ou d’autoriser la publication d’un ouvrage, à l’auteur pendant toute sa vie, et après la mort de celui-ci, à ses héritiers ou cessionnaires, pendant trente ans. Cette disposition s’applique également aux ouvrages destinés à la représentation scénique, aux produits des arts du dessin, aux compositions musicales. Le terme proposé concilie, selon nous, la reconnaissance due au génie, les intérêts du commerce, et les droits du public qui, ainsi qu’il est dit ingénieusement dans le rapport, entre toujours pour quelque chose dans la composition et le succès d’un livre. La possession littéraire absolue, et perpétuellement transmissible, serait choquante, peut-être même impraticable : elle donnerait bientôt de scandaleux démentis au sens moral de la loi qui a pour but de faire rejaillir sur les noms célèbres cette sorte de considération attachée à la fortune. Assurément, pour les ouvrages qui doivent retentir dans la postérité, une exploitation de trente ans après la mort de l’auteur est plus que suffisante pour assurer honorablement l’avenir d’une famille. Les cinq premiers titres du projet de loi obtiendront sans difficulté la sanction des chambres. Si quelques réclamations devaient être faites, ce serait en faveur des libraires auxquels on demande cinq exemplaires pour le dépôt légal[1], au lieu de deux qu’on exige aujourd’hui. L’impôt qui résulterait de cette mesure serait doublement onéreux, et par la valeur positive des ouvrages déposés, et par la multiplication, plus nuisible qu’on ne l’imagine, des lieux de lecture gratuite.

Malheureusement, les dispositions qui, pour ainsi dire, donnent un état civil à la littérature, ne concernent qu’un petit nombre de privilégiés. Les ouvrages assez fortement constitués pour donner lieu, après un demi-siècle, à une opération commerciale, ne seront jamais que de rares exceptions. Le plus notable intérêt de la loi nouvelle réside, selon nous, dans les derniers articles. Ce sont ceux qui ont rapport à la contrefaçon, véritable plaie qui ronge indistinctement la noblesse littéraire et le menu peuple d’écrivains groupés autour d’elle. La contrefaçon est un de ces ennemis publics contre lesquels chacun devrait s’armer. Pour notre part, c’est après avoir réfléchi longuement sur les divers moyens de répression proposés jusqu’ici, après avoir recueilli des renseignemens, et consulté l’expérience des libraires, que nous nous croyons en mesure de présenter quelques observations utiles.

Établissons d’abord une importante distinction entre la contrefaçon intérieure et la contrefaçon étrangère. La première, qui s’exerce clandestinement et qui présente ordinairement les caractères du faux matériel, a toujours été réprouvée et poursuivie comme un délit. Il paraît néanmoins que, sous l’ancienne législation, les libraires de province étaient souvent réduits au triste métier de faussaires. Ne pouvant disputer à leurs confrères de Paris l’autorisation de publier les livres nouveaux, ni, pour les anciens ouvrages, le renouvellement des priviléges épuisés, ils protestaient par un abus coupable contre un monopole odieux. Mais depuis que la Convention, en légitimant le droit des auteurs, eut livré à la libre concurrence un domaine public à exploiter, la reproduction frauduleuse des livres est devenue très rare chez nous. Si elle est encore à craindre, c’est uniquement pour les petits traités classiques auxquels l’approbation de l’Université confère une sorte de monopole ; et comme d’ailleurs, cette triste spéculation ne trouve que difficilement des complices dans le corps de la librairie, elle ne cause pas un grand dommage au propriétaire.

Le projet en discussion aggrave la pénalité établie aujourd’hui, mais au profit de l’état. Le contrefacteur français ou l’introducteur d’une édition contrefaite à l’étranger sera frappé, comme par le passé, d’une amende de 100 à 2,000 francs. L’amende doit être doublée, c’est-à-dire élevée de 50 à 1,000 francs pour le simple vendeur. Quant aux dommages et intérêts accordés à la partie civile, et dont la loi en vigueur fixe le maximum à la valeur de trois mille exemplaires dans le premier cas, et de cinq cents dans le second, ils seraient déterminés à l’avenir par la libre estimation des juges. Il ne resterait plus, relativement à la contrefaçon intérieure, qu’à établir la jurisprudence sur certains points fréquemment débattus devant les tribunaux. Par exemple, la propriété des cours publics rétribués par l’état, celle des offices nouveaux que les chapitres diocésains s’arrogent, la reproduction des notes et additions, l’étendue des emprunts qu’on peut faire à un livre ou à un recueil, sont fréquemment des objets de litige. La place importante que la littérature périodique a conquise dans la société la rend digne, à coup sûr, d’être prise en considération dans une loi sur la propriété littéraire. Il serait à propos de condamner le droit prétendu de reproduction, que certaines feuilles s’arrogent aux dépens d’entreprises recommandables, et d’établir formellement qu’un directeur de journal acquiert possession aux mêmes titres que le libraire ; qu’un article, qui quelquefois, dans ses petites proportions, résume un grand travail, devient alors une œuvre aussi complète, aussi respectable qu’un gros livre, et qu’il doit être défendu de se l’approprier, par la simple raison qu’il n’est pas plus permis de voler une faible somme qu’une valeur considérable.

Nous touchons enfin le point difficile du problème, la contrefaçon extérieure. Quand on n’est pas initié au commerce de la librairie, on ne saurait se faire une idée de la perturbation causée par cette concurrence déloyale. Qu’on sache que l’éditeur, après avoir acheté, quelquefois au poids de l’or, la propriété d’un ouvrage nouveau, en voit le prix doublé par les frais d’annonces et de voyages, par les sacrifices qu’il faut faire sous toutes les formes à la publicité. Bien plus, un éditeur doit tenir compte des caprices du public et de ses propres erreurs ; l’ensemble de ses opérations doit être combiné de telle sorte qu’une entreprise soutienne l’autre : c’est un joueur dont la perte est certaine, si les coups heureux ne réparent pas les chances défavorables. Eh bien ! c’est précisément ce succès réparateur qu’on lui ravit. Le contrefacteur attend que la fortune d’un livre soit faite pour s’en emparer. Quand le retentissement d’une annonce présage la fortune d’une nouveauté, il corrompt, s’il le peut, les employés du propriétaire légitime ; il achète des copies frauduleuses, des épreuves incorrectes, et exploite l’impatience générale, en mettant en vente le premier. Le représentant légitime de l’auteur est encore obligé de multiplier le nombre des volumes, pour se récupérer de l’achat du manuscrit et des frais de mise en train. Pour le contrefacteur, toutes les avances se réduisent à celles de l’impression et du papier. Il n’engage qu’un faible capital, et à coup sûr il combine sans entraves la fabrication matérielle d’un livre ; il le condense habituellement, le tire à grand nombre, et l’offre sur les marchés européens à des prix qui lui en assurent le monopole. Il faut convenir qu’un pareil commerce doit caresser bien agréablement l’instinct des spéculateurs. Les imprimeurs de Bruxelles en ont fait ressortir les avantages avec tant de netteté et de conviction, que depuis quelques années, plusieurs compagnies se sont organisées chez eux et ont même, assure-t-on, recruté des actionnaires en France. Une de ces commandites, la Société belge, sous la raison Haumann et compagnie, s’est constituée sous la présidence de M. le chevalier de Sauvage, ancien ministre de l’intérieur, et président à la cour de cassation. Le comité compte parmi ses membres un sénateur, des magistrats, un inspecteur de l’instruction publique ; il a pour secrétaire M. Vinchent, également secrétaire-général du ministère de la justice. En multipliant les sociétés, en accumulant les capitaux, les contrefacteurs se sont mis dans la nécessité de produire. De là, une concurrence entre eux dont le résultat doit être l’avilissement du prix. L’encombrement des magasins fait refluer les marchandises jusque dans nos provinces du nord. Une active contrebande est régulièrement organisée sur la frontière, et on peut, moyennant une prime d’assurance, prendre livraison à Valenciennes des contrefaçons achetées à Mons.

En 1835, les avocats de la contrefaçon belge ont produit le chiffre d’exportation d’après le relevé des douanes de la Belgique, et en ont fait ressortir la faiblesse, pour taxer d’exagération leurs adversaires. Nous ferons remarquer, à notre tour, que les éditions contrefaites ne se vendant que le tiers des éditions originales, une vente d’un million cause aux libraires français un déficit d’environ trois millions. Depuis 1835, les expéditions de la librairie belge ont dû augmenter en proportion des capitaux qu’elle a su attirer à elle. Non, quoi qu’on en dise, ce n’est pas pour une population huit fois moins nombreuse que la nôtre qu’on reproduit de grands ouvrages qui parfois ne s’épuisent que péniblement chez nous. Mais on spécule sur tous les noms français qui retentissent en Europe, sur l’autorité de nos jurisconsultes, de nos médecins, de nos savans, sur l’heureux élan de notre école historique, sur les piquantes révolutions de nos goûts littéraires, et, avant tout, sur les séductions d’une langue si exacte, si franche, et d’un éclat si pur quand elle est bien maniée, que son étude est considérée partout comme un exercice des plus profitables à l’esprit.

Au cri d’alarme de la librairie parisienne, une honorable sympathie s’est manifestée. Le gouvernement s’est empressé de nommer une commission de jurisconsultes, d’hommes de lettres et de négocians. Les publicistes ont fourni leur contingent d’articles et de brochures. Or, toutes les opinions émises peuvent se ramener à trois systèmes principaux.

1o Quelques personnes, et particulièrement des spéculateurs, ont déclaré que la reproduction des livres français par les étrangers était un mal sans remède, ou du moins que le remède devait être emprunté aux méthodes homéopathiques. Les Français, a-t-on dit, ne peuvent lutter avantageusement contre la contrefaçon qu’en se contrefaisant eux-mêmes. En conséquence, on a proposé d’établir sur la frontière une librairie nationale, consacrée spécialement à l’exportation. Mais n’est-il pas révoltant de payer un produit français quatre fois plus cher que le consommateur allemand, par la seule raison qu’on est Français ? En second lieu, ou on accordera une indemnité à l’auteur, et dès-lors la concurrence deviendra impuissante, puisque les charges seront inégales ; ou l’auteur ne sera pas rétribué, en quel cas on ne ferait qu’aggraver le mal, au lieu de le détruire. Ce moyen, d’ailleurs, que la désunion des libraires rend impraticable, est déjà condamné par plusieurs expériences.

2o Quelques publicistes ont déclaré que la France a droit de parler haut en Belgique, et qu’en retour des sacrifices que nous avons faits pour consacrer son indépendance, nous pouvons exiger du gouvernement belge l’anéantissement d’une industrie qui nous cause préjudice. Cet avis est formellement exprimé dans une brochure de M. Bignon, adressée à M. Didot. — « Si les Belges, y est-il dit, différaient quelque temps encore de prendre l’initiative, la France devrait poursuivre l’effet de sa demande avec une vigueur de volonté qui ne comportât point de résistance. Ce serait, dira-t-on, user de contrainte. Nous n’en disconvenons pas. Trop souvent, c’est par la contrainte qu’il a fallu imposer à certains peuples l’accomplissement des obligations les plus morales. » — D’autres conseillers, moins belliqueux, voudraient seulement qu’on achetât la répression des contrefacteurs par un échange de concessions commerciales. Mais peut-on sacrifier une industrie à l’autre ? En admettant même qu’on parvînt à faire expulser de Bruxelles les imprimeurs qui s’enrichissent à nos dépens, n’iraient-ils pas s’établir plus loin ?

3o Une troisième proposition, à laquelle on s’arrête parce qu’elle laisse entrevoir vaguement une chance de succès, est celle qui tend à faire consacrer par le droit des gens le principe du respect mutuel de la propriété littéraire. La commission, présidée par M. Villemain, a particulièrement insisté sur ce point, et les conclusions de son rapporteur ont inspiré l’article 18 du projet de loi qui est ainsi conçu :

« Tous ouvrages en langue française ou étrangère, publiés pour la première fois à l’étranger, ne pourront, soit du vivant de l’auteur, soit après sa mort, avant l’expiration d’un terme fixé par les traités, être réimprimés en France, sans le consentement de l’auteur, ou de ses ayants droit. — Toute réimpression desdits ouvrages, en contravention à cette défense, sera réputée contrefaçon et punie des mêmes peines. — Cette disposition sera exclusivement appliquée à l’égard des états qui auront assuré la même garantie aux ouvrages en langue française ou étrangère publiés pour la première fois en France. »

On voit que la loi en discussion n’implique pas une reconnaissance formelle du droit des auteurs : elle n’est qu’un contrat de convenance mutuelle. Nous l’avouerons, il nous eût paru plus grand, plus digne de la nation française, à qui appartient d’ordinaire l’initiative des résolutions généreuses, de proclamer hautement que la propriété littéraire est inviolable, et que tous les titres légalement acquis en pays étrangers sont valables devant nos tribunaux. En effet, ne serait-il pas juste d’accorder à un auteur, dont la pensée, dont l’ame, parcourant un pays, y laisse une trace lumineuse, ce qu’on ne refuse plus au voyageur qui promène son désœuvrement sur les grandes routes, et qu’on admettrait à revendiquer en justice le bagage qu’on lui aurait volé ? Dans les affaires qui doivent se traiter à la vue des peuples, la générosité devient parfois de l’adresse. Un bel exemple eût peut-être entraîné toutes les nations, même celles qui profitent de l’abus, tandis qu’une réciprocité strictement débattue ne sera acceptée que par les états qui y doivent trouver leur compte. Mais la reconnaissance absolue de la propriété littéraire eût contrarié l’article 11 de notre Code civil, qui déclare que l’étranger jouira seulement en France des droits civils accordés aux Français par les traités de la nation à laquelle cet étranger appartiendra. Les juristes n’eussent pas manqué d’ajouter que, si les législateurs de la Constituante appliquèrent, même à l’égard des étrangers, les lois de la justice éternelle, ils furent contredits sur ce point par les rédacteurs de nos Codes, qui pensèrent qu’une réciprocité rigoureuse est le moyen d’amener les autres peuples à l’abandon des droits abusifs qu’ils s’arrogent. Acceptons ce raisonnement, et descendons de la sphère élevée des principes sur le terrain, quelque peu embarrassé, des intérêts matériels.

Examinons d’abord quelles doivent être les bases de la convention mutuelle. Le ministre ne s’est pas prononcé sur ce point dans son rapport. Il est probable cependant qu’il adopte l’avis des commissaires nommés en 1836, puisque l’article qui concerne la contrefaçon extérieure est littéralement emprunté à leurs conclusions. En conséquence, des négociations devraient s’ouvrir particulièrement entre la France, l’Angleterre et l’Allemagne, afin d’amener ces pays à l’engagement mutuel : 1o de réprimer à l’intérieur la fabrication des contrefaçons ; 2o de frapper de prohibition et d’interdire le transit à celles qui viennent de l’étranger[2]. Or, la commission a indiqué le but plutôt que le moyen, et, selon nous, la difficulté principale, celle de l’exécution, subsiste toute entière. Les gouvernemens qui accepteraient le traité dans les termes qu’on propose, auraient-ils le pouvoir de faire respecter leur engagement ? Qu’on prenne la peine d’y réfléchir. Espère-t-on que chaque pays établira un service spécial, pour surveiller une industrie qui a besoin de liberté ? Et quand un ballot de livres sera présenté à un bureau de douanes, ira-t-on démêler les livres de propriété des livres tombés dans le domaine public, c’est-à-dire imposer aux douaniers une tâche qui exige souvent toute la sagacité des tribunaux ? Les personnes qui connaissent la librairie, sentiront qu’on pourrait multiplier à l’infini les objections de ce genre.

Évidemment, chaque fois qu’un gouvernement s’engagera à prendre l’initiative de la répression, il faudra profiter de ces dispositions favorables ; mais, on doit prévoir le cas où une puissance étrangère se refuserait à entrer dans l’alliance, sous prétexte qu’on ne peut, ni poursuivre d’office un délit qu’il n’est pas toujours facile de constater, ni multiplier les prohibitions que réprouve le commerce en général. Pour rendre acceptables, alors, les termes d’une négociation, il suffira de demander qu’on prenne en considération la plainte du propriétaire lésé, lorsque celui-ci se sera porté partie civile. Cette unique garantie est bien faible sans doute, mais la nature de la propriété littéraire permet rarement d’en espérer une plus efficace. La France elle-même ne saurait accorder à son propre commerce une protection plus étendue. Napoléon avait nommé des inspecteurs de la librairie, dont l’inutilité a été depuis reconnue. Aujourd’hui, chaque éditeur français est forcé de constater les atteintes portées à son droit, et d’en poursuivre lui-même la réparation devant les tribunaux.

« Les biens d’un particulier, dit Vattel, d’accord avec tous les auteurs qui ont écrit sur le droit des gens, ne cessent pas d’être à lui parce qu’il se trouve en pays étranger, et ils font encore partie de la totalité des biens de sa nation. Les prétentions que le seigneur du territoire voudrait former sur les biens d’un étranger seraient donc également contraires aux droits du propriétaire et à ceux de la nation dont il est membre. » Dans certains pays, l’étranger n’est pas admis à posséder des immeubles : c’est qu’alors, des droits politiques sont attachés à la possession de la terre. Mais il n’est plus un seul peuple civilisé chez lequel l’étranger ne puisse jouir librement de ses biens mobiliers, et réclamer au besoin l’intervention de la justice locale. La propriété intellectuelle, dont les qualités n’ont pas encore été exactement définies, se rapproche beaucoup plus de la propriété mobilière que de l’autre, et on ne peut objecter contre elle aucune cause d’exclusion. L’auteur d’un livre contrefait, quoique absent corporellement, doit donc être assimilé à l’étranger qui obtient l’hospitalité ; c’est là surtout le cas de dire : — Le style, c’est l’homme, et l’homme alors a des titres d’autant plus grands à la protection des lois qu’il a été amené sur la terre étrangère par la fraude et la violence. Il est évident toutefois qu’un gouvernement ne peut pas accorder plus de garanties aux étrangers qu’aux nationaux, et qu’un délit ne peut être déféré qu’aux tribunaux du pays où il a été commis. On entrevoit, d’après ces principes, la base de réciprocité que la France a mission d’affermir. Il suffit d’amener les gouvernemens européens à une résolution conçue à peu près en ces termes : « Nous étendons aux auteurs (de telles nations) ou à leurs cessionnaires le bénéfice des lois qui protègent chez nous la propriété littéraire. » La proposition du gouvernement est conforme à la nôtre par l’esprit, mais elle en diffère essentiellement par les conséquences. Elle donne ouverture à la mauvaise foi, en n’autorisant pas formellement le propriétaire à faire constater le délit dont il est victime, et à traduire le faussaire devant les tribunaux de son propre pays. Elle nécessiterait d’interminables négociations pour débattre avec chaque puissance les clauses d’une exacte réciprocité : il est à craindre surtout qu’en obligeant à des mesures préventives les états associés au système, elle donne lieu à des complications qui ne tarderaient pas à décourager les administrations les plus bienveillantes. Au contraire, une formule comme celle que nous indiquons, simple, décisive, généralement applicable, sans difficultés dans la pratique, serait admise sans opposition par les hommes d’état, et s’inscrirait d’elle-même dans la conscience des peuples et dans les maximes du droit des gens.

Les personnes étrangères aux habitudes commerciales de la librairie douteront de l’efficacité du remède ; nous avons hâte de les rassurer. Les droits de la propriété littéraire sont aujourd’hui consacrés chez presque tous les peuples européens. La déchéance prononcée contre l’auteur, après un temps plus ou moins long, loin d’être une atteinte au principe, en devrait être considérée comme la confirmation, puisque, dans le fait, elle n’est pas autre chose qu’un cas d’expropriation pour cause d’utilité publique. Les dispositions qui régissent la matière sont, à la vérité, très diverses : c’est qu’elles doivent suivre le mouvement social et industriel provoqué par la littérature ; et si, en quelques pays, elles restent insuffisantes et même inappliquées, c’est qu’elles y sont inutiles, en raison de la stagnation des esprits.

Mais si les conditions de la propriété sont variables, la pénalité qui frappe le spoliateur est, pour ainsi dire, uniforme, parce qu’elle est prescrite par le sens commun. Partout, le délit de contrefaçon est puni par la confiscation des exemplaires saisis, par des dommages et intérêts accordés à la partie plaignante, et dont les fabricateurs et débitans sont également passibles, quelquefois enfin par une amende au profit du fisc. La pénalité étant la même partout, il devient très facile d’en étendre l’application, en vertu de la convention dont nous avons donné la formule. Par exemple, un libraire français contrefait l’Edinburg Review. L’éditeur anglais envoie titres et procurations à un avocat de Paris : celui-ci commence par faire saisir les exemplaires partout où il les trouve ; puis, il traduit les délinquans devant les tribunaux français, qui estiment le délit et appliquent les lois françaises, de même que s’il s’agissait des œuvres de Châteaubriand. Cet exemple répond à tous les cas imaginables. Ce système répressif est si simple, que l’étranger ne pourrait le repousser sans s’accuser lui-même de déloyauté. Il n’impose ni modification des coutumes, ni surveillance active : justice est faite à quiconque la demande, et voilà tout.

Une difficulté se présente ici. Le droit des auteurs, nous dira-t-on, n’est que temporaire, et le temps de la jouissance n’est pas égal en tous pays. Or, devant un tribunal étranger, fera-t-on preuve de propriété suivant la loi du pays où cette propriété aura été primitivement établie, ou d’après celle qui régit le contrefacteur ? Traduisons ce problème par un fait. Les éditeurs de l’Angleterre, où le droit des auteurs n’est que viager, ne se croiront-ils pas autorisés à réimprimer les œuvres d’un auteur prussien, après la mort de celui-ci, quoiqu’en Prusse la possession trentenaire soit admise ; et dans le cas où le propriétaire allemand se plaindrait en contrefaçon devant les tribunaux britanniques, devrait-on punir des Anglais en vertu d’un droit qui n’est pas reconnu chez eux ? Nous n’hésitons pas à répondre négativement. Un accusé ne peut être contraint que par ses juges naturels : un juge ne peut pas appliquer une autre loi que celle de son pays. S’il en était autrement, tous les auteurs de l’Europe iraient se mettre sous la protection de la loi la plus favorable, et le peuple qui accorderait un plus long terme de jouissance, accaparerait le monopole de la fabrication. Il pourra paraître bizarre qu’en vertu de ce principe, un livre tombé dans le domaine public en Angleterre soit encore une propriété en France ; mais le droit des gens donne souvent lieu à de pareilles anomalies. Par exemple, un négociant anglais pourrait-il refuser les fruits d’une somme qu’il aurait empruntée à un Turc, sous prétexte que la loi musulmane ne permet pas le prêt à intérêt ? Non, certainement : mais changeons les rôles ; faisons du débiteur le créancier, et transportons la cause de Londres à Constantinople : à coup sûr, la poursuite de l’Anglais sera repoussée par le cadi. Ne nous arrêtons pas trop long-temps sur des difficultés que nous avons dû prévoir en théorie, mais qui ne se présenteront peut-être jamais dans la réalité. D’ailleurs, la reconnaissance mutuelle de la propriété littéraire conduirait forcément tous les états européens à la constituer sur une base uniforme.

Le droit de frapper le contrefacteur ou le débitant son complice par les lois de son pays offre-t-il, au commerce en général, et spécialement aux éditeurs français, sécurité pleine et entière ? Nous répondrons qu’elle assimile l’Europe entière à la France, et qu’on ne peut pas raisonnablement demander plus. Dans l’état présent des choses, la surveillance n’est pas plus efficace de près que de loin. Un éditeur parisien n’a pas plus l’œil à Bayonne ou à Marseille qu’à Londres ou à Saint-Pétersbourg. Il n’est averti des atteintes portées à son droit que par la voix publique, par la suppression du débit dans une région qu’il approvisionnait, par les avis de ses commis-voyageurs ou de ses correspondans, et, avant tout, par l’instinct du spéculateur combiné avec celui du propriétaire. Ne serait-il pas d’ailleurs facile aux libraires européens d’organiser un système de protection mutuelle, une police commerciale, exercée par chacun au profit de tous ?

Le secret de la réussite en toutes choses consiste à ne viser qu’au possible. Il ne faut pas se flatter de détruire absolument la contrefaçon, pas plus que mille autres genres de fraude. On n’empêchera jamais la reproduction ténébreuse des petits livrets qui se vendent sous le manteau, ou qui se cachent dans la balle du colporteur, ainsi qu’il arrive même en France. Mais si on enlevait au contrefacteur les ressources de la publicité, s’il ne lui était plus permis d’étaler ses produits et d’offrir aux passans les séductions du bon marché, on appauvrirait son industrie au point de l’en dégoûter peut-être. Il est évident du moins que la contrefaçon ne serait plus à craindre pour les livres d’un ordre élevé en philosophie, en histoire, dans les sciences, pour les recueils périodiques, et en général pour les grandes et utiles entreprises qui ont des droits de plus d’un genre à la protection des législateurs.

Rien n’est plus vivace qu’un abus. Celui que nous combattons trouvera des défenseurs même chez nous, car il y porte profit à plusieurs personnes. Quelques-uns de nos libraires oseront dire peut-être : — Nous sommes nous-mêmes contrefacteurs ; la convention ne sera acceptée que par les peuples dont nous exploitons la littérature, et qui ne nous causent eux-mêmes qu’un faible dommage, en tirant de Belgique quelques livres français. La France aurait donc tort de renoncer au droit de contrefaçon qui l’indemnise aujourd’hui d’une partie de ses pertes. — À cela, nous répondrons que les contrefaçons, tolérées chez nous, ne rétablissent nullement l’équilibre, puisqu’elles ne sont jamais faites par ceux qui ont à se plaindre des étrangers, et qu’au surplus il est absurde autant qu’injuste de piller les Anglais et les Allemands, pour nous venger des Belges, qui nous dépouillent sans crainte de représailles. Il ne faut pas exagérer les effets désastreux de la loi invoquée pour les établissemens qui spéculent, chez nous, aux dépens de nos voisins. Quatre à cinq éditeurs seulement sont dans ce cas, et la masse des contrefaçons qu’ils publient n’est certainement pas, au reste de la librairie française, dans la proportion de un à quarante[3]. Selon nous, l’industrie des contrefacteurs ne mérite pas plus à Paris qu’à Bruxelles les égards qu’elle réclame.

Le projet en discussion nous paraîtrait à nous-mêmes d’une médiocre importance, s’il ne devait avoir pour résultat que d’assurer un ou deux marchés de plus à la librairie française. Mais en se mettant successivement, pour le juger, au point de vue de chaque pays, on conserve peu de doutes sur la probabilité de son adoption générale. En cas de négociations entamées par la France, chacune des puissances européennes devra interroger :

1o L’intérêt moral du pouvoir ;

2o L’intérêt des écrivains ;

3o L’intérêt des industriels ;

4o L’intérêt des consommateurs.

Aucune considération ne peut prévaloir auprès des chefs politiques de l’Europe, en faveur d’une industrie dont le propre est d’introniser au sein d’un peuple l’influence étrangère.

La reconnaissance générale de la propriété littéraire n’offrant que des avantages aux écrivains, on peut compter sur l’unanimité de leur adhésion.

Si ce n’est en Belgique et dans l’Amérique du Nord, où la contrefaçon est une spéculation régulièrement constituée, les commerçans de tous les pays feront cause commune avec la librairie française. Imprimeurs, ils voient avec dépit l’activité des presses étrangères ; libraires-éditeurs, ils doivent repousser une concurrence faite aux publications nationales ; simples commissionnaires, ils ont plus à gagner avec les éditions originales qu’avec des contrefaçons mesquines qui se vendent nécessairement à vil prix.

Dira-t-on enfin qu’il faut conserver aux consommateurs l’avantage du bon marché ? L’objection serait valable s’il s’agissait d’une denrée de première nécessité ; et ne sait-on pas d’ailleurs que du jour où les éditeurs-propriétaires entreverront les chances d’un plus grand débit, ils élèveront le chiffre du tirage, et ne négligeront pas d’offrir aux acheteurs les séductions du bas prix ?

On reconnaît donc à première vue que tous les intérêts réclament contre l’abus, à l’exception de cette imperceptible minorité qui l’exploite. Nous passons aux détails. Nous allons visiter rapidement les différens marchés de la librairie, afin de prévoir, autant que possible, l’issue des négociations.

Le respect de la propriété littéraire est réclamé en Angleterre avec plus d’instance que chez nous-mêmes. La valeur attribuée aux manuscrits, la cherté du papier et de la main-d’œuvre, enfin, des impôts de plus d’un genre se réunissent pour y rendre la fabrication des livres plus coûteuse que partout ailleurs. Les Anglais, qui ne peuvent pas songer à faire concurrence aux éditeurs du continent, ont à souffrir particulièrement de la part des contrefacteurs établis à Paris. Ils ne nous envoient, année moyenne, que pour 120,000 francs de livres. Leurs demandes en livres français originaux varient de 600,000 à 900,000 francs. Mais comme dans cette somme figurent les anciennes éditions, les livres rares et curieux, vente qui appauvrit certainement une nation, la part demeure assez faible pour les livres nouveaux qu’on remplace probablement par les contrefaçons belges. Une convention entre les deux états est donc également avantageuse, également désirée. Elle déterminerait bientôt une modification de la loi anglaise, peu favorable jusqu’ici à la propriété littéraire. On sait que la publication d’un ouvrage confère un privilége de vingt-huit ans, et que si l’auteur vit encore après cet espace de temps, il conserve ses droits sur son œuvre durant le reste de sa vie.

L’Allemagne a préludé déjà aux mesures qu’elle invoque contre la contrefaçon par des lois qui règlent les droits de l’intelligence. Si les conditions de l’hérédité temporaire ne sont pas les mêmes partout, le principe du moins en est généralement admis, et les résolutions prises provisoirement par la diète germanique doivent être solennellement régularisées en 1842. En attendant, tous les états confédérés ont pris l’engagement de respecter mutuellement les titres légitimes. L’Allemagne, qui a récemment eu à se plaindre de quelques contrefaçons faites à Paris, et qui redoute surtout la supériorité des presses parisiennes, réclame très vivement une loi de garantie inter-nationale. Déjà même le vœu de tous les esprits élevés dont elle s’honore a été prévenu par le roi de Danemark : une ordonnance qu’il a rendue en 1828, interdit le commerce des contrefaçons. Ces dispositions sont très heureuses pour nous. La concurrence belge sera frappée mortellement le jour où ses produits cesseront d’avoir un libre cours au-delà du Rhin. Présentement, l’Allemagne nous fournit pour 350,000 à 400,000 francs de livres, et reçoit en retour une valeur à peu près double. Si l’on s’entend pour mettre un terme à la fraude, l’échange deviendra beaucoup plus actif, et la proportion en notre faveur beaucoup plus décisive.

En 1834, la Russie a compté, huit cent quarante-quatre publications. Dans ce nombre figurent quatre-vingt-onze ouvrages allemands et trente-six en langue française. La propriété de plusieurs de ces ouvrages était, sans doute, établie à l’étranger. Il ne faudrait pourtant pas conclure de ce fait que la Russie est directement intéressée au maintien du droit de contrefaçon. Elle paraît même préférer les belles éditions originales aux imitations furtives. Les demandes qu’elle adresse à Paris s’élèvent environ à 600,000 fr., et on assure que les expéditions de la Belgique restent très inférieures à cette somme.

Dans les contrées morcelées en petits états, comme l’Italie et la Suisse, la propriété littéraire reconnue par la loi, ou conférée par privilége, n’est pour les auteurs qu’une garantie illusoire, puisque le droit établi à Zurich n’est plus valable à Lucerne, puisqu’un libraire de Florence peut s’approprier un livre publié à Rome. Une loi inter-nationale, proposée par les grandes puissances, mettrait fin à ce déplorable état de choses. Il faudrait, à la vérité, entrer en correspondance avec chacune des principautés italiennes, avec chaque directoire cantonal ; mais les négociations, quoique multipliées, ne présenteraient pas des difficultés sérieuses. L’Italie et la Suisse n’ont pas un avantage bien marqué à s’approvisionner en Belgique de livres français. Au contraire, on pourrait faire valoir dans ces deux pays des considérations décisives en faveur du projet. Si le génie pouvait partout acquérir et posséder, l’émulation renaîtrait sans doute dans la patrie du Tasse et de Machiavel ; le peuple helvétique aurait peut-être bientôt une littérature nationale[4]. Nous ignorons les dispositions des lois espagnoles et portugaises relativement aux richesses créées par l’esprit. Une ordonnance pour la répression de la contrefaçon a été rendue dernièrement à Madrid ; elle fait présager l’adhésion de l’Espagne au système de garantie mutuelle.

Jusqu’ici nous n’avons énuméré que des chances de succès. Quand on aura démontré à presque toutes les nations civilisées qu’elles ont un intérêt commercial et un intérêt d’honneur à repousser la contrefaçon, on aura réduit les peuples contrefacteurs à leur seule consommation, et concentré le mal dans son propre foyer. Mais nous allons plus loin, et nous osons attendre un résultat complet, définitif.

La Belgique et l’Union américaine se trouvent dans une position exceptionnelle, l’une à l’égard de la France, l’autre de l’Angleterre. Dans chaque pays, les éditeurs ayant le privilége de s’approprier sans frais les productions déjà célèbres de deux grandes littératures, se refusent à publier les essais de leurs compatriotes. Blessés dans leur amour-propre et leur intérêt, les écrivains proclament que le développement d’une littérature nationale est impossible, que l’intelligence publique est étouffée, au profit d’une poignée de spéculateurs. Des deux parts, les plaintes deviennent assez vives pour être prises en considération sérieuse par le pouvoir. Dernièrement, un auteur belge déclarait dans sa préface que, pour arriver jusqu’à ses compatriotes, il avait dû faire les frais d’une impression en France, bien certain d’être contrefait. Il y a trois ans, une association pour l’encouragement des publications nationales a essayé de se constituer à Bruxelles, et, dans le programme qu’elle a répandu, les éditeurs belges étaient encore plus mal traités que par les écrivains de la France. Mêmes dispositions en Amérique, où les plaintes des auteurs ont trouvé un interprète dans le sein du congrès.

Avec l’alliance des écrivains, ou, pour mieux dire, des esprits élevés de toutes les classes en Amérique et chez les Belges, il deviendrait possible de détruire chez ces deux peuples ce parti-pris de l’opinion, cette impression première et irréfléchie qui est trop souvent décisive en affaires. Les gouvernemens comprendraient qu’ils sacrifient l’élan national, qu’ils tarissent une source de nobles richesses, pour enrichir une centaine de spéculateurs. Ceux-ci ne tarderaient même pas à ouvrir les yeux, et à reconnaître que la contrefaçon perdrait toute son importance par l’adoption générale d’un système répressif, que les capitaux accumulés par eux deviendraient une cause de ruine, si l’exportation des produits contrefaits était interdite. Peut-être alors seraient-ils amenés eux-mêmes à demander l’extension du droit de propriété littéraire, qui ouvrirait légitimement l’Angleterre aux éditeurs américains, et la France aux éditeurs belges.

Nous le répétons : si la loi qu’on va rendre ne laisse pas, dans ses termes, ouverture à la mauvaise foi ; si les négociations qui doivent la couronner sont suivies avec zèle et persévérance ; si les instructions fournies aux représentans de la France auprès des étrangers sont rédigées avec une assez parfaite intelligence des intérêts et des usages de la librairie, pour qu’ils puissent dissiper une à une les objections de la routine, la contrefaçon disparaîtra dans un temps plus ou moins long. Il n’est pas nécessaire de faire observer que ce que nous avons dit de la reproduction frauduleuse des livres s’applique à toutes les compositions qui se multiplient par la presse, à la musique et à la gravure. Les auteurs dramatiques iront plus loin sans doute, et, appliquant à leurs œuvres la formule que nous avons émise, demanderont à être assimilés, dans les pays étrangers, aux auteurs nationaux, et à recueillir tous les avantages qui résultent de la représentation publique. Déjà même, nous a-t-on dit, un fondé de pouvoirs de la commission dramatique de Paris a été envoyé à Bruxelles avec des instructions rédigées en ce sens. Nous n’osons pas nous prononcer sur ce point. Assurément, l’auteur dramatique est, de même que le dessinateur et le romancier, maître absolu de son œuvre. Mais peut-être les docteurs du droit des gens rangeront-ils les pièces de théâtre parmi les choses dont on peut user, pourvu que l’usage ne cause aucun dommage au propriétaire légitime ; et, en effet, la représentation d’une pièce à Vienne ou à Londres est plutôt utile que préjudiciable aux entrepreneurs de Paris.

On demandera peut-être si le résultat espéré vaut toute la peine qu’il prépare. C’est à n’en pas douter. Sans avoir l’activité que le ministre paraît lui attribuer dans son rapport[5], la librairie est un commerce de premier ordre. Si on énumère tous les travailleurs qu’elle met en œuvre, on voit que sa prospérité intéresse environ cent mille familles, et qu’elle alimente jusqu’au malheureux qui ramasse dans la boue les élémens du papier. Eh bien ! présentement, une crise inquiétante paralyse la presse, et chaque jour quelque ruine est signalée comme le présage d’un désastre nouveau. Certes une manifestation du gouvernement ne saurait venir plus à propos pour rendre courage à notre librairie, et raffermir son crédit ébranlé. Mais ce n’est pas tout ; le commerce des livres a une autre importance que celle qui se traduit par francs et centimes dans les relevés de la douane. Son action dans le monde littéraire exerce une influence très marquée sur l’intelligence publique. Dans l’état présent des choses, le libraire, dont le champ d’exploitation est circonscrit, refuse à l’écrivain les moyens de féconder une pensée, de compléter des recherches, de produire avec toutes les séductions d’un beau langage une vérité laborieusement conquise. Aujourd’hui, les dépenses que fait le libraire pour améliorer une publication, ne sont qu’une amorce de plus pour les contrefacteurs. Aussi, les opérations qu’il combine de préférence ne sont pas celles qui ont besoin d’avenir, mais celles qui exigent peu d’avances, et qu’un caprice de vogue peut enlever. Que la littérature ne soit plus en dehors du droit des gens, aussitôt le point de vue de la spéculation change. Tout éditeur intelligent appuie ses entreprises sur la base solide des réputations acceptées par l’Europe : l’écrivain n’est plus réduit comme aujourd’hui à gonfler des volumes pour en tirer une rétribution convenable, ou à semer des pages dans vingt journaux : il entrevoit qu’un petit nombre de bonnes pages, adressées au sentiment des peuples ou à leur intérêt, lui peuvent donner un domaine sans limites, et assez fécond pour enrichir sa famille.

Quelques hommes politiques ont pu se dire tout bas que des avantages trop grands attachés au métier d’auteur augmenteraient sans mesure le nombre, quelque peu effrayant déjà, de ceux qui ont la plume ou le crayon en main. C’est là une erreur. Ce qui engendre les mauvais auteurs, c’est le succès factice qui égare l’opinion, c’est la fortune des médiocrités. À l’aspect d’une production misérable à laquelle une foule hébétée paie tribut, un sot frappe son front en criant : Et moi aussi je suis peintre ! et le sot prouve son dire tant bien que mal. Au contraire, quand vient à paraître une œuvre saine et forte, la vanité infirme se retire désespérée ; la fièvre du dépit la tue. Un bon ouvrage en fait avorter dix mauvais, double profit. Nous osons donc le prédire : on remarquera un bel élan littéraire, et, par conséquent, un progrès dans la raison publique, quand l’auteur sera plus directement intéressé à la perfection de son travail, quand une œuvre de civilisation obtiendra, dans tout le monde civilisé, la protection des lois.


A. Cochut.
  1. Le chiffre des exemplaires à déposer fut fixé à 2 en 1617, puis élevé à 8 en 1708, réduit à 2 en 1793, porté à 5 en 1812, et enfin ramené, par une ordonnance royale du 9 janvier 1828, à 2 exemplaires pour les imprimés et à 5 pour les planches gravées.
  2. Cette disposition est introduite dans le projet de loi, dont elle forme le dernier paragraphe. Mais peut-être en a-t-on exagéré l’importance. En 1836, la valeur totale des contrefaçons admises au transit n’a pas dépassé 113,585 francs. En général, il ne faut pas, sans un avantage bien marqué, porter atteinte à la liberté des transactions commerciales. Si, par suite des négociations, la circulation des contrefaçons belges devenait impossible dans les contrées méridionales, l’interdiction du transit par la France ne serait plus qu’une dérogation inutile au droit commun.
  3. Nous avons compté en 1835, sur 82,298 feuilles typographiques produites par la librairie française, 3,849 feuilles en langues étrangères, et, en 1836, 4,806 feuilles sur un total de 79,233. Mais de ce nombre il faut déduire les livres étrangers tombés dans le domaine public, et ceux qui, publiés pour la première fois en France, y obtiennent droit de propriété. Il faudrait donc abaisser le chiffre de plus de moitié pour avoir celui des contrefaçons. Leur valeur mercantile représente environ 400,000 francs. Les livres anglais sont achetés en grande partie par les amateurs de littératures étrangères ; les livres espagnols, qui très souvent ne sont que des traductions d’ouvrages français faites à Paris, sont destinés à l’Amérique méridionale, et figurent dans le chiffre de nos exportations.
  4. L’Italie, qui a long-temps régenté la France, est aujourd’hui tributaire du génie français. Sans parler du grand nombre de nos ouvrages qu’elle traduit, ni de la préférence qu’elle paraît accorder aux contrefaçons belges en raison de la modicité du prix, elle nous demande annuellement pour 600,000 francs de livres, tandis que les envois qu’elle fait en France atteignent à peine 100,000 francs. Notre librairie reçoit aussi environ 400,000 francs de la Suisse, dont les exportations sont à peu près nulles.
  5. De 1833 à 1836 inclusivement, la moyenne des exportations a été de 3,849,169 francs, et celle des marchandises importées et mises en consommation a été de 834,605 francs. Le solde en notre faveur est donc seulement de 5,010,000 francs. Nous insistons sur la faiblesse du chiffre de nos exportations, parce qu’il prouve le dépérissement de notre librairie et l’urgence de la loi soumise aux chambres.