La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 39

La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 426-436).


CHAPITRE XXXIX.

CORRESPONDANCE.


Le ciel permit l’invention des lettres pour le soulagement de quelques malheureux, d’un amant exilé, d’une belle captive.
Pope.


À force de travail et de peine, Jeanie parvint à rédiger et à mettre à la poste, le jour suivant, non moins de trois lettres, entreprise si extraordinaire pour elle, et si étrangère à ses habitudes, qu’elle aurait préféré faire trois fois autant de fromages de Dunlop. La première de ces lettres était très-courte. Elle était adressée à Georges Staunton, écuyer, au rectorat de Willingham par Grantham, dont elle avait appris l’adresse entre autres choses que lui avait communiquées le paysan bavard qui l’avait conduite à Stamford. Elle était ainsi conçue :

« Monsieur,

« Pour prévenir de nouveaux malheurs, dont il me semble qu’il y a eu assez, celle-ci est afin de vous apprendre que j’ai obtenu, de Sa Majesté la Reine, la grâce de ma sœur, ce dont je ne doute pas que vous ne vous réjouissiez, et je n’ai pas eu besoin de parler de l’affaire que vous savez. Ainsi donc, monsieur, je prie le ciel qu’il vous accorde une meilleure santé de corps et d’âme, et je souhaite que le grand médecin vienne un jour vous visiter dans sa bonté. Je vous prie aussi, monsieur, de ne jamais revoir ma sœur : plût à Dieu que vous ne l’eussiez jamais vue ! Sur quoi, loin de vous désirer aucun mal, mais, au contraire, tout le bien possible, c’est-à-dire que vous quittiez vos voies d’iniquité (car pourquoi souhaiterais-je votre mort ?), je reste votre très-humble servante, prête à vous obéir.

Vous savez qui. »

La lettre suivante était adressée à son père : elle est trop longue pour la rapporter tout entière, nous n’en donnerons que des extraits.

«très-cher et très-honoré père,

« La présente, avec mes humbles respects, est pour vous informer qu’il a plu à Dieu de racheter la captivité de ma pauvre sœur, c’est à-dire que Sa glorieuse Majesté la Reine, pour laquelle nous sommes à jamais tenus de prier, a racheté son âme en lui accordant la rançon de vie sous la forme d’un pardon. Et j’ai parlé à la reine, face à face, et je n’en suis pas morte, car elle ne diffère pas beaucoup d’autres grandes dames, si ce n’est qu’elle a une majestueuse prestance, et un œil perçant comme celui d’un faucon, qui vous transperce de part en part comme le poignard d’un montagnard. Tout ce bien a été accompli, avec la permission du grand dispensateur, dont nous ne sommes que les instruments, par le duc d’Argyle, qui est un bon et véritable Écossais, et pas fier comme d’autres gens que nous connaissons, et qui s’entend assez bien en bestiaux pour un grand seigneur, à propos de quoi il m’a donné deux vaches du Devonshire, dont il est amoureux, quoique je tienne toujours pour la vraie race de l’Ayrshire. Je lui ai aussi promis un fromage, et je désirerais, si Gowan, notre vache bariolée, a une génisse, qu’on pût l’élever, car j’ai entendu dire qu’il n’en avait pas de cette race, et il n’est pas dédaigneux, mais au contraire, il acceptera volontiers le présent de pauvres gens, afin qu’ils puissent soulager leur cœur de la dette qu’ils ont contractée envers lui. Son Honneur le duc veut bien accepter aussi un de mes fromages de Dunlop, et ce ne sera pas ma faute s’il n’a pas le meilleur qui ait jamais été fait dans le Lowden. » (Ici suivaient, sur la race des bestiaux et les travaux de la laiterie, quelques observations que nous nous proposons d’envoyer à la Société d’agriculture.) « Néanmoins tout ceci n’est rien en comparaison de la belle moisson de grâces que la Providence nous a accordée, et principalement de la vie de la pauvre Effie. Ô mon cher père ! puisqu’il a plu à Dieu d’être miséricordieux envers elle, ne lui refusez pas votre entier pardon, qui la mettra en état de devenir un vase d’élection et d’être la consolation de vos cheveux gris. Mon cher père, voulez-vous faire savoir au laird qu’il vous est survenu des amis d’une manière étrange, et que l’argent qu’il m’a prêté lui sera rendu avec reconnaissance ? J’ai encore une partie de cet argent, et quant au reste, je ne le garde pas dans une bourse ou dans le coin d’un mouchoir, mais le tout consiste en un petit morceau de papier, comme c’est la mode ici, et qui, m’assure-t-on, vaut bien l’argent qu’il représente. Et aussi, mon cher père, grâce à M. Butler, j’ai été très-bien accueillie par le duc, car il paraît qu’il y a eu des services rendus entre leurs grands-pères dans les anciens temps de trouble. Mistress Glass aussi a eu pour moi les bontés d’une mère. Elle a ici une belle maison, et vit commodément avec deux servantes, un commis et un garçon de boutique. Elle doit vous envoyer une livre de son tabac fin et aussi de quelque autre espèce, et il faudra que nous pensions à lui faire un présent, après toutes les honnêtetés qu’elles a eues pour moi. Le duc doit expédier le pardon par un exprès, parce que je ne puis pas voyager assez vite, et je dois m’en retourner avec un des domestiques de Sa Grâce, un nommé John Archibald, qui est un homme d’un certain âge, et fort honnête, et qui dit vous avoir vu, il y a longtemps, quand vous achetiez des bestiaux dans l’ouest, au laird d’Aughtermugithy. Peut-être ne vous souviendrez-vous pas de lui ; mais, quoi qu’il en soit, c’est un homme bien honnête. Et il y aura aussi avec nous mistress Daily Dutton, qui va tenir la laiterie à Inverary. Ils me mèneront jusqu’à Glasgow, d’où il n’est pas bien difficile de revenir chez nous, ce que je désire par-dessus toutes choses. Puisse le dispensateur de tous les biens veiller sur vous et votre santé, dans tous les moments de votre vie ! c’est la prière que fait ardemment votre affectionnée fille.

Jeanie Deans. »

La troisième lettre était pour Butler ; en voici la teneur :

« Monsieur Butler,

« Vous serez bien aise d’apprendre que le but de mon voyage est, grâce à Dieu, accompli, et que tout a été pour le mieux, et que le duc d’Argyle a bien accueilli le papier de votre grand-père, et même qu’il a écrit votre nom avec un crayon sur un petit livre de maroquin, ce qui me fait croire qu’il pensera à vous pour une cure ou pour une école, car il en a assez à donner. Je vous dirai aussi que j’ai vu la reine, qui, de sa propre main, m’a donné un étui contenant un nécessaire. Elle n’avait pas sa couronne et son sceptre, mais on les lui garde, comme on fait des plus beaux habits des enfants, pour qu’ils les portent quand il en est besoin. On les tient renfermés dans une tour qui ne ressemble pas à la tour de Libberton ou à celle de Craig-Millar, mais plutôt au château d’Édimbourg, si les bâtiments étaient abattus et reconstruits au milieu du North-Loch. La reine a été aussi très-généreuse avec moi, elle m’a donné un papier qui, m’assure-t-on, vaut 50 liv. sterl., et cela, afin de payer les dépenses de mon voyage, tant de ma venue que de mon retour ; de sorte, monsieur Butler, que comme nous sommes enfants de voisins, et que nous nous connaissons depuis si long-temps, sans parler de ce dont il a été question entre nous, j’espère que vous ne vous laisserez pas manquer de ce qui est nécessaire à votre santé, puisqu’il est à peu près égal que ce soit vous ou moi qui ayons de l’argent, lorsque l’un de nous deux en a besoin. Et songez que ce que j’en dis n’est pas pour vous rappeler rien de ce que vous seriez peut-être bien aise d’oublier, dans le cas où vous obtiendriez un emploi dans l’Église ou une école, comme je l’ai dit ci-dessus. Seulement, j’espère que ce sera plutôt une école qu’une église, à cause du serment et du patronage qui pourraient ne pas passer facilement avec mon digne père ; à moins que vous ne puissiez obtenir d’être nommé à la paroisse de Shrerghmedead, comme vous en avez eu un moment l’espérance, car je lui ai entendu dire que l’arbre de la vraie doctrine était plus profondément enraciné dans cette paroisse presque inculte, que dans la Canongate d’Édimbourg. J’aurais voulu savoir de quels livres vous auriez besoin, monsieur Butler, car on en a ici des maisons toutes pleines, et on en a tant qu’on est obligé d’en mettre dans la rue, et ceux-là sont probablement vendus à bon marché, car on doit être bien aise de s’en débarrasser, pour qu’ils ne soient pas gâtés par le mauvais temps. C’est une bien grande ville que Londres, et j’ai vu tant de choses que ma pauvre tête en est tout étourdie. Vous savez depuis long-temps que je ne suis pas forte sur l’écriture, il est près d’onze heures du soir, ce qui fait qu’il faut que je finisse. Je ferai mon voyage en bonne compagnie et en toute sûreté, et je suis d’autant plus contente de m’en retourner avec des gens de connaissance, qu’il m’est arrivé quelques accidents sur la route avant d’arriver chez ma cousine mistress Glass, qui a une belle maison ici ; mais tout y est empoisonné par l’odeur du tabac, au point que j’en suis comme ivre… Mais qu’est-ce que tout cela en comparaison de la grande délivrance qui a été accordée à la maison de mon père, et dont, comme notre ancien et fidèle ami, je ne doute pas que vous ne vous réjouissiez extrêmement, et n’éprouviez la plus vive satisfaction. Je suis, mon cher monsieur Butler, pour le temps, comme pour l’éternité, votre sincère amie.

Jeanie Deans. »

Après ces travaux d’un genre inaccoutumé, Jeanie se mit au lit, et pendant quelque temps il lui fut impossible de dormir, étant à chaque instant réveillée par un tressaillement de joie en pensant qu’elle avait obtenu la grâce de sa sœur, et son cœur sentant le besoin d’épancher en actions de grâces la reconnaissance qui le pénétrait et de s’élever dans l’effusion de son bonheur vers celui qui avait été auparavant le dépositaire de ses inquiétudes et de ses chagrins.

Le lendemain et le jour suivant, mistress Glass, agitée par l’impatience de l’attente, ne cessa d’aller et venir dans sa boutique comme un pois qui bout dans une marmite, si l’on me passe la trivialité de cette comparaison. Le matin du troisième jour la voiture si ardemment attendue parut enfin avec quatre laquais à livrée d’un brun foncé galonnée d’or, et le duc lui-même en sortit en habit brodé avec sa canne à pomme d’or, portant ses décorations et l’ordre de la Jarretière, enfin tout resplendissant de magnificence et de grandeur, comme le dirait un conte de fées.

Il demanda à mistress Glass des nouvelles de sa petite compatriote, mais sans désirer la voir, probablement parce qu’il voulait éviter dans ses rapports avec elle toute apparence qui aurait pu être mal interprétée par la malignité. « La reine, dit-il à mistress Glass, a daigné prendre en considération l’affaire de votre parente ; et touchée de l’affection courageuse et dévouée de sa sœur aînée, elle a bien voulu employer sa puissante intercession auprès du roi et en a obtenu la grâce d’Effie, qui vient de lui être expédiée en Écosse, à la seule condition qu’elle serait bannie du pays pendant quatorze ans. L’avocat du roi, ajouta-t-il, avait insisté sur cette modification, ayant représenté aux ministres de Sa Majesté que depuis sept ans seulement il y avait eu en Écosse vingt et un exemples d’infanticide. — La peste soit de lui ! s’écria mistress Glass ; quel besoin avait-il de parler ainsi de ses compatriotes, et à des Anglais encore ! J’avais regardé jusqu’à présent l’avocat du roi comme un brave et honnête homme, mais je vois que c’est un vilain oiseau : Votre Grâce m’excusera de me servir d’une telle expression. Que va faire maintenant la pauvre fille dans une terre étrangère ? La pauvre malheureuse ! c’est la mettre dans le cas de retomber dans la même faute, que de l’envoyer loin de la surveillance de ses parents et de ses amis ! — Bah, bah ! dit le duc, il ne faut pas prévoir ces choses-là. Elle peut venir à Londres ou aller en Amérique, et se bien marier, malgré tout ce qui s’est passé. — Ma foi, comme Votre Grâce veut bien le dire, cela n’est pas impossible, répondit mistress Glass ; et maintenant que j’y pense, il y a un de mes anciens correspondants de la Virginie, Éphraïm Buckskin, qui me fournit du tabac depuis quarante ans, et ce n’est pas une faible pratique que la mienne, et voilà dix ans qu’il m’écrit de lui envoyer une femme. Le brave homme n’a pas plus de soixante ans ; il est d’ailleurs frais et dispos, et il fait de bonnes affaires ; un mot de ma main suffirait, j’en suis sûre, pour arranger cela, et le malheur d’Effie (dont je ne vois pas d’ailleurs qu’il soit absolument nécessaire de parler) ne serait pas regardé dans ce pays-là comme un obstacle. — Est-elle jolie ? demanda le duc : sa sœur est une fille de bonne mine, mais elle ne peut passer pour belle. — Oh ! Effie est bien plus jolie que Jeanie, dit mistress Glass, quoiqu’il y ait longtemps que je ne l’aie vue moi-même ; mais j’entends parler des Deans par tous mes amis du pays lorsqu’ils viennent à Londres, et Votre Grâce sait que nous autres Écossais nous nous tenons tous. — Et c’est tant mieux pour nous, dit le duc, et tant pis pour ceux qui se frottent à nous, comme le dit fort bien la vieille devise écossaise de votre enseigne, mistress Glass. Et maintenant j’espère que vous approuverez les mesures que j’ai prises pour renvoyer votre parente à sa famille. » Alors il lui détailla son plan, et mistress Glass, à chaque phrase de Sa Grâce, exprimait, par une révérence et un sourire, qu’elle y donnait une approbation sans réserve. Le duc conclut ainsi : « Maintenant, mistress Glass, je vous prie de dire à Jeanie que j’espère qu’elle n’oubliera pas mon fromage quand elle sera de retour en Écosse. Archibald a reçu mes ordres et pourvoira à toutes ses dépenses. — Je demande très-humblement pardon à Votre Grâce, dit mistress Glass, mais vous n’avez pas besoin de vous inquiéter de cela ; les Deans sont à leur aise dans leur classe, et la jeune fille a de l’argent dans sa poche. — Cela peut-être, dit le duc, mais vous savez que lorsque Mac-Callum More voyage, il paie partout ; c’est notre coutume à nous autres montagnards, mistress Glass, de prendre aux autres ce qui nous manque, et de donner à ceux qui ont besoin. — Votre Grâce est connue pour donner toujours et ne jamais prendre, dit mistress Glass. — Pour vous prouver le contraire, dit le duc, je vais remplir ma boîte du tabac qui est dans ce pot, et je ne vous paierai pas un sou. » Puis la priant encore une fois de le rappeler au souvenir de Jeanie et de lui souhaiter de sa part un heureux voyage, il laissa mistress Glass le front radieux et le cœur épanoui de joie, la plus heureuse et la plus fière de toutes les marchandes de tabac.

La bonté familière et l’affabilité du duc eurent par contre-coup un effet favorable sur la situation de Jeanie. Sa parente, quoique bonne femme et fort obligeante à son égard, s’était un peu trop identifiée avec les manières de Londres pour être entièrement satisfaite du costume national et campagnard de sa cousine, et d’ailleurs elle était un peu scandalisée du motif de son voyage. Mistress Glass aurait donc pu être moins empressée dans ses attentions pour Jeanie, sans l’intérêt que le premier des seigneurs écossais (car c’était ainsi que le duc d’Argyle était considéré dans l’opinion général) semblait avoir pris à son sort ; dès ce moment donc, comme une parente dont les vertus domestiques et l’attachement dévoué à sa famille avaient attiré l’attention et conquis l’approbation de la royauté même. Jeanie apparut à sa cousine sous un point de vue bien différent et bien plus favorable, et s’en vit traitée non seulement avec amitié, mais encore avec égard et respect.

Il n’eût tenu qu’à elle de faire autant de visites que mistress Glass avait de connaissances, et de voir autant de choses curieuses que Londres en pouvait renfermer ; mais excepté dans une ou deux occasions où elle alla dîner chez des cousins éloignés, et dans une autre où, cédant aux instances de mistress Glass, elle se décida à l’accompagner chez mistress Dabby, femme du digne député Dabby, de Faringdon-Without, elle ne profita guère de cette disposition. Comme mistress Dabby était la dame du rang le plus élevé que Jeanie eût vue à Londres après la reine, il lui arriva quelquefois par la suite de faire entre elles un parallèle, dans lequel elle remarquait que mistress Dabby était vêtue avec deux fois plus d’étalage, qu’elle était deux fois plus grosse, et parlait deux fois plus haut et deux fois plus que la reine, mais qu’elle n’avait pas ce regard de faucon qui donne la chair de poule et fait plier les genoux, et que, quoiqu’elle eût eu la bonté de lui donner un pain de sucre et deux livres de thé, cependant elle n’avait pas cet air de bonté qui va au cœur, et qui était peint sur la figure de la reine, lorsqu’elle lui mit dans la main le petit portefeuille.

Jeanie aurait peut-être pris plus de goût à tous les objets curieux et nouveaux pour elle que présentait la capitale, sans la condition attachée au pardon de sa sœur, et qui avait sensiblement affligé son cœur affectueux. Elle éprouva cependant quelque soulagement sur ce sujet, d’une lettre qu’elle reçut de son père par le retour du courrier, en réponse à celle qu’elle lui avait écrite. Il lui envoyait ses plus tendres bénédictions et son entière approbation de la démarche qu’elle avait faite, et qui sans doute était une inspiration directe que le ciel lui avait envoyée afin qu’elle devînt un instrument de salut pour une famille prête à périr.

« Si jamais délivrance fut chère et précieuse, disait-il, et si la vie qu’on nous a sauvée peut devenir plus douce et plus agréable, c’est quand elle nous est rendue par les soins de ceux auxquels nous attachent les nœuds du sang et de l’affection. Que votre cœur ne se trouble pas au-dedans de vous, si cette victime, échappée de l’autel sur lequel elle était attachée pour être sacrifiée aux lois humaines, est maintenant chassée des limites de notre pays. L’Écosse est une terre de prospérité pour ceux qui y chérissent la loi chrétienne, c’est une contrée belle à voir et chère à ceux qui y ont passé les jours de leur jeunesse. Et ce judicieux chrétien, le digne John Livingstone, marin de Borrowstounness, dont le fameux Patrice Walker rapporte les paroles, disait avec raison que, bien qu’il pensât parfois, quand il résidait dans le pays, que l’Écosse était une géhenne d’iniquités, cependant, lorsqu’il voyageait parmi d’autres nations, il la regardait comme un paradis, car il trouvait partout le mal qui existait en Écosse, et ne voyait nulle part le bien qui s’y fait. Mais nous devons nous rappeler que l’Écosse, notre terre natale et le pays de nos pères, n’est pas cependant le lieu unique sur lequel la lumière du ciel et celle de l’Évangile brillent exclusivement, laissant le reste du monde dans de profondes ténèbres. Ainsi donc, et puisque je montre peut-être un peu trop d’attachement pour les choses mondaines, je reçois cette nouvelle épreuve au sujet d’Effie comme un avertissement de quitter le pays d’Haran, comme autrefois le juste Abraham, et de quitter les parents de mon père, la maison de ma mère, les cendres et la poussière de ceux qui se sont endormis avant moi, et qui attendaient d’être réunies à ces vieux os que je dois bientôt rendre à la terre. Et c’est une consolation pour mon cœur d’être obligé de prendre ce parti, quand je songe à la décadence du zèle religieux dans ce pays, aux nombreuses hérésies et aux apostasies de la nation, et combien les cœurs y sont devenus tièdes pour la vraie foi. Je suis fortifiée dans cette résolution de changer de contrée, en apprenant que les fermes se louent à un prix modéré dans le Northumberland, où il y a beaucoup de membres précieux de notre Église souffrante. Il ne sera pas difficile d’y transporter le bétail que je jugerai à propos de garder. J’ai pensé à aller du côté de Wooler ou dans les environs, ayant soin de me tenir toujours sur les revers d’une montagne… Quant au reste du troupeau, je ne serai pas en peine d’en tirer bon parti, Dieu nous faisant la grâce de savoir employer les biens de ce monde. Le laird s’est montré un véritable ami dans nos malheurs, et je lui ai rendu ce qu’il avait avancé dans l’affaire d’Effie, car M. Novit ne lui a rien remis de l’argent qu’il avait entre les mains, comme le laird et moi nous nous y attendions. Mais la justice dévore tout, comme on dit parmi le peuple. J’ai été obligé d’emprunter cet argent dans cinq ou six bourses, et M. Saddletree me conseillait de faire une sommation au laird de Lounsbeck pour qu’il me remboursât mille marcs qu’il me doit ; mais je ne suis pas admirateur des sommations, depuis ce terrible jour où une proclamation à son de trompe sur la place du marché d’Édimbourg a renversé de leurs chaires la moitié des plus fidèles ministres de l’Écosse. Cependant j’aurai recours à une adjudication, puisque d’après M. Saddletree c’est le terme qu’on emploie maintenant, et je ne perdrai pas de l’argent bien acquis, s’il est un moyen de l’empêcher.

Quant à la reine et à l’honneur qu’elle a fait à la fille d’un pauvre homme, et à la miséricorde que vous avez trouvée en elle, tout ce que je puis faire, c’est de prier constamment pour sa prospérité ici-bas et dans l’éternité, et pour l’établissement durable de sa maison sur le trône de ces royaumes à présent et à jamais. Je ne doute pas que vous n’ayez dit à Sa Majesté que j’étais ce même Davie Deans dont il fut question dans la révolution, lorsque je heurtai l’une contre l’autre les têtes de ces deux faux prophètes, de ces prélats, la honte de l’Église, que je rencontrai dans la grande rue au moment même où ils venaient d’être chassés de l’assemblée du parlement.

« Le duc d’Argyle est un noble et généreux seigneur qui plaide la cause du pauvre et de ceux qui n’ont personne pour leur servir d’appui. Les récompenses divines ne sauraient lui manquer.

« Je vous ai écrit sur beaucoup de choses, sans vous parler de celle qui touche de plus près mon cœur. J’ai vu la pauvre égarée, elle sera en liberté demain matin, sous la caution qu’elle quittera l’Écosse dans quatre semaines. Son esprit est dans une triste situation ; je crains qu’elle ne jette un regard en arrière, comme si les eaux du désert étaient plus amères que les poireaux dont se nourrissaient les Israélites lorsqu’ils faisaient cuire la brique pour les Égyptiens. Je n’ai pas besoin de vous dire de vous hâter de revenir, car vous savez que vous êtes, après mon souverain maître, ma seule consolation dans toutes mes détresses. Je vous recommande de vous tenir loin des illusions de ce monde de vanité où vous faites votre séjour, et de ne pas assister à son culte, qui n’est qu’une espèce de messe travestie, comme le disait très-bien Jacques VI, quoique lui-même et son malheureux fils aient fait tous leurs efforts pour le ramener au sein de cet infortuné royaume, ce qui fait que leur race s’est dissipée comme l’écume sur la surface de l’eau, et sera errante parmi les nations. Voyez les Prophéties d’Osée, 9, 17, 10 et 7. Mais quant à nous et à notre maison, disons avec le même prophète : Retournons au Seigneur, car il nous a déchirés et il nous a guéris ; il nous a frappés, et il a appliqué le remède. »

Il disait ensuite qu’il approuvait la manière dont elle se proposait de revenir par Glasgow, et entrait dans plusieurs détails minutieux, inutiles à rapporter. Une seule ligne dans cette lettre, et qui ne fut pas celle que Jeanie lut le moins souvent, annonçait que Reuben Butler lui avait tenu lieu de fils dans ses chagrins. Comme Davie ne parlait presque jamais de Butler sans quelque sarcasme plus ou moins direct sur sa science mondaine, ou sur l’hérésie de son grand-père, Jeanie tira bon augure de ce que, dans cette circonstance, il n’avait ajouté rien de pareil à la phrase où il était question de lui.

L’espérance dans le cœur d’un amant ressemble à la fève dont il est question dans les contes des enfants… Laissez-lui seulement prendre racine, et elle croîtra si rapidement que, dans le courant de quelques heures, l’imagination, avec la force d’un géant, y élèvera un château, et bientôt après le désappointement avec sa faux viendra abattre la plante et l’édifice. L’imagination de Jeanie, quoique ce ne fût pas une de ses facultés prédominantes, eut assez de puissance pour la transporter dans une ferme bien agreste du Northumberland, garnie de belles vaches laitières, de génisses et de brebis… Non loin de là un lieu d’assemblée fréquenté par de graves presbytériens, qui se réunissaient pour choisir Reuben Butler pour leur guide spirituel… Effie rendue, non à la gaieté, mais à la sérénité… Leur père, ses cheveux blancs séparés sur son front, tombant sur ses épaules, et ses lunettes sur le nez ; elle-même ayant échangé la coiffure virginale des filles pour un bonnet de matrone ; tous assis au même banc dans ladite assemblée, écoutant avec respect des paroles de dévotion, rendues plus puissantes et plus persuasives par les liens d’affection qui les unissaient au prédicateur. De jour en jour elle se livrait avec plus de complaisance à de telles visions, jusqu’à ce qu’enfin le séjour de Londres commençât à lui devenir insupportable et fatigant, et ce fut avec une satisfaction peu commune qu’elle reçut de l’hôtel d’Argyle l’avis de se préparer à partir dans deux jours pour l’Écosse avec les domestiques du duc.