La Première Culotte

LA PREMIÈRE CULOTTE

Elle était vraiment fort jolie cette première culotte, et la maman de Jacques l’avait fait confectionner sous ses yeux avec un soin tout particulier.

Elle était de velours gris, un joli velours côtelé, doux au toucher comme le pelage d’un petit chat, et pourvue de deux grandes poches qui faisaient le bonheur du marmot.

Une fois le petit homme habillé, la culotte disparaissait presque entièrement sous une longue blouse de même velours, cependant on la devinait.

La blouse gênait Jacques pour fouiller dans ses poches, mais elle était ornée d’une si belle ceinture et d’un col de toile si bien empesé que l’enfant supportait sans trop d’ennui ce léger inconvénient.

(En était-il assez fier de son costume !…)

Les bonnes riaient de lui en disant qu’il ressemblait à un singe habillé.

Le fait est que à trois ans, Jacques était un gros bébé joufflu, aux énormes mollets et au ventre rebondi, ce qui n’allait guère avec cette toilette ; il n’en avait cure, et, appuyé sur la canne minuscule que son grand-père venait de lui offrir, redressant sa tête coiffée d’un béret orné d’une plume d’oie du plus bizarre effet, il était aussi fier que possible. Je n’oublierai jamais de quel air dédaigneux il nous accueillit, nous autres fillettes, ses habituelles compagnes de jeux. J’entends encore sa voix de marmot et le zézaiement dont, malgré ses efforts, il n’arrivait pas à se débarrasser :

« Ze ne zoue plus avec les petites filles maintenant ; ze suis un homme ! » et il se rengorgeait ; et il cambrait sa taille, sans souci de nos éclats de rire et de nos moqueries. L’une de nous alla jusqu’à dire qu’il avait l’air du gros dindon de la ferme, but de notre promenade ce jour-là.

On partit : nous, courant d’un côté à l’autre du chemin, cueillant les fleurs des champs, poursuivant les papillons ; lui, droit et raide, marchant au milieu de la route et s’approchant des voitures, au risque de se faire écraser, simplement pour montrer qu’il n’avait pas peur. Sa pauvre mère poussait à chaque instant de petits cris d’effroi, et plus d’une fois son père le rattrapa par une oreille pour le ramener sur le bord du chemin. La tante Sophie, une vieille demoiselle très irascible, bouillait d’impatience et ne lui ménageait pas les gronderies. Rien n’y faisait, il dédaignait tout.

Quand nous arrivâmes à la ferme, ce fut bien autre chose. Les jours précédents, des orages étaient survenus, et la mare, à l’entrée de la cour, était remplie d’une eau trouble et infecte dans laquelle barbotaient des oies et des canards, tandis que deux ou trois cochons fouillaient la vase du bord avec leur grouin. La cour elle-même était aussi sale que possible, couverte d’une boue noirâtre et presque liquide qui à chaque pas des fermiers éclaboussait leurs sabots. Le seul passage praticable pour nous autres, gens finement chaussés, était une série de pierres plates et moussues qui longeaient la mare et formaient un chemin à peu près ininterrompu jusqu’à la porte de la maison. Les pierres étaient glissantes et il était prudent de passer avec précaution. Aussi acceptâmes-nous volontiers l’offre du fermier de nous porter dans ses bras. Les dames elles-mêmes ne refusèrent pas l’appui de sa main calleuse, mais Jacques ne voulut jamais consentir à être aidé.

« Ze passerai tout seul comme mon papa », ne cessait-il de répéter : « Ze suis un homme ! » reprenait-il, et le sérieux avec lequel il disait cela était comique. C’était un enfant gâté. On lui céda.

Ah, pauvre Jacques ! Un cochon plus hardi que les autres approcha de lui en grognant ; malgré tous ses efforts pour paraître brave, le petit vaniteux ne put réprimer un mouvement de recul et… pouf !… Le voilà, les quatre fers en l’air, dans la vase malpropre et puante, au grand étonnement des volailles, qui s’enfuirent de tous côtés en battant des ailes et poussant des cris assourdissants.

L’enfant ne resta pas longtemps dans sa fâcheuse position ; du bec recourbé de sa canne, son papa le repêcha prestement et, à bout de bras, il l’emporta à la maison, tout dégouttant d’eau sale, et tout gluant de boue.

Pauvre culotte ! Elle était dans un triste état, et je me rappelle que tante Sophie, outrée de la bêtise et de l’entêtement de son petit neveu, lui administra une… ? disons… fouettée comme il n’en avait jamais reçu.

Ce qui arriva ensuite, c’est qu’il fallut remettre au jeune homme sa robe dédaignée. La belle culotte de velours gris, après le nettoyage, ayant un aspect par trop lamentable, il fallut en refaire une autre, que Jacques n’étrenna que… l’année suivante, et dont il fut loin d’être aussi fier.

M. Tardy