Troisième partie : Maman Lison
XIV
◄   XIII XV   ►





Amanda avait passé une nuit terrible. Raoul n’était pas rentré. Tout en s’habillant, elle s’approchait d’instant en instant de la fenêtre. Soudain, une voiture fit halte à la porte de la maison et la tête de Raoul apparut à la portière.

« Descends vite ! » lui cria le jeune homme.

Amanda s’empressa d’obéir.

« Il faut que nous allions rue d’Assas… J’ai les papiers.

– Les nôtres ?

– Oui… et de plus l’acte mortuaire du vrai Paul Harmant… Ovide Soliveau n’est point rentré chez lui…

– Il est arrêté, fit Amanda.

– Arrêté ? répéta Duchemin. Comment le sais-tu ? »

L’essayeuse de Mme Augustine raconta brièvement ce qui s’était passé la veille au Rendez-vous des boulangers.

« Tout est pour le mieux ! s’écria Raoul Duchemin après avoir écouté la jeune femme. Maintenant, il faut aller à ton atelier. Je te conduirai rue Saint-Honoré en allant rue d’Assas. »

Étienne Castel avait passé, lui aussi, une fort mauvaise nuit. Debout à six heures, il se demandait pourquoi Duchemin n’arrivait pas.

« Tout s’effondrerait-il à l’heure où j’ai le pressentiment que la vérité sur le drame d’Alfortville va se découvrir ? Raoul Duchemin aurait-il échoué ? Ovide l’aurait-il assassiné ? »

Le valet de chambre parut.

« Les commissionnaires qui viennent chercher le tableau…

– Qu’ils entrent ! »

L’artiste leur désigna la caisse où était emballé le tableau.

« Il faut manier cela avec soin, mais vous laisserez le petit cheval de carton qui est à côté, je m’en chargerai. »

Chacun des transporteurs saisit une des extrémités de la caisse. Le colis, quoique ses dimensions ne fussent pas très grandes, était lourd. Par suite d’un faux mouvement, le premier commissionnaire lâcha prise au moment où son compagnon faisait un effort ; la caisse, basculant, vint s’abattre sur le parquet, renversant et broyant le petit cheval de carton.

« Satanés maladroits ! s’écria l’artiste.

– Qu’est-ce que vous voulez, monsieur Castel ! Ça m’a glissé de la main… répliqua le transporteur. Le tableau n’a point de mal. Je crois bien que le petit cheval est pris dessous. Heureusement, il ne valait pas cher. »

Les deux hommes reprirent chacun un angle de la caisse qu’ils soulevèrent, et ils sortirent de l’atelier. Le cheval de carton était littéralement broyé. De son ventre béant sortaient des étoupes, du papier fripé et des morceaux de chiffon.

« Que dira Georges ? murmura Étienne, repoussant du pied les débris du cheval ! Il tenait tant à ce souvenir ! »

En glissant sur le parquet, le vieux jouet brisé laissa derrière lui les papiers qu’Étienne avait aperçus, mais il ne s’en préoccupa point, ayant à terminer la lettre qu’il écrivait à Georges. Voici cette lettre :

« Mon cher enfant,

« C’est aujourd’hui que tu atteins ta vingt-cinquième année. Je t’envoie le tableau promis. J’ai, en outre, de très importantes révélations à te faire. Je serai chez toi à neuf heures.

« Ton ex-tuteur et ton ami toujours, ÉTIENNE CASTEL. »

En se retournant, Étienne regarda de nouveau les débris du dada, les papiers et les chiffons échappés de ses flancs.

« Le fameux cheval de Troie était mieux garni ! se dit-il en ramassant le tout. Qu’est-ce qu’on avait fourré là-dedans ? »

En disant ce qui précède, l’artiste explorait ce fouillis. Tout à coup, Étienne s’arrêta, les yeux fixés sur une feuille qu’il venait de défriper. Un nom venait d’attirer violemment son attention.

« Jacques Garaud !… balbutia-t-il. Une lettre de Jacques Garaud écrite à Jeanne Fortier. »

Il ajouta, les mains et les lèvres tremblantes :

« Mon Dieu ! si c’était… si c’était… »

Et il lut, presque tout haut, d’une voix que l’émotion rendait indistincte :

« Chère Jeanne, bien-aimée,

« Hier je vous laissais entrevoir, dans un prochain avenir la fortune et le bonheur. Je puis maintenant vous les promettre d’une façon immédiate.

« Demain, je serai riche, ou du moins les moyens de commencer une grande fortune seront dans mes mains. Je posséderai une invention qui donnera des bénéfices incalculables, et j’aurai près de deux cent mille francs pour l’exploiter.

« Point de fausse honte, Jeanne ! Songez à vos enfants.

« Je vous attendrai ce soir, à onze heures, avec le petit Georges, au pont de Charenton, et je vous conduirai dans une retraite sûre, d’où nous partirons demain pour l’étranger où nous serons riches et heureux.

« Si vous ne veniez pas, Jeanne, je ne sais à quelle extrémité le désespoir me pousserait. JACQUES GARAUD.

« 7 septembre 1861. »

« Tonnerre ! s’écria l’artiste. C’est la lettre que Jeanne Fortier croyait anéantie, brûlée ! C’est cette preuve de son innocence dont elle parlait toujours…

« Jacques Garaud parle d’une somme de près de deux cent mille francs, et c’est cent quatre-vingt-dix mille francs qui ont été volés à Jules Labroue ! Il parle d’une invention… C’est l’invention faite par le père de Lucien ! »

En ce moment, on sonna à la porte de l’appartement, puis, aussitôt après, on frappa à celle de l’atelier.

« Entrez ! » dit Étienne.

La porte s’ouvrit. Raoul Duchemin était debout sur le seuil.

« Vous voilà donc enfin ! s’écria l’artiste. Ovide Soliveau ?

– Arrêté… Je vous raconterai cela. Allons au plus pressé.

– Savez-vous quelque chose de Paul Harmant ?

– Paul Harmant est mort.

– Le père de Mary, mort ! fit Étienne avec stupeur.

– Ce n’est point du père de Mary que je parle, c’est de l’homme dont ce misérable a pris le nom. Le vrai Paul Harmant est mort il y a vingt-cinq ans, à Genève.

– Vous avez la preuve de cela ? »

Duchemin tendit à l’artiste l’acte mortuaire relevé jadis sur le registre de l’état civil de Genève, par les soins d’Ovide.

« Impossible de conserver un doute ! murmura Étienne. Ah ! Jacques Garaud, je te tiens donc enfin ! »

Il frappa sur un timbre. Le valet de chambre parut.

« Prenez une voiture. Allez à Courbevoie, à l’usine Paul Harmant. Faites savoir à M. Lucien Labroue que vous venez le chercher de ma part, et ramenez-le immédiatement ici.

– Ah ! mon cher Raoul, s’écria Étienne, vous venez de racheter amplement par une bonne action la faute que vous aviez commise dans un moment de folie… En déjeunant, vous me raconterez tout ce que vous savez. »

Tous deux se mirent à table. Duchemin narra dans les moindres détails les incidents de la nuit précédente. Le repas était à peine fini que Lucien Labroue entrait dans la salle à manger.

« Cher artiste, dit ce dernier, vous le voyez, j’accours. Auriez-vous des choses importantes à m’apprendre ?

– De la plus haute importance, appuya Étienne Castel. Je connais l’assassin de votre père. »

Lucien devint très pâle.

« Le nom de l’assassin ? fit-il.

– Vous le saurez quand il en sera temps, et ce sera bientôt : pour le moment, nous allons chez votre ami Georges Darier. »






◄   XIII XV   ►