La Police et les chouans sous le Consulat et l’Empire/6



L’ENLÈVEMENT DE L’ÉVÊQUE DE VANNES

I

Depuis la levée du camp de Boulogne, qui avait eu lieu pendant l’été de 1805, les royalistes bretons étaient convaincus de la possibilité de renverser l’Empereur. Les rigueurs déployées pour les réduire à l’impuissance, l’exécution de Guillemot dit « le roi de Bignan », complice de Georges et héritier de sa popularité[1], les vides opérés dans leurs rangs par des sentences inexorables, le visible découragement d’un grand nombre d’entre eux, enfin la surveillance à laquelle ils étaient soumis n’ébranlaient ni le courage ni la confiance de leurs chefs. Ils conservaient encore autant d’illusions qu’aux jours déjà lointains où, en apprenant le débarquement de Georges à la falaise de Biville, ils croyaient à un triomphe prochain. L’illustre chouan n’était plus là pour les réunir et les commander. Mais, à défaut de lui, à défaut de Guillemot, ils avaient Raoul de La Haye Saint-Hilaire, qu’ils avaient surnommé Peau-de-Bique et qui se faisait appeler aussi Doison. Ils comptaient sur ce vaillant partisan pour rendre à l’esprit de rébellion son ancienne vigueur, pour grouper autour de lui les déserteurs alors si nombreux sur toute l’étendue du territoire, pour substituer aux procédés de la grande guerre, devenus impraticables, les procédés d’une guerre d’escarmouches et de pièges et en retirer les mêmes effets.

Les faits d’armes de La Haye Saint-Hilaire étaient innombrables. Ils remontaient aux temps de Quiberon et surtout à la campagne de 1798, durant laquelle, sous les ordres de Cadoudal, il commandait une division de l’armée de Bretagne. Ils témoignaient de son indomptable audace. C’est lui qui dirigeait en 1801 l’entreprise dans laquelle faillit périr le marquis de Kérouan, quand, le fils de ce gentilhomme s’étant rallié au gouvernement consulaire, le père fut pris par les chouans et obligé, pour sauver sa vie et sa liberté, de leur payer une rançon de quarante mille livres. C’est encore La Haye Saint-Hilaire qui taxait les acquéreurs de biens nationaux, qui vengeait sur les prêtres constitutionnels les prêtres réfractaires, poussant jusqu’à l’assassinat représailles et vengeances. On le soupçonnait d’avoir trempé dans le meurtre d’Audrein, l’évêque constitutionnel de Quimper. On le tenait, en un mot, pour un homme capable de tout. Arrivé à Paris avec Georges en 1800, après la paix de Pouancé, il avait voulu l’accompagner aux Tuileries.

– Je brûlerai la cervelle à Bonaparte pendant que vous vous entretiendrez avec lui, disait-il. Vous, préparez un discours pour la troupe que vous enlèverez dans l’étonnement où elle sera.

– Mais, vous !

– Moi ! qu’importe. D’ailleurs, si vous êtes brave, il n’est pas dit que je périsse.

Ayant ensuite passé en Angleterre, il n’était revenu à Paris qu’en 1804, toujours avec Georges, aux côtés duquel il voulait être, quand ce dernier réaliserait son projet d’attaquer à main armée le premier Consul. Ce complot déjoué, Georges arrêté, La Haye Saint-Hilaire, bien qu’il eût à ses trousses la police de Fouché, s’était enfui. Elle le cherchait encore dans le quartier de Chaillot qu’il débarquait sain et sauf à Londres, prêt à repartir pour la Bretagne à la première occasion propice. Depuis cette époque, à diverses reprises, il y était apparu pour juger par lui-même de l’état des choses, entretenir ses relations avec les royalistes et peut-être encore pour revoir sa famille.

De tels voyages ne pouvaient s’effectuer qu’au prix de mille périls, qu’aggravait la surveillance exercée sur les côtes. Ce n’étaient cependant que jeux d’enfant pour La Haye Saint-Hilaire et ses pareils. Les points de débarquement s’étendaient depuis le cap de la Hogue, à l’ouest de Cherbourg, jusqu’à l’île de Bréhat, au nord-est de Paimpol. Un navire anglais transportait les émissaires royalistes en vue du rivage. Là, ils se jetaient dans une barque et venaient aborder à la pointe des terres habitées, quand il n’y avait pas de lune, ou, si la lune éclairait la plage, sur des rochers qui s’avancent dans la mer, et qu’à marée basse, elle découvre.

Lorsqu’il n’était pas en Bretagne, La Haye Saint-Hilaire résidait à Londres, parmi les émigrés qui formaient la cour des princes français. À la recommandation du comte d’Artois, il recevait du gouvernement anglais une pension mensuelle de quinze livres sterling. Ses services passés, ceux qu’on attendait encore de sa vaillance lui méritaient cette libéralité. De même, ils lui auraient assuré dans la société royale une place à part, alors même qu’il eût été roturier. Mais il était bon gentilhomme, né au château de Saint-Hilaire, dans les environs de Rennes. Sa mère, depuis la Révolution, habitait cette ville. Il avait un frère aîné, capitaine de dragons au service du roi d’Espagne, trois sœurs dont deux mariées, l’une à M. de Saint-Thomas, l’autre à M. Ricouard d’Hérouville. Dans cet intérieur à physionomie patriarcale, vivait une vieille servante, Anne Bouvet, qui avait élevé La Haye Saint-Hilaire. Maîtres et gens étaient dévoués aux chouans. La police le savait et les surveillait, espérant sans doute que ce rebelle insaisissable viendrait un jour se faire prendre dans la maison paternelle. Mais s’il osa s’y montrer après qu’il fut devenu passible des lois, elle l’ignora. Ce n’est qu’en juin 1806 qu’elle apprit son retour. Il venait d’arriver muni d’instructions du comte d’Artois, en vue d’un soulèvement dont, à lui comme à d’Aché, comme à Forestier, comme au chevalier de Céris, comme à tant d’autres, ce prince avait promis de venir, au moment opportun, prendre la direction, – promesse trompeuse, faite à vingt reprises, jamais tenue, et qui coûta la vie à la plupart de ceux qui y avaient ajouté foi.

Le caractère officiel de La Haye Saint-Hilaire ne saurait être mis en doute. Un matelot de Locmariaker, désigné dans les pièces sous le nom de Jean-Marie, jadis émissaire de Georges et doué d’une force physique peu commune, servait d’intermédiaire entre le comte d’Artois et son agent. Il allait et venait à cet effet de Bretagne en Angleterre, à l’abri de la croisière anglaise des îles d’Houat et d’Houëdic. Parmi les lettres que recevait La Haye Saint-Hilaire, il en est une en date du 30 décembre 1806, qui fut trouvée sur lui lors de son arrestation, et qui est restée au dossier. Signée du comte d’Artois, elle est ainsi conçue :

« Je n’ai pas voulu laisser partir le brave et fidèle Jean-Marie sans lui remettre un petit mot pour vous. La mission dont il est chargé est plus conséquente que celles qui ont précédé et si Dieu ne nous abandonne pas, nous aurons au moins la satisfaction de combattre pour la bonne cause que nous servons. Prudence, exactitude sur le véritable état des choses et des esprits fermeté et union, telles sont les importantes instructions que je donne à vous et à vos loyaux compagnons. »

D’autres lettres qui ont disparu avaient été apportées de Londres au chevalier de La Haye Saint-Hilaire par Bertrand-Saint-Hubert, cet officier vendéen que Georges accusait d’avoir voulu l’assassiner. Rentré en grâce auprès des chouans, Bertrand-Saint-Hubert avait été compromis dans l’affaire de l’agence anglaise de Bordeaux. À la veille de sa comparution devant la commission militaire de Nantes qui le condamna par contumace il s’était enfui de l’hôpital et réfugié à Londres, où il s’employait depuis au service de la correspondance.

Avertie du retour de La Haye Saint-Hilaire par le préfet de Vannes, la police mit sa tête à prix et fit répandre de tous côtés son signalement conservé dans les pièces relatives à la conspiration de Georges. « Trente ans, un mètre soixante-deux, visage rond et plein, un peu gravé, joues colorées, nez bien fait, bouche ordinaire, lèvres colorées, belles dents, beaux yeux bruns, vifs, sourcils très marqués, barbe noire bien marquée, sans être forte, cheveux à la Titus coupés ras derrière, descendant peu sur le front ; quand il parle, il tousse très souvent du nez, marchant très droit, l’air vif, le cou pas très long. » Pour que le signalement fût complet, il eût fallu y ajouter le costume. Par malheur, en fait de costume, la police en était encore à celui que portait La Haye Saint-Hilaire en 1804, lorsque, venu à Paris avec Georges, il circulait audacieusement dans les rues : « cravate de couleur, habit neuf, bleu, boutons jaunes, gilet noir, bottes. » Il est douteux qu’il eût conservé cette tenue élégante, conforme aux modes de l’époque. Probablement, il en avait adopté une autre plus appropriée à l’existence de bandit qu’il menait maintenant. Il y avait tout au moins ajouté des armes.

Les rapports qui parvenaient à la police le représentaient armé jusqu’aux dents : fusil, pistolets et poignards, toujours sur la défensive et prêt à tuer qui eût osé porter la main sur lui. Rien de plus vrai. Il vivait en nomade, appliqué à ne pas se laisser surprendre et à dépister les gendarmes lancés à sa poursuite. Durant longtemps, ils ne parvinrent pas à le rencontrer une seule fois. Quand on leur signalait sa présence en quelque endroit, ils se hâtaient d’y courir. Mais lorsqu’ils arrivaient, il venait de disparaître, de telle sorte qu’à force de faire buisson creux ils en étaient réduits à se demander si, en leur annonçant son retour en Bretagne, on ne les avait pas trompés. Il allait bientôt leur prouver le contraire par un des plus audacieux brigandages dont fasse mention l’histoire de la chouannerie.

En cette année 1806 et depuis le Concordat, Mgr Antoine-Xavier Mayneaud de Pancemont occupait le siège épiscopal de Vannes. Curé de Saint-Sulpice de Paris à la fin du règne de Louis XVI et au commencement de la Révolution, l’abbé de Pancemont avait vécu caché pendant la Terreur. En 1793 et 1794 il résidait à Croissy, chez un prêtre marié, ancien curé de ce village, devenu maire et qui cherchait à se faire pardonner son apostasie par la multiplicité des services qu’il rendait à quiconque avait recours à lui. L’abbé de Pancemont, fugitif et proscrit, se trouvait encore à Croissy quand M. Pasquier vint s’y réfugier. « J’ai connu peu d’hommes plus évangéliques, dit le chancelier dans ses Mémoires. La simplicité de son caractère me le faisait quelquefois comparer à ce personnage si connu de l’abbé Prévost, au doyen de Killerine, dont il avait la laideur. Quant à sa conduite à l’égard du curé marié auquel il avait tant d’obligations, elle était d’une convenance, d’une délicatesse admirables : ne négligeant rien pour le ramener au bien, mais l’excusant autant qu’il dépendait de lui, instruisant ses enfants qu’il avait baptisés et leur cherchant des parrains et marraines qui puissent un jour les protéger et les mettre dans une bonne route. » Rentré à Paris, au lendemain du 18 Brumaire et après avoir dans l’intervalle résidé à l’étranger, l’abbé de Pancemont fut présenté au premier Consul probablement par Joséphine, qu’il avait connue à Croissy. Adjoint à l’abbé Bernier lors des négociations qui précédèrent la conclusion du Concordat, il se fit apprécier par Bonaparte et fut nommé évêque de Vannes, en même temps que l’abbé Bernier était nommé évêque d’Orléans.

Par suite de cette nomination, le siège épiscopal du Morbihan se trouva pourvu de deux titulaires, l’évêque nouveau, Mgr de Pancemont, désigné en vertu du Concordat, avec l’assentiment du Pape, et l’évêque ancien nommé sous la monarchie, Mgr Amelot, qui vivait à l’étranger, après avoir refusé sa démission à Pie VII, à qui il contestait le droit, lui vivant, de conférer l’institution canonique au nouvel évêque de Vannes.

À la faveur de ces pénibles circonstances, les diocésains du Morbihan, prêtres et fidèles, s’étaient divisés en deux camps : d’un côté les tenants de Mgr Amelot. Tout naturellement, les royalistes militants avaient pris parti pour ce dernier. Il en résultait, au point de vue religieux, un état de désordre moral dont la modération de Mgr de Pancemont, son esprit évangélique, sa longanimité n’avaient pu venir à bout. Ceux qui ne lui pardonnaient pas d’occuper la place de Mgr Amelot contestaient la légitimité de ses pouvoirs spirituels et excitaient ses ouailles à se révolter contre lui.

Quelques-uns poussaient l’audace jusqu’à protester sur son passage, ou même en son église cathédrale. Tout leur était bon pour servir de base aux calomnies, à l’aide desquelles ils s’efforçaient de détruire son prestige. Ils incriminaient son dévouement à l’Empereur ; ils lui reprochaient d’avoir renié le Roi : ils l’accusaient même de s’être emparé d’une somme de vingt-quatre mille francs, qu’au moment de rentrer en France, après un long séjour à l’étranger, il avait reçue des princes pour la distribuer aux chouans de Bretagne. Plusieurs prêtres, jadis aumôniers ou combattants dans les bandes royalistes, dirigeaient cette croisade, dans l’espoir de contraindre Mgr de Pancemont à descendre de son siège.

Parmi les plus ardents et les plus résolus, figurait un certain abbé Guillevic, ancien prieur de Ploemeur, un des amis et des conseillers de Georges Cadoudal, très brave homme, sexagénaire, prêtre de mœurs irréprochables, mais esprit turbulent, brouillon, déséquilibré. Déjà, à l’époque des guerres, les chefs sous lesquels il avait servi se plaignaient de son imagination déréglée. Avec les malheurs de son parti ses défauts s’étaient accentués. L’évêque de Vannes disait de lui : « Il a des talents et fort mauvaise tête. On ne peut lui accorder aucune confiance. » Ayant constaté qu’il s’exprimait avec véhémence contre le Concordat et ses auteurs, redoutant que son exemple ne devînt contagieux, il l’avait éloigné de Vannes. L’abbé Guillevic s’était alors rendu à Rennes. Autorisé par l’évêque de cette ville à exercer son ministère dans le diocèse d’Ille-et-Vilaine, il vivait à Redon. Il disait sa messe à l’hôpital. Au mois de mars 1806, alors qu’on le croyait disposé à se repentir et à se faire oublier, brusquement il disparut. Resté en relation avec La Haye Saint-Hilaire encore à Londres et ce dernier lui ayant annoncé son prochain retour, il était revenu dans le Morbihan pour y attendre son ami. Le 27 juin, il le reçut à son débarquement.


II

La Haye Saint-Hilaire ne revenait pas seul. Parmi les chouans qui l’accompagnaient se trouvaient deux anciens officiers de Georges : Jean-Louis Pourchasse et Jean Billy. Les nouveaux venus et l’abbé Guillevic furent bientôt rejoints par d’anciens compagnons d’aventures restés dans le pays : De Bar, le chevalier Scecilion, Polcarro, Maurice Legoff, Jean-Marie Bourgoin, Bertin, Julien Leguevel, Ledean et probablement plusieurs autres au sujet desquels il existe trop peu de renseignements pour qu’on puisse rétablir leur identité. Pour ceux mêmes dont nous avons les noms, les documents ne nous renseignent qu’à moitié. Jean-Marie Bourgoin avait été condamné par contumace. Bertin sortait des prisons de Vannes après une longue détention. Julien Leguevel vivait uniquement de brigandages et tirait profit de l’hospitalité qu’il donnait dans sa maison située en rase campagne à des bandits comme lui. Le tailleur Ledean se livrait au même métier. Tel paraît avoir été le personnel dont vivait entouré La Haye Saint-Hilaire. Mais, sans doute, sa bande ne tarda pas à se disperser, puisqu’on n’en voit figurer qu’une partie sous son commandement dans le drame que j’ai entrepris de reconstituer et dont il fut l’acteur principal.

Avec les hommes qu’il avait gardés à ses côtés, il ne tarda pas à devenir, en même temps que l’effroi du pays, le symbole vivant des revendications plus ou moins ardentes des royalistes et le dépositaire de leurs espérances. Il se fit l’organe et le propagateur de leurs griefs contre Mgr de Pancemont, le colporteur des calomnies les plus absurdes et des propos les plus violents, non seulement sur l’évêque, mais encore sur le Pape.

Avec ses complices, il se présentait chez les paysans. En y entrant, il s’annonçait comme chargé d’une mission divine, comme le défenseur des droits méconnus de Mgr Amelot. Après s’être abîmés en de longues prières, ses compagnons et lui se livraient aux diatribes les plus violentes contre le Concordat, qu’ils qualifiaient œuvre d’iniquité, contre le Pape, qui y avait adhéré, contre l’Empereur, qu’à la grande surprise des paysans, ils appelaient Nabuchodonosor, Attila, Tamerlan, étourdissant, par ces noms sonores, leurs auditeurs qui n’en comprenaient pas le sens, et allaient ensuite demander à leur confesseur ce que signifiaient « ces noms-là ».

À la faveur de cette campagne dont les échos arrivaient jusqu’à lui, Mgr Pancemont ne tarda pas à se sentir menacé. Il en conçut un assez vif effroi. Partout, autour de sa personne, il voyait monter une malveillance âpre et railleuse dont il n’était pas difficile de deviner l’origine. C’était l’action de La Haye Saint-Hilaire qui s’étendait peu à peu, se traduisait par des propos frondeurs et injurieux. La contagion attaquait le clergé lui-même, parmi lequel existaient des ferments de révolte. Certains prêtres disaient tout haut :

– Il nous faut un roi et un autre évêque.

Mgr de Pancemont annonçait-il qu’il partirait bientôt en tournée pastorale pour donner la confirmation dans les paroisses de son diocèse, les mécontents répondaient :

– C’est nous qui la lui donnerons.

À cette situation, qui s’aggravait de jour en jour, les autorités ne pouvaient rien. Elles n’eussent pu la faire cesser qu’en s’emparant de La Haye Saint-Hilaire et de ses complices. Mais ceux-ci demeuraient introuvables, encore qu’à toute minute, leur audace se manifestât par les traits les plus imprévus. C’est ainsi que l’évêque reçut un jour de La Haye Saint-Hilaire une lettre lui réclamant vingt-quatre mille francs destinés aux royalistes bretons et qu’ils l’accusaient à tort d’avoir employés à son usage personnel. « Le général Georges vous les a déjà réclamés, disait cette lettre, vous ne lui avez pas répondu. Si vous faites de même avec moi, il vous en cuira. » La requête étant restée sans réponse, La Haye Saint-Hilaire vint en personne la présenter.

Pendant un grand dîner qui avait lieu à l’évêché, il osa pénétrer dans le palais épiscopal, jusqu’au cabinet de Mgr de Pancemont qu’il fit demander sous prétexte d’affaire urgente et qui vint en effet le rejoindre. Les détails manquent sur la scène qui eut lieu entre l’évêque et le redoutable chouan. On n’en sait que le dénouement par la tradition locale. Lorsque, l’entretien terminé, La Haye Saint-Hilaire voulut se retirer, il exigea que son interlocuteur se couchât à plat ventre et demeurât dans cette position jusqu’à ce que lui-même eût disparu.

Ceci se passait dans le courant du mois de juillet, quelques semaines après l’arrivée de La Haye Saint-Hilaire en Bretagne. Dans la nuit du 23 au 24 du même mois, deux de ses compagnons, Pourchasse et Bertin, se trouvant dans un cabaret du canton de Sulniac, une rixe éclata entre eux et divers consommateurs. Entraînés par leurs habitudes, les deux chouans n’hésitèrent pas à se servir de leurs armes. Ils tirèrent plusieurs coups de feu sans blesser personne. Mais ils avaient été reconnus. Ils furent arrêtés et conduits à Vannes où on les incarcéra. La Haye Saint-Hilaire en eut la nouvelle le lendemain. Il n’était pas homme à laisser ses compagnons en prison sans tenter de les délivrer. Les autorités du Morbihan s’attendaient à tout de la part du chouan. Aussi prirent-elles les dispositions les plus minutieuses pour mettre la maison de justice à l’abri d’un coup de main. Puis, après être restées durant un mois sans entendre parler de La Haye Saint-Hilaire, elles crurent qu’il avait renoncé à la lutte inégale et véritablement héroïque que, depuis si longtemps, il soutenait contre toutes les forces dont disposait le pouvoir dans le Morbihan. Mais elles se trompaient.

Le 23 août, à sept heures du matin, Mgr de Pancemont partait de Vannes, pour la paroisse de Monterblanc, distante de quatre lieues, où il devait le même jour donner la confirmation. Indépendamment du cocher, trois personnes l’accompagnaient : son grand vicaire l’abbé Allain, son secrétaire l’abbé Jarry, et un domestique le sieur Thetiot, qui suivait à cheval. Le trajet durait déjà depuis longtemps, lorsque vers neuf heures, sur la lande du Parc Carré, à environ trois quarts de lieue de Monterblanc, la voiture fut soudain cernée par cinq individus armés jusqu’aux dents, commandés par l’un d’eux, que Mgr de Pancemont reconnut aussitôt. C’était La Haye Saint-Hilaire.

Ayant obligé le cocher à arrêter ses chevaux, le chouan ouvrit violemment la portière et, sans prononcer une parole, mit sous les yeux de l’évêque un papier où étaient écrits ces mots : « Si les individus arrêtés dernièrement dans la commune de Sulniac ne sont pas rendus sous huit heures à dater de ce moment, au village de Lange, paroisse de Saint-Jean, M. l’évêque et celui qui l’accompagne seront fusillés ; et si les gendarmes se présentent pour marcher à la défense de ceux que nous arrêtons, ces derniers perdront la vie. » Mgr de Pancemont achevait à peine la lecture de cette laconique mise en demeure que La Haye Saint-Hilaire l’interpella :

– Vous avez lu, Monsieur ; eh bien, descendez.

Comme l’évêque essayait de parlementer, il le tira brutalement de la voiture, ainsi que les deux prêtres qui voyageaient avec lui. Une fois sur la route, et tandis que l’un des bandits menaçait monseigneur d’un pistolet, les autres lui arrachaient sa soutane et son chapeau, ordonnaient au cocher de quitter sa livrée dont ils voulaient revêtir leur victime.

Pendant que s’opérait ce changement, se présenta le maire de Monterblanc, suivi de quelques notabilités de la commune. Ils venaient au-devant du prélat pour lui indiquer la route. Avant d’avoir pu comprendre qu’il était tombé dans un guet-apens, ils reçurent l’ordre de déguerpir, ce qu’ils firent sur-le-champ, mais non sans que le maire eût été contraint de donner son gilet et son chapeau. De son côté, l’abbé Jarry, ayant déclaré qu’il n’abandonnerait pas son évêque, recevait l’ordre de quitter sa soutane et de prendre l’habit du domestique Thétiot. Quant à l’abbé Allain, on le fit monter en voiture en lui disant :

– Si vous aimez votre évêque, hâtez-vous d’aller trouver le préfet, crevez ces deux rosses s’il le faut, et souvenez-vous que sous huit heures, si nous n’avons satisfaction, nos otages périront.

Le grand vicaire parti, Mgr de Pancemont fut hissé sur le cheval de son domestique. Puis on se mit en route. La bande avait hâte de s’éloigner de l’endroit où l’arrestation venait d’avoir lieu. La Haye Saint-Hilaire s’aperçut tout à coup que l’évêque avait conservé ses bas violets. Craignant que cette circonstance le fît reconnaître par les gens qu’on rencontrerait, il envoya un de ses hommes acheter des bas blancs dans une maison située près de là. Mais quand on les eut passés aux jambes du cavalier, on ne put lui remettre ses souliers. Il fallut renoncer à compléter son travestissement.

On repartit aussitôt. Jusque vers le milieu de l’après-midi, on ne fit que tourner dans la banlieue de Vannes, d’où La Haye Saint-Hilaire ne voulait pas s’écarter. Ces circuits étaient coupés de haltes, sous les bois, dans des chemins creux, dans des champs de genêts, partout où l’on pouvait se reposer sans être vu. Pendant une de ces haltes, dans le bois de l’Ermitage, il y eut une alerte. Des coups de fusil et des cris se firent entendre. C’étaient des gendarmes. Avertis par le maire de Monterblanc, ils s’étaient mis à la recherche des bandits. Ceux-ci sautèrent sur leurs armes. Sourds aux supplications de l’évêque qui leur offrait d’aller au-devant des assaillants et de les contenir pendant qu’eux-mêmes s’enfuiraient, ils le contraignirent à remonter à cheval et l’entraînèrent.

On courut ainsi pendant une demi-heure. Il ne se tenait à cheval qu’avec l’aide de l’abbé Jarry et de La Haye Saint-Hilaire qui couraient à ses côtés. Non loin du village de Lange, on s’arrêta dans un champ de genêts très hauts. On étendit l’évêque sur des broussailles, la selle du cheval lui servit d’oreiller et, tandis qu’abrité par un parasol que son secrétaire tenait ouvert, il reprenait haleine, toute la bande, brisée de fatigue, s’endormit autour de lui. Elle dormait encore quand arrivèrent, vers trois heures, les deux prisonniers de Vannes, Pourchasse et Bertin. Ainsi que le prévoyait La Haye Saint-Hilaire, le général Jullien, préfet du Morbihan, n’avait pas hésité à les remettre en liberté pour sauver les jours de Mgr Pancemont.

Celui-ci déjà se réjouissait, convaincu qu’après cette satisfaction donnée aux chouans c’en était fait de leurs exigences. La Haye Saint-Hilaire le détrompa.

– Écoutez-moi bien, dit-il. Vous allez être reconduit sur la grande route par un des miens. Mais, avant de vous laisser partir, j’exige que vous vous engagiez sur l’honneur à me faire tenir demain avant midi, en un lieu convenu : 1° le billet que j’ai remis ce matin à votre grand vicaire ; 2° l’anneau jaune servant à vos fonctions épiscopales ; 3° votre croix de la Légion d’honneur ; 4° une somme de vingt-quatre mille livres en or, bien comptée. Je retiens votre secrétaire comme otage. Qui désignez-vous pour m’apporter ces objets ?

L’évêque, après réflexion, ayant désigné un de ses desservants, le curé de Saint-Avé :

– Cela suffit, reprit La Haye Saint-Hilaire. Prenez ce petit morceau de bois, j’en garde un semblable. Votre commissionnaire à Saint-Avé remettra à votre desservant celui que je vous présente, en même temps que les objets que j’exige. Mon émissaire de son côté sera porteur de celui que je garde et qui servira de quittance et de décharge à votre égard. Et souvenez-vous bien que si demain, à midi, mes ordres ne sont pas exécutés, votre secrétaire sera fusillé.

Il n’y avait pas à discuter ces conditions. L’évêque se résigna à les subir. Après avoir embrassé son secrétaire, il fut confié à Pourchasse qui s’était chargé de le ramener sur la route de Vannes. Dans la soirée, Mgr de Pancemont rentrait dans sa ville épiscopale, escorté par un grand nombre de fidèles qui, sur la nouvelle de sa mise en liberté, s’étaient portés à sa rencontre. Quoique malade à la suite des émotions de cette journée, il s’occupa sans retard de remplir le programme qui lui était imposé.

La grosse difficulté consistait à réunir les vingt-quatre mille livres en or, exigées par La Haye Saint-Hilaire. À défaut du préfet qui ne les avait pas ou ne voulut pas les donner, le supérieur du grand séminaire fut chargé de les réunir. Ses démarches à cet effet aboutirent si vite et si bien qu’en moins d’une heure il eut douze mille francs de plus qu’il ne fallait. Aux vingt-quatre mille exigés pour la rançon de son secrétaire, l’évêque joignit le billet de La Haye Saint-Hilaire et sa croix de la Légion d’honneur. Quant à l’anneau jaune qui lui était demandé, anneau donné par l’Empereur et qui valait dix mille francs, il eut assez de présence d’esprit pour y substituer une bague de même apparence, mais qui n’avait coûté que quelques écus. Un homme sûr porta ces divers objets à Saint-Avé, dont le desservant devait les remettre à La Haye Saint-Hilaire. Les choses se passèrent comme celui-ci l’avait ordonné. Le lendemain de l’enlèvement, dans la soirée, l’abbé Jarry revenait à Vannes sain et sauf.

Il était chargé pour le préfet d’une très importante missive de La Haye Saint-Hilaire, dans laquelle celui-ci expliquait sa conduite : « L’otage que nous avons pris pour la délivrance de deux de nos camarades, disait-il non sans ironie, était trop méritant pour que nous pussions nous imaginer que vous en eussiez fait une victime. Nous l’avions donc exprès choisi pour qu’il n’en résultât aucun malheur. » Et plus loin : « La main sur la conscience, Monsieur, vous avez servi le roi. N’aimeriez-vous pas mieux être revêtu des dignités que vous avez, sous son autorité, que sous celle de Bonaparte ? » L’imprudent chouan signait ainsi son crime.


III

L’événement s’était accompli les 23 et 24 août. Le gouvernement impérial en fut averti le 29, par un rapport du préfet Jullien à Champagny, ministre de l’Intérieur, et par une lettre de l’évêque à Portalis, ministre des Cultes. Le premier mouvement de l’Empereur fut un mouvement de colère, ainsi qu’en font foi les deux lettres suivantes qui figurent dans sa correspondance, sous la date du 31.

Il écrivait à Portalis : « J’ai lu avec peine l’événement de Vannes. La conduite du préfet dans cette circonstance est inconcevable. Quant à l’évêque, on me dit qu’il a renvoyé l’anneau que je lui avais donné et la décoration de la Légion d’honneur aux brigands qui l’ont arrêté. Je ne puis croire à une telle lâcheté. Toutefois, je désire que vous me fassiez un rapport là-dessus. L’évêque, comme un autre homme, devait savoir mourir plutôt que commettre une bassesse. J’attends le rapport que vous me ferez pour fixer mes idées. »

La lettre à Champagny s’inspirait des mêmes sentiments : « Témoignez mon extrême mécontentement au préfet du Morbihan de ce qu’il a compromis et déshonoré l’autorité. Il a donné là un exemple funeste et dont d’autres individus seront les victimes. Je n’avais pas le droit d’attendre d’un homme qui a servi dans les armées avec distinction un pareil oubli de ses devoirs et du premier intérêt de l’ordre public. Bien loin de relâcher les brigands, il devait faire courir la gendarmerie et mettre tous les moyens en œuvre pour les arrêter par la force. Ce qui pouvait arriver ensuite ne pouvait être prévu par personne. Quelque précieuse que soit la vie d’un évêque, d’un citoyen, d’un magistrat, quand c’eût été le fonctionnaire le plus élevé en dignité et le plus précieux à l’État, il n’avait pas le droit de compromettre l’autorité et de déshonorer ainsi la loi. »

Des renseignements ultérieurs envoyés de Vannes modifièrent bientôt les dispositions de l’Empereur. Il rendit plus de justice au préfet comme à l’évêque. Il reconnut qu’ils avaient tenu l’un et l’autre la seule conduite qui fût possible, étant données les circonstances en lesquelles ils s’étaient trouvés. Déjà d’ailleurs à Paris et en Bretagne, la police était sur pied pour atteindre La Haye Saint-Hilaire et ses complices.

Dès le premier moment, Fouché, bien qu’il ne connût que leur chef, peut-être même parce qu’il le connaissait, soupçonna que l’abbé Guillevic avait figuré parmi eux, sinon comme auteur de l’attentat, du moins comme inspirateur. Il n’en douta plus, lorsque, par ses espions de Londres, il apprit l’arrivée de l’abbé dans cette ville. Celui-ci y faisait des gorges chaudes de la mésaventure de Mgr de Pancemont ; pour amuser les émigrés il leur en racontait les détails ; à l’appui de ses dires, il leur montrait l’anneau pastoral enlevé à l’évêque. La Haye Saint-Hilaire le lui avait remis pour en faire argent. Il n’était venu en Angleterre qu’afin de le vendre. On verra bientôt quelle déconvenue l’attendait à cet égard.

Les premiers efforts de la police pour trouver les coupables furent vains. Malgré le zèle qu’elle déployait, ces efforts accusèrent si vivement son impuissance que l’Empereur, pour mettre un terme aux excès de la chouannerie dans le Morbihan, résolut de recourir de nouveau à des mesures purement militaires. Par ses ordres, le ministre de la Guerre, comte Dejean, dut organiser, vers la fin de septembre, à Pontivy, un camp volant de quinze cents hommes, dont le commandement fut confié au général Boyer. Il était enjoint à celui-ci de tenir toujours en mouvement la moitié de son effectif, de la diviser en petits pelotons qui devaient parcourir dans tous les sens, jour et nuit, les départements du Morbihan et des Côtes-du-Nord. Une gratification de mille écus était promise aux soldats qui arrêteraient les auteurs de l’attentat. Le général Boyer reçut une avance de six mille francs destinée à pourvoir aux dépenses secrètes qu’on l’autorisait à faire. Ces mesures étaient d’autant plus nécessaires que, même à cette heure, des débarquements de chouans étaient signalés et que, dans les environs de Vannes, des conscrits désertaient en masse pour aller les rejoindre.

En même temps, une active surveillance était exercée partout où l’on savait à La Haye Saint-Hilaire des parents ou des amis : à Saint-Leu, dans la vallée de Montmorency, où il était venu fréquemment à d’autres époques ; à Meaux, où habitait son beau-frère, M. Ricouard d’Hérouville ; à Paris, chez un couturière, Mlle Lacroix, jadis sa maîtresse ; et enfin à Rennes, aux abords de la maison habitée par sa mère.

À la nouvelle des poursuites ordonnées contre lui, une de ses sœurs, Mme de Saint-Thomas, était partie pour Paris. Pendant le séjour qu’elle y fit, elle eut un agent secret attaché à ses pas. Il rendait compte jour par jour des démarches auxquelles elle se livrait pour faire établir l’innocence de son frère. Par suite d’une erreur, on arrêta l’aîné, celui qui servait en Espagne comme officier de dragons. Après une longue absence, il était revenu à Rennes pour revoir ses parents. Il dut se faire réclamer par l’ambassadeur du gouvernement espagnol.

Enfin, pour contribuer à la prise des bandits, Mgr de Pancemont, invita les prêtres de son diocèse à lui faire parvenir les renseignements qu’ils pourraient se procurer par leurs paroissiens. Mais, soit crainte de vengeance, soit sympathie pour les proscrits, la population se montrait très sobre de confidences. On ne sut rien par cette voie. Fouché en accusait le mauvais esprit des prêtres bretons. Il les peignait comme pactisant secrètement avec les criminels. Il se trompait. La vérité, c’est que La Haye Saint-Hilaire et la poignée d’hommes qui le secondaient avaient répandu la terreur autour d’eux.

Les troupes du général Boyer opérèrent quelques captures. Bourgoin, Julien Leguevel, Maurice Legoff, les frères Dubouays furent arrêtés, ceux-ci parce que leur nom s’était trouvé dans une lettre de La Haye Saint-Hilaire. Ces divers individus parvinrent à prouver qu’ils n’avaient point participé à l’attentat.

Le 12 décembre, Bertin, l’un des coupables, se laissa prendre. On le trouva tout nu, sous une botte de paille, dans la maison du tailleur Ledéan, à Céron. Celui-ci disparut. Quant à Bertin, conduit à Vannes, il s’enferma d’abord dans un silence farouche, refusant de répondre aux questions qui lui étaient posées. Mais Mgr de Pancemont s’étant rendu auprès de lui et lui ayant fait espérer sa grâce, sa langue se délia. Il confirma tout ce qu’on savait déjà du crime dans lequel il avait trempé. Il avoua que, depuis l’enlèvement, il n’avait guère quitté La Haye Saint-Hilaire, vivant avec lui dans les bois, dans des cavernes, chez des paysans, toujours sur le qui-vive. Il n’ajouta aucun renseignement qui pût mettre sur la trace de ses complices. Le 8 décembre, il comparut devant une commission militaire. Elle le condamna à mort. Le même jour, à cinq heures du soir, il était fusillé, après avoir eu le courage de commander lui-même le feu. À deux mois de là, le 8 février 1807, le tailleur Ledéan, chez lequel on l’avait trouvé, fut pris à son tour et subit le même sort.

Restait à mettre la main sur La Haye Saint-Hilaire, Pourchasse et Billy. Mais il ne semblait pas qu’ils fussent disposés à se rendre ni à se laisser prendre. Loin de se décourager et bien que traqués de toutes parts, ils étaient convaincus que de Londres on viendrait prochainement à leur secours. C’est pour obtenir qu’on aidât à leur délivrance que l’abbé Guillevic s’agitait auprès du gouvernement anglais.

À la date du 11 janvier 1807, dans une lettre signée Planchor, il rend compte à La Haye Saint-Hilaire de ses démarches, vraies ou fausses, auprès des hommes d’État britanniques. Il a vu seize fois M. Windham, quatorze fois le chevalier Cockburn, sous-secrétaire d’État à la Guerre, dix-huit fois sir François Vincent, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, dix-neuf fois le comte d’Artois. Quant à lord Howick, successeur de Fox, il n’a pu arriver jusqu’à lui, malgré dix-huit visites. « Mais on est sûr de sa voix au conseil des ministres. Monsieur l’a assuré. » Du reste, ce n’est pas seulement pour sauver La Haye Saint-Hilaire et ses compagnons que le gouvernement anglais est prêt à intervenir. Il donne l’assurance qu’aux premières défaites de l’Empereur, les royalistes seront employés et que quarante mille soldats débarqueront en Bretagne avec les princes. Il importe que les réfractaires soient préparés. « Avant d’ouvrir le bal on demande de quelles forces on dispose et où. Les princes attendent pour prendre la tête du mouvement ; le Roi surtout, qui veut passer en France. Le gouvernement anglais va envoyer quatre mille louis. Faites-en bon usage. L’envoi d’autres secours en dépend. » À la fin de cette lettre, toute pleine d’heureuses nouvelles, apparaît ce post-scriptum douloureux : « À propos, savez-vous combien on trouve pour votre bague ? Dix à quinze schellings. Jugez de la véracité de l’ami Pancemont. Mais jugez aussi de notre embarras ! »

À quelques jours de là, La Haye Saint-Hilaire ayant demandé qu’en attendant les effectifs anglais on lui envoyât quelques émigrés pour le seconder, l’abbé Guillevic écrivait encore : « Ah ! mon ami, vous ne savez pas ce que vous demandez en sollicitant le retour de vos camarades. L’oisiveté les a perdus, en général, et vous vous préparez bien des chagrins. Ils ne vous pardonneront pas tout le bien que vous avez fait et voulu faire sans eux. » Autant dire au malheureux chouan qu’il ne devait plus compter que sur lui-même.

À supposer qu’il en fût convaincu, ce dont on peut douter, toute sa conduite témoignait du contraire. À ce moment encore, il lui eût été possible de passer à Londres par l’une des barques qui lui apportaient ces lettres, tour à tour enthousiastes et décourageantes. Mais il s’obstinait à rester en Bretagne et à braver, avec une témérité sans exemple, les forces réunies contre lui. On croit rêver en constatant que, dans un pays où tout le monde le connaissait et qu’à toute heure sillonnaient en tous sens les troupes du général Boyer, il tint la campagne pendant plus d’une année. Un tel prodige eût été impossible, si, parmi les populations au milieu desquelles il vivait, il n’eût trouvé d’innombrables complices. Toutefois, son odyssée touchait à son terme.

Dans la matinée du 23 septembre 1807, le général Paillard, commandant le Morbihan, fut averti par un espion que La Haye Saint-Hilaire était attendu le même jour, avec Pourchasse et Billy, aux environs de Vannes, chez un sieur François Le Hars, qui habitait une maison en plein champ. Des mesures furent prises aussitôt. À la tombée de la nuit, vingt-huit gendarmes, quatorze à pied et quatorze à cheval, sous les ordres du capitaine Michelot, quittaient la ville pour aller cerner la maison, laquelle n’était à vrai dire qu’une masure.

Quand ils y arrivèrent, La Haye Saint-Hilaire et ses compagnons venaient d’y entrer. En présence du danger qui les menaçait, les trois chouans décidèrent de vendre chèrement leur vie. Ils avaient des armes et des munitions. Ils se fortifièrent dans le grenier, et aux premières sommations qui leur furent faites, ils répondirent par une décharge générale. Personne ne fut atteint. Mais les gendarmes firent feu à leur tour. Pourchasse tomba mort. La Haye Saint-Hilaire eut la jambe transpercée.

Aidé de Billy, il ne s’en défendait pas moins en désespéré, tenant à distance les assaillants. Le capitaine Michelot fit alors apporter des échelles. Un brigadier nommé Thivier en saisit une, l’appliqua contre la muraille et voulut monter. Comme il mettait le pied sur le premier échelon, une balle le renversa, grièvement blessé. La lutte se continua quelques instants encore. La Haye Saint-Hilaire, perdant son sang par les blessures qu’il avait reçues aux jambes, ne pouvait plus se tenir debout. Il combattait à genoux, secondé par Billy dont l’intrépidité égalait la sienne.

Pour en finir, le capitaine Michelot déclara qu’il allait incendier la maison. Alors les assiégés déclarèrent qu’ils se rendaient. On descendit tant bien que mal La Haye Saint-Hilaire de son grenier. On le jeta sur une charrette avec Billy enchaîné, et c’est en cet équipage qu’on revint à Vannes au milieu de la nuit.

Ce fut pour la forme seulement qu’on essaya d’obtenir de La Haye Saint-Hilaire quelques révélations sur ses complices et sur ses projets. On savait bien qu’il ne les trahirait pas. Il s’abstint de répondre, et Billy suivit son exemple. Le 7 octobre, au petit jour, ils comparurent tous deux devant un conseil de guerre, La Haye Saint-Hilaire fut porté à l’audience dans un fauteuil auquel il était attaché. Il avait à répondre de plusieurs actes de rébellion et d’embauchage, de l’enlèvement de l’évêque de Vannes et de la mort du brigadier Thivier qui venait de succomber à sa blessure.

Dans ces conditions, la sentence ne pouvait être douteuse, et c’est en vain que l’avocat Rialan fils essaya d’en conjurer la rigueur. Quoique Mme de La Haye Saint-Hilaire, en apprenant l’arrestation de son fils, se fût hâtée de se rendre à Paris afin de demander grâce, les ordres de l’Empereur, pas plus que les circonstances des crimes, ne permettaient la clémence.

L’arrêt rendu fut exécuté sur-le-champ. Il était dix heures du matin lorsque tombèrent sous les balles, au champ de Mars de Vannes, les deux chouans qui depuis tant d’années avaient déjoué tous les efforts tentés pour les surprendre. Ils furent frappés à côté l’un de l’autre, Jean Billy debout, La Haye Saint-Hilaire toujours assis dans son fauteuil. Il avait trente ans, son complice trente-trois. François Le Hars, coupable de leur avoir donné asile, fut mis à la disposition de la police qui le retint longtemps en prison. La famille de La Haye Saint-Hilaire reçut l’ordre de se tenir toujours à distance des côtes, trente lieues au moins.

  1. Exécuté à Vannes, le 4 janvier 1805. Il avait fait, avec Georges, les campagnes de la chouannerie. Livré par un de ses amis, il fut arrêté au moment où il tentait de s’enfuir pour passer en Angleterre. Gravement blessé au moment de son arrestation, on dut le porter au Conseil de guerre et sur le lieu du supplice.