La Police et les chouans sous le Consulat et l’Empire/3




L’ENLÈVEMENT D’UN SÉNATEUR

I

Le 23 septembre 1800 (1er vendémiaire de l’an IX), quatre individus, montés sur des chevaux lourds d’allures et harnachés sans élégance, arrivaient, vers midi, dans le village de Saint-Avertin, non loin de Tours, mettaient pied à terre devant l’unique auberge de l’endroit, et, entrant dans la grande salle, le geste haut et la parole impérieuse, demandaient à manger. Bien qu’il fût assez difficile de préciser leur âge, l’aubergiste, à qui ils étaient inconnus, fut aussi frappé par leur air de jeunesse qu’il venait de l’être par leurs manières conquérantes.

Le plus âgé semblait avoir à peine trente ans. Il portait un bonnet vert, un de ces bonnets à soufflet, dits à l’anglaise, dont on peut voir le spécimen sur les gravures du temps. Les autres étaient coiffés du chapeau à trois cornes, qui survivait encore, ainsi que la queue tombant dans le cou, aux modes anciennes en train de disparaître. À la couleur près, leurs vêtements étaient pareils : longue redingote à boutons de métal, ouverte sur le gilet montant, cravate épaisse nouée assez large pour permettre au menton de s’y enfoncer, culotte ajustée descendant au-dessous du genou, bas en coton et souliers de gros cuir. Tous étaient armés. Indépendamment du fusil que chacun d’eux avait en bandoulière, on pouvait voir dans le portemanteau mal fermé, placé en travers de leur selle, des pistolets et des poignards.

Cet appareil révélait des gens redoutables, et ne prévenait pas en leur faveur. Mais en ces temps révolutionnaires, quand les craintes des guerres civiles restaient toujours aussi vives que si de nouveaux troubles eussent été au moment d’éclater ; quand la chouannerie, en dépit de la pacification des pays récemment insurgés et des lois d’amnistie, conservait toujours une physionomie menaçante ; quand la police de Fouché, non encore organisée aussi fortement qu’elle le fut plus tard, était impuissante à réprimer les malfaiteurs qui, sous prétexte de vengeances politiques, exerçaient leurs forfaits sur toute l’étendue du territoire ; quand enfin l’absence de toute protection exposait les citoyens aux pires violences, il ne pouvait venir à l’esprit d’un pauvre aubergiste de campagne de manifester à des clients de passage, si rébarbatifs qu’ils fussent, autre chose qu’un prompt empressement à les servir.

Celui-ci s’exécuta donc avec une hâte qui prouvait surtout son désir de se débarrasser d’eux. Aux lambeaux de conversation qu’il entendait en les servant, il comprit qu’ils arrivaient de Tours et que, venus de divers points du département, ils s’y étaient donné rendez-vous pour en partir ensemble. Mais il ne parvint pas à savoir en quel lieu ils se rendaient. Lorsqu’à trois heures, après un long et copieux repas, ils remontèrent à cheval, il ne put que constater qu’ils se dirigeaient vers Larçay, et qu’à la sortie de Saint-Avertin leur groupe se grossissait de deux piétons moins bien vêtus qu’eux et d’assez piètre mine.

Ils avaient disparu depuis quelques instants, lorsque des cris d’appel se firent entendre dans le village. Ils étaient poussés par le propriétaire d’une ferme voisine. Il protestait contre un vol dont il venait d’être victime de la part des voyageurs inconnus. Ils lui avaient dérobé un cheval avant de disparaître. À ses plaintes, ses voisins s’armaient tant bien que mal, s’élançaient sur les traces des voleurs. Mais ceux-ci, atteignant les bois de Larçay, s’y réfugiaient. Protégés par les arbres, ils faisaient feu sur les paysans, qui durent renoncer à les poursuivre et se résigner à les laisser continuer leur route. Ce premier succès ayant accru leur audace, ils enlevaient, un peu plus loin, un autre cheval. Maintenant, les deux piétons qu’on a vus se joindre à eux étaient montés comme leurs camarades. La cavalcade s’éloignait grand train par le chemin qui conduit de Larçay à Azay-sur-Cher, tandis que les propriétaires des chevaux volés se jetaient à travers champs pour la devancer, et aller un peu plus loin lui couper la route.

Elle traversa au galop le village de Véretz. Mais, si rapide que fût sa course, le maire de ce village, qui la vit passer, remarqua que l’un des cavaliers était borgne. Il devait se le rappeler plus tard, au cours de l’instruction judiciaire qui suivit l’événement. Au delà de Véretz, la bande, à l’improviste, se trouva devant les paysans qui s’étaient lancés à sa poursuite. Ceux-ci s’avançaient, menaçants, réclamant leurs chevaux. Brusquement, ils furent enveloppés par les six cavaliers et contraints de les suivre. L’un des prisonniers parvint cependant à s’échapper. Mais un peu plus loin on en fit un autre, un officier de santé du pays, nommé Boissy, que sa mauvaise fortune mit sur le passage de ces bandits. Ils l’obligèrent à marcher, sans tenir compte de ses protestations ni lui dire, pas plus qu’à ses compagnons d’infortune, où on les conduisait, ni ce qu’on voulait faire d’eux.

On fut bientôt en vue d’Azay-sur-Cher. On fit halte avant d’y arriver, à l’entrée d’une avenue, à l’extrémité de laquelle on apercevait, à travers les arbres, un petit château désigné dans la contrée sous le nom de château de Beauvais. Ancienne propriété féodale, jadis habitée par Miron, le médecin de François Ier, cette terre appartenait à M. Clément de Ris, avocat de Paris, fils d’un ancien procureur au Parlement, devenu, depuis quelques mois, membre du Sénat conservateur et désigné, en cette circonstance, au choix du premier Consul par la part qu’il avait prise à la création de l’École normale. M. Clément de Ris était établi en Touraine depuis 1791. Membre du Conseil général en 1793, accusé de modérantisme et arrêté, il avait dû son salut à la protection de Sieyès. Accueillant et serviable, estimé et honoré, il ne se connaissait pas d’ennemis. Tous les ans, il venait passer la belle saison en son château de Beauvais. Il s’y trouvait encore en ce commencement d’automne avec sa femme et son fils.

Arrivés à portée de sa demeure, les bandits, poussant toujours devant eux leurs prisonniers, entrèrent dans un petit bois, à droite de l’avenue, et une fois là, descendirent de cheval. Ils ouvrirent alors leurs valises, en tirèrent des uniformes de hussards dont ils se furent revêtus en un tour de main ; puis, leur métamorphose achevée, ils se distribuèrent des cartouches, des armes, ainsi que des cordes, au grand effroi des témoins de cette scène. Un bruit de voiture les surprit au milieu de ces préparatifs, les fit se jeter hors du bois. Cette voiture appartenait à M. Clément de Ris. Elle revenait de Tours d’où elle ramenait une Mme Bruley, invitée à passer quelques jours au château.

À l’aspect de cette escouade de hussards en armes, qui barrait l’avenue, le postillon avait arrêté ses chevaux. Mais les cavaliers lui ordonnèrent de poursuivre sa route. Ils avaient entouré la voiture, obligeant toujours leurs prisonniers à marcher. C’est en cet équipage que Mme Bruley, mourant de peur, fit son entrée dans la cour du château. Au bruit, des domestiques accouraient. Les bandits s’adressèrent à eux en demandant M. Clément de Ris. Celui-ci était en ce moment auprès de sa femme, qu’une indisposition tenait alitée. Les domestiques offrirent d’aller le prévenir. Ils en furent empêchés, et, pour éviter d’être maltraités, ils durent, cédant à la force, se résigner à suivre dans une salle basse Mme Bruley et les autres prisonniers. Ces divers personnages demeurèrent là, terrifiés, gardés à vue par un des bandits, qui avait l’ordre de tirer sur quiconque tenterait de s’enfuir, et qui veillait tandis que ses camarades, après avoir enjoint au postillon de dételer, se mettaient à la recherche de M. Clément de Ris.

Ils le trouvèrent dans la chambre de sa femme, assis au chevet du lit. Leur brusque entrée lui arracha une protestation. Mais avant d’avoir pu appeler ni même porter secours à sa femme épouvantée, il était entouré, menacé et mis dans l’impuissance de résister. En quelques instants, la chambre fut au pillage. Une somme de mille huit cents francs, des bijoux, des armes de luxe, des montres, des papiers, les pillards s’approprièrent tout ce qui tomba sous leur main et était transportable. S’emparant ensuite d’un domestique, et lui mettant le poignard sur la gorge, ils se firent livrer l’argenterie. Il dut les aider à porter ces divers objets dans la voiture restée devant le perron, et à laquelle le postillon eut ordre de remettre les chevaux. Maintenant, les brigands étaient pressés de quitter la place. Sans laisser à M. Clément de Ris le temps de faire ses adieux à sa femme, ils l’entraînèrent, malgré les larmes de son fils, sous les yeux de ses gens tenus en respect.

Au moment de partir, et comme Mme Clément de Ris les suppliait d’épargner son mari :

– Il ne lui sera fait aucun mal, dit l’un d’eux ; ce n’est pas à sa vie que nous en voulons. Du reste, vous aurez bientôt de nos nouvelles.

Ils s’éloignaient, emmenant dans sa propre voiture le sénateur et leur butin. Il n’y eut aucun effort pour les retenir. La violence et la soudaineté du rapt avaient paralysé les témoins de cette scène extraordinaire. Quand les gens de M. Clément de Ris s’avisèrent de courir sus aux bandits, ceux-ci avaient disparu. Il était cinq heures ; le jour rapidement déclinait ; l’ombre protégeait leur fuite. Que voulaient-ils de leur victime ? Où la conduisaient-ils ? On l’ignorait. Il ne restait plus à Mme Clément de Ris d’autre ressource que celle de prévenir les autorités, ce qui fut fait aussitôt.

Le préfet d’Indre-et-Loire, M. Graham, était nouveau venu à Tours. Nommé depuis peu de temps à ce poste, il ne connaissait encore qu’imparfaitement le pays et l’esprit de ses administrés. Il en savait cependant assez pour n’être pas tenté de voir dans l’acte criminel qui lui était signalé le symptôme d’un soulèvement, ou l’effet d’un complot ourdi avec la complicité d’un grand nombre d’entre eux. En Normandie, en Vendée, en Bretagne, c’est avec ce caractère de péril public que serait apparu un tel événement. Mais, en Touraine, rien de pareil n’était à redouter. Il n’y avait là, assurément, qu’un crime isolé, commis par de vulgaires malfaiteurs, ou peut-être même suggéré par un désir de vengeance personnelle. Il n’en exigeait pas moins des mesures répressives énergiques et immédiates.

À dix heures du soir, par l’ordre du préfet, le commandant de la gendarmerie d’Indre-et-Loire lançait plusieurs brigades dans toutes les directions, jusqu’à vingt-cinq lieues au delà de Tours et partout sur leur passage, les gendarmes faisaient sonner le tocsin. En même temps, des courriers spéciaux partaient pour Paris, apportant à Fouché, ministre de la Police, et au général Radet, inspecteur général de la gendarmerie, la nouvelle de cette dramatique aventure, ainsi que les premiers renseignements recueillis sur les circonstances en lesquelles elle s’était accomplie.

Ces renseignements ne disaient rien d’important ni de révélateur. Ils tenaient en peu de lignes et se résumaient comme suit : « Les bandits, leur forfait consommé, se sont dirigés vers la forêt de Loches. Les chemins qui d’Azay-sur-Cher y conduisent leur étaient inconnus. Ils s’en sont enquis auprès de divers individus rencontrés sur leur route et qui sont venus en déposer aussitôt. En traversant le village d’Athis, ils ont enlevé de son domicile le citoyen Petit, chirurgien. Il s’est vu contraint de leur servir de guide. À diverses reprises, ils ont exprimé violemment le regret de ne pas aller assez vite. Après avoir renouvelé plusieurs fois au postillon leurs observations et leurs reproches à ce sujet, l’un d’eux s’est élancé sur le siège, à côté de lui, lui a arraché les guides des mains, en disant :

« – Tu vas voir comme je conduis et que je suis aussi bon cocher que toi.

« À l’entrée de la forêt de Loches, un essieu s’est brisé. Les bandits se sont alors décidés à abandonner la voiture. Après en avoir fait descendre leur prisonnier, ils ont renvoyé le postillon avec un des chevaux de l’attelage. M. Clément de Ris a été invité à monter sur l’autre. Ils se sont éloignés en l’entraînant ainsi que le docteur Petit, tandis que le postillon revenait vers Tours. À partir de ce moment, on perd les traces de la bande. »

En transmettant à Fouché ces notes rédigées en partie d’après les dires du postillon, Radet écrivait assez naïvement : « Je donne l’ordre aux officiers des résidences qui avoisinent le lieu de l’enlèvement de réunir leurs efforts pour découvrir ces malveillants et de prendre des mesures tellement promptes et si bien combinées que l’on soit bientôt maître de leurs personnes. » Quant au préfet, plus prévoyant et moins prompt à croire à la découverte des coupables, il envisageait par avance les difficultés qu’elle présentait, non qu’il jugeât impossible de retrouver les traces des auteurs de ce rapt audacieux, mais parce qu’il considérait comme susceptible de mettre en péril la vie de M. Clément de Ris l’emploi des moyens à l’aide desquels on pouvait les retrouver. N’était-il pas à redouter, en effet, que si l’on courait sus aux brigands avant que le prisonnier eût été tiré de leurs mains, ils ne se vengeassent sur lui de leur déconvenue ?

Il fallait donc tenir compte à la fois et de ce qu’exigeait la vindicte des lois outragées et de ce que commandait la sûreté du sénateur. On ne pouvait déployer en cette affaire, disait le préfet, trop de tact, de circonspection, de prudence. Il importait surtout de n’ouvrir officiellement l’instruction judiciaire que lorsque M. Clément de Ris aurait été rendu à la liberté.


II

Fouché ne s’y trompa point. Il accusa les chouans, convaincu que c’étaient eux qui avaient fait le coup. Cette conviction devint celle de Bonaparte. Par ses ordres, une active surveillance fut exercée sur le personnel royaliste. En Touraine, plusieurs individus furent arrêtés, on les envoya à Paris. Conduits au Temple, on les y retint durant plusieurs mois, encore que leur entière innocence résultât des interrogatoires qu’ils avaient subis et même après que les vrais coupables eurent été découverts.

En même temps, la police veillait aux abords de la maison de M. Clément de Ris à Paris, et de celles de ses principaux amis. Il était à craindre, en effet, que les voleurs tentassent de s’introduire dans son appartement pour le dévaliser ou de lui arracher à lui-même, dans le lieu où ils l’avaient séquestré, quelque lettre invitant les personnes en relation avec lui ou ses domestiques à payer sa rançon. « Il faut qu’en ce cas, écrivait Fouché, les agents de la police soient à portée d’en être avertis et que les auteurs de ces tentatives d’intimidation soient saisis à l’instant. » On verra bientôt que les pressentiments de Fouché ne le trompaient pas et que c’est uniquement en vue de se procurer des fonds, soit pour se les approprier, soit pour grossir les ressources des insurrections futures, que les auteurs de l’enlèvement d’Azay-sur-Cher avaient organisé leur criminelle entreprise. À en juger d’ailleurs par les lettres anonymes que recevaient au même moment divers propriétaires de Touraine et qui les menaçaient du même sort que M. Clément de Ris, l’attentat dont avait été victime ce dernier n’était que l’effet « d’un brigandage combiné », le prélude d’attentats semblables qu’il importait de prévenir.

Fouché ne s’en tint pas à ces mesures. Pressé de retrouver les traces du sénateur, il recourut à Bourmont, qui s’était fait, à diverses reprises, intermédiaire entre les chouans et lui. Il lui demanda son appui pour obtenir la mise en liberté de M. Clément de Ris. Il le lui demanda, en alléguant l’intérêt même des royalistes. Si le sénateur n’était promptement relâché, on ne pouvait prévoir à quelles extrémités se porterait le premier Consul. Peut-être, dans son exaspération, rendrait-il les anciens insurgés qui étaient sous sa main responsables de l’acte de violence qu’il attribuait à quelques-uns d’entre eux. Bourmont comprit à demi-mot. Il s’engagea à user de tout son crédit pour hâter le dénouement de cette sinistre aventure.

Tandis que, sous toutes les formes et par toutes les ressources dont elle disposait, la police recherchait Clément de Ris, l’affaire prenait tout à coup une physionomie aussi nouvelle qu’inattendue. Dans l’entourage du premier Consul s’élevaient des doutes, non sur la réalité des faits dont les autorités d’Indre-et-Loire avaient rendu compte, mais sur leur caractère, leurs origines et leurs causes.

Fouché comptait des ennemis puissants et nombreux, ses victimes et ses complices d’autrefois, ceux qui jalousaient sa fortune et la faveur que lui prodiguait Bonaparte, en dépit de son passé de terroriste, de sa réputation d’homme à double face, prêt à toutes les trahisons. À cette heure même, ils exploitaient contre lui un fait dont ils n’avaient pu faire la preuve, mais qui présentait cependant assez de consistance pour devenir une arme dans leurs mains. À les en croire, lorsque, quelques mois avant, Bonaparte était en Italie, Fouché se serait associé à des intrigues ayant pour objet de renverser le premier Consul, si la campagne contre l’Autriche ne tournait pas à la gloire des armes françaises. Au moment de Marengo, l’énigmatique personnage jusque-là si soucieux de ne pas se compromettre se serait trahi et aurait laissé lire dans son jeu. On sait que la bataille eut deux épisodes successifs et que d’abord on la crut perdue. Les premières nouvelles arrivées à Paris avaient été expédiées avant qu’elle eût été reprise et gagnée. Elles la représentaient comme une défaite pour les armées républicaines. C’est alors que Fouché aurait levé le masque et se serait décidé à exécuter ses desseins. Puis, des avis ultérieurs lui ayant appris la victoire de Bonaparte, il s’était hâté de retirer ses ordres, d’en faire disparaître les preuves, ainsi que toute trace du complot. Mais, malgré ses efforts, il n’avait pu les détruire toutes. Des pièces écrites et signées, attestant sa trahison, étaient restées au pouvoir de Clément de Ris, à qui il les avait confiées, et c’est parce que celui-ci refusait de les restituer qu’à l’effet de les lui reprendre, Fouché avait simulé l’attentat du 23 septembre. Voilà ce que racontaient ses ennemis.

Notons en passant que Bonaparte ne paraît pas avoir ajouté foi à ces dires. S’il les eût considérés comme l’expression de la vérité, il n’eût pas maintenu Fouché au ministère de la Police. De plus, nulle part n’apparaît la preuve de la culpabilité de Fouché en cette circonstance. Les allusions qu’y ont faites depuis Savary dans ses Mémoires et la duchesse d’Abrantès dans les siens ne sont qu’un écho de ce qui se disait alors, et ne constituent pas une preuve. Ce ne sont pas non plus des preuves que les affirmations de l’historien Crétineau-Joly et l’opinion qu’il exprime à propos de ces faits obscurs. Il parle bien de pièces authentiques accablantes pour Fouché et qu’il affirme avoir tenues et lues. Mais il n’en cite aucune. Au surplus, il est bien difficile de comprendre pourquoi le ministre de la Police, à supposer qu’il eût entrepris de tirer parti, au profit de ses ambitions, de la prétendue défaite de Bonaparte, aurait ensuite laissé subsister et confié à M. Clément de Ris les preuves de sa culpabilité, alors qu’il était libre de les détruire et que la plus vulgaire prudence lui commandait de le faire. Un tel défaut de précautions s’accorde mal avec ce qu’on sait de ses habitudes et de son habileté.

Il n’en est pas moins vrai que l’enlèvement de Clément de Ris parut aux accusateurs de Fouché une occasion propice pour faire revivre et remettre en circulation les rumeurs dont ils avaient tenté précédemment et en vain de se servir contre lui. Ils s’attachèrent à répandre qu’il avait eu la main dans l’attentat dont les auteurs, prétendaient-ils, n’avaient agi qu’à son instigation. Cette fois, Bonaparte se décida à tirer l’affaire au clair. Il expédia à Tours un de ses aides de camp, le colonel Savary, en le chargeant de recueillir, en dehors et à l’insu de la police et par ses moyens personnels, toutes les informations propres à dépouiller la vérité des ténèbres qui l’environnaient.

Savary était des plus ardents contre Fouché. La mission devait lui plaire. Il l’accepta avec enthousiasme, se mit en route et piqua droit sur le château de Beauvais, où, à la suite de l’événement, était restée malade, en proie aux plus affreuses angoisses, Mme Clément de Ris. Il arriva le 1er octobre, trois jours après l’attentat. Mme Clément de Ris, depuis la veille, possédait une lettre de son mari, que lui avait apportée le chirurgien Petit, et qui lui enjoignait de se trouver à huit jours de là, à l’hôtel des Trois-Marchands, à Blois, avec une somme de cinquante mille francs. La rançon du sénateur avait été fixée à ce prix par ceux qui le détenaient. Ils recommandaient à sa femme la plus entière discrétion ; il y allait, disaient-ils, de la vie de leur prisonnier.

Après avoir lu cette lettre, Savary manda le chirurgien Petit et l’interrogea. Celui-ci ne put que raconter ce qu’il avait raconté déjà à Mme Clément de Ris. Son récit confirma et compléta les détails donnés par le postillon. « Après le départ de ce dernier, les brigands se sont jetés dans la forêt de Loches. Mais comme ils avaient pris la précaution de mettre un bandeau sur les yeux des deux prisonniers, le chirurgien ignore quelle route a été suivie. Il ne sait qu’une chose, c’est que dans la nuit, sous une pluie battante, on a fait un long trajet, toujours au grand trot ; qu’à plusieurs reprises il a entendu les brigands pester et jurer, parce qu’ils s’étaient égarés. Il a compris qu’ils allaient frapper à des maisons de paysans pour se faire indiquer leur chemin. Il se souvient aussi que, durant cette course précipitée, M. Clément de Ris a perdu son chapeau, un chapeau rond, haute forme, avec une étroite ganse noire, une boucle d’acier et la cocarde tricolore. Malgré ses réclamations, les brigands ont refusé de faire halte pour le ramasser. Enfin, on s’est arrêté. Tout le monde a mis pied à terre. Le chirurgien a été pris par le bras et on l’a invité à marcher. Au bout de quelques instants, on lui a fait descendre trois marches et il lui a été permis d’ôter son bandeau. C’est alors seulement qu’il a reconnu dans son compagnon d’infortune M. Clément de Ris. Ils se trouvaient dans un caveau étroit et long. Cinq des brigands s’étaient éloignés. Le sixième, resté là pour garder les prisonniers, avait la tête couverte d’un voile noir. Comme ils se plaignaient de tomber d’inanition, il leur a apporté les débris d’un jambon, des artichauts cuits, un melon et plusieurs bouteilles de vin. Il les a ensuite laissés seuls dans ce cachot abject, si bas de plafond que lorsque la trappe était abaissée, ils ne pouvaient se tenir debout. Ils n’ont eu d’autre lit qu’une botte de paille. Au matin, leur gardien est revenu pour leur donner à manger. Il leur a permis de laisser la trappe levée. Durant toute la journée, ils ont été gardés à vue, tantôt par l’homme au voile noir, tantôt par un paysan également voilé. À la tombée de la nuit, le premier s’est présenté, portant une chandelle, une plume, du papier et de l’encre. Il a contraint M. Clément de Ris à écrire à sa femme une lettre pour lui demander les cinquante mille francs dont devait être payée sa mise en liberté. Cette lettre écrite, le chirurgien Petit a été averti que c’était lui qu’on chargeait de la remettre à destination. Séance tenante, on lui a bandé les yeux et il s’est mis en route tenu par le bras. Il a fait ainsi une lieue environ. Son compagnon s’est alors éloigné. Il a ôté son bandeau. Il était sur la lisière de la forêt de Loches. Huit heures ont sonné au clocher d’un village. Il a reconnu la sonnerie de l’horloge de Montrésor. »

Après ce récit, on ne pouvait plus douter du but que s’étaient proposé les auteurs de l’enlèvement. C’est à la bourse de M. Clément de Ris qu’ils en voulaient. Au point de vue de sa sûreté personnelle, c’était presque rassurant. Savary fut d’avis que le payement qu’ils avaient exigé ne devait pas être différé. C’était aussi l’opinion de Mme Clément de Ris. Elle avait hâte de compter la somme, espérant qu’aussitôt après son mari lui serait rendu. Quant à Savary, il se préoccupait déjà de tendre un piège à l’individu qui viendrait recevoir l’argent. Il engageait Mme Clément de Ris à le verser en écus, le versement sous cette forme devant exiger un temps assez long pour permettre aux gendarmes de cerner les voleurs et de se saisir d’eux. Au jour fixé, Mme Clément de Ris se présentait devant l’hôtel des Trois-Marchands, à Blois. Elle avait dans sa voiture cinquante sacs de mille francs. Un individu s’approcha pour en prendre livraison. Mais, en apercevant l’énorme masse que formait leur entassement sur les coussins, il eut peur, s’éloigna et disparut après avoir jeté ces mots à Mme Clément de Ris.

– Rien à faire aujourd’hui. Allez-vous-en. On vous écrira.

Tout cela s’était passé si vite que les gendarmes déguisés qu’on avait apostés de divers côtés n’y virent rien et n’arrêtèrent personne, bien que divers individus suspects leur eussent été signalés. Mme Clément de Ris était au désespoir. Il y avait déjà dix jours que son mari était enlevé. C’est en vain qu’on battait en tous sens la forêt de Loches, qu’on cherchait un caveau ayant trois marches, qu’on fouillait le sol, qu’on opérait un peu partout des perquisitions. On n’avait trouvé que le chapeau de M. Clément de Ris à l’entrée de la forêt. Mais ce témoin muet de son enlèvement ne révélait pas ses traces.

Savary dut rentrer à Paris sans avoir rien découvert que la police de Fouché n’eût pu découvrir, ni relevé aucun fait justificatif des allégations malveillantes qui s’étaient produites contre le ministre. Celui-ci cependant ne se décourageait pas. Il ordonnait des recherches plus actives, et cette fois elles eurent de meilleurs résultats. Non loin du château de l’Ébeaupinais, propriété d’un sieur Lacroix, les gendarmes ramassèrent un poignard et un pistolet. Une enquête fut aussitôt ouverte sur la conduite et les opinions de ce Lacroix, gendre du docteur Droulin, très connu dans le pays. Elle établit qu’après s’être signalé, pendant la Terreur, par l’exaltation de son jacobinisme, Lacroix s’était ensuite jeté avec une égale ardeur dans le parti royaliste. Cette circonstance fortifia les soupçons qu’avait éveillés la découverte d’armes aux abords de sa demeure. Ils furent aggravés par sa disparition subite. S’il n’avait rien à se reprocher, pourquoi s’était-il enfui, avant même qu’on l’eût inquiété ? La police croyait tenir la bonne piste et tout lui faisait croire qu’elle ne se trompait pas.


III

On était arrivé ainsi au 10 octobre.

Dans la soirée de ce jour, à Loches, vers dix heures, le sous-préfet, M. Lemaître, le chef d’escadron Boisard, commandant la sixième division de gendarmerie, et le lieutenant Paultron rentraient en ville, après avoir, depuis le matin, parcouru la forêt et les environs, à la recherche du sénateur, quand ils rencontrèrent quatre cavaliers lancés comme des gens qui ont hâte de toucher au terme de leur course. Le lieutenant les interpella. Au nom de la loi, il les somma de s’arrêter, ce qu’ils firent aussitôt. Invités à exhiber leurs papiers, ils descendirent de cheval et suivirent les représentants de la loi dans l’hôtel de la sous-préfecture, devant lequel la rencontre avait eu lieu. Là, après avoir déclaré qu’ils arrivaient de Montrichard, chacun d’eux présenta son passeport, le premier au nom de Arthur Guillot de La Poterie, le second au nom de Robert Couteau, le troisième au nom de Carlos Sourdat, et le quatrième au nom de Charles Salaberry.

Sur ces passeports, visés la veille par le préfet d’Indre-et-Loire, les personnages étaient qualifiés négociants. Mais leurs armes, leurs allures contredisaient si formellement cette qualification que le sous-préfet la contesta. Ils avouèrent alors qu’ils étaient envoyés de Paris par le ministre de la Police pour hâter la délivrance de M. Clément de Ris. À l’appui de leurs dires, ils montraient un ordre du ministre attestant la réalité de leur mission, ainsi qu’une lettre de ce dernier, en date du 15 vendémiaire – 8 octobre – adressée au sénateur captif et ainsi conçue :

« Je suis parvenu, citoyen sénateur, à découvrir le lieu où vous ont déposé les brigands qui se sont saisis de votre personne. J’envoie donc pour vous délivrer des hommes sûrs et braves. Ils auront le courage d’attaquer ces brigands, de vous arracher de leurs mains et vous remettront à votre épouse. Ayez confiance en eux et abandonnez-vous aux soins qu’ils prendront pour votre sûreté. Dès que vous serez libre et que vous aurez revu votre famille, rendez-vous à Paris et apportez-moi sur votre captivité tous les renseignements que vous pourrez me fournir. – Fouché. »

Dans cette lettre, Fouché se vantait. Au moment où il l’avait écrite, il ignorait en quel endroit était détenu Clément de Ris. Mais, comme elle devait être remise à ce dernier quand on l’aurait retrouvé, il pouvait, sans craindre un démenti, s’attribuer le mérite d’avoir découvert sa prison.

Quant à l’ordre remis à ses agents, en voici la teneur :

« Le ministre de la Police charge le citoyen X… de se rendre à Tours pour y découvrir les brigands qui ont enlevé le sénateur Clément de Ris. Lorsqu’il sera parvenu à les découvrir, il est autorisé à les faire arrêter et à les faire conduire dans les prisons de Tours. Lorsqu’il aura délivré le sénateur Clément de Ris, il le conduira à son épouse et les invitera à se rendre sans délai à Paris pour y donner tous les renseignements nécessaires au ministre de la Police. Il leur recommandera le silence le plus absolu sur la nature de ces renseignements. Les préfets et commandants militaires sont invités à seconder de leurs efforts le citoyen X… »

Quelque surprise qu’eussent causée au sous-préfet de Loches et aux officiers qui l’entouraient ces pièces officielles, elles ne leur permettaient pas de retenir ceux qui en étaient possesseurs. Ils les autorisèrent donc à continuer leur route.

– Nous allons passer la nuit à Loches, répondit l’un d’eux. Désignant l’auberge où ils allaient descendre, il ajouta : – Nous nous reverrons demain matin.

Le lendemain, quand le sous-préfet, étonné de n’avoir pas reçu leur visite, les envoya querir, il lui fut répondu qu’ils étaient partis dans la nuit. De plus en plus intrigué, il convoqua les officiers de gendarmerie et tous trois restèrent en permanence à la sous-préfecture, après avoir envoyé des estafettes dans toutes les directions afin de savoir ce qu’étaient devenus les mystérieux cavaliers. Une des estafettes revint dans l’après-midi. Son récit fut un nouveau sujet de surprise. Il avait rencontré au village de Bléré, non pas seulement les cavaliers mais encore M. Clément de Ris lui-même se rendant avec eux au château de Beauvais. Le lieutenant Paultron reçut l’ordre de l’y rejoindre et partit aussitôt pour Azay-sur-Cher. Quand il s’y présenta, M. Clément de Ris venait de rentrer chez lui. L’officier le trouva au milieu de sa famille et de ses amis, ayant auprès de lui quatre personnages qu’il disait être ses libérateurs.

Le lieutenant reconnut trois de ceux qu’il avait rencontrés la veille à Loches : Carlos Sourdat, Charles Salaberry et Robert Couteau. Quant au quatrième, bien qu’il déclarât se nommer Arthur Guillot de La Poterie et s’être trouvé à Loches avec les autres, le lieutenant ne se souvint pas de l’avoir déjà vu. Le fait est laconiquement mentionné dans son procès-verbal, sans qu’il y soit dit qu’il fit part de cette circonstance au faux ou au vrai La Poterie

C’est à ce procès-verbal qu’il faut se reporter si l’on veut connaître les détails complémentaires de l’enlèvement de M. Clément de Ris. Sa déposition, rapprochée de celles du postillon et du chirurgien Petit, permet de le suivre en quelque sorte heure par heure, durant les dix-neuf jours que dura sa captivité.

Le chirurgien l’a quitté, comme on l’a vu, dans la nuit du 24 au 25 septembre, emportant la lettre destinée à Mme Clément de Ris et exigeant 50,000 francs. Après son départ, le prisonnier reste seul dans son cachot, étroitement gardé par l’homme au voile noir. Celui-ci a dépouillé l’uniforme de hussard, qu’il portait au moment de l’enlèvement. Il est maintenant vêtu d’une grosse veste en drap brun, avec une grande pièce au coude droit et d’un pantalon de même couleur, dont les extrémités sont enfoncées dans des demi-bottes. Quand il s’éloigne, il est remplacé par un individu qui évite lui aussi de se laisser voir et qui, trois fois par jour, apporte au prisonnier sa nourriture composée de pain, de soupe et d’œufs. Il la lui glisse sous la trappe, qui ferme l’entrée du caveau. Une fois le prisonnier parvient à l’apercevoir. Il constate que c’est un paysan, âgé d’environ quarante ans, avec une barbe noire et une blouse blanche. À diverses reprises, il se plaint à lui des traitements dont il est l’objet. L’homme se montre compatissant, l’exhorte à la patience, lui fait espérer la fin prochaine de ses maux. L’autre brigand lui tient ordinairement le même langage. Mais il y mêle souvent des menaces. Il lui dit notamment que, si sa rançon n’est pas payée, il mourra. Un soir, cet individu se présente à lui, ainsi qu’il l’a fait une fois, avec ce qu’il faut pour écrire, et l’oblige à signer un billet de 50,000 francs, sur papier libre, à l’échéance du 1er octobre 1800. Le malheureux sénateur s’exécute sans résistance. Il est à la merci de ce bandit.

Si surveillé qu’il soit, il finit par deviner qu’il est dans une ferme. Tout autour de lui, dans le jour, il entend des bruits de travaux champêtres, charger du fumier, passer une charrette attelée de bœufs, sortir et rentrer des troupeaux de vaches et de moutons, hennir des chevaux. De même, il se rend compte que son cachot est sous un hangar rempli de planches, de fagots, d’instruments aratoires, au fond d’une cour close de murs, et éclairé par une lucarne. Ayant par hasard un mètre dans sa poche, il mesure le caveau : neuf pieds de long sur cinq de large. Indépendamment de l’ouverture par laquelle il y a été introduit, il s’y trouve du côté nord une porte vermoulue qui paraît condamnée et cinq vieilles marches de pierre. Il est tenu là durant quatorze jours.

Dans la soirée du 8 octobre, plusieurs individus masqués envahissent son réduit, lui bandent les yeux, le font monter à cheval et l’entraînent. Le trajet dure une heure et demie environ. Il entend sur sa gauche, à une assez grande distance, sonner onze heures à l’horloge d’un clocher. Quand on s’arrête, et que, descendu de cheval, il peut recouvrer la vue, il est dans une grange. Il y demeure seul jusqu’au lendemain au soir. On le ramène alors dans son premier cachot.

Enfin, dans la nuit du 10, on l’en fait sortir de nouveau et remonter à cheval. Avant qu’on lui mette un bandeau, il a le temps de voir que son escorte se compose de deux cavaliers et de deux piétons, ceux-ci destinés, à ce qu’il comprend, à servir de guide. L’un d’eux, est le paysan qui l’a gardé. On parcourt deux lieues à travers champs. Sous son bandeau mal fixé, il voit des terres labourées, des arbres, des maisons habitées d’où montent, sur le passage de la troupe, des aboiements de chiens. On fait halte dans une forêt, au centre d’un carrefour, auquel viennent aboutir plusieurs avenues, au pied d’une pyramide indicative. Son escorte s’augmente de trois cavaliers qu’annonce un coup de sifflet, auquel un de ses gardiens répond de même en disant :

– Les voilà !

On se remet en route après qu’il lui a été enjoint de garder le silence. De nouveau, on marche longtemps. Soudain, dans le calme de la nuit, s’élève une voix :

– Qui vive ?

Les brigands se taisent. La même voix reprend :

– Arrête, foutu gueux !

Des coups de pistolet sont tirés autour du sénateur. Puis, il entend qu’on lui adresse la parole :

– Qui êtes-vous ?

– Probablement celui que vous cherchez.

– Le sénateur Clément de Ris ?

Sur sa réponse affirmative, son autre interlocuteur ajoute :

– Vous êtes libre !

Son bandeau tombe. Ses ravisseurs se sont enfuis. Ses libérateurs se nomment, l’entourent, le félicitent et se félicitent du succès de leur mission, dont l’instruit la lettre de Fouché. Ils ajoutent qu’il se trouve à trois lieues de Chavigny. On se dirige vers ce village, par une large avenue toute blanche des rayons de la lune, qui n’a cessé de briller durant cette longue nuit. À cinq heures du matin, on y arrive. M. Clément de Ris est exténué. Il prend quelques heures de repos, après lesquelles, toujours escorté de ses libérateurs, il se remet en route pour regagner sa demeure.

Le récit qu’on vient de lire et qui n’est qu’un résumé de la déposition que reçut, dès le premier moment, le lieutenant Paultron, peut être considéré comme définitif. Il fut fait quand les souvenirs du sénateur étaient encore frais et vivaces. L’instruction judiciaire le confirma en tous ses détails. Il en résulte avec évidence que cette criminelle entreprise n’avait eu pour mobile que le vol. Par malheur, il ne disait ni quels en étaient les organisateurs, ni en quel lieu leur victime avait été séquestrée. Le mystère en demeurait impénétrable. D’ailleurs, en cette affaire, tout est ténébreux. Les libérateurs de M. Clément de Ris appartenaient tous au parti royaliste. Quoique amnistiés après la pacification de la Vendée, on les tenait pour capables de coups de main ; on les avait toujours trouvés prêts à se jeter dans des insurrections nouvelles. Arthur Guillot de La Poterie avait commandé une division dans l’armée du Maine. C’était un partisan exalté dont, en 1814, la Restauration devait reconnaître les services en le créant baron et chevalier de Saint-Louis. Carlos Sourdat, frère de celui qui voulut défendre Louis XVI devant la Convention, était l’aide de camp de Bourmont, dont il suivit la fortune. Il reçut, plus tard, de Louis XVIII, avec le grade de lieutenant-colonel, le prix de son long dévouement. Un royaliste aussi, l’ancien émigré Charles-Marie d’Irumberry, comte de Salaberry, célèbre en 1815 comme un des membres les plus actifs de la Chambre introuvable. Il avait servi dans l’armée de Condé et commandé plus tard la cavalerie vendéenne. Robert Couteau était un personnage de même trempe.

Il n’y a donc pas à se tromper sur la qualité des libérateurs de M. Clément de Ris. C’étaient d’anciens chouans. Mais anciens chouans aussi ses ravisseurs, de telle sorte qu’en apprenant sa délivrance les ennemis de Fouché répandirent que ravisseurs et libérateurs ne faisaient qu’un. Il est au moins certain qu’ils se connaissaient. Guillot de La Poterie déclara que c’est à lui qu’avait été faite d’abord la proposition d’enlever le sénateur. Mais il refusa de dire par qui. Le rôle de Robert Couteau paraît plus étrange encore. La police le soupçonnait d’avoir pris part à l’enlèvement. On l’avait vu à Blois le jour où Mme Clément de Ris devait y apporter les 50,000 francs. Il était venu la demander à l’hôtel des Trois-Marchands.

Il n’y a rien dans les pièces officielles qui puisse résoudre ces énigmes. Il faut donc en revenir à la version de Fouché, et admettre que, désireux de sauver les jours de M. Clément de Ris, ou peut-être même de démontrer au premier Consul son savoir-faire, il recourut aux offices de Bourmont, dont il savait l’influence sur le personnel des chouans toute-puissante. À son tour, celui-ci aurait fait comprendre aux auteurs du rapt qu’il serait contraire aux intérêts du parti d’exaspérer Bonaparte en consommant leur crime, et ceux-ci, d’accord avec lui, auraient organisé la comédie de la délivrance, afin de tromper l’opinion publique. À quelque point de vue qu’on se place et sous quelque forme qu’on regarde à l’événement, il est impossible de lui donner raisonnablement une autre solution.

Quant au rôle prêté à Fouché et qu’il aurait pris pour effacer les traces de sa participation à un complot contre le premier Consul, il n’apparaît que dans des dires sans consistance. S’il est vrai que les documents ne présentent rien qui le démente ou le confirme, il est tout aussi certain qu’il a contre lui la vraisemblance. À supposer même que le ministre de la Police eût conspiré, on ne voit pas quel parti il pouvait tirer après coup d’un attentat contre M. Clément de Ris. Si cet attentat devait avoir pour objet de reprendre au sénateur des papiers compromettants pour Fouché, ces papiers repris, tout était dit et la séquestration devenait un crime inutile. De ces considérations, il faut conclure qu’il n’y eut autre chose en cette affaire qu’un vol à main armée, suivi de rapt, auquel, comme à beaucoup d’autres forfaits de la même époque, ceux qui l’avaient effectué tentèrent de donner une physionomie politique. Ce n’était pas la première fois que pareil événement se produisait. Ce ne devait pas être la dernière.

Au surplus, il est à remarquer que la conduite de Fouché ne révéla aucune hésitation dans la recherche des coupables. On a raconté que Bourmont avait posé comme condition à son concours qu’il leur serait fait grâce et que cette condition Fouché y avait souscrit. Son attitude ultérieure dément de tous points cette promesse ou prouve tout au moins que s’il l’avait faite, il ne crut pas courir un danger en renonçant à la tenir. Aussitôt après la délivrance de Clément de Ris, il écrivait au préfet d’Indre-et-Loire :

« Vos inquiétudes sur le sort du sénateur Clément de Ris vous ont déterminé d’abord, citoyen préfet, à suspendre les sévérités contre les complices et partisans de l’attentat commis sur sa personne. Vous aviez à leur égard des renseignements dont vous m’avez déclaré que vous feriez usage aussitôt que le sénateur serait en sûreté. Je vous charge et vous prescris formellement de me faire connaître tout ce que vous avez découvert et les mesures que vous avez prises pour atteindre tous ceux qui ont participé directement ou indirectement à ce brigandage.

« La déclaration du citoyen Clément de Ris, reçue par l’officier de gendarmerie, vous donne des indications qu’il est de votre devoir d’approfondir, afin qu’aucun de ceux qui ont coopéré à ce crime ne puisse échapper aux recherches. Le défaut d’action ou les temporisations dans une affaire aussi importante augmentent l’audace des scélérats, et je sais avec certitude qu’ils se disposent à suivre le cours des mêmes attentats. Plusieurs citoyens respectables sont menacés. Les avis qu’ils reçoivent ne permettent plus d’habiter avec sécurité les campagnes, tant que vous n’aurez point frappé les proscripteurs et anéanti les plans odieux qu’ils ont formés contre les personnes et les propriétés. Vous me rendrez compte tous les jours de ce que vous aurez fait pour rétablir la sûreté dans le département qui vous est confié. Elle dépend entièrement de votre conduite dans la circonstance présente. »

Est-ce là le langage d’un homme qui a peur et que fait hésiter la crainte d’être dénoncé comme leur complice par ceux qu’il poursuit ? Bientôt après, le directeur du jury criminel de Tours recevait l’ordre d’ouvrir officiellement une instruction judiciaire. Elle ne devait aboutir qu’à huit mois de là, non que la justice manquât de zèle ou que son action eût été entravée, mais parce que, dans l’intervalle, des événements d’un ordre plus grave étaient survenus, qui allaient absorber pour un temps l’attention du ministre de la Police. Ce n’est guère que vers la fin de janvier 1801 qu’on la voit reprendre avec suite l’instruction de l’affaire Clément de Ris.

Il a été dit plus haut que le directeur du jury criminel de Tours en était officiellement chargé. Mais elle se poursuivait parallèlement à Paris. Fouché y prenait une part si active qu’à diverses reprises le ministre de la Justice Abrial protesta contre des procédés qui constituaient un empiétement sur ses attributions. Il saisit de ses plaintes le premier Consul. Toutefois, il ne semble pas qu’elles aient été écoutées. Ce fut en vain qu’il les renouvela. Fouché fit la sourde oreille. Il continua à diriger l’instruction. On ne relève la signature d’Abrial qu’au bas de ses doléances et de la loi qui, le 7 février, créa dans l’Indre-et-Loire, à l’effet de juger les coupables, un tribunal spécial. À ce moment, on ne les tenait pas encore. Au lendemain de l’événement, on avait emprisonné deux propriétaires de Touraine, MM. Cazenac de Castres et Mounet. Ils purent établir qu’ils étaient étrangers à l’attentat. Un excès de précautions les fit garder en prison durant plusieurs mois, malgré les démarches de M. Clément de Ris, qui les savait innocents. Mais on cherchait d’un autre côté.

La police fut soudain tirée de ses perplexités par un sieur Charles Gondé, de Romorantin, personnage méprisable, appartenant à la lie du parti royaliste, mêlé à l’affaire, et qui, pour prix de ses dénonciations, obtint sa grâce. Il dénonça comme principaux coupables le marquis Dumoustier de Canchy, habitant Chartres, le beau-frère de ce dernier, comte de Mauduisson, établi à Nogent-le-Rotrou, un ancien officier nommé Renard, et Gaudin, dit Monte-au-Ciel, précédemment condamné à mort comme voleur de grand chemin. Des pièces de police incomplètes et obscures, il ressort qu’au dire de Gondé il y avait eu accord entre ces divers personnages pour se procurer, coûte que coûte, des ressources en vue de rallumer la guerre civile. Les noms de quelques riches propriétaires tourangeaux auraient été mis dans un chapeau, et le sort aurait désigné M. Clément de Ris aux premières tentatives des inventeurs de ce système de brigandage. Peu de jours avant l’enlèvement, ils étaient venus, sous prétexte de se baigner dans le Cher, reconnaître les bois où ils devaient opérer. Ils avaient eu pour complices un ancien émigré, Pierre Aubereau, d’Orléans, M. et Mme Lacroix, propriétaires du château de l’Ébeaupinais, aux abords duquel on avait trouvé des armes, et enfin le fermier de ceux-ci, Jourgeron. C’est dans la ferme du Portail – exploitée par ce dernier – que M. Clément de Ris avait été séquestré.

Sur des attestations si formelles, ces divers individus furent successivement arrêtés, à l’exception de Renard, qu’on ne voit pas figurer parmi eux, soit qu’il se fût enfui, soit qu’en ce qui le concernait l’accusation de Gondé eût été reconnue fausse. En revanche, en dehors de ceux qu’avait désignés celui-ci, la police s’empara d’un médecin, Leménager, et de Charles-Marie Leclerc, de Néac (Gironde). Leménager fut signalé par l’un des domestiques de M. Clément de Ris comme ayant pris part à l’enlèvement ; Charles-Marie Leclerc fut arrêté à Poitiers. Son passeport était irrégulier. Dans sa valise, on trouva un costume de hussard. Interrogé, il se déconcerta. Sans qu’aucune allusion eût été faite aux soupçons qui pesaient sur lui, il déclara qu’il était innocent du crime dont les auteurs étaient recherchés. Amené à Tours, il fut mis en présence de Mme Bruley, l’amie de Mme Clément de Ris, qui déclara formellement le reconnaître.

Le fermier Jourgeron et sa femme confirmèrent les dires de Gondé, en ce qui touchait le ménage Lacroix. Lacroix leur avait donné l’ordre de recevoir et de garder M. Clément de Ris. Mme Lacroix apportait elle-même, tous les jours, à la ferme du Portail, la nourriture destinée au prisonnier. La divulgation de cette circonstance détermina son arrestation. Elle fut envoyée à Paris, conduite devant Fouché et, après un interrogatoire auquel il présida lui-même, enfermée au Temple. Depuis plusieurs semaines, son mari se cachait. En apprenant la grave mesure prise contre elle, il sortit de sa retraite, partit pour Paris et alla la réclamer. La police écouta ses réclamations et le garda.

Que se passa-t-il entre le ministre et ces deux malheureux ? On peut le deviner en constatant qu’en dépit d’une complicité qui ne pouvait plus être niée ils échappèrent à la peine capitale. Il est vraisemblable qu’ils fournirent les preuves de la culpabilité de Canchy, de Mauduisson et de Gaudin. Il existe aux Archives une lettre de Mme Lacroix, écrite par elle au ministre de la Police, le 29 janvier 1808, et qui révèle le caractère et la portée du service qu’elle avait rendu. Cette lettre est ainsi conçue : « Monseigneur, je me trouve obligée de renouveler à Votre Excellence la demande d’un instant d’audience et de la renouveler avec la plus vive instance. Forcée de voir des amis de M. Clément de Ris, je n’ose souvent répondre à toutes les questions qui me sont faites sur cette malheureuse affaire. Ne pouvant éviter de me trouver bientôt avec M. Clément de Ris lui-même, je désirerais vous entretenir avant cette entrevue, que je ne puis ni refuser ni accepter avant de savoir vos intentions. Je prie Votre Excellence de me les faire savoir et de me tirer de l’incertitude où je suis sur la conduite que je dois tenir avec les différentes personnes avec lesquelles je suis obligée de me trouver. »


IV

L’arrestation des époux Lacroix en entraîna plusieurs autres. Le marquis de Canchy et le comte de Mauduisson furent pris chez eux, bien qu’ils protestassent avec énergie de leur innocence. On découvrit Gaudin à Caen, où il vivait caché. Tous trois furent conduits à Paris et incarcérés au Temple. Il y eut en outre des mandats d’arrêt contre Lacaille, Jacquet et Guéry, ce dernier garçon charcutier. On leur reprochait d’être les amis du médecin Leménager. Un ancien dragon, nommé Mandat, fut recherché parce que, comme l’un des individus soupçonnés, il avait une blessure à la main. Un sieur Dubois-Papon était borgne. Son infirmité faillit lui être fatale. On se souvient qu’un borgne avait été vu parmi les bandits par le maire de Veretz. Pour moins encore, un jeune propriétaire des environs de Blois se trouva compromis. La veille du crime, il était à Tours. Il y avait acheté une selle anglaise. Puis, invité à aller au théâtre, il avait refusé, en alléguant qu’on l’attendait à Loches. Il était parti en emportant sa selle.

Bientôt, d’ailleurs, ces divers incidents furent tirés au clair. La police ne retint que les inculpés contre lesquels se dressaient des charges positives. Dans le courant de février, ils étaient ramenés à Tours, où l’instruction se poursuivit sans désemparer. À l’exception des époux Lacroix et de leur fermier Jourgeron, tous les accusés persistaient à se dire innocents, Gaudin, lui-même, bien qu’il eût contre lui son passé et une condamnation à mort. MM. de Canchy et de Mauduisson invoquaient un alibi. Le premier alléguait que, le soir du crime, il avait dîné chez le maire de Veretz. À l’appui de cette allégation, il produisait onze témoins. Le second en produisait six, attestant sa présence à une grande distance du théâtre de l’événement. Mais à ces dires, l’instruction opposait d’autres témoignages, parmi lesquels ceux des Lacroix et des Jourgeron. À Mauduisson, elle présentait son nom inscrit de sa main sur le registre d’un logeur. Il objectait, de son côté, que ce n’était point là son écriture. Des experts désignés pour en décider ne parvenaient pas à se mettre d’accord. Aubereau affirmait qu’à l’heure du crime il était malade et alité. Mme Bruley était seule à reconnaître Charles-Marie Leclerc. Quant au chirurgien Petit, il s’obstinait à ne reconnaître personne. Il se contentait de faire remarquer que les auteurs du rapt ne s’étaient présentés à lui que le visage couvert.

M. Clément de Ris aurait pu sans doute éclaircir le mystère. Au moment de l’enlèvement, il avait vu les traits des bandits. Mais il se retranchait derrière sa qualité de sénateur pour refuser de comparaître. Il ne figura dans l’instruction et au procès que par d’insignifiantes notes écrites. Sa femme et son fils observaient la même attitude. Les libérateurs de Clément de Ris, dont on attendait la lumière, Bourmont, La Poterie, Sourdat, Robert Couteau, Salaberry ne parurent pas davantage. Ils étaient incarcérés ou fugitifs.

C’est dans ces conditions qu’à la fin de juin 1801 cette ténébreuse instruction fut close. Charles-Marie Leclerc, Leménager, de Canchy, de Mauduisson, Aubereau et Gaudin étaient renvoyés devant le tribunal spécial comme accusés principaux, les époux Lacroix et Jourgeron comme complices. Les ordres adressés de Paris aux autorités judiciaires d’Indre-et-Loire insistaient sur l’obligation qui s’imposait au tribunal de rester sourd aux idées de clémence et de se montrer impitoyable dans l’application des peines. L’audace croissante des rebelles dans le Midi et dans l’Ouest, leur entente persévérante avec les émigrés réfugiés en Angleterre, le rôle louche des Anglais dans ces complots incessants ne permettaient pas l’indulgence. Sur divers points du territoire, des bandes formées de chouans et de déserteurs continuaient à compromettre la sécurité des routes.

Au moment même où allait commencer le procès des individus accusés d’avoir organisé l’enlèvement de M. Clément de Ris, le Journal de Paris, dans son numéro du 9 juin 1801, après avoir constaté qu’en moins de six semaines la police avait arrêté quarante-deux émigrés rentrés sans autorisation, ajoutait que, sur l’un d’eux, on avait trouvé une note dont il donnait le texte et que nous reproduisons en sa forme laconique et mystérieuse : « Fais mettre au nom de M. Hingaux. – Arrestation de la diligence de la Ferté-Bernard, fonds appartenant à des particuliers. – Enlevé à un général cinq chevaux, un cabriolet et son argent. – Pillage d’une vieille comtesse, bijoux ; elle n’a dû la vie qu’à un diamant qu’elle avait au doigt. – L’affaire Clément de Ris. – La diligence de Charenton. – La mort de M. Joubert de Margadel. – Volé quatre-vingt-dix louis doubles à un marchand de bœufs, volé et assassiné. – Volé deux cents louis qu’on lui avait remis en dépôt pour un officier de M. C. – Volé à un évêque, compagnon de route, une centaine de guinées d’or. » Pour compléter cet inventaire révélateur des exploits d’un brigand de cette époque, il convient d’ajouter que la police ne tardait pas à acquérir la preuve qu’aucune de ces annotations n’était mensongère et qu’elles répondaient toutes à quelque méfait à la charge des chouans. En présence de ces actes criminels, les juges ne pouvaient être disposés à la pitié pour les coupables qu’on amenait devant eux. Il fallait de terribles exemples et d’inexorables répressions. Bonaparte les attendait de leur fermeté. Lors du procès Rivoire, l’année précédente, il avait prouvé qu’il punissait la faiblesse des juges aussi sévèrement que le crime lui-même, quand ils hésitaient à venger les lois outragées.

On peut s’expliquer maintenant en quelles dispositions le tribunal spécial de Tours aborda ce procès. Dans l’affaire qui lui était soumise, il s’en fallait que les circonstances fussent présentées aussi clairement qu’elles viennent de l’être, à la lumière des pièces officielles. Bien des points n’avaient pas été élucidés, restaient obscurs et quand on désignait aux juges des gens qu’on leur disait coupables, ils ne pouvaient que s’incliner. Les accusés auraient pu objecter que leur grâce avait été promise à Bourmont quand il s’était entremis pour les empêcher de consommer leur forfait et pour obtenir d’eux la liberté de M. Clément de Ris. Mais rappeler cette promesse eût été avouer ce qu’ils persistaient à nier, et Bourmont, qui seul avait autorité pour la rappeler, puisque c’est à lui qu’elle avait été faite, était détenu. Au surplus, à supposer qu’il y eût eu des engagements, Bonaparte et Fouché devaient considérer que le complot de la machine infernale survenu depuis les avait effacés. On va voir cependant que, malgré tout, les membres du tribunal firent preuve d’indépendance et de courage. Ils n’étaient pas inaccessibles à la commisération.

Parmi les accusés, il en était deux, le marquis de Canchy et le comte de Mauduisson, en faveur desquels se multipliaient des démarches pressantes et actives. Elles étaient dirigées par une jeune femme, la marquise de Canchy, qui niait énergiquement la culpabilité de son mari et de son frère. Elle assiégeait les juges, s’efforçait de les émouvoir par ses supplications et ses larmes. Elle avait appelé à son secours deux avocats illustres : Chauveau-Lagarde et Pardessus. Elle leur avait communiqué son ardeur et sa foi, et le tribunal, impressionné par son héroïsme, cherchait à sauver la vie des inculpés sans encourir la colère de Bonaparte. L’absence de M. Clément de Ris fournit aux juges le moyen de procédure qui devait les empêcher de prononcer la condamnation. Les avocats tirèrent de cette absence leurs principaux arguments et ces arguments produisirent l’effet qu’ils en attendaient.

Le ministère public avait requis la peine de mort contre Canchy, Mauduisson, Gaudin et Lacroix, contre Mme Lacroix une condamnation à vingt-quatre ans de prison, à six ans contre le fermier Jourgeron et sa femme. Le tribunal répondit à son réquisitoire en rendant un jugement qui concluait à une instruction nouvelle, « attendu, y était-il dit, que Clément de Ris, sa femme et son fils n’ont pas été cités, qu’on ne les a pas confrontés avec les accusés et qu’on ne sait s’ils persistent dans leurs premières déclarations ». La cour de cassation cassa ce jugement sans prononcer sur le fond et uniquement pour des causes tirées de l’incompétence de ceux qui l’avaient rendu. Elle renvoya l’affaire devant le tribunal spécial d’Angers, qui fut composé pour la circonstance de quatre juges de la cour criminelle de Maine-et-Loire et de trois officiers.

Devant cette nouvelle juridiction, le procès se déroula tel qu’il s’était déroulé devant la première. Clément de Ris ne parut pas, malgré les réclamations réitérées des défenseurs. Le chirurgien Petit persista à ne reconnaître aucun des accusés. On ne vit ni Bourmont, ni aucun des chouans qui avaient opéré la délivrance du sénateur et le ministère public, à Angers, présenta les mêmes conclusions qu’à Tours.

L’arrêt fut rendu le 2 novembre, Canchy, Mauduisson et Gaudin étaient condamnés à mort, les époux Lacroix à six ans de gêne et à quatre heures d’exposition sur l’échafaud ; les autres accusés acquittés. En entendant prononcer cette sentence, la marquise de Canchy, qui avait assisté aux débats, voulut se suicider. Chauveau-Lagarde lui arracha des mains le pistolet dont elle allait se servir et l’emmena, en lui donnant l’espérance que sa douleur attendrirait le premier Consul et lui arracherait un décret de grâce. Tandis qu’au milieu de l’émotion générale les accusés quittaient la salle d’audience, dans celle où venaient de se retirer les juges se passa une scène qui n’est pas la moins extraordinaire de cette dramatique affaire, si féconde en péripéties mystérieuses. L’un d’eux, le capitaine adjudant Virot, attaché à l’état-major de la 22e division militaire, refusait de signer le jugement, en déclarant que les malheureux qu’on venait de condamner n’étaient pas les vrais coupables.

– Les coupables me sont connus, disait-il. Ce sont des agents de police. Ils ont été exilés en Angleterre. J’ai visé moi-même leurs passeports.

Les instances de ses collègues ne purent changer son attitude. Le même jour, il partait pour Paris, afin d’y faire entendre la vérité. En y arrivant, il courut aux Tuileries. Bonaparte était absent. Il parvint à Joséphine. Elle l’écouta, mais déclara ne vouloir se mêler de rien. Il se présenta alors chez le ministre de la Justice. Il y apprit que les condamnés venaient de subir leur peine. Ils avaient été exécutés le 3 novembre, à dix heures du matin.

À cette date, le général Girardon, commandant à Angers, écrivait à Fouché : « Citoyen ministre, le jugement rendu hier par le tribunal spécial, qui a condamné à mort Gaudin, dit Monte-au-Ciel, Canchy et Mauduisson est exécuté. Lacroix et sa femme ont subi l’exposition. La ville d’Angers est tranquille, et malgré les différentes sensations que les débats et les talents des défenseurs avaient fait naître, la décision du tribunal qui jouit de l’estime universelle a imposé silence et a été respectée. La ville est tranquille. »

À un détail près, cette lettre disait vrai. Ce détail est celui-ci. Pendant que Mme Lacroix était attachée au pilori, un bouquet fut jeté à ses pieds. On raconta qu’un courrier parti de Paris avec l’ordre de faire surseoir à l’exécution était arrivé à Angers au moment où la tête de Canchy venait de tomber. Il n’y a pas trace de cet incident dans les pièces qui ont passé sous nos yeux, et les dispositions du premier Consul envers les chouans ne permettent pas d’y ajouter foi. Bonaparte avait voulu une condamnation et il entendait que le dernier mot de cette affaire restât à la loi.

À la distance où nous sommes de ces événements, alors que sont éteintes les passions ardentes qui les avaient rendus possibles, il est permis d’en parler en toute liberté. C’est même un devoir pour l’historien qui en entreprend le récit de tirer la vérité des obscurités et des contradictions qu’il rencontre sur son chemin. Or, la vérité, ici, n’est que trop claire. Ce furent bien les vrais coupables que condamna le tribunal d’Angers. S’il en eût été autrement, lorsque, après la chute de l’Empire, le gouvernement des Bourbons encourageait et accueillait les protestations des victimes frappées à tort, les descendants des condamnés du 2 novembre 1801 n’eussent pas manqué de protester et de réclamer justice.

À la preuve qui résulte de leur silence, vient s’ajouter celle qui résulte du silence de Bourmont. Les coupables, il les connaissait puisqu’il avait traité avec eux de la délivrance de M. Clément de Ris. Comment admettre que, leur ayant si longtemps survécu, il n’aurait pas considéré comme une obligation d’honneur de proclamer plus tard leur innocence et de dévoiler les intrigues qui les avaient envoyés à l’échafaud. Il s’est abstenu de le faire parce qu’il ne pouvait pas le faire. La protestation véhémente du capitaine Virot, membre du tribunal, ne saurait infirmer l’opinion que nous exprimons ici. En déclarant que les coupables étaient des agents de police connus de lui, et qu’il avait visé leurs passeports, au moment où ils partaient pour l’exil, il se trompait ; à moins que, touché par les larmes de la marquise de Canchy, il n’eût imaginé ce stratagème, avec l’espoir de sauver le mari et le frère de cette infortunée.

N’est-il pas d’ailleurs bien invraisemblable que Fouché eût frappé d’une peine quelconque, même simulée, les agents qui l’avaient servi ? Les frapper, n’était-ce pas avouer qu’ils avaient démérité ? D’ailleurs, dans quel but les eût-il frappés ? Pour s’assurer leur silence ? Mais, en les éloignant de lui, et en les envoyant à Londres, alors rempli d’émigrés, il les eût par trop exposés à la tentation de raconter autour d’eux les bizarres circonstances de l’événement auquel ils avaient participé. Et s’ils n’avaient pas parlé à ce moment, n’auraient-ils pas parlé plus tard ? L’intérêt de Fouché, à supposer qu’il les eût employés à une besogne aussi louche qu’inutile, lui commandait de les garder sous sa main et de mesurer sa faveur à leur discrétion.

Tout autre est la réalité. Il n’est que trop certain qu’à cette époque, les chouans, amnistiés ou non, ne voulaient pas se résoudre à considérer la partie comme perdue et leur défaite comme irréparable. Après le 18 Brumaire, ils se flattèrent de l’espoir que Bonaparte allait rappeler Louis XVIII. Leur soumission au commencement de 1800 leur fut dictée tout autant par cette espérance que par le sentiment de leur impuissance. Quand ils eurent acquis la certitude qu’ils s’étaient trompés, que Bonaparte ne travaillait qu’à consolider et agrandir son pouvoir dictatorial, exaspérés par la mort de Frotté, encouragés par l’attitude de Georges, ils rêvèrent de reprendre les armes. Les ressources leur manquant, ils entreprirent de s’en procurer à tout prix. Chacun d’eux apporta dans l’entreprise ses aptitudes et son tempérament, qui la ruse, qui la violence. C’est à la violence qu’eurent recours les plus résolus et les plus intrépides, et comme à ce métier on se pervertit rapidement, on vit d’honnêtes gens devenir des bandits. La sincérité de leurs convictions justifiait à leurs yeux leur conduite.

Il faut leur tenir compte aussi des habitudes prises durant de longues années de guerre civile, des mœurs léguées à la France par la Terreur et de leur ardeur à servir le Roi. C’est à ce point de vue qu’il est indispensable de se placer pour apprécier les hommes de cette époque et leurs actes. L’enlèvement d’un sénateur par des gentilshommes que leur éducation semblait détourner de tels moyens, le pillage de sa maison, les procédés employés pour lui extorquer une rançon, tant d’autres forfaits analogues ne furent que la conséquence de convictions poussées à l’extrême.

Quant à la version qui fait de Fouché, à son profit personnel, l’artisan et le metteur en œuvre de cette sinistre aventure, j’ai exposé, au cours de ce récit, les arguments et les raisons qui la contredisent. En toute cette affaire, le ministre de la Police n’encourut qu’un reproche, c’est d’avoir méconnu les promesses de clémence qu’il avait faites, et violé la parole donnée à Bourmont. Et encore peut-on ajouter à sa décharge, encore qu’il mérite si peu d’être défendu, qu’entre l’heure où il promit et celle où il oublia qu’il avait promis, s’accomplirent des événements qu’il ne pouvait prévoir et qui ne lui permirent pas de tenir.