La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre I/II

Gallimard (p. 29-40).

CHAPITRE II

L’INTELLIGENCE DE LA RARETÉ

Il se connut, dès ses premiers vers, comme un poète rare. Mais ce nom on peut le mériter en deux sens : poète aux sentiments et aux formes exceptionnels, uniques, bizarres, — ou poète à qui l’inspiration vient rarement. Mallarmé fut rare de ces deux manières, entre lesquelles il nous aide à établir des correspondances.

Il a peu produit. Son œuvre tient presque en une plaquette dont les artifices de la typographie font un livre, et en un volume de prose[1]. Mais la production d’un poète qui a écrit quatorze vers seulement de beauté éternelle reste immense, incommensurable avec quoi que ce soit, avec, par exemple, celle d’un publiciste dont la santé se fera gloire d’aller au journal tous les matins et qui verra naturellement dans le poète un raté.

Un excès de scrupule portait Mallarmé à ne rien publier qui présentât la moindre apparence de cliché ; qui ne fût de tout point inattendu, unique. Cette rareté de qualité rendait nécessaire celle de quantité. « Que je crève comme un chien, s’écrie Flaubert, plutôt que de hâter d’une seconde ma phrase qui n’est pas mûre ! » Et Mallarmé, mentalement, adresse ce discours à quelque travailleur manuel : « La page, écrite tantôt, va s’évanouir, selon — n’envie pas, camarade — qu’en moi un patron refuse de l’ouvrage, quand la clientèle n’y voit de tare[2] ». Ce sentiment de l’honneur littéraire, Mallarmé le posséda intact, il atteignit sa notoriété spéciale à l’époque où les journaux recherchaient et payaient cher les chroniques jugées élégantes et fines. Les quelques numéros de la Dernière Mode nous révèlent un Mallarmé qui eût pu devenir, qui était déjà, un maître de la chronique parisienne. Il refusa de sacrifier, en exploitant ce genre fructueux, une partie de son idéal à la clarté vulgaire qui y eût été requise, et préféra continuer à vivre de son métier ingrat.

Il multipliait les esquisses bientôt abandonnées. Mais une fois une œuvre achevée et publiée, il la défendait soigneusement, la corrigeait pour des éditions nouvelles au lieu d’en entreprendre une autre.

Une carrière de lettres présente un mélange complexe de l’idéal et du réel. On n’est un poète qu’à tels moments fulgurants et rares, dans tels états de grâce. Une révolution régulière et radieuse d’astre reste impossible, bien que le miracle Hugo s’en rapproche. Il n’est de lieu qu’à une scintillation de hasard « pour des motifs, dit Mallarmé, dont un, la rareté du génie à travers l’existence et, par suite, telle obligation au remplissage y suppléant, comme tire à la ligne un feuilleton[3] ». Des écrivains nous livrent une vraie carrière : un Bossuet, un Voltaire, un Balzac, un Hugo. D’autres nous donnent seulement l’anthologie de leurs minutes et de leur art : un Montaigne, un Vigny, un Baudelaire, un Mallarmé, un Valéry. Même pour un écrivain fécond, la fleur de ce qui « reste » — mot qui serait à préciser — ne remplit pas les mêmes fonctions et ne s’adresse pas aux mêmes lecteurs que les œuvres complètes. Un de nos regrets sur Mallarmé c’est de n’avoir pas, outre son livre de vers et son livre de prose, ce qu’il peut comporter d’œuvres complètes : le surcroît d’un volume de fragments et d’un volume de correspondance.

Écrire difficilement ne donne pas une raison suffisante à écrire peu. Ce qui manqua à Mallarmé comme à Baudelaire, ce fut, je crois, la variété des sujets qui l’eussent renouvelé. Il ne tirait sa matière poétique que de lui. Or un lyrique, s’il a de l’étoffe, cherche toujours à dépasser le lyrisme. La veine personnelle est en somme courte. Le poète, par un effet simple de la nature humaine, ne tarde pas à avoir suffisamment vécu dans sa personne poétique, ou bien son sens d’artiste lui suggère qu’il n’y trouvera plus rien qui puisse intéresser autrui. Pour les poètes du xixe siècle, le lyrisme ne forme que la moindre partie de leur œuvre : c’est une jeunesse, une prière, une chanson momentanée qui rythme le pas vers les grands genres normaux, épopée et théâtre. Et qu’épopée et théâtre, chez Lamartine, Hugo, comme chez Byron, Shelley, gardent une âme lyrique, cela ne peut se contester ; mais je veux dire que le lyrisme ne suffit pas à faire une destinée poétique étoffée, complète, que, comme le jeune torrent de la montagne, il a pour fin de descendre en un fleuve fertilisateur de plaine, peuplé de reflets humains. Ni Baudelaire, ni Mallarmé n’ont pu sortir d’eux-mêmes. Une part de leur impuissance artistique vient de là, et ils en ont la conscience douloureuse.

Ô mon Dieu, donnez-moi la force nécessaire
Pour contempler mon cœur et mon corps sans dégoût.

« Être un instant ce monsieur qui passe », dit avec le Fantasio de Musset toute poésie saine.

Génie en disponibilité, sa capacité de beaux vers restait sans emploi faute de sujet, et de fait, à partir du moment où Mallarmé arriva à sa pleine lucidité poétique, il n’écrivit guère que des sonnets de circonstance, imposés par quelque événement extérieur. Son cas n’est pas sans analogie avec celui d’Emmanuel Signoret : « Un jour, dit ce dernier à M. André Gide, je le vis à Cannes ; je me plaignis à lui de ce qu’il ne produisait pas davantage. — Moi, je suis toujours prêt, répondit-il ; j’attends qu’on me commande quelque chose. »

Sa poésie, comme une flamme d’alcool, paraît brûler à vide sans matière visible. Mais cette absence de matière, avant d’être le principe de son esthétique, parut au poète et le tourmenta comme son infirmité[4].

De là, en partie, les pièces baudelairiennes de sa première période — Le Guignon, Le Pître Châtié, Les Fenêtres, L’Azur. — Cette stérilité de son cerveau se tourne en dégoût de l’existence. L’Azur, page bleue du missel céleste, idéalement remplie par le poème total, l’afflige et le blesse comme une ironie, lui pris, ainsi que son Cygne, dans la blancheur à peine tachée de la page stérile. Qu’importe même si des brouillards, des brumes, si toute l’humidité du Nord, autour de la chambre close où les nerfs s’exaspèrent, sont montés pour le voiler et l’éteindre.


Sur cette neurasthénie, malgré l’azur bouché, les murs aveuglés, le règne du « cher Ennui », voici qu’éclatent encore, dans la fraîcheur et la liberté de leur rire, le printemps, la jeunesse, la vie cristalline, l’Azur. Ils débordent dans le chant des cloches — peut-être dans ces cris d’enfants de la rue — et contre eux pas de fenêtre fermée ni de refus de l’âme qui tienne.

En vain ! l’Azur triomphe, et je l’entends qui chante
Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus
Nous faire peur avec sa tristesse méchante,
Et du métal vivant sort en bleus angélus !

Il roule par la brume, ancien et traverse
Ta native agonie ainsi qu’un glaive sûr ;
Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?
Je suis hanté. L’Azur ! l’Azur ! l’Azur ! l’Azur !

Faiblesse, déchéance nerveuse du malade enfermé. Au contraire du moine qui trouve Dieu dans sa cellule, le poète ne rencontre dans sa chambre que de l’ennui vide à remâcher, l’hallucination maintenant amplifiée des bruits qui montent. Il est naturel que Mallarmé ait été promu à la célébrité par quelques lignes d’Huysmans, mis comme lui en fuite de la vie par l’exubérance de nature extérieure, et de qui aussi le goût flamand a, dans quelques lignes de la Cathédrale, exorcisé d’un coup de goupillon le démon méridional de l’Azur.

Le printemps maladif a chassé tristement
L’hiver, saison de l’art serein, l’hiver lucide,
Et dans mon être à qui le sang morne préside
L’impuissance s’étire en un long bâillement.

Le sonnet d’Angoisse, d’un baudelairisme fervent, met à cette pierre basse de prison une clef de voûte bizarre et lubrique, où se ramasse et se précise sous des formes de chair l’impuissance désespérée.

Je demande à ton lit le lourd sommeil sans songes
Planant sous des rideaux inconnus du remords,
Et que tu peux goûter après tes noirs mensonges,
Toi qui sur le néant en sais plus que les morts.

Car le vice rongeant ma native noblesse
M’a comme toi marqué de sa stérilité,
Mais tandis que ton sein de pierre est habité

Par un cœur que la dent d’aucun crime ne blesse,
Je fuis, pâle, défait, hanté par mon linceul,
Ayant peur de mourir lorsque je couche seul.

Et ce tourment, chez Mallarmé, est un tourment littéraire autant qu’un tourment humain,

De l’éternel Azur la sereine ironie
Accable, belle indolemment comme les fleurs,
Le poète impuissant qui maudit son génie
À travers un désert stérile de douleurs.

(L’Azur.)

« Belle indolemment comme les fleurs » relie peut- être l’Azur à ces Fleurs où Mallarmé, après les premières strophes, est si vite repris par la stérilité, fleurs dont la beauté s’étale devant lui, ironique et désespérante, sans qu’à son poème il la puisse incorporer. Voilà ce qu’est devenu, dans le Parnasse de métier, le thème lyrique du Lac et de la Tristesse d’Olympio. Cette douleur de vivre, qui tire ses raisons du labeur littéraire, Flaubert nous a rendus familiers avec elle. Tous les tourments, pour Mallarmé, viennent se résumer et s’achever dans cette lutte contre le papier blanc, que Flaubert mena à bout — jusqu’à ce qu’il en mourût — avec une volonté et une ténacité de géant normand. Volonté, ténacité, fond de santé qui manquent au poète de l’Azur. Le miracle des strophes, des images uniques, mûries à un soleil nouveau, n’atteignait que quelques cimes privilégiées de son temps, laissait le reste infécond et obscur.

Et en face de l’Azur, de cette conscience baudelairienne, de cette impuissance lucide, je songe par contraste à tels poèmes de Victor Hugo, ceux-là où l’azur s’étale comme un infini chantier de pierre bleue, dont le poète est le maître souverain, à la fois ca nirrier, maçon, architecte, sculpteur, — le Satyre, Plein Ciel, le Nemrod de la Fin de Satan. Et le vol de Nemrod, par quelle injustice superbe, quelle violence assyrienne, lève-t-il dans notre mémoire la splendeur déroulée de ses vers, pour étouffer la beauté triste de l’Azur mallarméen ?

                        Donne, ô matière,
L’oubli de l’Idéal cruel et du péché,
À ce martyr qui vient partager la litière
Où le bétail heureux des hommes est couché.

Car j’y veux, puisqu’enfin ma cervelle, vidée
Comme le pot de fard qui gît au pied d’un mur,
N’a plus l’art d’attifer la sanglotante idée,
Lugubrement bâiller vers un trépas obscur.

(L’Azur.)

Cette défaillance d’inspiration continue, de suite et de « sujet », peu à peu, par l’effort spontané de sa vie intérieure, du dégoût de vivre il la tournera à une raison de vivre. « Il a eu la douleur, dit M. Mauclair, de s’entendre taxer d’impuissance, alors qu’il ne devait qu’au scrupule cette impuissance prétendue[5] ». Il l’a dit pourtant assez clairement. La vérité est qu’impuissance et scrupule sont deux points de vue sur un même état, les deux faces ou, si l’on veut, les deux sens, de sa « rareté ».

Je crois que l’on pourrait donner de la poésie de Mallarmé la définition, si raillée, qu’Aristote fournit du mouvement : l’acte de la puissance en tant que puissance. Le sens philosophique de puissance est, d’ailleurs, à peu près le sens littéraire d’impuissance, virtualité conçue qui ne passe pas à l’acte. Mais tout ce qu’il y avait en lui d’incapacité à être, d’arrêt devant la vie, il sut, avec une subtilité étonnante devant lui-même, l’investir du signe positif. Par le courage de son idéalisme, il fit passer à l’être ce défaut d’être.

Dans une satire épaisse, on a caricaturé en ces termes la position de Mallarmé : « Toujours j’ai été saisi d’une répugnance invincible devant le papier blanc où l’on m’invitait à fixer et par là même à limiter l’infini que je portais en moi. Alors je compris que je faisais fausse route, et que la meilleure manière de me développer était de rentrer en moi-même ». Une attitude délicate et complexe, qui s’est exprimée non par une page toute blanche, mais par des pages nombreuses de Divagations, par la Prose, d’admirables sonnets, ne peut se rédiger, en des mots de journaliste.

Souvenons-nous d’abord — non que nous le trouvions chez Mallarmé — du lieu commun de tous les poètes lyriques : mes vers ne sont rien à côté de ceux que je devrais écrire, de ceux qui demeurent en moi, qui m’exaltent et ne s’expriment pas. Lamartine l’a dit dans la préface des Recueillements en des termes qui indignèrent Sainte-Beuve, et des vers de Sully-Prudhomme, qui le rédigent assez délicatement, sont connus. Cela ne déplaît point chez le poète, d’abord parce que c’est un joli motif poétique, ensuite, pour des raisons plus subtiles d’harmonie, parce que ce qui est inexprimé, pressenti, rêvé, forme à la poésie lyrique un fond de paysage nécessaire ou séduisant. Encore importe-t-il de ne pas insister à l’excès, de s’occuper des vers qui s’écrivent plus que des vers qui ne peuvent s’écrire, — de ne pas confondre tout à fait sentiment et poésie, — et de bien savoir que la poésie intérieure est aussi, et d’un point de vue légitime, un reflet, un écho, une brume vaporisée de la poésie écrite.

Mais ce privilège que nous concédons aux poètes comme un mirage naturel du lyrisme, gardons-nous de le laisser usurper par d’autres. Tel descriptif emploiera couramment des clichés comme ceux-ci : Il n’y a pas de terme pour dire... Le langage se refuse à nommer... Aucune parole ne saurait exprimer... Les mots sont pâles à côté... Un écrivain qui sait son métier trouve des mots pour dire ce qu’il veut dire, ou renonce silencieusement à le dire. Il n’aborde que les sujets pour lesquels il dispose du vocabulaire qui leur convient. Indicible n’est pas plus français pour qui tient la plume qu’impossible pour qui porte l’épée. Si l’art est l’homme ajouté à la nature, on est, quand on prétend faire à la nature un enfant, mal venu à se reconnaître impuissant.

J’ai marqué les formes, ou, si l’on veut, les apparences de l’impuissance chez Mallarmé. Mais celle-là lui est étrangère. Ce qu’elle a de vulgaire, son atteinte à la dignité de l’écrivain, suffisaient à l’en écarter. Il ne justifie pas le silence par le défaut de la langue, mais il porte la langue à la conquête du silence, d’un silence que l’on reconnaisse encore dans la parole qui l’exprime, comme la neige vite apportée demeure intacte dans la paume chaude qui la tient sans la serrer. Halluciné par ce qu’il devinait non d’inexprimable, mais d’inexprimé, il lutta d’un courage inflexible et doux, mal récompensé, contre la page blanche, son tourment et son dieu. De ses victoires et de ses défaites, il tint à lui-même l’aveu qui lui plut, mais cela qui rendait sa veine rare ne mutila, ne fit informe ou plate nulle de ses lignes écrites. Il garda cette probité fière, cet orgueil adamantin du styliste qui, de chaque phrase, de chaque vers, fait un objet en soi, sans déchet verbal, sans déchéance d’une visée plus haute, consubstantiel à son Idée.

De sa difficulté à écrire, ou plutôt à se satisfaire, est né un peu le problème qui l’inquiéta, sur lequel il parla délicieusement, et dont son influence communiqua de façon exagérée la hantise : S’il y a lieu d’écrire. Une loi fait que la réflexion dérive de l’action empêchée.

Lorsqu’on le représente comme le chantre de la stérilité, c’est à la magnifique et métallique Hérodiade que l’on songe. Et du miroir d’Hérodiade est sorti le Narcisse qui a hanté toute la poésie symboliste.

                                   Ô miroir !
Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée !

« Nul ne naquit avec une imagination plus glacée » dit M. Maurras en citant ces vers. Ils forment en effet comme de longues aiguilles — la métaphore hésite entre la glace, l’or et le diamant — et dans une cristallisation que rien d’oratoire n’anime et que nulle haleine vivante ne vient fondre, se mire l’image identique de tout ce qui refuse, comme une chute, la vie.

La Nourrice

                         Et pour qui, dévorée
D’angoisses, gardez-vous la splendeur ignorée
Et le mystère vain de votre être ?

Hérodiade

Pour moi.

La Nourrice

Triste fleur qui croît seule et n’a pas d’autre émoi
Que son ombre dans l’eau vue avec atonie !

Fréquentant le théâtre dans les quelques mois d’une campagne dramatique, il a vu curieusement dans Hamlet une sorte de frère d’Hérodiade, et il l’a appelé « le seigneur latent qui ne peut devenir ». (À toutes les gloses nouvelles de Hamlet, consentons, comme Polonius aux formes de la nuée). Il l’a conçu symbole de la tragédie intime que lui-même jouait. Il en fait « le spectacle même pourquoi existe la rampe, ainsi que l’espace doré quasi moral qu’elle défend, car il n’est point d’autre sujet, sachez-le bien ; l’antagonisme du rêve chez l’homme avec les fatalités à son existence départies par le malheur[6] ». Celui qui, ayant mesuré tristement l’action dont il est incapable, la tourne par des paraphrases subtiles, des équivalents ingénieux, la prend pour un motif à retenir et à faire jouer des comédiens errants, — celui-là reconnaît de lui, facilement, dans le prince de Danemark, un reflet fraternel. Laforgue, lui aussi, s’est peint dans le Hamlet des Moralités Légendaires.

Tout en tirant de sa stérilité même, de l’intelligence lucide portée sur ses propres limites, tout ce que la plus savante alchimie pouvait leur faire dégager de positif, il s’est connu avec assez de mesure et de raison pour ne point mettre ces qualités artificielles de culture avant les grands dons de la nature spontanée, l’abondance du génie opulent. Ainsi Baudelaire avait choisi les Fleurs du Mal pour en faire une province poétique à lui, mais avec le sentiment d’une déchéance, une mauvaise conscience que révélaient les deux présences, personnifiées

aux côtés de son livre, de l’Ennui et du Péché.

... Ces inventions de nos Muses tardives
N’empêcheront jamais les races maladives
De rendre à la jeunesse un hommage profond,

dit-il en des vers remarquablement plats. Et c’est Baudelaire aussi qui écrit de Banville : « Théodore de Banville est lumineux. Sa poésie représente les heures heureuses[7].» De là peut-être l’admiration dont se doublait à l’égard de Banville l’amitié fidèle que lui portait Mallarmé. Pour un poète difficile, pour un Baudelaire ou un Mallarmé, Banville incarne ce qui contredit davantage leur faiblesse naturelle, la poésie dont le flot coule sans s’affaiblir dans de la clarté, du sourire et du bonheur, une santé facile et sûre, une nature ovidienne qui ne respire que dans le rythme et ne parle que selon la rime. Il leur figure un paradis du poète, comme le paradis de l’Indien, terrain de chasse inépuisable. Et le plaisir raisonné que Mallarmé trouvait au ballet, peut-être nous révèle-t-il, lui aussi, quelque nostalgie d’un lyrisme nu, libre, ivre de sons, de joie, et d’on ne sait quelles constellations de rimes, — lyrisme jumeau de celui qu’imaginait Banville, avec son clown qui de cerceau en cerceau alla rouler dans les étoiles. Sur la peine que coûtaient à Mallarmé ses vers rares, sur l’infini scrupule dont il l’aggravait, se pose cette coupole de rêve, tout l’espoir et tout le désir qui allègent comme des ailes indéfinies de vapeur l’idée de sa poésie, et que l’Après-Midi d’un Faune nous fait surprendre à l’horizon de ses roseaux. Cette ampleur qu’il caressait dans un songe et qu’il aimait chez d’autres, il dédaignait chez lui-même tout ce qui pouvait la rappeler. La facilité, la grâce, de ses lettres, de ses chroniques, des petits vers acrobatiques qu’il donnait, d’un tour de main, à ses amis, tout cela était pour lui une fumée de cigare qu’il excluait de sa littérature. Et ces petits vers, qui ne lui coûtaient rien, eussent fait de lui, s’il eût voulu exploiter cette veine et banvilliser, une sorte de Ponchon de l’azur. Les Vers de Circonstance qui ont été recueillis en volume presque en même temps que ceux de la Muse au Cabaret, figurent avec cette Muse deux bosquets presque symétriques du vieux Parnasse, offrent au même buste de Banville l’un la gerbe de fleurs et l’autre la branche de pin. Mais Mallarmé préférait, sur le terrain suprême, sur le glacier ardu, reconnaître son impuissance afin d’avouer par là une ambition plus haute et de purifier encore son idéal. En bas, dans ces bosquets, demeurait l’ombre d’un Mallarmé abondant, délicieux, à laquelle le Poète ne demanda rien, sinon qu’elle restât une ombre.


  1. Son œuvre publiée par lui, à laquelle commencent à s’ajouter les publications posthumes.
  2. Divagations, p. 345.
  3. Divagations, p. 347.
  4. Voir dans la Société Nouvelle de 1908 un article de M. J. M. Bernard sur Stéphane Mallarmé et l’idée d’impuissance.
  5. L’Art en Silence, p. 109.
  6. Divagations, p. 166.
  7. Œuvres posthumes (éd. du Mercure), p. 83)