La Poésie décadente devant la science psychiatrique/Chapitre 14


Alexandre Maloine, éditeur (p. 99-105).
chapitre xiv



L’hypertrophie du moi



J’ai déjà dit que les poètes, même les poètes de génie, n’étaient pas exempts des misères et des vices des autres hommes, mais que souvent ils étaient atteints d’une sorte d’hypertrophie du moi, d’un égoïsme vraiment morbide qui peut les mener jusqu’au crime.

Bacon employa toute son éloquence à faire condamner le premier et le plus dévoué de ses bienfaiteurs, d’Essex ; par une lâche complaisance envers le roi, il introduisit pour la première fois dans la cour de justice un abus odieux et soumit Peacham à la torture, afin de pouvoir le condamner. Il trafiqua de la justice, et comme l’écrit Macaulay, « c’était bien un de ces hommes dont on peut dire : scientiis tanquam angeli, cupiditatibus tanquam serpentes. »

Bacon n’était ni un poète ni un dégénéré, mais un génie criminel chez qui les passions déchaînées étouffèrent la vertu.

L’Arétin est resté le type des écrivains dignes du mépris universel. Aussi lâche que cupide, il était si vaniteux qu’il s’appelait lui-même le divin Arétin et il osa solliciter du pape Jules III la dignité de cardinal.

Byron lui-même était possédé par un égoïsme maladif et chacun sait qu’il s’est comporté toute sa vie comme un homme dépourvu de sens moral. Même lorsqu’il aimait sa femme, raconte Jefferson, il refusait de dîner avec elle, pour ne pas renoncer à ses vieilles habitudes. Un jour, pendant qu’il travaillait, elle arrive et lui demande si elle lui cause de l’ennui : — à en mourir, lui répondit-il. Il battait sa maîtresse, La Guiccioli, une gondolière vénitienne qui, du reste, le lui rendait bien. Il raconte lui-même qu’une fois sa mère le poursuivait pour le frapper, et que, ne pouvant l’atteindre, elle lui cria, en le menaçant de la main : « Je t’attraperai plus tard, marmot boiteux !» Byron s’arrêta, saisi d’un sentiment de colère et de haine, car l’injure de sa mère venait de le frapper à l’endroit le plus sensible de son orgueil. En effet, la légère difficulté du pied dont il était affligé le préoccupa toute sa vie et il était extrêmement sensible à tout ce qui pouvait la lui rappeler.

Mais, pour parler en toute justice, il ne faut pas oublier que Byron avait l’excuse du génie, qu’il accomplit quelques grandes et belles actions qui peuvent racheter bien des fautes. De plus, et cette excuse n’est pas la moins importante à nos yeux, sa mère, lady Byron, éprouvée par de longs chagrins, chercha, comme bien des malheureux, à échapper au sentiment de ses maux par ces suspensions de l’intelligence qui sont une sorte de sommeil pour l’âme ; elle appela le gin à son secours et se mit, comme Oberman, « à boire l’oubli des douleurs. »

Carlyle maltraitait sa femme, bien qu’elle fut intelligente et eut pu lui servir de collaboratrice. L’idée de voyager avec elle en voiture lui paraissait inadmissible. Il la trompait sous ses propres yeux et prétendait qu’elle ne s’en occcupât point. Il en faisait sa domestique ; elle devait écarter de lui tous les bruits, lui cuire son pain, parce qu’il n’aimait pas celui des boulangers, faire à travers les bois des lieues à cheval pour lui servir de courrier. Il ne la voyait point en dehors des heures des repas, il restait près d’elle pendant des semaines entières sans lui adresser la parole, même lorsqu’elle tomba malade.

Alexandre Dumas raconte dans ses Confessions (p. 312) que, dans un accès de colère, il alla jusqu’à arracher les cheveux de sa femme. Il disait ensuite à ses amis en riant: « Si ses larmes étaient des perles, je m’en ferais un collier. »

On connaît l’irritabilité maladive de J. Barbey d’Aurevilly, des frères Ed. et J. de Goncourt et de tant d’autres de moindre importance. La vanité est le péché mignon de toute cette cohorte des tout petits poètes de notre décadence. Si je voulais citer des exemples, je n’aurais que l’embarras du choix. Il y a quelques années déjà, j’avais touché cette même question de la poésie décadente. Un des auteurs cités riposta par la singulière épitre que voici et qui n’est pas précisément un modèle de modestie.

« Je permets à tous de faire valoir leurs raisons, contre mon vouloir, mais je ne puis tenir pour raisons les sarcasmes, l’insulte et la mauvaise foi.

« C’est pourquoi je réponds à M. le Dr Émile Laurent, qui, avec un acharnement inexpliquable, a manqué de courtoisie et fait preuve d’ignorance, non seulement de mes desseins, de mes livres, de ce que sont mes amis et moi, mais aussi de faits scientifiques.

« Je n’ai rien de commun avec les Décadents et Symbolistes ; je suis le chef de « l’École évolutive-instrumentiste », qui compte à ce jour trente poètes combattant avec moi, au nom de principes rationnels, ces Décadents et Symbolistes comme les ressasseurs du Passé, tout l’énervement actuel de la Littérature poétique.

« L’on sait cela, et le signataire de l’article ignore trop... ou fait trop semblant d’ignorer !

« Le Sonnet qu’il cite de moi, date de cinq ou six ans. Je ne le renie pas, pas plus que trois ou quatre autres pièces détachées, hâtivement écrites pour des revues.

« L’on sait encore (!!) en effet, que je travaille à une Œuvre, une, de vie entière, de onze livres, c’est-à-dire plus de trente volumes : œuvre à la fois poétique, philosophique et sociologique.

« Elle est le développement de mon principe de Philosophie évolutive, basé scientifiquement ; et ma théorie d’instrumentation verbale est la « forme » adéquate, également scientifique pour l’expression de cette Œuvre.

« C’est de l’adoption raisonnée de ces principes que s’est constituée « l’École évolutive-instrumentiste. » Je ne demande pas à M. Laurent de lire mes livres, mais il eût pu voir l’Enquête littéraire de M. Jules Huret …

« Quant à la coloration des voyelles, sur laquelle il appuie : ce n’est, en ma Méthode, qu’une indication très secondaire, mais dont je devais dire un mot. Car, comme homme de science, M. le Docteur aurait dû saisir que nous assistons là, par cette coloration des mots vue par un très grand nombre, à une évolution progressive de nos sens élevés, et que l’on va à la synthèse raisonnée des sensations.

« Ce que M. le Docteur doit ignorer de choses !… Mais, ce suffit. J’ai voulu seulement donner une leçon à un discourtois présomptueux ; les sarcasmes et les insultes d’un docteur Laurent ne sont rien contre la marche d’une force rationnelle qui veut avec ardeur, foi et travail, un Avenir meilleur moralement et intellectuellement : et j’ai dit que cette force, est l’Idée évolutive, est l’École évolutive ? Il est facile, si c’est odieux, de traiter de fous des travailleurs et des consciencieux allant hors de la routine, et hors de l’incohérence ambiante, justement : mais l’on voit qu’ils peuvent répondre facilement ! »

Combien j’en ai vu, autrefois, à Sainte-Anne, de chefs d’écoles instrumentistes, évolutives, adéquates, rationnelles, et autres ! Tous étaient chefs d’école, tous marchaient et travaillaient pour l’idée nouvelle qui n’arrivait jamais à sortir claire et adéquate, comme dit mon correspondant, des limbes de leur cerveau. Tous étaient des génies incompris — je ferais mieux de dire incompréhensibles.

Cette sorte d’hypertrophie du moi se rencontre chez les artistes de tout genre et même quelque-fois chez les savants.

Donizetti brutalisait sa famille. Ce fut après un accès de colère sauvage où il en était arrivé à battre sa femme, qu’il composa en sanglotant, l’air célèbre : Tu che a Dio spiegasti.

Michel Ange Amerighi dit le Cavarage était, malgré son talent et son originalité, un être grossier, envieux et vaniteux. Il avait des querelles continuelles et un meurtre l’obligea de quitter Rome. À Malte, il se fit emprisonner pour avoir insulté un chevalier.

Le peintre flamand Brauwer ne fut qu’une superbe et épique canaille, un franc drôle, un pilier de tripots et de tavernes, se mêlant aux soûleries, fomentant les rixes, tapant lui-même la crapule à coups de brocs. On le retrouve du reste dans ses tableaux. « Chez lui, dit C. Lemonnier, le sang et la bière coulent pareillement, ses crânes s’ouvrent comme des bondes, ses tonnes giclent comme des plaies ; on cogne, on se troue la peau, on se disloque les mâchoires, on s’assomme. Les marauds s’enflent de colère et d’orgueil, et dans une atmosphère de massacre, par-dessus les faces de crapauds et de poulpicants, les ternes épaules et les torses empâtés, toujours s’exhausse le geste des bras frappant comme des massues. Une haleine de carnage souffle à travers ses lampées et ses parties de cartes ; il peint les épiques ribauds, les plèbes en folie, les truandailles des cours d’assisses. Son art s’enveloppe de haine froide, d’hyberbolique violence, de grossissement tragique.»

Son élève Jean Steen, de Leyde, ne valait guère mieux et ne travaillait que pour boire.

Je pourrais citer nombre de cas semblables parmi les poètes décadents.