La Petite Dorrit/Tome 1/Chapitre 28

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Librairie Hachette (Livre I - Pauvretép. 324-331).


CHAPITRE XXVIII.

La disparition de Personne.


Non content de la démarche qu’il avait faite pour ramener sa protégée, M. Meagles écrivit une lettre de remontrance, pleine d’indulgence et de bonté, à Tattycoram et à Mlle Wade. La jeune fille reçut encore de son ex-maîtresse une lettre capable de la toucher si elle avait encore pu l’être. Ces trois lettres étant restées sans réponse (elles furent toutes trois renvoyées à M. Meagles quelques semaines plus tard, comme ayant été refusées à domicile), l’ancien banquier engagea Mme Meagles à tenter une entrevue personnelle. Cette dame excellente n’ayant pas même obtenu une audience et la porte lui ayant été interdite avec opiniâtreté, M. Meagles supplia Arthur de tenter de son côté une nouvelle démarche. Ce dernier y consentit, mais sa complaisance n’eut d’autre résultat que de leur apprendre que la maison était confiée à la garde de la vieille femme aux yeux ternes ; que Mlle Wade était partie, que tous les meubles dépareillés avaient été enlevés ; que la vieille femme était prête à accepter autant de pièces de monnaie qu’on voudrait lui en donner et à remercier de tout son cœur le généreux donataire, mais qu’elle n’avait aucun autre renseignement à offrir en échange, que de les renvoyer à un état de lieux dressé par le commis de l’agent préposé à la location et affiché dans le vestibule.

Ne voulant pas, malgré cet échec, abandonner à son sort l’ingrate Tattycoram ni la laisser sans espoir, dans le cas où elle parviendrait à maîtriser sa mauvaise tête, M. Meagles fit insérer pendant six jours de suite dans plusieurs journaux une annonce discrètement rédigée où il était dit que, si certaine jeune personne qui avait récemment quitté sa demeure sans se donner le temps de réfléchir, se décidait jamais à revenir à Twickenham, elle y serait reçue comme par le passé sans avoir à craindre aucun reproche. Cette démarche publique n’eut d’autres conséquences que de consterner M. Meagles en lui donnant la preuve que chaque jour voyait des centaines de jeunes personnes quitter leur domicile sans se donner le temps de réfléchir ; car une foule de jeunes personnes dans ce cas, se trompant à l’annonce, vinrent se présenter à la ville de Twickenham ; et là, ne se trouvant pas reçues avec assez d’enthousiasme, elles finissaient d’habitude par demander des dommages-intérêts compensatoires, outre les frais de route pour l’aller et le retour. L’annonce attira encore une multitude d’autres clients inattendus. L’innombrable essaim de ces rédacteurs d’épîtres faméliques, qui semblent guetter sans trêve ni repos le moindre hameçon auquel ils puissent accrocher une lettre, écrivirent à M. Meagles qu’ayant lu l’annonce en question, ils s’adressaient en toute confiance à lui pour solliciter un léger don (la somme demandée variait de dix shillings à cinquante livres sterling) : non qu’ils eussent le moindre renseignement à lui donner sur la jeune personne en question, mais parce qu’ils savaient que ces dons charitables ne pouvaient manquer de porter avec eux leur récompense en contribuant à calmer les inquiétudes de l’auteur de l’annonce. Divers inventeurs profitèrent également de cette occasion pour correspondre avec M. Meagles, et pour le prévenir, par exemple, qu’un ami ayant attiré leur attention sur l’annonce insérée dans tel journal, à telle date, ils prenaient la liberté d’avertir M. Meagles que dès qu’ils entendraient parler de la jeune personne qu’on avait égarée, ils s’empresseraient de lui en faire part, mais qu’en attendant M. Meagles pouvait rendre un immense service à l’humanité en général en fournissant aux signataires les moyens de perfectionner une pompe d’un nouveau genre.

M. Meagles et sa famille, découragés par toutes ces vaines tentatives, avaient déjà commencé, bien à contre-cœur, à renoncer à l’idée de voir revenir Tattycoram, lorsque les représentants de la nouvelle et active Société connue sous la raison sociale Doyce et Clennam, partirent un samedi soir pour faire à leurs amis de Twickenham une visite qui devait durer jusqu’au lundi. Le plus âgé des deux associés prit la voiture ; et le plus jeune prit sa canne.

Un paisible coucher de soleil éclairait le paysage au moment où, bientôt arrivé au terme de son excursion, Clennam traversait les prairies situées au bord de la rivière. Il éprouvait cette sensation de paix intérieure que le repos de la campagne manque rarement d’éveiller chez les habitants des villes. Tout ce qu’il voyait était riant et tranquille. Le riche feuillage des arbres, l’herbe épaisse émaillée de fleurs agrestes, les petites îles vertes de la rivière, les lits des roseaux, les nénufars flottant à la surface de l’eau, le son des voix lointaines qui lui arrivait comme une musique apportée sur les rides de l’onde et la brise du soir, le frémissement d’un poisson sautant hors de l’eau à de rares intervalles, ou la chute d’un aviron, le gazouillement de quelque oiseau oublieux de l’heure, l’aboiement d’un chien, le beuglement d’une vache ; tous ces bruits mêmes respiraient le repos et contribuaient à augmenter la quiétude dont Arthur se sentait pénétrer dans cette atmosphère avec de douces et fraîches senteurs qui embaumaient le soir. Les longues traînées de feu et d’or qui traversaient l’horizon et le splendide sillage que le soleil couchant laissait derrière lui, tout cela était d’un calme divin. Au sommet empourpré des arbres lointains et le long de la verte colline plus rapprochée sur laquelle les ombres de la nuit s’abaissaient lentement régnait un silence pareil. Entre le paysage lui-même et son image répétée dans le fleuve il n’y avait aucune différence : ils étaient aussi tranquilles, aussi purs l’un que l’autre, et le solennel mystère de vie et de mort qui y étendait son empire, était empreint d’une telle harmonie de grandeur et de miséricorde que l’espérance allait verser son baume au cœur de l’homme spectateur de cette scène enchanteresse.

Clennam s’était arrêté (ce n’était pas la première fois, bien au contraire) pour jeter les yeux autour de lui et laisser ce tableau paisible descendre dans son âme, à mesure que les ombres descendaient aussi sous ses yeux dans la profondeur de l’onde. Il venait de se remettre en marche, lorsqu’il aperçut devant lui, dans le sentier qu’il suivait, une personne qu’il avait déjà peut-être associée dans sa pensée aux impressions de cette belle soirée.

Minnie se trouvait là toute seule. Elle tenait des roses à la main et semblait s’être arrêtée en le voyant, comme pour l’attendre. Son visage tourné vers Clennam montrait qu’elle avait suivi une direction opposée. Ses manières avaient quelque chose d’agité qu’Arthur n’avait jamais remarqué chez elle, et lorsqu’il se fut rapproché d’elle, il lui vint tout à coup à l’esprit qu’elle était venue au-devant de lui avec l’intention de lui parler.

Elle lui tendit la main en lui disant :

« Cela vous étonne de me trouver ici toute seule ? Mais la soirée est si belle, que je me suis promenée plus loin que je n’en avais d’abord l’intention. D’ailleurs je pensais bien que je vous rencontrerais, et cela m’a donné du courage. Vous prenez toujours ce chemin, je crois ? »

Tandis qu’il répondait qu’il préférait ce chemin-là à tous les autres, il sentit la main de Chérie trembler sur son bras et vit que les roses se mettaient à trembler aussi.

« Voulez-vous me laisser vous en donner une, monsieur Clennam ? Je les ai cueillies en sortant du jardin. Et même je les ai presque cueillies à votre intention, me doutant que j’allais vous rencontrer. M. Doyce est arrivé il y a plus d’une heure déjà, et nous a dit que vous veniez à pied. »

La main d’Arthur trembla aussi en acceptant une rose ou deux, et il la remercia. Ils se trouvaient en ce moment auprès d’une avenue d’arbres. Y dirigèrent-ils leurs pas, entraînés par un mouvement de Clennam ou de Minnie ? Peu importe. Clennam n’aurait pas pu le dire lui-même.

« Cette allée a quelque chose de grave, dit-il ; mais c’est une gravité qui charme à cette heure de la journée. En traversant cette ombre profonde et en débouchant dans l’arcade de lumière que nous voyons à l’autre extrémité, je crois que nous prenons le plus beau chemin pour arriver au bac et à la maison. »

Dans son simple chapeau de campagne et sa robe légère, le visage encadré par les boucles naturelles de sa belle chevelure brune, tandis qu’elle levait ses grands yeux vers le visage de son cavalier avec un regard où l’amitié et la confiance qu’il lui inspirait se mêlaient à une sorte de douce et timide pitié, elle paraissait si jolie qu’il était heureux (ou malheureux, il ne savait pas au juste), pour le repos d’Arthur, qu’il eût formé cette vigoureuse résolution à laquelle il avait si souvent songé.

Elle interrompit le silence qui durait depuis quelques minutes en demandant à Clennam s’il savait que son père avait songé à faire une nouvelle absence. Arthur répondit qu’il en avait entendu parler. Après un second intervalle de silence, elle l’interrompit de nouveau en ajoutant, avec un peu d’hésitation, que père avait abandonné l’idée de ce voyage.

Clennam pensa tout de suite : « Le mariage doit avoir lieu.

— Monsieur Clennam, continua Chérie avec une hésitation plus timide encore, et parlant si bas qu’il fut obligé de baisser la tête pour l’entendre, je voudrais bien vous donner ma confiance, si vous étiez assez bon pour ne pas la refuser. Voilà déjà longtemps que je le désire, parce que… je sentais que vous deveniez pour nous un ami si dévoué…

— Comment ne serais-je pas fier de l’obtenir tôt ou tard ! Accordez-la moi, sans crainte. Vous pouvez vous fier à moi.

— Je n’ai jamais pu craindre de me fier à vous, répondit-elle, le regardant en face avec des yeux qui respiraient la franchise. Je crois que je vous aurais parlé il y a longtemps ; mais je ne savais comment m’y prendre. Car, même en ce moment, je ne sais pas encore trop de quelle façon je dois débuter.

— M. Gowan doit être bien heureux, dit Arthur. Dieu bénisse sa femme et lui ! »

Elle pleura en essayant de le remercier. Il la rassura, prit la main qui reposait sur son bras avec les roses qui tremblaient toujours, et dégagea les roses qui y restaient encore, pour la porter à ses lèvres. Il lui sembla alors qu’il renonçait sérieusement pour la première fois à la lueur d’espérance qui vacillait encore dans le cœur de Personne ; et, à partir de ce moment, il se considéra comme mort à toute autre espérance de ce genre ; un homme de son âge devait rompre sans retour avec les rêves de la jeunesse.

Il mit les roses sur son cœur, et ils s’avancèrent pendant quelques minutes lentement et silencieusement à l’ombre de l’épais feuillage. Puis Clennam demanda d’un ton de joyeuse bonté si elle n’avait pas autre chose à dire à un ami, son aîné de beaucoup, l’ami de son père. N’avait-elle pas quelque commission à lui confier, quelque service à lui demander ? Ce serait pour lui une satisfaction éternelle de pouvoir contribuer le moins du monde à son bonheur.

Elle allait répondre, lorsqu’elle fut tellement touchée de je ne sais quelle tristesse ou de quelle secrète sympathie que pouvait-ce donc être ?… qu’elle fondit de nouveau en larmes en disant :

« Ô monsieur Clennam ! bon, généreux monsieur Clennam, dites-moi que vous ne m’en voulez pas.

— Moi, vous en vouloir ! vous en vouloir, ma chère enfant ! Non ! »

Après avoir joint les mains sans abandonner le bras d’Arthur et avec un regard confiant, elle prononça quelques paroles entrecoupées pour lui dire qu’elle le remerciait du fond du cœur (ce qui était parfaitement vrai, si le cœur est en effet la source de la sincérité), puis elle se calma peu à peu, recevant de temps à autre un mot d’encouragement de son cavalier ; c’est ainsi qu’ils continuèrent à s’avancer lentement et presque silencieusement sous l’arcade de verdure qui à chaque instant devenait plus sombre.

« Et maintenant, Minnie Gowan, dit enfin Clennam avec un sourire, n’avez-vous aucun service à me demander ?

— Oh si, j’ai bien des choses à vous demander.

— À la bonne heure ! J’y comptais… Mon espoir n’est pas déçu.

— Vous savez combien l’on m’aime à la maison. Peut-être aurez-vous de la peine à croire, cher monsieur Clennam (elle s’exprimait avec beaucoup d’agitation), en me voyant les quitter de mon propre gré et de mon propre mouvement, que je les aime aussi de tout mon cœur !

— J’en suis bien convaincu. Comment pouvez-vous croire que j’en doute ?

— Non, non. Mais il semble étrange même à mes propres yeux, que, les aimant comme je les aime, et me sachant aimée comme je le suis, je puisse me décider à les abandonner. Il me semble qu’il y a là quelque chose de si oublieux, de si ingrat !

— Ma chère enfant, dit Clennam, c’est le progrès naturel, le changement inévitable qu’amènent les années. Toutes les jeunes filles quittent ainsi leurs parents.

— Oui, je le sais ; mais toutes ne les quittent pas en laissant derrière elles un vide comme celui que je vais laisser derrière moi. Non qu’il soit difficile de trouver une foule de filles meilleures, plus aimables et plus accomplies que moi ; non que je mérite d’être beaucoup regrettée, mais ils m’aiment tant, ils m’ont tant gâtée ! »

Le cœur aimant de Chérie déborda, et elle sanglota en parlant des conséquences de son départ.

« Je sais combien père va être attristé tout d’abord, car je sais que tout d’abord je ne pourrai plus être pour lui ce que j’ai été depuis tant d’années. Et c’est surtout alors, monsieur Clennam, que je vous prie et vous supplie de penser à lui et de venir parfois lui tenir compagnie, lorsque vous aurez un moment à perdre ; et de lui dire que vous savez que, lorsque je l’ai quitté, je l’aimais mieux que je ne l’avais jamais aimé de ma vie. Car il n’y a personne… il me l’a dit lui-même ce matin en me parlant de vous… il n’y a personne qu’il estime plus que vous, et en qui il se repose avec plus de confiance. »

Un pressentiment de ce qui s’était passé entre le père et la fille tomba dans le cœur de Clennam comme une pierre tombe dans un puits, et fit monter les larmes à ses yeux. Il répondit gaiement (mais moins gaiement qu’il ne le croyait) qu’il ferait tout ce qu’elle désirait, qu’il le lui promettait fidèlement.

« Si je ne parle pas de ma mère, dit Chérie, trop émue et trop belle dans son innocente émotion pour que Clennam ne craignît pas de la regarder (il aima mieux compter les arbres qui se trouvaient encore entre eux et l’horizon pluvieux : le nombre en décroissait lentement), c’est parce qu’elle me comprendra mieux dans cette occasion, et sentira ma perte autrement en se rattachant à un autre espoir. Mais vous savez combien c’est une mère aimante et dévouée, et vous penserez aussi à elle n’est ce pas ? »

Minnie pouvait se fier à lui, dit Clennam ; elle pouvait compter qu’il ferait ce qu’elle lui demandait.

« Et, cher monsieur Clennam, continua Chérie, vous savez que mon père et quelqu’un que je n’ai pas besoin de nommer, ne s’apprécient pas tout à fait et ne se comprennent pas encore tout à fait, comme ils ne tarderont pas à le faire. Ce sera le devoir, et l’orgueil et le plaisir de ma nouvelle existence, de les amener à se mieux comprendre, à se rendre heureux mutuellement et à devenir fiers l’un de l’autre, et à s’aimer l’un l’autre, eux qui m’aiment tous deux si tendrement. Mais, en attendant, ô mon cher monsieur Clennam, vous qui êtes un homme généreux et fidèle, lorsque je serai partie (nous allons très-loin), efforcez-vous de réconcilier père avec celui qui m’emmène, et employez la grande influence que vous avez sur lui à dissiper ses préjugés, en lui faisant voir mon mari sous son vrai jour. Voulez-vous faire cela pour moi, vous qui êtes un noble cœur et un véritable ami ? »

Pauvre Chérie ! quelle illusion, quelle chimère ! Quand donc a-t-on vu s’opérer de pareils changements dans les relations naturelles des hommes ? Qui donc a jamais réussi à concilier des antipathies si invétérées ? Bien des filles avant toi ont fait le même rêve, ô Minnie ! Mais qu’ont-elles recueilli ? des mécomptes et des peines.

Ainsi pensa Clennam, mais il ne le dit pas : il était trop tard. Il s’engagea à faire tout ce qu’elle demandait, et elle demeura bien convaincue qu’il ne manquerait pas à sa promesse.

Ils allaient dépasser le dernier arbre de la sombre avenue. Elle s’arrêta et dégagea son bras. Les yeux fixés sur ceux de son compagnon, et de la main qui venait de s’appuyer sur la manche de Clennam, touchant toute tremblante une des roses qu’il avait serrées contre son cœur, comme pour donner plus de force à ce qu’elle disait, elle ajouta :

« Cher monsieur Clennam, dans mon bonheur… car je suis heureuse, bien que vous m’ayez vue pleurer… je ne puis souffrir qu’il y ait un nuage entre vous et moi. Si vous avez quelque chose à me pardonner (non pas un tort volontaire, mais quelque peine que j’aurais pu vous causer sans attention et malgré moi), que votre noble cœur me le pardonne ce soir ! »

Il se pencha vers l’innocent visage qui s’avançait sans crainte vers le sien. Il l’embrassa et répondit que Dieu savait qu’il n’avait rien à lui pardonner. Tandis qu’il se penchait de nouveau vers ce visage ingénu, elle murmura : « Adieu ! » et il répéta ce mot. Il prenait congé de toutes ses vieilles espérances… de toutes les vieilles incertitudes de Personne. L’instant d’après, ils sortirent de l’avenue, se donnant le bras, comme lorsqu’ils y étaient entrés, et les arbres parurent se refermer derrière eux dans l’obscurité, comme pour tirer le rideau sur le passé.

Les voix de M. et Mme Meagles et de Doyce se firent entendre près de la grille du jardin. Le nom de Chérie, prononcé par eux, ayant frappé l’oreille de Clennam, il cria :

« Elle est ici, avec moi. »

On s’étonnait et on riait un peu tandis qu’ils avançaient ; mais dès qu’ils se trouvèrent tous réunis, le silence se rétablit et Minnie rentra dans la maison.

M. Meagles, Doyce et Clennam, sans échanger une parole, firent plusieurs tours sur le bord de la rivière, à la clarté de la lune qui se levait ; puis Doyce resta en arrière et rentra dans la maison. Restés seuls, M. Meagles et Clennam continuèrent à se promener quelques instants en silence ; enfin le premier entama la conversation.

« Arthur, commença-t-il (l’appelant pour la première fois par son nom de baptême), vous rappelez-vous que je vous ai dit, un jour que nous nous promenions par une chaude matinée en regardant le port de Marseille, que la petite sœur de Chérie, bien qu’elle fût morte, nous semblait, à mère et à moi, avoir grandi en même temps que sa sœur et avoir subi les mêmes transformations qu’elle ?

— Je ne l’ai pas oublié.

— Vous rappelez-vous aussi que je vous ai dit que, dans notre pensée, nous n’avions jamais pu séparer ces sœurs jumelles, et que nous nous figurions que tout ce qui arrivait à l’une arrivait à l’autre ?

— Oui, je m’en souviens très-bien.

— Arthur, continua M. Meagles très-abattu, je vais encore plus loin ce soir. Il me semble ce soir, mon cher ami, que vous avez tendrement aimé la fille qui nous manque et que vous l’avez perdue lorsqu’elle avait atteint l’âge de Chérie.

— Merci, merci ! murmura Clennam, et il serra la main de son compagnon.

— Voulez-vous rentrer ? demanda M. Meagles au bout de quelque temps.

— Tout à l’heure. »

M. Meagles s’éloigna, et Arthur resta seul. Lorsqu’il se fut promené pendant une demi-heure environ au bord de la rivière, à la paisible clarté de la lune, il porta la main à sa poitrine et prit tendrement la poignée de roses que Chérie lui avait donnée. Peut-être les pressa-t-il contre son cœur, peut-être les porta-t-il à ses lèvres, mais bien certainement il se pencha sur le bord de l’eau, et les lança doucement dans le courant du fleuve. La rivière emporta au loin ces fleurs qui, à la clarté douteuse de la lune, semblaient pâles et fantastiques.

Les lumières brillaient dans le salon lorsqu’il y entra, et les visages qu’elles éclairaient, sans en excepter le sien, reflétèrent bientôt une tranquille gaieté. On parla d’une foule de choses (jamais son associé n’avait trouvé un si grand fonds de facile causerie pour faire passer agréablement le temps), jusqu’au moment de se coucher, de s’endormir. S’endormir, tandis que les fleurs, qui semblaient pâles et fantastiques à la clarté douteuse de la lune, se laissaient emporter par le courant ! c’est ainsi que de grands espoirs, jadis renfermés au fond de notre poitrine et caressés près de notre cœur, nous quittent pour aller se perdre dans le vaste océan de l’éternité.