La Pensée et le mouvant/La Perception du changement/Première conférence

La Perception du changement, conférences faites à l’Université d’Oxford
Oxford, at the Clarendon Press (p. 3-17).

PREMIÈRE CONFÉRENCE


Mesdames, Messieurs,

Mes premières paroles seront des paroles de remerciement à l’Université d’Oxford pour le grand honneur qu’elle m’a fait en m’invitant à venir parler chez elle. Je me suis toujours représenté Oxford comme un des rares sanctuaires où se conservent, pieusement entretenues, transmises par chaque génération à la suivante, la chaleur et la lumière de la pensée antique. Mais je sais aussi que cet attachement à l’antiquité n’empêche pas Oxford d’être très moderne et très vivant. Plus particulièrement, en ce qui concerne la philosophie, je suis frappé de voir avec quelle profondeur et quelle originalité on étudie ici les philosophes anciens (tout récemment encore, un de vos maîtres les plus éminents ne renouvelait-il pas sur des points essentiels l’interprétation de la théorie platonicienne des Idées ?), et comment, d’autre part, Oxford est à l’avant-garde du mouvement philosophique avec ces deux conceptions extrêmes de la nature de la vérité : le rationalisme intégral et le pragmatisme. Cette alliance du présent et du passé est féconde dans tous les domaines : nulle part elle ne l’est plus qu’en philosophie. Certes, nous avons quelque chose de nouveau à faire, et le moment est peut-être venu de s’en rendre pleinement compte ; mais, pour être du nouveau, ce ne sera pas nécessairement du révolutionnaire. Étudions plutôt les anciens, imprégnons-nous de leur esprit, et tâchons de faire, dans la mesure de nos forces, ce qu’ils feraient eux-mêmes s’ils vivaient parmi nous. Initiés à notre science (je ne dis pas seulement à notre mathématique et à notre physique, qui ne changeraient peut-être pas grand’chose à leur manière de penser, mais surtout à notre biologie et à notre psychologie), ils arriveraient à des résultats très différents, peut-être même inverses, de ceux où ils ont abouti. C’est ce qui me frappe tout particulièrement pour le problème que j’ai entrepris de traiter devant vous, le problème du changement.

J’ai choisi ce problème, parce que je le tiens pour capital, et parce que j’estime que, lorsqu’on s’est convaincu de la réalité du changement et qu’on a fait effort pour le ressaisir, tout se simplifie. Beaucoup de difficultés philosophiques, qui apparaissaient comme insurmontables, tombent. Non seulement la philosophie y gagne, mais la vie elle-même, notre vie de tous les jours — je veux dire l’impression que les choses font sur nous et la réaction de notre intelligence, de notre sensibilité et de notre volonté sur les choses — peuvent s’en trouver transformées et comme transfigurées. C’est que, d’ordinaire, nous regardons bien le changement, mais nous ne l’apercevons pas. Nous parlons du changement, mais nous n’y pensons pas. Nous disons que le changement existe, que tout change, que le changement est la loi même des choses ; oui, nous le disons et le répétons ; mais ce ne sont là que des mots, et nous raisonnons et philosophons comme si le changement n’existait pas. Pour penser le changement et pour le voir, il y a tout un voile de préjugés à écarter, les uns artificiels, créés par la spéculation philosophique, les autres naturels au sens commun. Je crois que nous finirons par nous mettre d’accord là-dessus, et que, partant de là, nous constituerons progressivement une philosophie à laquelle tous collaboreront et sur laquelle tous arriveront à s’entendre. C’est pourquoi je voudrais d’abord fixer deux ou trois points sur lesquels je pense que l’entente est déjà faite : l’accord, comme une tache d’huile, s’étendra peu à peu au reste. Notre première conférence portera donc moins sur le changement lui-même que sur les caractères généraux d’une philosophie qui prendrait l’intuition du changement pour point de départ.

Voici d’abord un point sur lequel tout le monde s’accordera. Si nos sens et notre conscience avaient une portée illimitée, si notre faculté de percevoir, extérieure et intérieure, était indéfinie, nous n’aurions jamais recours à la faculté de concevoir ni à celle de raisonner. Concevoir est un pis aller dans les cas où l’on ne peut pas percevoir, et raisonner ne s’impose que dans la mesure où l’on doit combler les vides de la perception externe ou interne, et en étendre la portée. Je ne nie pas l’utilité des idées abstraites et générales — pas plus que je ne conteste la valeur des billets de banque. Mais de même que le billet n’est qu’une promesse d’or, ainsi une conception ne vaut que par les perceptions éventuelles qu’elle représente. Je dis que nous sommes d’accord là-dessus. Et la preuve, c’est que, de l’avis de tous, les conceptions le plus ingénieusement assemblées et les raisonnements le plus savamment échafaudés s’écroulent comme des châteaux de cartes le jour où un fait — un seul fait réellement aperçu — vient heurter ces conceptions et ces raisonnements. Il n’y a d’ailleurs pas un métaphysicien, pas un théologien, qui ne soit prêt à affirmer qu’un être parfait est celui qui connaît toutes choses intuitivement, sans avoir à passer par l’intermédiaire du raisonnement, de l’abstraction ni de la généralisation. Donc, pas de difficulté sur le premier point.

Il n’y en aura pas davantage sur le second, que je formulerais ainsi : c’est l’insuffisance de portée ou la faiblesse de nos facultés de perception — insuffisance constatée par nos facultés de conception et de raisonnement — qui a donné naissance à la philosophie. L’histoire des doctrines en fait foi. Les conceptions des plus anciens penseurs de la Grèce étaient, certes, très voisines de la perception, puisque c’est par les transformations d’un élément sensible, comme l’eau, l’air, le feu, qu’elles complétaient la sensation immédiate. Mais dès que les philosophes de l’école d’Élée, critiquant l’idée de transformation, eurent montré ou cru montrer l’impossibilité de se maintenir si près des données des sens, la philosophie s’engagea dans la voie où elle a marché depuis, celle qui conduit à un monde « supra-sensible » : avec de pures « idées », désormais, on devait expliquer les choses. Il est vrai que, pour les philosophes anciens, le monde intelligible était situé en dehors et au-dessus de celui que nos sens et notre conscience aperçoivent : nos facultés de perception ne nous montraient que des ombres projetées dans le temps et l’espace par les Idées immuables et éternelles. Pour les modernes, au contraire, ces essences sont constitutives des choses sensibles elles-mêmes ; ce sont de véritables substances, dont les phénomènes ne sont que la pellicule superficielle. Mais tous, anciens et modernes, s’accordent à voir dans la philosophie une substitution du concept au percept. Tous en appellent, de l’insuffisance de nos sens et de notre conscience, à des facultés de l’esprit qui ne sont plus perceptives, je veux dire aux fonctions d’abstraction, de généralisation et de raisonnement.

Sur ce second point nous serons également d’accord. J’arrive alors au troisième, qui, je pense, ne soulèvera pas non plus de discussion.

Si telle est bien la méthode philosophique, il n’y a pas, il ne peut pas y avoir une philosophie, comme il y a une science ; il y aura toujours, au contraire, autant de philosophies différentes qu’il se rencontrera de penseurs originaux. Comment en serait-il autrement ? Si abstraite que soit une conception, c’est toujours dans une perception qu’elle a son point de départ. L’intelligence combine et sépare ; elle arrange, dérange, coordonne ; elle ne crée pas. Il lui faut une matière, et cette matière ne peut lui être fournie que par les sens ou par la conscience. Une philosophie qui construit ou complète la réalité avec de pures idées ne fera donc que substituer ou adjoindre, à l’ensemble de nos perceptions concrètes, telle ou telle d’entre elles élaborée, amincie, subtilisée, convertie par là en idée abstraite et générale. Mais, dans le choix qu’elle opérera de cette perception privilégiée, il y aura toujours quelque chose d’arbitraire, car la science positive a pris pour elle ce qu’il peut y avoir d’incontestablement commun à des choses différentes, la quantité, et il ne reste plus alors à la philosophie que le domaine de la qualité, où tout est hétérogène à tout, et où c’est par l’effet d’un décret contestable qu’une partie est déclarée représentative de l’ensemble. À ce décret on pourra toujours en opposer d’autres. Et bien des philosophies différentes surgiront, armées de concepts différents, capables de lutter indéfiniment entre elles.

Voici alors la question qui se pose et que, pour ma part, je considère comme essentielle. Puisque toute tentative pour philosopher avec des concepts suscite des tentatives antagonistes et que, sur le terrain de la dialectique pure, il n’y a pas de système auquel on ne puisse en opposer un autre, devons-nous rester sur ce terrain, ou bien ne vaudrait-il pas mieux (sans renoncer, cela va sans dire, à l’exercice de nos facultés de conception et de raisonnement) revenir à la perception elle-même, obtenir d’elle qu’elle se dilate et s’étende ? Nous disions que c’est l’insuffisance de notre perception naturelle qui a poussé les philosophes à compléter la perception par la conception, laquelle devra combler les intervalles entre les données des sens ou de la conscience et, par là, unifier et systématiser notre connaissance des choses. Mais l’examen des doctrines nous montre que la faculté de concevoir, au fur et à mesure qu’elle avance dans ce travail d’intégration, est obligée d’éliminer de la réalité une multitude de différences qualitatives, d’éteindre en partie nos perceptions, d’appauvrir notre vision concrète de l’univers : c’est même parce que chaque philosophie est amenée, bon gré mal gré, à procéder ainsi, qu’elle suscite des philosophies antagonistes, dont chacune relève quelque chose de ce que celle-là a laissé tomber. La méthode va donc contre le but qu’elle se propose : elle devait, en théorie, étendre et compléter la perception ; elle est obligée, en fait, de demander à une foule de perceptions de s’effacer afin que telle ou telle d’entre elles puisse devenir représentative des autres. — Mais supposez qu’au lieu de chercher à nous élever au-dessus de notre perception des choses, nous nous enfoncions en elle pour la creuser et l’élargir. Supposez que nous insérions en elle notre volonté, et que cette volonté, se dilatant, dilate notre vision des choses. Nous obtiendrions cette fois une philosophie où rien ne serait sacrifié de ce que nous présentent nos sens et notre conscience : aucune qualité, aucun aspect du réel, ne prétendrait se substituer au reste et en fournir l’explication. Mais surtout nous aurions une philosophie à laquelle on ne pourrait en opposer d’autres, car elle n’aurait rien laissé en dehors d’elle que d’autres doctrines pussent ramasser : elle aurait tout pris. Elle aurait pris tout ce qui est donné, et même plus que ce qui est donné, car les sens et la conscience, conviés par elle à un effort exceptionnel, lui auraient livré plus qu’ils ne fournissent naturellement. À la multiplicité des systèmes qui luttent entre eux, armés de concepts différents, succéderait l’unité d’une doctrine capable de réconcilier tous les penseurs dans une même perception, — perception qui irait d’ailleurs s’élargissant, grâce à l’effort combiné des philosophes dans une direction commune.

On dira que cet élargissement est impossible. Comment demander aux yeux du corps, ou à ceux de l’esprit, de voir plus qu’ils ne voient ? L’attention peut préciser, éclairer, intensifier : elle ne fait pas surgir, dans le champ de la perception, ce qui ne s’y trouvait pas d’abord. Voilà l’objection. — Elle est réfutée, croyons-nous, par l’expérience. Il y a en effet, depuis des siècles, des hommes dont la fonction est précisément de voir et de nous faire voir ce que, naturellement, nous n’apercevrions pas. Ce sont les artistes.

À quoi vise l’art, sinon à nous faire découvrir, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, une foule de choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’éprouvions pas nous-mêmes, au moins à l’état naissant, tout ce qu’ils nous décrivent. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui, sans doute, étaient représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle, l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. Mais nulle part la fonction de l’artiste n’est aussi apparente que dans celui des arts qui serre de plus près la réalité matérielle, je veux dire la peinture. Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature une foule d’aspects que nous ne remarquions pas. — Dira-t-on qu’ils n’ont pas vu, mais créé, qu’ils nous ont livré des produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu’elles nous plaisent, et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l’image que les grands peintres nous en ont tracée ? — Mais, s’il en était ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines œuvres — celles des maîtres — qu’elles sont vraies ? où serait la différence entre le grand art et la pure fantaisie ? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu ce qu’ils nous montrent. Oui, nous l’avions perçu, comme nous avons perçu tout ce que les peintres nous ont montré et nous montreront jamais ; mais nous avions perçu sans apercevoir. C’était, pour nous, une vision brillante et évanouissante, perdue dans la foule de ces visions également brillantes, également évanouissantes, qui, semblables à des « dissolving views », se recouvrent dans notre expérience usuelle et constituent, par leur interférence réciproque, la vision pâle et décolorée que nous avons habituellement des choses. Le peintre l’a isolée ; il l’a si bien fixée sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcher d’apercevoir dans la réalité ce qu’il y a aperçu lui-même.

L’art est donc là pour nous montrer qu’une extension de nos facultés de percevoir est possible. Mais comment s’accomplit-elle ? — Remarquons que le sens commun a toujours dit de l’artiste que c’est un « idéaliste », entendant par là que l’artiste se préoccupe moins que la plupart d’entre nous du côté positif et matériel de la vie. L’artiste est, au sens propre du mot, un « distrait ». Pourquoi, étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à y voir plus de choses que le commun des hommes ? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n’était une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d’agir, nous a amenés à rétrécir et à vider. De fait, il serait aisé de montrer que, plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à regarder, et que les nécessités de l’action tendent à limiter le champ de la vision. Je ne puis entrer dans la démonstration de ce point : j’estime que beaucoup de questions psychologiques et psycho-physiologiques s’éclaireraient d’une lumière nouvelle si l’on se décidait à considérer notre perception distincte comme simplement découpée, par les besoins de la vie pratique, dans un ensemble plus vaste. Nous aimons, en psychologie et ailleurs, à aller de la partie au tout, et notre système habituel d’explication consiste à reconstruire idéalement notre vie mentale avec des éléments simples, puis à supposer que la composition entre eux de ces éléments simples a réellement produit notre vie mentale. Si les choses se passaient ainsi, notre perception serait en effet inextensible ; elle serait faite de l’assemblage de certains matériaux déterminés, en quantité déterminée, et nous n’y trouverions jamais autre chose que ce qui y aurait été ainsi déposé d’abord. Mais les faits, quand on les envisage en dehors de tout parti pris d’expliquer l’esprit mécaniquement, suggèrent une interprétation d’un autre genre. Ils nous montrent, dans la vie psychologique normale, un effort constant de l’esprit pour limiter son horizon, pour se détourner de ce qu’il a un intérêt matériel à ne pas voir. Avant de philosopher, il faut vivre ; et la vie exige que nous nous mettions des œillères, que nous ne regardions ni à droite ni à gauche, mais droit devant nous dans la direction où nous avons à marcher. Notre connaissance, bien loin de se constituer par une association graduelle d’éléments simples, est l’effet d’une dissociation brusque : dans le champ infiniment vaste de notre connaissance virtuelle nous avons cueilli, pour en faire une connaissance actuelle, tout ce qui intéresse notre action sur les choses ; nous avons négligé le reste. Le cerveau paraît avoir été construit en vue de ce travail de sélection. On le montrerait sans peine pour les opérations de la mémoire. Notre passé, ainsi que nous le verrons dans notre prochaine conférence, se conserve nécessairement, automatiquement. Il survit tout entier. Mais notre intérêt pratique est de l’écarter, ou du moins de n’en accepter que ce qui peut éclairer et compléter plus ou moins utilement la situation présente. Le cerveau nous sert à effectuer ce choix : il actualise les souvenirs utiles, il maintient dans le sous-sol de la conscience ceux qui ne serviraient à rien. On en dirait autant de la perception : auxiliaire de l’action, elle isole, dans l’ensemble de la réalité, ce qui nous intéresse ; elle nous montre moins les choses mêmes que le parti que nous en pouvons tirer. Par avance elle les classe, par avance elle les étiquette ; nous regardons à peine l’objet, il nous suffit de savoir à quelle catégorie il appartient. Mais, de loin en loin, par un accident heureux, naissent des hommes qui, soit par leurs sens soit par leur conscience, sont moins attachés à la vie. La nature a oublié d’attacher leur faculté de percevoir à leur faculté d’agir. Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d’agir ; ils perçoivent pour percevoir, — pour rien, pour le plaisir. Par un certain côté d’eux-mêmes, soit par la conscience soit par un de leurs sens, ils naissent détachés ; et, selon que ce détachement est inhérent à tel ou tel de leurs sens ou à leur conscience, ils sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes. C’est donc bien une vision plus directe, plus immédiate de la réalité, que nous trouvons dans les différents arts ; et c’est parce que l’artiste songe moins à utiliser sa perception qu’il perçoit un plus grand nombre de choses.

Eh bien, ce que la nature fait de loin en loin, par distraction, pour quelques privilégiés, la philosophie ne pourrait-elle pas le faire, dans un autre sens et d’une autre manière, pour tout le monde ? Le rôle de la philosophie ne serait-il pas de nous amener à une perception plus complète de la réalité par un certain déplacement de notre attention ? Il s’agirait de détourner notre attention du côté pratiquement intéressant de l’univers, pour la retourner vers ce qui, pratiquement, ne sert à rien. Et cette conversion de l’attention serait la philosophie même.

Au premier abord, il semble que cela ait déjà été fait. Plus d’un philosophe a dit, en effet, que philosopher consistait à se détourner de la vie pratique, et que spéculer était l’inverse d’agir. Nous parlions tout à l’heure des philosophes grecs : nul n’a exprimé l’idée avec plus de force que Plotin. « Toute action, disait-il (et il ajoutait même “toute fabrication”) est un affaiblissement de la contemplation » (πανταχοῡ δὴ ὰνευρήσομεν τὴν ποίησιν καὶ τὴν πρᾱξιν ἢ άσθένειαν θεωρίας ἢ παρακολούθημα). Et, fidèle à l’esprit de Platon, il pensait que la découverte du vrai exige une conversion (έπιστροϕή) de l’esprit, qui se détache des apparences d’ici-bas et s’attache aux réalités de là-haut : « Fuyons vers notre chère patrie ! » — Mais, comme vous le voyez, il s’agissait de « fuir ». Plus précisément, pour Platon et pour tous ceux qui ont entendu la métaphysique de cette manière, se détacher de la vie et convertir son attention consiste à se transporter dans un monde différent de celui où nous vivons, à faire appel à des facultés autres que celles des sens et de la conscience. Ils n’ont pas cru que cette éducation de l’attention pût consister simplement à lui retirer ses œillères, à la déshabituer du rétrécissement que les exigences de la vie lui imposent. Ils n’ont pas jugé que l’attention dût continuer à regarder ce qu’elle regarde : non, il faut pour eux qu’elle se tourne vers autre chose. De là vient qu’ils font appel à des facultés de vision absolument différentes de celles que nous exerçons, à tout instant, dans la connaissance que nous prenons du monde extérieur et de nous-mêmes.

Et c’est précisément parce que l’on peut contester l’existence de facultés de ce genre que Kant a cru la métaphysique impossible. Une des idées les plus importantes et les plus profondes de la Critique de la Raison pure est assurément celle-ci : que, si la métaphysique est possible, c’est par une vision, et non par un effort dialectique. La dialectique nous conduit à des philosophies opposées ; elle démontre aussi bien la thèse que l’antithèse des diverses antinomies. Seule, une intuition supérieure (que Kant appelle une intuition « intellectuelle »), c’est-à-dire une perception de la réalité métaphysique, donnerait à la science métaphysique le moyen de se constituer. Le résultat le plus clair de la Critique kantienne est ainsi de montrer qu’on ne pourrait pénétrer dans l’au-delà que par une vision, et qu’une doctrine ne vaut, dans ce domaine, que par ce qu’elle contient de perception : prenez cette perception, analysez-la, recomposez-la, tournez et retournez-la dans tous les sens, faites lui subir les plus subtiles opérations de la plus subtile chimie intellectuelle, vous ne retirerez jamais de votre creuset que ce que vous y aurez mis ; tant vous y aurez introduit de vision, tant vous en retrouverez ; et le raisonnement ne vous aura pas fait avancer d’un pas au delà de ce que vous aviez perçu d’abord. Voilà ce que Kant a dégagé en pleine lumière ; et c’est là, à mon sens, le plus grand service que Kant ait rendu à la philosophie spéculative. Il a définitivement établi que, si la métaphysique est possible, ce ne peut être que par un effort d’intuition. — Seulement, ayant prouvé que l’intuition serait seule capable de nous donner une métaphysique, il ajouta : cette intuition est impossible.

Pourquoi la jugea-t-il impossible ? Précisément parce qu’il se représenta une vision de ce genre — je veux dire une vision de la réalité vraie, absolue, en soi — comme se l’était représentée Plotin, comme se la sont représentée en général ceux qui ont fait appel à l’intuition métaphysique : tous ont entendu par là une certaine faculté de connaître qui se distinguerait radicalement des sens et de la conscience, qui serait même orientée dans la direction inverse. Tous ont cru que se détacher de la vie pratique était tourner le dos à la vie pratique.

Et pourquoi l’ont-ils cru ? Pourquoi Kant l’a-t-il cru, à leur suite ? Pourquoi tous ont-ils jugé ainsi, — ceux-là pour procéder à la construction d’une métaphysique, celui-ci pour conclure que toute métaphysique est impossible ? Ils l’ont cru, parce qu’ils se sont imaginé que nos sens et notre conscience, tels qu’ils fonctionnent dans la vie de tous les jours, nous faisaient saisir directement le mouvement. Ils ont cru que par nos sens et notre conscience, travaillant comme ils travaillent d’ordinaire, nous apercevions réellement le changement dans les choses et le changement en nous. Alors, comme il est incontestable qu’en suivant les données habituelles de nos sens et de notre conscience nous aboutissons, dans l’ordre de la spéculation, à des contradictions insolubles, ils ont conclu de là que la contradiction était inhérente au changement lui-même et que, pour se soustraire à cette contradiction, il fallait sortir de la sphère du changement et s’élever au-dessus du Temps. Tel est le fond de la pensée des métaphysiciens, comme aussi de ceux qui, avec Kant, nient la possibilité de la métaphysique.

La métaphysique est née, en effet, des arguments de Zénon d’Élée relatifs au changement et au mouvement. C’est Zénon qui, en attirant l’attention sur les absurdités qui naissent de ce qu’il appelait mouvement et changement, amena les philosophes — Platon tout le premier — à chercher la réalité cohérente et vraie dans ce qui ne change pas. Et c’est parce que Kant crut que nos sens et notre conscience s’exercent ordinairement dans un Temps véritable, je veux dire dans un Temps qui change sans cesse, dans une durée qui dure, c’est parce que, d’autre part, il se rendait compte de la relativité des données usuelles de nos sens et de notre conscience, qu’il jugea la métaphysique impossible autrement que par une vision différente de celle des sens et de la conscience, — vision dont il n’apercevait d’ailleurs aucune trace chez l’homme.

Mais si nous pouvions établir que ce qui a été considéré comme du mouvement et du changement par Zénon d’abord, puis par les métaphysiciens en général, n’est ni du changement ni du mouvement, qu’ils ont retenu du changement ce qui ne change pas et du mouvement ce qui ne se meut pas, qu’ils ont pris pour une perception immédiate et complète du mouvement et du changement une cristallisation de cette perception, solidifiée en vue de la pratique ; — et si nous pouvions montrer, d’autre part, que ce qui a été pris par Kant pour le temps lui-même est un temps qui ne coule ni ne change ni ne dure ; — alors, pour se soustraire à des contradictions comme celles que Zénon a signalées et pour dégager notre connaissance de la relativité dont Kant la croyait frappée, il n’y aurait pas à sortir du temps (nous n’en sommes que trop sortis !), il n’y aurait pas à se dégager du changement (nous ne nous en sommes que trop dégagés !), il faudrait, au contraire, faire effort pour ressaisir le changement et la durée dans leur mobilité originelle. Alors, non seulement nous verrions tomber une à une bien des difficultés et s’évanouir plus d’un problème, mais encore, par l’extension et la revivification de notre faculté de percevoir, nous rétablirions la continuité dans l’ensemble de nos connaissances — une continuité qui ne serait plus hypothétique et construite, mais expérimentée et vécue. Un travail de ce genre est-il possible ? C’est ce que nous chercherons ensemble, si vous le voulez bien, dans notre prochaine conférence.