HOMMAGE À PAUL LANGEVIN


Par Frédéric JOLIOT-CURIE[1]




Mon cher Maître,


C’est l’un de vos élèves, plus exactement l’un de vos disciples qui a maintenant le privilège de vous apporter le témoignage de sa respectueuse gratitude et de sa profonde et affectueuse admiration.

Sans doute, des voix plus autorisées que la mienne seraient capables d’exprimer tout ce que la Science vous doit.

Je dirai simplement que par vos travaux et votre enseignement d’une fécondité extraordinaire, vous avez grandement contribué à donner à la Physique une place dominante dans les Sciences et à faire briller d’un vif éclat la physique française dans le monde.

Vos travaux expérimentaux, la marque de votre pensée se trouvent partout dans le grand mouvement de recherches et d’idées qui a déferlé depuis la fin du siècle dernier et qui a abouti à nous donner une compréhension plus saine de la Nature, une meilleure représentation des phénomènes qui s’y produisent.

Devant les découvertes expérimentales, vous avez été obligé, avec vos collègues grands physiciens, de critiquer et de modifier profondément certaines notions fondamentales concernant le temps, l’espace, la mécanique et la structure de la matière et du rayonnement.

Ce ne fut pas sans difficultés, sacrifices et même douleur, que vous avez abouti à ces renouvellements heureux à travers ce que vous avez si justement appelé les deux crises de la relativité et des quanta.

Il y a plus de 20 ans, lors d’une visite que je vous fis, boulevard Port-Royal, je vous trouvais à votre bureau, en plein effort intellectuel, et j’ose dire en sueur… Vous me donniez aussitôt la raison de votre état… « Ce sont ces bougres de quanta qui me donnent bien des difficultés… »

Ce souvenir en appelle beaucoup d’autres. Celui de votre enseignement à l’École de Physique et Chimie et au Collège de France, qui eut sur moi et sur beaucoup de mes camarades une influence décisive.

C’est vous qui m’avez dirigé vers la recherche à l’Institut du Radium et j’ai bien des raisons pour vous en être reconnaissant.

Nous avons conservé précieusement les cahiers remplis de vos leçons magistrales et ce sont encore les meilleurs documents que nous consultons. C’est par votre enseignement que l’assimilation et la clarification des grandes découvertes théoriques et expérimentales de la physique contemporaine ont été faites en France. S’il était nécessaire d’en donner une preuve, je rappellerais l’action on peut même dire le combat que vous avez mené ici pour faire comprendre la relativité. Tous ceux qui vous ont entendu ont été conquis par la clarté et l’élévation de votre pensée. Votre parole nous a tous profondément marqués. Vous avez souvent traduit l’unité profonde qui existe entre la pensée et l’action, l’esprit et la matière, c’est-à-dire encore entre la recherche scientifique la plus élevée, et les applications techniques. On trouve dans votre œuvre, à côté des recherches de Science pure, un grand nombre de recherches appliquées. Un magnifique exemple de cette partie de votre activité est la création de la technique des ultrasons et son application au problème de la détection des obstacles sous-marins. Les navires alliés sont équipés avec les appareils construits sur les principes de ceux que vous avez réalisés durant l’autre guerre, et ils peuvent ainsi lutter efficacement contre la redoutable arme sous-marine. On peut dire qu’en mettant votre intelligence au service de la Patrie, vous avez contribué au succès des armées alliées.

Une partie importante de votre temps a été consacrée aux questions d’éducation et vous avez toujours réagi contre la manière trop dogmatique, trop utilitaire dont l’enseignement des Sciences est donné. Dans un article paru récemment dans la revue « La Pensée », vous avez admirablement exposé la manière dont se pose le problème de la Culture et des Humanités. Une transformation profonde de l’enseignement s’impose et on ne pouvait mieux choisir que vous-même pour présider au Ministère de l’Éducation Nationale les travaux de la Commission chargée de cette réforme.

Votre prestige parmi les hommes de science est très grand, non seulement dans notre pays, mais aussi à l’étranger. La liste est très longue des Académies et Sociétés savantes, dont vous êtes membre. Nous sommes fiers de vous savoir représenter la physique française à la Société Royale de Londres et à l’Académie des Sciences de l’U. R. S. S.

Dernièrement, vous receviez l’hommage des savants soviétiques. Il y a une semaine, parcourant les salles du célèbre Cavendish Laboratory à Cambridge, des savants anglais me montraient dans une salle d’honneur votre portrait à côté de celui de Sir Joseph-John Thomson. Le souvenir des belles recherches que vous fîtes dans ce laboratoire en 1897 est encore très vif. Il est inutile d’insister sur le grand rayonnement de votre œuvre scientifique dans le monde entier.

Mais il est une autre partie de votre œuvre que je voudrais esquisser, sachant toutefois que d’autres que moi seront plus qualifiés pour en parler. C’est celle qui concerne vos préoccupations sociales.

Depuis votre jeunesse, vous n’avez jamais pu concevoir l’indifférence de l’homme de science pour les conditions de vie morale et matérielles des individus. Vous avez milité avec une foi ardente dans les rangs de ceux qui veulent la libération matérielle des hommes, condition indispensable à leur libération intellectuelle et morale.

Vous avez toujours été du côté des déshérités, de ceux qui souffrent des injustices sociales et votre voix a contribué à leur donner la ferme espérance qu’en des jours prochains ils bâtiront avec des hommes comme vous un monde meilleur.

Le développement de la Science est le facteur principal du progrès de la civilisation, à condition toutefois que l’on fasse un bon usage des découvertes et inventions. Nul autre que vous, me semble-t-il, n’a mieux exprimé la valeur humaine de la Science, tout ce qu’elle peut apporter de bonheur dans une société où le profit personnel et égoïste ne serait plus la principale préoccupation.

Il y a une grande unité de pensée dans toute votre œuvre. C’est en homme de science que vous vous préoccupez des questions sociales. Même du point de vue unique de l’intérêt de la science, ces préoccupations sont nécessaires, car chacun sait que la science ne peut se développer harmonieusement que si les conditions extérieures lui sont favorables, en bref, si le régime politique du pays lui est favorable.

Nous vous sommes reconnaissants de nous avoir éclairés dans tous ces domaines de la pensée et de l’action et c’est pour cela que nous vous admirons et que nous vous aimons.

  1. Allocution prononcée par Frédéric Joliot-Curie au cours de la cérémonie organisée le 3 mars 1945 à l’occasion du 73e anniversaire de Paul Langevin dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Ce texte est reproduit dans Hommage à Paul Langevin (Éditions de l’Union Française Universitaire, Paris, 2, rue de l’Élysée).