La Pensée de l’humanité/Préface du traducteur

PRÉFACE DU TRADUCTEUR


L’ouvrage de Léon Tolstoï, dont nous présentons ici au lecteur européen la première traduction française, a une double portée. Il résume les pensées exprimées par les sages universellement reconnus et par les fondateurs des religions les plus répandues de tous les temps et de tous les pays, pensées sur le sens et le but suprême de la vie. C’est en cherchant à son tour, durant son existence entière, le « chemin de la vie », que le grand penseur russe s’est efforcé de mettre à profit ce qui avait été dit et écrit avant lui sur l’éternel problème, pour sa propre éducation, d’abord, pour éclairer les autres, ensuite, par des citations appropriées. Le présent ouvrage est le résultat de ce travail formidable. C’est bien « la pensée de l’humanité » refléchie par l’âme de Tolstoï.

C’est, d’autre part, son œuvre testamentaire, celle qu’il entoura de plus de soin durant ses dernières années et dont il corrigeait les épreuves jusqu’à sur sa couche de mourant.

Il avait déjà précédemment établi plusieurs recueils analogues, sans avoir pu se déclarer satisfait. Ce fut, premièrement : Pensées des sages pour chaque jour ; puis : Cercle de lecture, et, enfin : Lectures quotidiennes. Durant dix ans, l’auteur de ces recueils, dont chacun forme plusieurs volumes, ne cessait de les amender, de les coordonner sur un nouveau plan, et c’est de ce long travail préliminaire qu’est sorti enfin Le Chemin de la vie dont nous croyons plus explicitement intituler la version française : La Pensée de l’Humanité.

L’idée de laisser avant de mourir la confirmation de sa doctrine par la collectivité de grands penseurs, le hantait avec une telle constance que toutes les fois où Tolstoï croyait sa fin proche, son unique préoccupation était d’en activer la réalisation. L’un de ses disciples et plus proches amis, M. Gorbounov-Possadov, qui avait été chargé par lui de publier les recueils énumérés, raconte, dans sa préface à l’édition russe du Chemin de la vie, ces détails significatifs sur l’origine du premier recueil :

« Pendant la grave maladie dont L.-N. Tolstoï souffrait en janvier 1903, alors que sa vie était en danger et qu’il n’avait plus la force de s’adonner à ses travaux habituels, il relisait l’Évangile et, en détachant chaque jour les feuilles du calendrier suspendu à la tête de son lit, parcourait les maximes empruntées aux grands penseurs que portaient les feuillets. Le calendrier étant, épuisé et le malade n’ayant pas sous la main un autre pour le remplacer, Tolstoï éprouva le désir d’établir pour son usage personnel un recueil des pensées pour sa lecture quotidienne. C’est ainsi que, durant sa maladie, il réunit les éléments pour son premier recueil. »

Rétabli, il ne cessa d’enrichir chaque nouveau recueil du produit de ses constantes recherches, utilisant toute pensée qui avait sa valeur propre, sans se préoccuper de la tendance de l’auteur, fût-il le prince Bismarck, « tout rougi du sang de ses frères allemands et français », en témoignage, nous dit M. Gorbounov-Possadov, « de ce fait que l’étincelle sacrée subsiste même chez le représentant le plus implacable du régime de violence ». Quantité de ses propres pensées, soit extraites de ses ouvrages extérieurs, soit nouvellement rédigées, s’aggloméraient à celles des autres auteurs. Le tout était disposé en lectures quotidiennes, pour tous les jours de l’année.

Pour le présent travail, outre de nombreuses additions inédites, il modifia cette disposition suivant un plan nouveau, plus rationnelle. Les pensées sur le sens de la vie, sur nos passions bonnes et mauvaises, sur la conduite à observer dans divers cas, etc., furent groupées en trente chapitres homogènes, chacun traitant une seule question fondamentale. Cette division correspond donc à un mois de lecture, au lieu de s’espacer sur l’année entière. Tout en conservant ainsi son caractère de livre de chevet, le présent ouvrage gagne en ordonnance, et cela d’autant plus que les chapitres sont disposés suivant le développement logique de la doctrine de Tolstoï.

Rappelons, enfin, que l’ermite de Yasnaïa Poliana avait mis une passion particulière à la rédaction de son dernier travail. M. Gorbounov nous conte que, non content d’avoir refait à plusieurs reprises le manuscrit, l’auteur multipliait les corrections en première, en deuxième, en troisième épreuves. En portant lui-même les épreuves corrigées à son éditeur, — celui-ci demeurait alors dans le voisinage de Yasnaïa Poliana, — Tolstoï s’excusait avec un sourire contraint, comme si on l’avait pris en défaut : « J’ai encore tout barbouillé. Pardonnez-moi, je ne recommencerai pas. »

« La dernière fois, ajoute M. Gorbounov, j’ai apporté à Léon Nicolaïevitch les épreuves de deux fascicules de son ouvrage le 11 novembre 1910 (trois jours avant la mort de Tolstoï), à Astapovo, où il se mourait. Il eut encore la force d’écouter attentivement les renseignements que je lui ai apportés sur la marche de l’impression des trente fascicules. J’ai ajouté qu’à tout hasard, je lui apportais la troisième épreuve de deux fascicules ; il me répondit d’une voix éteinte et où perçait le regret de son impuissance de se remettre à son travail favori : « Je n’ai pas la force… Faites-le vous-même. »

Nous sommes bien en présence de l’expression dernière et la plus complète peut-être de la doctrine du grand mort, confrontée avec les pensées de plus grands philosophes de l’humanité et de ses plus anciennes traditions. Tolstoï cite, en effet, tous les livres sacrés connus de tous les pays : la Bible, Vichnou-Pourana, Rama-Krichna et autres textes hindous ; Bouddha, Lao-Tseu, Confucius et les Bramines ; l’Évangile, les Apôtres, le Talmud et le Coran ; et aussi les plus antiques traditions : chinoises, hindoues, arabes, persanes, voire mexicaines d’avant la découverte de l’Amérique et quinze siècles avant l’ère chrétienne ; les philosophes grecs Héraclite, Socrate, Platon, Xénophon et Épictète, comme les romains Caton, Cicéron, Sénèque, Juvénal, Marc-Aurèle et Lactance ; Basile-le-Grand et Jean Chrysostome ; Mahomet, Saadi et Saïd Ben-Hamed ; Jean Huss, Érasme, Luther ; Montaigne, Pascal, Fénelon, La Bruyère, Rousseau, Lamennais et Lamartine ; Emerson, Bentham, Thomas Moore, Carlyle, Ruskin, Carpenter, Grant-Alen et Henry George ; Kant, Lessing, Humboldt et Schopenhauer ; Gogol, Hertzen et Dostoïevsky, etc. etc., pour ne nommer que les livres et les auteurs les plus universellement connus et sans faire état des sources que Tolstoï n’indique pas, en raison de ce que les passages empruntés sont, comme il l’explique dans sa préface, interprétés et non pas fidèlement traduits par lui.

E. Halpérine-Kaminsky. -----