La Peinture à l’exposition universelle/02

La Peinture à l’exposition universelle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 28 (p. 858-882).
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LA PEINTURE
A L'EXPOSITION UNIVERSELLE


IV

La Belgique est un pays où fleurissent l’agriculture, l’industrie, la monarchie constitutionnelle et les querelles religieuses ; la Belgique est aussi un pays où l’on sait dessiner et peindre. Elle n’a pas seulement hérité des aptitudes naturelles qui distinguaient les Flamands, ses glorieux ancêtres, et de leur goût particulier pour les beaux-arts ; elle s’est appliquée à recueillir pieusement leurs traditions, leurs méthodes, leurs procédés, jusqu’à leurs recettes. Nulle part le gouvernement et les municipalités ne se donnent plus de peine, ne s’imposent plus de dépenses pour propager l’enseignement du dessin. Si l’on tient compte de l’étendue de son territoire et du nombre de ses habitans, la Belgique est l’endroit du monde où il y a le plus d’artistes et d’académies ; aussi a-t-on pu dire que « la peinture y est devenue en quelque sorte une industrie nationale et que les tableaux flamands forment un article sérieux d’exportation. »

La Belgique occupe une excellente place dans l’exposition universelle des beaux-arts ; elle y fait très bonne figure non-seulement par la qualité des tableaux qu’elle a envoyés, mais par leur nombre et leur diversité. Elle a exposé des échantillons de son remarquable savoir-faire dans toutes les branches de la peinture. Le paysage est représenté dignement par un mort regrettable, M. Boulenger, dont la Vue de Dînant est une œuvre forte aussi bien construite que bien conçue, et par M. Clays et ses marines aux eaux troubles, lourdement clapoteuses, aux ciels brouillés, sur lesquels se détachent des voiles d’un brun fauve ; M. Clays ne sait qu’un air, mais il le sait si bien qu’on l’entend toujours avec plaisir. Parmi les animaliers belges, il faut signaler M. Verwée, qui a fait une étude aussi approfondie de la vache que M. Joseph Stevens du chien et du singe ; quant à M. Verboeckhoven, il s’est consacré tout entier à la gloire du mouton, animal peu commode à peindre, que Millet seul a vraiment connu ; empêtré dans sa laine, le mouton n’a pas de lignes et il faut pourtant lui en donner, sans compter qu’il est bête, mais qu’il ne s’en doute pas et qu’il convient de respecter son illusion. L’Orient, les lions, les buffles et les marchands de pastèques ont rencontré un interprète éloquent dans M. Verlat, dont le talent robuste cherche à s’inspirer des grands maîtres de l’école espagnole ; M. Verlat devrait leur laisser les saintes familles, les lions font mieux son affaire. On trouve encore dans la section belge d’excellens peintres de portraits, savans et consciencieux ; il suffit de nommer M. de Winne. On y trouve aussi de grandes pages d’histoire, bien composées et qui ne sont point insignifiantes. Il faut citer dans le nombre le Canossa en l’an 1077 de M. Cluysenaar. On peut reprocher à ce peintre d’avoir une palette trop pauvre et trop de goût pour les tons neutres ; son tableau n’en est pas moins digne d’éloges. On y voit l’empereur Henri IV gravissant à genoux son calvaire, c’est-à-dire l’escalier au haut duquel l’attend le terrible Grégoire VII, accompagné de la dévote Mathilde de Toscane. En contemplant cette scène, on comprend fort bien que M. de Bismarck se soit écrié un jour : « Non, nous n’irons pas à Canossa. » Qui pourrait avoir envie d’y aller en de telles conditions et dans une telle posture ?

Personne ne l’emporte sur les peintres belges en science et en savoir-faire. Ils ont de qui tenir, ce sont des enfans de la balle, qui ont appris l’art par règles et par principes et qui savent les secrets de leur métier. Tout a sa rançon. On ne peut avoir trop d’acquis, mais l’acquis nuit quelquefois au sentiment personnel. Nos souvenirs doivent être nos amis, ils ne doivent pas être nos tyrans, et, s’il est bon d’être sûr de soi-même, il y a deux sortes de certitude : l’une est le fruit de l’expérience et d’une conviction puissamment raisonnée, l’autre est le résultat d’une leçon bien apprise, l’une fait les maîtres, l’autre est la marque des éternels écoliers. Le sentiment personnel fait défaut à un grand nombre de peintres belges ; leurs œuvres sont correctes, distinguées, pleines d’habileté et de talent, mais on regrette de n’y pas trouver ce je ne sais quoi qui saisit, s’impose et ne peut s’oublier. Ils aspirent trop souvent à entrer dans la peau des autres, et, si bien qu’on s’y installe, on n’y est jamais chez soi. L’ambition de tel portraitiste de Bruxelles est qu’on prenne ses portraits pour des portraits anciens ; tel paysagiste d’Anvers, M. Lamorinière par exemple, s’occupe plus de ressembler à Hobbema qu’à la nature. C’est surtout dans la peinture de genre que se fait sentir cette tendance à l’art rétrospectif. La Belgique contemporaine est un pays de forte vie publique, où les passions sont ardentes, où les luttes électorales sont fertiles en incidens sérieux ou plaisans. Les peintres belges n’auraient qu’à regarder autour d’eux pour découvrir des motifs dignes de tenter leur pinceau ; mais ils préfèrent regarder derrière eux, et c’est aux maîtres flamands ou hollandais du XVIIe siècle qu’ils vont demander leurs inspirations. Personne ne peut douter que M. Willems, qui possède des qualités d’exécution si remarquables, ne s’occupe beaucoup de Metsu, de Mieris, de Terburg, que M. Madou ne rêve souvent de Téniers ou de Van Ostade ; mais ces admirables peintres ont représenté les mœurs, les scènes, les costumes, les figures qu’ils avaient sous les yeux, les grandes dames et les bourgeoises, les cavaliers et les paysans, les tabagies, les corps de garde et les kermesses de leur temps. — « Quand je parlerais toutes les langues de la terre et même des anges, disait l’apôtre Paul, si je n’ai l’amour, je suis comme l’airain qui résonne ou comme la cymbale qui retentit. » Quand vous auriez la finesse de dessin et l’harmonie de clair-obscur de Metsu, l’extrême fini de Mieris, la touche légère et piquante de Téniers, et quand vous peindriez comme Terburg une robe de satin, il y aurait entre eux et vous cette différence considérable qu’ils ont passé leur vie à rendre ce qu’ils voyaient et que vous passez la vôtre à refaire ce qu’ils ont vu. Ils étaient naïfs, vous ne l’êtes pas. Ce qui manque le plus aux artistes belges dont nous parlons, c’est la naïveté, ils se souviennent trop. Pour se rendre digne de passer à la postérité, il faut commencer par être de son temps, et il n’y a d’œuvres immortelles que celles qui ont une date.

Les deux coryphées de la section belge sont sans contredit M. Wauters et M. Alfred Stevens. Outre son intéressant tableau de la Folie de Van der Goes, que nous avions admiré déjà au salon, M. Wauters a exposé deux toiles importantes dont le sujet est emprunté à la vie de Marie de Bourgogne. Dans l’une, cette princesse implore des échevins de Gand la grâce de ses conseillers Hugonet et Humbercourt. Dans l’autre, elle jure de respecter les privilèges communaux de la ville de Bruxelles ; debout sur une estrade, elle pose la main sur l’Évangile que lui présente un évêque assisté de deux enfans de chœur. M. Wauters s’est donné beaucoup de peine pour costumer comme il convenait la plupart de ses personnages ; Marie seule aurait le droit de se plaindre de lui, sa robe n’est qu’à moitié faite, c’est du satin qui n’en est pas. Ce détail malheureux ne tire pas à conséquence ; M. Wauters est un artiste sérieux et sincère qui respecte son art, et ses peintures d’histoire lui font grand honneur. La composition en est bien ordonnée, les attitudes ont de la dignité, les figures ont du caractère, la touche est large, ferme, accentuée. Ces peintures seraient des chefs-d’œuvre, si M. Wauters avait plus de flamme, cette étincelle qui se communique et qui met le feu aux poudres.

Ce n’est pas à M. Stevens que manque l’étincelle, et ce n’est pas lui non plus qui se permettrait de ne faire une robe qu’à moitié. On connaît les audaces et les raffinemens de cet ingénieux artiste, la délicatesse merveilleuse de ses demi-teintes, le charme de ses tons gris ou roses, et on sait qu’il est le premier homme du monde pour broder une dentelle, pour faire chatoyer le satin, pour peindre la soie, le velours et surtout les châles de cachemire. Les femmes qu’il affuble de ces robes et de ces châles incomparables sont quelquefois d’aimables mondaines dont la tête est parfaitement vide, charmantes poupées qui ne s’occupent que de chiffons ; mais le plus souvent ce sont des créatures interlopes, profondément versées dans l’art des dangereuses séductions. Le chef-d’œuvre de M. Stevens en ce genre est son Sphinx parisien. Nous le voyons de face, ce sphinx ; son visage est dans l’ombre, une lumière mystérieuse se joue dans ses cheveux d’un blond chaud. Un boa de martre est négligemment noué autour de son cou, sa robe blanche est semée de petits bouquets de roses et de bluets. Sa bouche entr’ouverte vous laisse apercevoir ses dents, qui mordillent un de ses doigts. Ses yeux bleus expriment une pensée vague, une espérance qui ressemble à un appétit. Il s’agit sans aucun doute de quelque fils de famille que cette terrible femme se promet de croquer, lui et ses millions, et sûrement elle y réussira, quoiqu’elle ne soit pas jolie ; mais c’est un beau monstre, et il faut se défier des monstres, sans compter que le modelé de ses épaules et de ses bras est admirable. Ce beau monstre est une merveille. Nous entendions une honnête femme se plaindre que M. Stevens employât son pinceau et son talent à la glorification des coquines. Pour la consoler, nous lui fîmes remarquer qu’il peint rarement des coquines heureuses ou triomphantes ; il aime au contraire à les représenter inquiètes, agitées, rêveuses, mordues au cœur par une émotion pénible, recevant un billet fatal qui ruine leurs espérances. Il nous en montre une qui est tout à fait désespérée, quoique sa robe blanche soit vraiment un prodige de l’art et que son cachemire soit le plus beau de tous les cachemires. M. Stevens a tenu à prouver aux honnêtes femmes que le sort des coquines, si bien habillées qu’elles soient, n’est pas toujours enviable, et c’est ainsi qu’il s’acquitte envers la morale. Cependant le jury international n’a pas osé lui décerner la médaille d’honneur qu’il mérite ; selon toute apparence, il craignait en le récompensant de paraître encourager les mauvaises mœurs.

Il ne faut pas chercher dans la section allemande un coloriste aussi raffiné que M. Stevens ; encore moins y faut-il chercher de séduisantes coquines et de beaux monstres. Par ordre supérieur, la porte a été fermée aux tableaux interlopes comme aux tableaux militaires ; nous n’y avons pas aperçu un seul escadron de uhlans, ni une seule femme qui se conduise mal, à moins que nous ne comptions parmi les femmes suspectes les deux sirènes que M. Bœcklin a groupées dans une étrange composition intitulée Mecresidylle, laquelle n’est pas propre à inspirer le goût des idylles marines. Les sirènes de M. Bœcklin ont une main verte et une main bleue ; cela suffit pour mettre la jeunesse à l’abri de leurs amorces. On ne trouve pas non plus dans la section de l’empire germanique de grandes toiles, des tableaux d’histoire tels que ceux de M. Wauters. Les artistes allemands semblent avoir renoncé aux vastes entreprises, ils ne peignent plus le jugement dernier comme M. Cornélius, ni la philosophie de l’histoire comme M. Kaulbach. L’exposition allemande, arrangée avec beaucoup de discernement et de goût, respire un esprit éminemment bourgeois ; on pourrait croire en la parcourant que l’Allemagne est le pays le plus tranquille, le plus pacifique, le plus modeste de l’Europe, où chacun, retiré chez soi, s’occupe de ses petites affaires particulières et surveille son pot-au-feu, sans se soucier de jouer le moindre rôle dans l’histoire du monde. Il n’y a rien dans cette grande salle qui puisse faire penser à M. de Bismarck, au traité de Berlin, aux élections du Reichstag ; mais on y trouvera quelques excellens portraits, de nombreux tableaux de genre, parmi lesquels il en est de remarquables, quelques paysages intéressans et un tableau de demi-caractère, qui est une œuvre très bien venue et vraiment réjouissante.

Le portrait de la princesse Elisabeth de Carolath-Beuthen, par M. Richter, a été fort admiré. M. Richter a traité comme il convenait son beau modèle. La princesse, en toilette de bal, les bras nus, a posé son coude sur le dossier de sa chaise ; elle appuie contre sa main droite sa tête fière et délicate, aussi fine que distinguée ; son autre main pend le long de son corps et joue avec un bracelet. Un superbe dogue, fort distingué lui aussi, est accroupi sur un pan de sa robe. Voilà une femme bien gardée ; mais elle se charge de se garder elle-même, il y a dans ses yeux comme dans sa bouche quelque chose de hautain et de dédaigneux qui tient ses admirateurs à distance. Quelqu’un disait : « Ce portrait est admirable, mais il vous reçoit mal. » Dans les tableaux de M. Stevens, la robe vaut souvent mieux que la femme ; ici la femme vaut mieux que sa robe, qui est d’un blanc crayeux ou couleur de sucre et manque de souplesse. Ce qui nous chagrine et nous inquiète, c’est que la princesse tourne le dos à un ardent-feu de coke, peu s’en faut que ses dentelles ne frôlent la cheminée ; il suffirait d’un mouvement malheureux et d’une étincelle pour causer un affreux accident. C’est aussi un remarquable portrait que celui du docteur Dœllinger par M. Lenbach. Il nous le montre de face, tenant un livre de ses deux mains croisées sur ses genoux. La tête est pleine de caractère, c’est bien une tête de docteur, de fouilleur, de chercheur et d’argumentateur. Le don de la ressemblance est un don spécial qu’en France, par exemple, Mlle Jacquemart possède au plus haut degré, comme elle l’a bien prouvé dans ses beaux portraits de M. Dufaure, de M. Duruy et du maréchal Canrobert. On n’aurait jamais vu le docteur Dœllinger qu’on devinerait que son portrait est ressemblant ; mais pourquoi M. Lenbach a-t-il trop de goût pour les tons glauques ? Pourquoi a-t-il donné à son modèle un teint si verdâtre ? On dirait que l’éminent théologien sort de l’eau, qu’il en a rapporté des algues et des varechs mêlés à ses cheveux. Pourquoi aussi lui avoir fait des mains de bois ? Nous avons vu les mains du docteur Dœllinger, nous les avons même touchées ; nous pouvons certifier qu’elles sont en chair.

M. Knaus tient depuis longtemps le sceptre de la peinture de genre en Allemagne, son règne n’est point encore fini. Il a la verve, l’esprit, la discrétion dans le trait, l’entente de la composition, l’observation pénétrante et fine, toutes les qualités et toutes les vertus de son état. Nous avons revu avec un nouveau plaisir son Enterrement, œuvre exquise dans laquelle on ne trouve à reprendre qu’une couleur brune un peu rance. A l’Enterrement nous préférons encore un tableau de date plus récente, qu’il a intitulé un Élève plein d’avenir. Nous sommes dans la boutique d’un marchand d’habits ; le vieux fripier, tenant d’une main sa longue pipe, gesticulant de l’autre, enseigne à un jeune gavroche, assis en face de lui, un bon tour de sa façon. Le gavroche lui répond par un sourire d’intelligence ; il a compris à demi-mot et il semble dire : Voilà qui est bien joué. On peut s’en remettre à lui : livré à lui-même, il trouvera mieux encore ; cet élève ira plus loin que son maître.

D’autres peintres de genre : M. Hildebrandt, M. Hoff, M. Defregger, ont sans contredit beaucoup de talent ; mais l’enfant qui mange, l’enfant qui boit, l’enfant qui rit, l’enfant qui pleure, joue un rôle trop considérable dans leurs ouvrages, et leurs petites scènes d’intérieur sentent un peu le renfermé. La peinture de genre a pour mission de représenter des mœurs et non de conter des anecdotes ; la peinture anecdotique a remplacé chez nos voisins comme chez nous la peinture de mœurs. Passe encore quand l’anecdote est gaie ; mais l’anecdote larmoyante est la mort de l’art, surtout quand on a le fâcheux travers de souligner ses intentions et d’aimer trop le brun-marron. En revoyant tel tableau qui d’abord vous avait charmé, vous n’éprouvez plus que de la lassitude, et la lassitude produit l’agacement. Les grands maîtres de l’Allemagne du XVIe siècle se distinguaient par l’intimité et le contenu de la passion, par la puissance du caractère, jointe au sentiment le plus pittoresque du détail. Leurs descendans sacrifient le pittoresque au Gemüth ; il est bon d’avoir du Gemüth, mais il ne faut pas s’en faire une profession. Il est fâcheux également de n’avoir pas assez de netteté et de vigueur dans le parti pris. On a dit jadis que dans une réunion de douze Allemands il y avait toujours vingt-quatre partis, par la raison qu’il y a deux partis dans chaque Allemand. Cela n’est plus aussi vrai qu’autrefois en politique, mais c’est encore vrai en peinture. Tout est compromis par l’indécision dans le choix, par la mollesse de la volonté, et l’artiste qui court après deux lièvres à la fois risque de les manquer tous les deux.

Cependant la section allemande renferme quelques tableaux de genre qui sont de véritables peintures de mœurs et dont l’exécution est d’une netteté irréprochable. La facture est un peu sèche, trop succincte dans la Banque populaire en faillite de M. Bockelmann ; mais ce défaut est racheté par la justesse et la finesse des intentions. Les désastres financiers qui ont affligé nos voisins dans ces dernières années ont trouvé leur peintre dans l’habile artiste de Dusseldorf. Une troupe de petits bourgeois et d’artisans, hommes et femmes, sortent de la séance où on vient de leur apprendre qu’ils toucheront tout au plus le 2 pour 100 sur leurs actions ; ils ont le front bas, le regard mélancolique, une figure de décavés. A quelques pas de là, de gros bonnets de la finance, désintéressés dans la question, dissertent sur la catastrophe, dont ils expliquent savamment les causes et les effets ; la galerie paraît trouver leurs explications aussi claires que peu consolantes ; sur le devant, une hotte de balayures renversée a répandu à terre un tas d’immondices. Mon Dieu ! oui, il n’y avait que cela dans la hotte, et voilà ce que c’est que de croire à l’eldorado et aux promesses dorées des Gründer. Un autre tableau, aussi bien observé, mais fort supérieur par l’exécution, est la Leçon de gymnastique de M. Piltz. Une vingtaine d’écoliers rangés sur deux files écoutent la démonstration de leur professeur, qui leur explique comment il faut s’y prendre pour passer de la deuxième position à la troisième. Ils l’en croient sur parole, ils sont désireux de bien faire, dociles, empressés, et ils ouvrent des yeux aussi grands que des portes cochères ; ce sont d’admirables échantillons de la deutsche Zucht. Une nombreuse assistance, le pasteur de la paroisse, un vieil invalide, des bonnes, des petites filles contemplent avec le plus vif intérêt cette scène, qui se passe au pied d’une sablière surmontée de quelques arbres. Il y a de la clarté, de la fraîcheur dans ce tableau judicieusement composé ; mais ce qu’il faut admirer surtout, c’est la profonde conviction du professeur. Il a l’air d’un initiateur, d’un pontife. Il a une foi robuste, inébranlable, dans la beauté de sa science ; il sait que la gymnastique allemande a gagné les batailles de Sadova et de Sedan, et qu’elle est l’outil choisi par Dieu pour régénérer l’espèce humaine. Ce pédant à la tête osseuse semble porter le monde à bras tendus. Hegel méprisait les peintures où l’on ne voit que lui et elle ; il estimait que le devoir des peintres est de peindre des types. L’excellent tableau de M. Piltz porte bien la marque de l’Allemagne en l’an de grâce 1878.

Le point lumineux, le bijou, la joie de la section allemande est le tableau de M. Jozef Brandt, intitulé : Cosaques de l’Ukraine au XVIIe siècle entrant en campagne. M. Brandt est un Polonais qui a fait ses études à Munich ; mais son talent nous paraît être plus slave qu’allemand. Une troupe de cosaques, armés de longues lances, coiffés de bonnets fourrés et montés sur de petits chevaux galopans, se met en route pour aller batailler quelque part ; ils sont précédés de leurs musiciens, qui jouent de la mandoline et du tambourin. Cette musique et l’espérance du pillage les transportent d’allégresse, ils ont l’âme en fête. Les uns agitent leurs bonnets au bout de leurs lances, les autres les jettent en l’air ; leurs chevaux semblent participer à la joie générale ; ils tricotent des jambes, dansent sur place, cabriolent et caracolent. L’hetman, qui marche en tête, conserve seul sa gravité, il médite son plan de campagne. La cavalcade se déroule jusqu’à l’horizon dans une vaste steppe, que recouvre un ciel gris et brumeux. Ce tableau est plein de mouvement, de vie et de belle humeur. Il est possible qu’en dessinant ses chevaux M. Brandt se soit inspiré de Fromentin ; mais ceux qui ont pris ses cosaques pour des musiciens arabes et qui lui ont reproché de voir l’Orient en gris n’y avaient pas regardé d’assez près.


V

L’Allemagne a laissé à l’Autriche le périlleux honneur d’exposer de la peinture d’histoire de dimension monumentale. Il y a en effet dans la section autrichienne deux grandes machines, qui s’imposent à l’attention de tous les visiteurs et font tort à d’autres œuvres intéressantes renfermées pour leur malheur dans la même salle. M. Matejko a voulu célébrer dans son grand tableau l’union conclue à Lublin en 1569 entre la Lithuanie et la Pologne. Dans son immense toile, qui a les proportions d’un événement, M. Makart, professeur à Vienne, a représenté l’entrée de Charles-Quint à Anvers. M. Matejko est un Polonais de Cracovie, depuis longtemps connu et estimé en France ; M. Makart est un Tyrolien, élève de Piloty, lequel n’a pas encore quarante ans, et son Charles-Quint a fait sensation en Allemagne, où il a été admiré autant que discuté ; être discuté, c’est le succès, on ne discute que les forts et les heureux, on abandonne les autres à leur triste destinée.

M. Matejko s’attaquait à un sujet difficile et médiocrement pittoresque. Sigismond II Auguste ayant renoncé à tous les droits des Jagellons sur la Lithuanie, ce pays fut réuni définitivement à la Pologne ; on établit entre les deux pays une coœquatio jurium, et les grands officiers lithuaniens furent admis à l’honneur de siéger dans le sénat polonais. Voilà un compromis politique qu’il était peut-être malaisé de raconter en peinture. M. Matejko était tenu de réchauffer son sujet, et il a fait ce qu’il a pu. M. Makart n’avait pas à réchauffer le sien, il avait plutôt à le sauver. Il a représenté Charles-Quint entrant à Anvers avec un cortège de belles femmes nues ou presque nues. M. Makart a dû s’interroger lui-même plus d’une fois avant de décider quelle figure il donnerait à ces femmes. Il ne pouvait nous montrer d’honnêtes femmes fort étonnées et encore plus embarrassées de leur nudité ; c’eût été peu décent ; peindre les autres ne convient guère à la gravité d’un tableau d’histoire. L’artiste s’est tiré d’affaire en ne donnant à ces nymphes ni une expression de pudeur effarouchée, ni un air d’impudence éhontée ; elles n’ont point d’expression du tout, elles semblent faire la chose la plus naturelle du monde, une chose qu’elles ont faite toute leur vie. A le bien prendre, ce sont des figures allégoriques, détachées de quelque grande toile de Rubens, que M. Makart a eu soin d’amaigrir un peu dans la crainte qu’on ne les reconnût, et sur lesquelles il a passé une couche de jaune d’ambre, couleur qu’il paraît affectionner et qui n’est point désagréable. Cependant il n’a point sauvé l’invraisemblance de sa composition ; nous sommes accoutumés à voir les allégories marcher sur les nues, nous avons plus de peine à admettre qu’elles cheminent dans une rue bondée de monde, au milieu d’une foule indiscrète, qui se presse autour d’elles, qui les frôle et les coudoie.

Le principal défaut de la composition de M. Matejko est qu’elle manque d’ensemble et d’unité ; il a égrené ses groupes, chacun de ses personnages ne pense qu’à soi et ne s’occupe point des autres. L’un soulève un crucifix, que personne ne regarde ; un autre s’agenouille devant la Bible ; un prélat bénit l’assistance, qui ne paraît point s’en douter ; à droite, une femme debout semble prononcer un discours du trône, qu’on n’écoute pas. Il y a bien du hasard dans le rassemblement de ces figures, qui sont venues s’ajouter les unes aux autres pour boucher des trous. Dans le tableau de M. Makart, il y a beaucoup plus d’unité ; seigneurs, bourgeois et grandes dames, vieillards et enfans, tout le monde s’occupe de Charles-Quint et de son cortège ; mais les visages n’expriment aucun étonnement ni même aucune curiosité, et ne sachant que faire ni que dire, ces comparses gesticulent pour passer le temps. Ils sont bien groupés ; on devine qu’ils n’ont pas choisi leur place, un habile metteur en scène s’est mêlé de l’affaire. Cette toile énorme est moins une peinture d’histoire qu’un beau décor d’opéra, une fin de quatrième acte ; par malheur on a oublié les maillots. Si nous regardons au faire, nous reconnaîtrons que M. Matejko a la brosse plus ferme, plus vigoureuse ; sa couleur générale laisse à désirer, mais il sait peindre énergiquement le morceau. M. Makart a moins de vigueur ; en revanche il possède une facilité étonnante et dangereuse, il peint de pratique, il improvise ; c’est une surface brillante qui manque de dessous, et on pourrait en dire ce que disait un éminent critique d’une œuvre médiocre de Rubens : « La peinture est à fleur de toile, la vie n’est qu’à fleur de peau. » Dernièrement, un concours a été ouvert en Allemagne pour décerner un prix au meilleur feuilleton qui eût été écrit dans l’année. Si on n’a pas donné ce prix à M. Makart, on a commis la plus criante injustice. Le jury l’a réparée en lui accordant une médaille d’honneur, et, pour ne point faire de jaloux, il en a donné une autre à M. Matejko. Nous souscrivons de bon cœur à cette double décision ; M. Matejko et M. Makart sont deux artistes d’un incontestable talent.

On a dit que nous portions en nous-mêmes notre soleil et nos brouillards ; ce que nous voyons dans le monde, c’est le plus souvent ce que nous y mettons. Voilà une réflexion qui vient à l’esprit en parcourant la section du royaume de Hollande. Les artistes de ce noble petit pays, qui selon l’expression de Voltaire « a été le plus singulier et le plus beau monument de l’industrie humaine, » ressemblent bien peu aux Van Ostade, aux Van Steen, aux Cuyp, aux Potter, aux Wouwerman. Que leur main se soit alourdie, ce n’est pas surprenant, le don des miracles ne se transmet pas de siècle en siècle. Ce qui nous étonne, c’est qu’ils continuent comme leurs illustres ancêtres à peindre la contrée qu’ils ont sous les yeux et qu’ils la voient d’un œil bien différent. Cette contrée est restée la même ; au XVIIe siècle comme aujourd’hui, la Hollande était un pays plat et un peu monotone, un pays de pâturages et de canaux ; au XVIIe siècle comme aujourd’hui, elle avait de longs hivers et un ciel brumeux. Les mœurs elles-mêmes ont peu changé ; le Hollandais est toujours un peuple libre, commerçant, calculateur et riche, et Amsterdam est un des marchés monétaires où les gouvernemens endettés négocient des emprunts. Mais les peintres hollandais d’autrefois avaient l’œil gai, ceux d’aujourd’hui ont l’œil triste. Comme l’a dit Hegel, « ce qui nous charmera toujours dans les maîtres illustres que produisirent jadis les Provinces-Unies, c’est leur manière de comprendre l’homme et la vie humaine, c’est leur joie naïve, leur liberté d’esprit, la fraîcheur et la gaîté de leur fantaisie, l’audace d’une exécution sûre d’elle-même, jointe à la magie du coloris. Le joyeux abandon de leur âme, ajoute-t-il, leur tenait lieu d’idéal, et ils nous montrent dans leurs tableaux ce dimanche de la vie, qui nivèle tout et embellit la laideur. » Les héritiers de leur art et de leurs traditions ne nous montrent plus qu’un ciel ténébreux, où la brume a tout envahi, et des paysans ou des bourgeois occupés à porter péniblement le poids de leur existence. A quoi faut-il attribuer cette mélancolique métamorphose ? En chercherons-nous la cause dans les ennuis, dans les tracas que leurs colonies procurent aux Hollandais ? Faut-il s’en prendre aux Achantis, à qui ils font la guerre la plus coûteuse, laquelle produit chaque année dans le budget un gros déficit ? Louis XIV était un ennemi un peu plus redoutable que les Achantis. L’invasion des troupes françaises en 1662 effraya tellement Van Ostade qu’il vendit tout ce qu’il possédait à Harlem et qu’il fut sur le point de se sauver à Lubeck ; il n’alla pas plus loin qu’Amsterdam et il y recouvra toute sa gaîté. La Hollande a changé d’humeur, son imagination s’est assombrie, sa palette a pris le deuil.

Les Pays-Bas possèdent aujourd’hui un peintre de genre et un paysagiste qui sont l’un et l’autre des artistes d’un rare mérite et qui se ressemblent par leur facture comme par la profonde mélancolie de leurs inspirations. Ce sont deux talens frères, amis de la brume et de la nuit. Soit que M. Israëls représente les pauvres d’un village attroupés autour d’un bateau de pêche et mendiant du poisson, soit qu’il nous fasse assister à un repas de savetiers ou qu’il nous montre une mère qui, sa poêle à la main, s’apprête à faire des crêpes pour célébrer un anniversaire, sa peinture est toujours sombre et toujours lourdement empâtée ; la lumière en est absente, la joie aussi ; en vérité, si M. Israëls a raison, nous devons croire qu’il n’y a dans ce monde ni soleil ni une seule occasion de rire. Les personnages qu’il met en scène ressemblent à des ombres échappées des limbes, où elles ne tarderont pas à s’engloutir de nouveau. Et cependant regardez-y de près, vous découvrirez que ces ombres sont bien dessinées, bien bâties, qu’elles ont du corps, et que si la main qui les a évoquées n’a pas hérité des grâces de l’antique Hollande, elle en a la solidité. Le tableau le plus remarquable que M. Israëls ait exposé au Champ de Mars est intitulé Seule au monde. Dans une grande chambre presque vide, une femme a veillé son mari qui vient de mourir ; c’est à peine si le jour va poindre, si une pâle et incertaine clarté nous permet d’apercevoir ce mort recouvert d’un linceul, cette femme qui pleure près d’une Bible entr’ouverte et posée à terre. Il y a dans cette scène presque invisible beaucoup de sentiment, de mystère et de puissance. Nous connaissons des tableaux fort agréables qu’il ne faut voir qu’une fois ; les toiles empâtées de M. Israëls gagnent à être revues.

Les marines de M. Mesdag sont aussi sombres, aussi lugubres que les tableaux de genre de M. Israëls. M. Mesdag ne voit dans l’Océan qu’une puissance hostile, brutale, monstrueuse, avec laquelle il faut se battre, et qui dévore impitoyablement les imprudens et les maladroits. Près de ces vagues écumeuses et grisâtres, sous ce ciel glacé qu’enveloppe la brume, l’homme est bien peu de chose, il fait une triste figure, et la foule accourue sur la grève pour assister au départ d’un bateau de sauvetage portant assistance à un bâtiment en péril ne forme qu’un paquet noir, où l’on cherche en vain un reflet lumineux. On ne voit pas les visages, on distingue pourtant les attitudes, qui sont vraies, parfaitement naturelles ; il n’y a là ni recherche, ni pose, ni petites manières, ni grimages, et ces vagues menaçantes ont été étudiées avec un soin consciencieux. Cette peinture sans agrément s’impose au respect ; mais que sont devenus les tons argentés, le blond et les gris délicieux de la Hollande d’autrefois ?

On remarquera dans la même salle d’autres œuvres dont l’exécution est par trop sommaire et d’une lourdeur extrême. Les artistes qui les ont faites ne sont pas des ignorans, ni des maladroits ; ce sont des endormis, on serait tenté de les secouer pour les réveiller. Aussi est-on fort surpris de découvrir au milieu de ces peintures somnolentes, torpides ou renfrognées, deux toiles qui ont tout le charme de la jeunesse et d’une audacieuse gaîté. Le peintre qui a mêlé cette note joyeuse à la gamme mélancolique et morose de l’exposition hollandaise n’a pas besoin qu’on le tire par sa manche pour le dégourdir ; il a les yeux bien ouverts, l’imagination vive, la main alerte et preste, et il croit au soleil. Il est vrai que M. Van Haanen n’habite pas la Hollande ; c’est à Venise qu’il a peint sa coquette Meneghina et ses Ouvrières en perles. Une douzaine de belles filles travaillent à leur joli métier, assises le long d’un mur et présidées par une vénérable matrone à la figure peu avenante, surveillant d’un œil impérieux les mains et les balances de la marchande qui lui vend sa provision de perles. Dans la partie de droite, deux de ces belles filles ont une prise de bec avec la plus jeune de leurs compagnes ; elles la plaisantent, lui demandent des nouvelles de son amoureux, qui l’a plantée là ; elles ont l’air gausseur et mauvais, le rire pointu. La victime baisse les yeux ; en apparence elle ne s’occupe que de son travail, mais la colère couve et s’amasse au fond de son cœur, une vive rougeur empourpre son beau visage ; au bout de ses doigts crispés on croit voir mûrir un soufflet, qui éclatera tout à l’heure comme un pétard ; la joue qui le recevra en portera longtemps la marque ; aussi les mauvaises pièces se sont un peu reculées, elles craignent un accident. Il faut louer dans ce tableau la grâce et la fermeté du dessin, le caractère expressif des têtes, la vérité naïve des attitudes et un charmant sentiment de couleur. On s’étonne de rencontrer dans la section hollandaise les Ouvrières en perles de M. Van Haanen, comme on s’étonnerait de cueillir une orange dans une sapinière.

En sortant de la section des Pays-Bas, on entre dans une salle qui n’est pas beaucoup plus gaie. La Suisse, comparée à la Hollande, a joué un rôle bien modeste dans l’histoire de l’art ; elle n’a pas de longues et glorieuses traditions, et il ne faut pas lui demander non plus d’avoir un caractère tranché. La Suisse est une nation composée de trois races, qui sont des rameaux détachés des trois grands pays limitrophes ; ces trois races ne se ressemblent que par un goût commun pour les institutions sous lesquelles elles vivent et par un goût non moins vif pour la contrée qu’elles habitent. Au point de vue de la peinture, la Suisse a l’inconvénient de n’être ni un pays du nord, ni un pays du midi ; la lumière y est sourde ou crue, et les beaux sites dont elle est fière pèchent trop souvent par un manque d’harmonie. Elle n’en a pas moins le droit de se glorifier de ses Alpes et des beautés incomparables de ses lacs. Si nous ne l’avons pas comptée parmi les nations sans passé dans les arts, c’est qu’elle a produit une école de paysage alpestre, laquelle a été fort remarquée et a recruté des disciples dans les pays étrangers. Il en est sorti des œuvres originales et distinguées ; mais on lui a reproché deux défauts, l’abus du bitume et l’abus du procédé, deux grandes causes de tristesse dans la peinture. Il est dangereux de voir le monde au travers d’une formule, surtout quand cette formule est un préjugé.

La Suisse ne s’est pas piquée d’honneur, elle n’était pas en veine de coquetterie, son exposition a trompé l’espérance de ceux qui en attendaient beaucoup. Quelques-uns de ses peintres se sont abstenus ; il faut compter dans le nombre le plus remarquable de tous, M. Yan Muyden, artiste d’un talent exquis, dont les scènes italiennes et les admirables capucins ont servi de documens et de modèles à bien des gens qui ne s’en vantent pas. Les peintres suisses qui ont exposé n’ont pas pris la fleur de leur panier pour l’envoyer à Paris. C’est pourtant un intéressant et vigoureux morceau que le Troupeau sur la montagne de M. Koller. Son taureau et ses vaches sont d’une vérité accomplie et du rendu le plus savant ; on n’a jamais mieux exprimé la majesté bovine. Malheureusement M. Koller a placé ces superbes bêtes dans un paysage opaque et noir, sous un ciel d’orage plus dur et plus sombre que terrible. Il aurait dû emprunter à M. Loppé un peu de la lumière que ce Suisse d’occasion et de passage a répandue dans une toile d’une grandeur presque effrayante, intitulée : Traversée des crevasses au-dessus des Grands-Mulets. M. Loppé est le peintre ordinaire et officiel du Mont-Blanc, dont il possède tous les secrets. Cette charge n’est pas commode à remplir ; pour l’exercer dignement, M. Loppé a gravi le colosse à toutes les heures du jour et de la nuit. Que de crevasses il a enjambées ! combien d’heures il a passées le pinceau à la main, les pieds dans la neige ! La peinture officielle est toujours froide, celle de M. Loppé ne l’est point, quoiqu’il ait affaire à des glaciers. Les peintres de neige qui en prennent à leur aise et se contentent de recouvrir leur toile d’un tapis blanc ou de la saupoudrer de sucre feront bien d’étudier les procédés de M. Loppé. Il leur apprendra ce qu’est la vraie neige, la neige qui a vécu, la neige travaillée par l’air et le soleil, tassée par le vent, bouleversée par l’orage, la neige sérieuse qui craque sous le pied. Ce qu’il faut admirer dans cette grande toile, c’est la savante préparation des dessous, c’est aussi la profondeur de la perspective, l’harmonie des fonds. Quelqu’un disait : — « Ce n’est pas un tableau, c’est un souvenir d’ascensionniste. » — Il est certain que ce n’est pas un tableau d’atelier et que pour le faire il fallait avoir non-seulement l’œil et la main d’un vrai peintre, mais le jarret d’un montagnard.

On traverse la Suisse pour aller en Italie ; c’est la seule raison que nous puissions alléguer pour passer sans transition de la section suisse aux salles italiennes. Certaines gens se plaignent et s’indignent de n’y rencontrer aucune œuvre qui rappelle Raphaël ou Léonard de Vinci. Ceux qui exhortent les Italiens d’aujourd’hui à refaire la Transfiguration et la Joconde sont aussi raisonnables que ceux qui engagent les dramaturges français contemporains à refaire le Cid et Britannicus, autant vaudrait demander à la Normandie de ne plus produire de pommes et de se mettre à produire des olives. Chaque siècle, chaque époque a pour ainsi dire son climat, et chaque climat n’est favorable qu’à certains genres de culture. Rendez à l’Italie la civilisation, les idées, les croyances, les mœurs du XVIe siècle, et peut-être aura-t-elle de nouveau des Léonard et des Raphaël ; mais elle vous répondra probablement qu’elle aime mieux avoir le régime parlementaire et qu’il lui est plus agréable d’être gouvernée par des ministres responsables que par César Borgia. Les peintres italiens ont bien raison de ne pas chercher à imiter des modèles inimitables ; mais on pourrait leur reprocher de ne pas assez exploiter l’admirable pays où ils ont le bonheur de vivre, et d’employer leur talent à traiter des sujets qu’ils empruntent aux pays étrangers. Si M. Cavalié de Bergame a peint une scène de la campagne de Rome où il a su mettre de l’étendue et de la solitude, et dans laquelle on ne trouve à reprendre que la couleur qui tire trop sur le chocolat, d’autres paysagistes ses compatriotes sont venus chercher leurs sujets sur les bords de la Seine ; Bougival est charmant, mais il faut le laisser aux Parisiens, qui savent seuls la manière de s’en servir. Si M. Domenico Induno nous montre dans un tableau adroitement agencé Victor-Emmanuel posant la première pierre de la galerie de Milan, MM. Pagliano et Didioni ont puisé leurs inspirations dans l’histoire de France, et ils ont représenté Napoléon annonçant ses projets de divorce à Joséphine. Les accessoires sont traités dans ces deux ouvrages avec une étonnante habileté de main ; mais M. Pagliano a donné au vainqueur de Wagram un air confit en suavité, et c’est la première fois que nous avons vu un Napoléon suave. Le Napoléon de M. Didioni s’éloigne après s’être expliqué avec Joséphine, et il a l’encolure d’un domestique qui emporte un plateau.

Deux artistes italiens de beaucoup de talent, fort connus et goûtés à Paris, sont représentés l’un et l’autre au Champ de Mars par une douzaine de leurs meilleurs ouvrages. Bien que M. Pasini soit né à Busseto, c’est la Turquie, c’est l’Orient qui l’attire et le séduit ; on ne peut pas l’en blâmer, il est devenu l’un des meilleurs orientalistes de ce temps. Personne ne connaît et n’interprète mieux que lui l’architecture des mosquées, les turbés, les cours de conaks, les faubourgs de Constantinople, les faces de pachas, les feredgés et les yachmaks. M. Pasini est un coloriste fort distingué ; mais il y a dans sa peinture beaucoup moins de lumière que de couleur, et quand il met en scène de nombreux personnages, le spectacle devient bien vite confus, cette foule fait paquet, et nous n’avons jamais vu de paquets en Orient. Il retrouve tous ses avantages lorsqu’il se contente de grouper discrètement quelques figures. Rien de plus charmant que sa Chasse au faucon, dans laquelle deux Arabes à cheval suivent du regard le vol de l’oiseau, si ce n’est sa Promenade dans le jardin du harem, où nous voyons la femme de quelque pacha traînant ses pas languissans dans un jardin bordé d’un mur merveilleusement maçonné, sur la crête duquel ramagent des colombes. Elle est escortée de ses esclaves dont l’une porte sa perruche, une autre son éventail, la troisième un étincelant tapis. Ce groupe forme un ragoût de couleurs intenses et harmonieuses tout à fait savoureux.

Si M. Pasini est un coloriste, M. de Nittis est un luministe. On reverra dans la section italienne sa Route de Brindisi, par laquelle s’est révélé tout d’abord son talent. Cette route poudreuse et blanche, surchauffée par le soleil, est un chef-d’œuvre et la toile la plus lumineuse peut-être qu’il y ait dans tout le Champ de Mars. Depuis longtemps M. de Nittis a délaissé l’Italie, il ne goûte plus que les ciels vaporeux de Paris et les brouillards de Londres. Non-seulement il a quitté le midi pour le nord, il méprise les grandes routes et leur poussière, il ne se plaît que dans la rue, où il étudie cet être changeant et toujours le même, cet être impersonnel qu’on appelle le passant, dont l’unique métier est de passer. M. de Nittis le croque au passage. Il a tout ce qu’il faut pour cela, un œil rapide qui voit tout, un talent original et fin, beaucoup d’esprit dans la touche, une merveilleuse dextérité, qui cependant n’improvise pas. A ses aptitudes naturelles, il joint les longues patiences ; sa peinture, qui semble facile, est le fruit d’une étude et d’un labeur presque acharnés. Il est arrivé à savoir Londres et Paris sur le bout du doigt. Quand il vous montre une femme, vous n’avez pas besoin de regarder à sa coiffure ou à son costume pour savoir si vous avez affaire à une Parisienne ou à une Anglaise ; vous le devinez rien qu’à la façon dont elle relève sa jupe et pose un pied devant l’autre. M. de Nittis a conservé de sa première manière le sentiment et le goût de l’harmonie ; son dessin n’est jamais sec, ses passans ont de l’enveloppe. Parmi les tableaux qu’il a exposés au Champ de Mars, il en est quelques-uns d’un peu bizarres, où l’on voit au premier plan des personnages coupés à mi-corps par le cadre, qui ressemblent trop à des photographies et qui en même temps font penser à certains effets des éventails japonais, car le Japon préoccupe M. de Nittis comme bien d’autres. Nous préférons à ces tentatives hasardeuses sa Place des Pyramides, si harmonieuse et si vivante, et son admirable Pont de Westminster, où quelques robustes ouvriers, accoudés sur le parapet, s’appliquent à chercher un peu de lumière, d’oxygène et de ciel dans une atmosphère chargée de suie et de fumée. La grande ville qui est à la fois la plus grande fabrique du monde et la capitale du commerce de l’univers a dû se reconnaître dans cette œuvre, où la finesse s’unit à la puissance. Que M. de Nittis peigne Londres ou Paris, rien de mieux, mais cet émigré a-t-il rompu définitivement avec son pays natal ? On nous assure qu’il parle avec dédain de sa Route de Brindisi, qui pourtant se soutient victorieusement au milieu de ses autres tableaux. On n’est pas tenu d’être à jamais fidèle à ses premières amours ; mais il ne sied pas de les mépriser, ni surtout de les oublier. Il faut vivre à Paris et à Londres, quand on y trouve l’inspiration et la fortune ; mais il est bon de retourner quelquefois à Brindisi.


VI

Rien ne se ressemble moins que la peinture anglaise et la peinture espagnole, et ce sont les deux sections étrangères qui, par des raisons bien différentes, ont le plus attiré et captivé la foule. Les Anglais ambitionnaient ce succès, ils n’ont rien négligé pour l’obtenir, c’était pour eux une affaire d’honneur national. Ils ont fait donner toutes leurs troupes, ils ont même pris à leur solde des troupes recrutées sur le continent, ils ont porté sur le rôle de leur armée active des capitaines ou des colonels qui ne sont point à eux. Quoi qu’on dise et quoi qu’il fasse, M. Alma-Tadéma ne passera jamais pour un Anglais. Cet habile antiquaire, qui sait dessiner et peindre, est un Hollandais qui avait appris son métier avant de s’établir à Londres.

Dans le discours que lord Beaconsfield prononça le printemps dernier au banquet de la Royal Academy, il engageait les artistes de la Grande-Bretagne à ne plus se contenter de briller dans les genres secondaires, mais à porter plus loin leur ambition en s’essayant dans la peinture de style et d’histoire, dans ce qu’il appelait « les hautes sphères de la composition imaginative. » — « Cela se fera, s’écriait-il avec une fierté de conquérant ; une école nationale d’art doit à la longue représenter le caractère du peuple auquel elle appartient, et assurément s’il est dans le monde un peuple imaginatif ; c’est le peuple anglais, car c’est celui qui a produit le plus grand nombre de poètes illustres. » Il avait dit auparavant que l’idéal et le sentiment sont les sources du grand art, et il avait ajouté : « Bien que la civilisation tende à détruire le sentiment, une grande nation comme l’Angleterre, une nation chargée de grandes responsabilités, ne peut renoncer à avoir de grands sentimens et à se nourrir d’idées aussi élevées que la situation qu’elle occupe dans ce monde. C’est à ses artistes d’exprimer par des œuvres animées d’un souffle héroïque les aspirations latentes, mais vivaces, de la communauté. »

Il est certain que les œuvres de style sont rares dans la section anglaise du Champ de Mars. Celles qu’on y trouve, l’Amour et la Mort, de M. Watts, le Merlin et la Viviane, de M. Burne Jones, d’autres encore, qui sont fort admirées des Anglais, étonnent le goût continental plus qu’elles ne le satisfont. Il se peut que l’appel de lord Beaconsfield soit entendu ; nous doutons cependant que la révolution qu’il souhaite s’accomplisse aussi vite et aussi facilement qu’il paraît l’espérer. C’est quelque chose sans doute que les grandes responsabilités, mais ce n’est pas assez pour produire de grands peintres. Il faut en plus le concours d’un ciel propice et d’un climat heureux, certaines dispositions natives, l’habitude de transformer sa pensée en image, le besoin de la regarder, de la voir, de la traduire par des lignes, par des accords de tons et de couleurs ; il faut aussi un certain génie national, une société qui n’envisage pas la perfection du confort comme la première condition du bonheur et la richesse comme la plus évidente des supériorités, une société qui respecte les droits et les fantaisies du talent, et qui l’autorise à mépriser les conventions, quelquefois même les convenances. L’Angleterre possède la liberté politique plus que tout autre peuple ; elle ne jouit pas au même degré de la liberté de l’esprit et des mœurs. Nulle part les jugemens du monde ne sont plus redoutés, nulle part l’observation de certains usages, la soumission aux caprices de la mode, ne servent davantage à distinguer le gentleman de l’homme qui ne l’est pas ; nulle part le code des bienséances sociales n’est plus compliqué ni plus minutieux. Tout Anglais qui aspire au respect est tenu de s’y conformer scrupuleusement, et il en résulte que toutes les vies se ressemblent comme toutes les maisons. On prétend qu’un jour un honorable gentleman de Londres, qui pourtant n’était pas distrait, croyant rentrer chez lui, entra par mégarde chez son voisin. Il traversa une antichambre toute pareille à la sienne, il pénétra dans une salle à manger meublée de tout point comme la sienne, il y trouva une table où le couvert était mis, et il crut revoir sa table et son couvert. Heureusement le domestique de son voisin était roux, et il reconnut en le voyant paraître qu’il s’était trompé de porte. Apocryphe ou non, cette histoire est typique. Il est difficile que les peintres aient du style dans un pays où l’on peut entrer chez les autres et se croire chez soi.

Pour être un grand artiste, il faut ne relever que de soi-même, imposer au public ses décisions et ses choix, le convaincre de gré ou de force, et briser son épée plutôt que de la rendre. Nous lisions dernièrement dans une intéressante brochure que Donatello avait quarante ans environ quand la maîtrise de Florence lui commanda un David. Il existait alors dans cette adorable ville un certain Barduccio Chierichoni, dont la calvitie excitait les lazzis du peuple, qui l’avait baptisé du sobriquet de Zuccone. « L’artiste est frappé du parti qu’il peut tirer de ce modèle, dont la figure et l’ensemble correspondent aux proportions de la statue qu’il a conçue. Inspiré de cette foi intime qui caractérise le vrai génie, il n’hésite pas, ce modèle sera le sien. Il le voit ; que lui importe la foule ? Il sent bien qu’il la ramènera à lui ou qu’il saura s’imposer à elle[1]. » Il la ramena en effet, le David fut acclamé par Florence, et de ce jour, Donatello, fier de sa victoire, ne jura plus que par la foi qu’il avait eue dans son chauve, « alla fè che porto al mio Zuccone. » Il est, croyons-nous, peu d’artistes anglais capables d’une telle audace de décision et d’un tel héroïsme, et nous doutons que le public anglais acceptât un David qui ressemblerait à Zuccone, à moins toutefois que Zuccone n’eût hérité dans l’intervalle d’un revenu de vingt mille livres sterling.

La peinture qu’on peut étudier dans la section de la Grande-Bretagne a des mérites incontestables ; ce qui lui manque, c’est un certain accent de conviction personnelle. On ne peut imputer ce défaut aux inconvéniens d’un enseignement académique, qui façonne tous les talens sur le même patron. En Angleterre, le gouvernement s’occupe fort peu des artistes pour les former ou les déformer. Tout se passe entre l’artiste et le public, qui veut avoir des peintres, qui les protège, qui les paie grassement, car l’Anglais a pour principe de bien payer ceux qui le servent bien ; mais la tyrannie d’un public très attaché à ses opinions et à ses préjugés est souvent plus pesante que celle d’un gouvernement. Dans les pays où l’église est séparée de l’état, la libéralité des paroisses assure aux ecclésiastiques un sort digne d’envie ; mais s’ils s’avisaient d’introduire dans le dogme ou dans la liturgie quelque innovation qui déplût à leurs ouailles, on leur ferait bien vite sentir qu’ils sont tenus d’avoir les opinions de ceux qui les paient. La plupart des peintres anglais sont à l’affût des préférences, des goûts changeans du public ; ils s’y conforment, même quand ces goûts leur déplaisent ; ils font ce qui plaît à ceux qui leur font des commandes, mauvaise condition pour enfanter des chefs-d’œuvre. Il s’ensuit que leur peinture a peu de caractère propre, et que les personnages qu’on voit dans leurs tableaux n’en ont pas davantage. Mettez de côté un certain nombre de figures pleines d’expression et de physionomie, le buste très personnel et très accentué de lady Augusta Stanley, par Mlle Grant, un charmant trio de jeunes filles par M. Sant, le Matin de la bataille de Waterloo par M. Crofts, qui nous paraît avoir fait ses études en France, et vous trouverez dans la section anglaise des murailles entières où toutes les têtes se ressemblent, où tous les visages ont un air de famille. Prenez une de ces têtes, placez-la sur les épaules du voisin, elle s’y trouvera fort bien et fort à l’aise, cette substitution passera inaperçue, et le voisin ni personne ne songera à s’en plaindre.

Lord Beaconsfield se consolait de ce que l’Angleterre n’avait pas encore de grands peintres d’histoire, en pensant qu’elle avait des portraitistes de premier ordre, des paysagistes comparables à Claude Lorrain et à Ruysdaël, et des peintres de genre qui se distinguent par le sens de l’humour et par un sentiment exquis de la nature. Il y a en effet dans la section anglaise des portraits fort remarquables, d’intéressans paysages, parmi lesquels il faut signaler en premier lieu ceux de M. Fisher, et un nombre considérable de tableaux de genre, où règnent ce sens de l’humour, ce parfait naturel dans le sentiment et dans l’expression, cette verve comique et cette grâce enjouée dont parlait lord Beaconsfield. C’est surtout par le choix piquant des sujets et par une prodigalité de détails amusans et spirituels que l’exposition anglaise a enchanté le public. Quelques-unes de ces peintures, celles de M. Leslie et de M. Boughton, par exemple, pourraient servir d’illustration à quelques jolies scènes des romans anglais du dernier siècle ; d’autres, telles que les grandes toiles de M. Frith, son Derby day, sa Gare de chemin de fer, son Salon d’or, rappellent certains chapitres de Dickens ou de Thackeray ; mais ces regrettables romanciers, le dernier surtout, étaient de grands écrivains, MM. Leslie et Boughton ne sont pas des peintres. Leurs tableaux, d’une couleur mince, sans éclat, sans reflets, sans dessous, font l’effet de lithographies coloriées. Il en est aussi qui ressemblent à des aquarelles ; mais il faut s’empresser d’ajouter que les Anglais sont les premiers aquarellistes du monde, et nous ne comprenons pas pourquoi M. Walker a cru devoir recourir à l’huile pour peindre sa Vieille grille, qui pourrait très bien figurer parmi ses plus admirables peintures à l’eau.

Il y a cependant un artiste anglais, M. Millais, qui a vraiment le tempérament d’un peintre, une façon à lui de voir les choses et de les interpréter, beaucoup de caractère et de résolution. Il met sa marque à tous ses ouvrages, qu’on peut goûter plus ou moins, mais dans lesquels on sent la présence d’un homme qui se donne tout entier à ce qu’il fait. M. Millais s’est essayé dans tous les genres ; c’est surtout dans le portrait et dans le paysage qu’il excelle. Nous admirons médiocrement son Garde royal, qui ressemble un peu trop à un singe empaillé ; mais c’est un portrait vraiment magistral que celui du duc de Westminster. M. Millais a le grand mérite de composer ses portraits et de mettre son personnage en action. Il a représenté le duc en pied, dans son costume de fox-hunter, vêtu d’une casaque rouge, chaussé de grandes bottes jaunes, une casquette sur la tête, son fouet à la main. Il y a dans cette peinture une fermeté, une vigueur d’accent, une recherche du caractère, qui en font une œuvre hors ligne. M. Millais a fait aussi le portrait de trois sœurs jouant au whist, dont les robes grises ornées de nœuds roses se détachent sur un paravent chinois, près duquel s’étale un riche bouquet d’azalées. De ces trois sœurs, il n’en est qu’une qui s’occupe sérieusement du jeu, les deux autres ont l’air de chercher mélancoliquement du regard quelque chose ou plutôt quelqu’un ; on assure qu’elles l’ont trouvé. Les deux paysages de M. Millais, ses Montagnes d’Ecosse et le Froid octobre, sont aussi remarquables que ses portraits. L’eau, le ciel, les gazons, sont rendus avec une véritable puissance ; il y a dans les herbes et les roseaux du premier plan une précision de détails presque excessive. Cette nature est bien triste, et il était difficile d’en tirer parti ; mais l’artiste l’a vaincue par l’énergie de son insistance, et il y a toujours de la joie dans les victoires de la volonté. M. Millais a l’œil d’une grande justesse, une main obéissante et vigoureuse, capable de reproduire sur la toile tout ce qu’il voit. S’il était né coloriste, ce serait un peintre complet.

Il est un autre peintre encore dont les ouvrages ont vivement frappé le public et sont pour beaucoup dans le succès de l’exposition anglaise. Ce peintre n’est pas un Anglais, c’est un Allemand établi en Angleterre. M. Herkomer a exposé sa Dernière revue, the Last Muster. Il s’agit d’un paisible office du dimanche, célébré dans la chapelle de l’hôpital militaire de Chelsea. Tous ces vétérans, tous ces invalides, vêtus de leur uniforme rouge, écoutent paisiblement un prédicateur qu’on ne voit pas. Ils sont assis en file sur des bancs de bois. Quelques-uns sont encore verts et portent beau, d’autres sont ratatinés et voûtés. Celui-ci appuie son front sur sa main, celui-là suit la liturgie dans un livre de prières. Il en est un qui assiste vraiment à sa dernière revue ; il est fort décrépit, cette feuille flétrie ne tient presque plus à la branche, le premier souffle l’en arrachera. M. Herkomer a réuni dans son tableau une cinquantaine de têtes, qui ont toutes un caractère tranché et dont la vigueur est peu commune, dont le modelé est irréprochable. Les expressions sont calmes et recueillies, toutes ces têtes sont au repos, et chacune d’elles raconte une histoire, elles semblent dire : « Voilà ce qui nous est arrivé, et nonobstant nous avons vécu. » Dans le fond, sur un banc transversal, sont rangés les parens et les amis en visite ; au-dessus de l’assemblée flottent des drapeaux suspendus à la muraille. La couleur générale est moelleuse et chaude ; c’est le seul endroit de la section de la Grande-Bretagne où l’on ait chaud. Le Last Muster n’est pas seulement l’œuvre la plus originale de l’exposition anglaise ; parmi tous les tableaux rassemblés au Champ de Mars, il en est peu où un grand effet soit obtenu par des moyens si simples, où l’intimité du sentiment soit unie à plus de force dans l’exécution, à plus de certitude, à plus d’autorité. Le tableau de M. Herkomer paraît comme dépaysé dans les salles britanniques, il ne le serait pas moins dans la section allemande. Faut-il en conclure que c’est un bonheur pour un peintre anglais d’être né en Allemagne, et qu’il est fort utile à un peintre allemand d’émigrer en Angleterre ? Le talent de M. Herkomer est le résultat d’une greffe heureuse ; cet artiste, qui a deux patries, sent couler dans ses veines deux sèves bien différentes, qui se corrigent l’une l’autre. Comme l’arbre de Virgile, il admire ses rameaux transformés et ses fruits où il ne se reconnaît pas, novas frondes et non sua poma.

Si l’on entend tout simplement par un peintre un homme qui sait peindre, c’est dans la section espagnole qu’on en trouvera le plus. Si la peinture est autre chose que de la littérature à l’huile ou à l’eau, si elle est destinée avant tout à réjouir, à régaler nos yeux, à leur procurer des fêtes, c’est en Espagne qu’il faut l’aller chercher plus qu’ailleurs. Les Espagnols ont reçu du ciel le don de l’éternelle jeunesse, que ni les siècles ni les révolutions ne peuvent leur ôter, et malgré le mal que leur ont fait leurs gouvernans, y compris leurs inquisiteurs, ils ont conservé cette belle gaîté qui est une vertu, car elle leur apprend, comme nous le disait une aimable Madrilène, à supporter tout ce qui n’est pas absolument insupportable. La guerre civile désole les provinces du nord, Madrid s’amuse ; la république fédérale pille et rançonne les provinces du midi, Madrid s’amuse ; Cuba se révolte, Madrid s’amuse encore. L’art de jouir de soi et de la vie est un art péninsulaire, et la péninsule met un peu de sa joie dans sa peinture. Il est vrai que la joie ne suffit pas : l’improbus labor est nécessaire à l’artiste ; mais l’Espagne, qui enfante tant de paresseux, enfante aussi quelques-uns des travailleurs les plus infatigables de la terre ; l’Espagne, qui produit trop de fous, produit aussi des hommes d’un prodigieux bon sens. Elle se pique de prouver que rien ne lui est impossible. N’a-t-elle pas aujourd’hui un premier ministre qui est l’étonnement de toute l’Europe ? Il a réussi à faire durer plus de trois ans un ministère espagnol, et ces trois années lui ont suffi pour refaire un pays qui semblait s’en aller en morceaux.

Tous les genres de peinture sont représentés dans la section espagnole par quelque œuvre importante, et les moins remarquables de ces œuvres ont encore quelque mérite et quelque agrément. C’est un peintre que M. Pradilla, auteur d’un grand tableau où il nous montre Jeanne la Folle contemplant d’un œil égaré le cercueil de son cher et infidèle Philippe le Beau. La scène se passe en plein air, en rase campagne ; à droite de la reine, près d’un brasier, est un groupe de femmes assises à terre, qui, fatiguées par une longue marche, s’endorment à moitié. A gauche, un moine récite des prières ; plus loin stationne le cortège qui a suivi le convoi. On peut reprendre beaucoup de choses dans ce tableau, on peut même en critiquer l’idée maîtresse ; mais l’homme qui a peint ces femmes, ce cercueil, ce brasier allumé et la fumée qui s’en échappe, ces cierges dont le vent fait ondoyer la flamme, avait sûrement de la vocation pour son métier et il s’est donné la peine de l’apprendre. C’est un peintre que M. Gonzalvo y Perez, et il y a dans ses intérieurs d’église des qualités d’exécution qu’il doit au pays où il est né autant qu’à son travail. C’est encore un peintre que M. Raimundo de Madrazo ; si on peut discuter ses portraits, qui niera qu’ils n’aient beaucoup de charme, de verve, de brio et des audaces de couleur fort amusantes ? Mais le peintre des peintres est là tout près ; une trentaine de ses toiles, choisies parmi les meilleures, occupent tout un pan de muraille, et elles sont toujours entourées, toujours fêtées. Étrange artiste, qui tour à tour et même tout à la fois nous séduit, nous ensorcelle, nous ravit et nous chagrine, nous impatiente, nous inquiète par l’irritante énigme qu’il nous donne à résoudre. Des doigts de fée qui se jouent de toutes les difficultés, une adresse presque effrayante, un talent égal pour interpréter le corps humain, le paysage et l’architecture, un dessin d’une finesse inouïe et l’art de faire chanter la couleur, des prodiges d’observation mêlés à d’inexplicables fantaisies, un fini incomparable dans les parties qu’il veut faire valoir, et tout à côté des négligences volontaires, un parti pris de lâché et de laisser-aller, des fonds merveilleux, vraiment magiques, et des premiers plans hâtivement frottés, souvent vides ou informes, voilà ce qu’on retrouve dans la plupart des œuvres de Fortuny. La légèreté de sa main n’a jamais été surpassée ; le cœur battait vite et battait fort, ce cœur s’est consumé, s’est dévoré. Qui eut jamais des sensations plus vives, une telle intensité dans le sentiment de la nature ? Regardez cet Etang à Grenade, à la surface duquel nagent quelques feuilles de nénufar. Après les avoir examinées, il vous semblera qu’Hobbema, Ruysdaël et les plus grands paysagistes hollandais étaient des arrangeurs et qu’ils faisaient des feuilles de convention. À cette vivacité, à cette violence de la sensation, Fortuny joignait ce qu’on pourrait appeler le sens musical de la couleur, il composait des symphonies avec du gris, du rose, du vert et du bleu, et sa musique était pour lui l’essentiel, le reste ne venait qu’après. On pourrait dire qu’il pratiquait l’esprit de sacrifice à rebours, d’autres subordonnent tout à leur sujet, lui sacrifiait son sujet à la tache, car la tache était son Dieu. Il possédait tous les dons, toutes les divinations, toutes les habiletés, tout sauf le génie du simple et du grand. Watteau, qui savait lui aussi ce que valait une tache, n’a jamais sacrifié son sujet à sa couleur ; aussi a-t-il prouvé qu’il était possible de faire grand sans représenter autre chose que des pierrots, des arlequins, des fêtes galantes, des bergers de féerie, et a-t-il mérité de prendre une place au premier rang des maîtres. Tout se tient dans Watteau, et en regardant ses toiles, il ne vient jamais à l’esprit de personne qu’on puisse y ajouter ou en retrancher quelque chose. Vous pourriez couper en quatre les toiles de Fortuny, et les morceaux en seraient bons. Qui ne s’estimerait heureux de posséder une moitié du Jardin des Arcadiens, ou seulement la moitié de cette moitié, la plate-bande de droite, éblouissante comme une pierrerie, et cette grille par laquelle on entrevoit la mer ? Qui ne serait charmé, si on lui permettait de découper dans le Choix du modèle un pan de mur, un lambris incrusté de lapis-lazuli, une colonne de jaspe veinée de rose ? Fortuny était un esprit fragmentaire, qui ne trouvait l’unité d’un tableau que dans l’harmonie des taches ; mais quelles taches ! quels fragmens ! quelle musique !

Cet artiste si bien doué ne pouvait manquer d’exercer une grande influence sur les peintres de son pays ; plus d’un s’est écrié comme Regnault : Fortuny m’empêche de dormir. On a dit qu’il ne fallait pas être darwiniste, mais qu’il y avait beaucoup à prendre dans Darwin. On pourrait dire aussi qu’il faut beaucoup étudier Fortuny, sans devenir pour cela fortuniste. C’est ce qu’a fait M. Martin Rico, de Madrid, dont les délicieuses petites toiles ont obtenu un succès de vogue bien mérité. C’est une fête de les regarder, c’est une justice de reconnaître que l’artiste qui les a peintes n’est inférieur à personne pour la sûreté de la main et la vivacité lumineuse du coup d’œil. M. Rico prend ses sujets où il les trouve ; en Espagne, en Italie, en France. Voici une cour de Grenade qui est une merveille avec ses arcades dentelées, ses murs revêtus de faïences, sa pièce d’eau, sa galerie sous laquelle sont assises deux femmes qui cousent. Voici une façade de maison à Tolède, éclairée par le plein soleil et qui est toute blanche ; d’une fenêtre grillagée s’échappe comme une fusée de verdure et de fleurs. Voilà les environs de l’Escurial, graves, sévères, avec un groupe d’arbres se détachant sur un beau ciel tacheté de nuages roux. Voilà une tour bâtie sur la crête d’un ravin et dominant un gouffre de verdure, qu’on ne voit pas, mais qu’on devine. Voici encore des canaux de Venise, que nous aimons moins ; M. Rico ne peint pas la mer et les lagunes aussi bien que le ciel et la terre, et il nous semble que dans ses marines les valeurs ne sont pas toujours observées ; mais en revanche sa rue de Rome et son marché de l’avenue Joséphine sont deux tours de force. Il introduit dans tous ses paysages de petites figures, grandes comme l’ongle ; ce sont des hommes, des femmes, des enfans, surtout des ânes, le plus souvent harnachés de rouge. Ces petites figures ont toutes de la vie, du mouvement, une attitude, une physionomie ; vous les voyez à peine, et vous devinez ce qu’elles font et à quoi rêvent ces ânes. M. Rico sait placer l’accent où il faut et tout résumer sans rien oublier. Dans ces croquis enlevée, qui ont le fini d’une peinture achevée, il y a le charme, le diable au corps et une merveilleuse coquinerie de jeunesse.

M. Rico peint beaucoup d’après nature, et ce qui nous intéresse aujourd’hui plus que tout, c’est la nature. Les œuvres qui nous enchantent sont celles dont nous pouvons dire : Comme c’est vrai ! comme c’est pris sur le fait ! comme c’est bien cela ! Il y a au Champ de Mars nombre de toiles qui ne sont que des études bien venues et qui ont enlevé tous les suffrages ; telle œuvre savamment composée, sérieusement travaillée, n’a obtenu qu’un succès d’estime, parce qu’on y trouvait plus de convention que n’en peut supporter l’homme de la seconde moitié du XIXe siècle. Dans ses Maîtres d’autrefois, Fromentin se plaignait que le paysage a tout envahi et qu’il a bouleversé toutes les formules de l’art, que les hommes de ce temps ne jugent jamais la peinture assez claire, assez nette, assez formelle, assez crue. Il ajoutait que Théodore Rousseau a créé ce qu’on peut appeler l’école des sensations, laquelle a produit des œuvres très remarquables, mais que cependant il serait bon de revenir de la nature à l’art et de se rappeler que les plus belles études du monde ne valent pas un bon tableau. Nous ne pouvons qu’applaudir à cette conclusion de l’éminent artiste ; mais ces bons tableaux, qu’on nous fera peut-être, ne nous plairont qu’à demi si nous n’y trouvons cette intensité d’impression que n’avaient pas les paysagistes hollandais, et que nous goûtons dans les nôtres à tort ou à raison. Est-il possible de peindre une feuille d’arbre comme le faisait Fortuny et de s’attacher pourtant à peindre la forêt ? Est-il possible de faire des tableaux qui soient de vrais tableaux et qui aient toute la franchise et toute la fraîcheur d’une étude ? Est-il possible d’avoir des sensations presque aiguës et de les subordonner à son sentiment et à son idée ? Un peintre peut-il être à la fois un impressionniste passionné et un grand artiste ? Nous aimons à croire que ce problème n’est pas insoluble ; mais en attendant qu’il soit résolu, nous continuerons à préférer telle étude à tel tableau où la convention domine, la musique de Rousseau, de Corot ou de Fortuny fera vibrer en nous certaines cordes secrètes que ne remue ni Hobbema, ni Ruysdaël lui-même, et si l’on prouve à l’homme du XIXe siècle qu’il a tort, il répondra qu’il ne sait qu’y faire, qu’en préférant ceci à cela il obéit à une impulsion irrésistible de son esprit, et il dira avec Montaigne : « Nos sens mêmes en sont juges ; ferons-nous accroire à notre peau que les coups d’étrivières la chatouillent, et à notre goût que l’aloès est du vin de Graves ? »


VICTOR CHERBULIEZ.

  1. Aperçus sur Donatello et la sculpture dite réaliste, par Gabriel Prévost, Paris, 1878.