La Paix d’Amiens
Revue des Deux Mondes5e période, tome 10 (p. 481-505).
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LA PAIX D’AMIENS

I
COMMENT FURENT SIGNÉS LES PRÉLIMINAIRES DE LA PAIX


I

La paix conclue, le 9 février 1801, à Lunéville, entre la République française et l’Empereur, reconnaissait à la République, en forme solennelle, les frontières conquises un instant en 1792, perdues en 1793, reprises en 1794, concédées partiellement ou éventuellement en 1795, 1797, et 1798, à Bade, à Campo-Formio et à Rastadt. Après une seconde coalition, qui avait compromis les conquêtes de la République, nécessité une seconde campagne sur le Danube et une seconde campagne d’Italie, Marengo et Hohenlinden, Lunéville accomplissait Campo-Formio et Rastadt, rompus presque aussitôt que signés. L’Empereur, [1] stipulant au nom de l’Empire, abandonnait à la République la Belgique, le Luxembourg, le pays de Liège, les États allemands de la rive gauche du Rhin. Il reconnaissait à la France les limites naturelles, avec leurs bastions et leurs annexes : les Républiques batave, helvétique, cisalpine et ligurienne. La France s’attribuait ce que, depuis 1792, le Conseil exécutif provisoire, le Comité de Salut public, le Directoire n’avaient cessé d’ambitionner : le remaniement et l’arbitrage du Saint-Empire, la suppression des États ecclésiastiques, l’accroissement des États laïques par les sécularisations, la constitution possible d’une nouvelle Ligue du Rhin pour la garantie de cette nouvelle paix de Westphalie. En Italie, le Piémont occupé, la Cisalpine et la Ligurie protégées, la Toscane sous les prises, Rome à discrétion, Naples sous la menace, rendaient la France arbitre de la Péninsule et lui permettaient de pousser une pointe formidable dans la Méditerranée : « le roi, maître de la Méditerranée, » — « la Méditerranée, lac français, » autre rêve des rois et de la République, de Colbert comme de Sieyès, et que ce traité permettrait de réaliser. Jamais, même aux temps les plus glorieux de Louis XIV, la France n’avait conclu une paix aussi magnifique et par l’étendue des conquêtes et par celle de l’influence ouverte sur l’Europe.

Mais le traité de Lunéville, pour être plus somptueux, n’était pas plus définitif que ceux des Pyrénées et de Nimègue. Pour mettre fin à la seconde coalition, il n’en supprimait pas la cause, qui était précisément la volonté d’ôter à la France cette suprématie et de la refouler dans ses anciennes limites, sinon de les entamer. L’Autriche se reconnaît momentanément vaincue : elle n’est pas détruite ; elle transige, elle ne capitule pas ; elle signe un traité d’échange, moins avantageux que Campo-Formio, sans doute, mais qui, après tant de défaites, la ménage encore singulièrement, et compense ses pertes : elle acquiert Venise et la terre ferme jusqu’à l’Adige, les provinces adriatiques, l’Istrie, la Dalmatie, l’Illyrie, l’évêché de Salzbourg pour l’archiduc expulsé de la Toscane. Elle n’est pas entièrement chassée de l’Italie ; elle y conserve ses entrées ; elle n’a pas cessé d’y prétendre.

Bonaparte n’a obtenu cette paix qu’en occupant partout des positions offensives ; c’est par l’impossibilité d’en déloger les Français, en 1800, comme on l’avait fait en 1799, que l’Autriche a transigé. Pour conserver cette paix, Bonaparte doit se maintenir dans ces positions qui lui ont permis de la conclure. S’il s’en retirait, ce serait pour voir, comme le Directoire en 1799, non seulement les « limites naturelles » compromises, mais les « anciennes limites » même menacées. D’où la nécessité de demeurer maître des affaires en Hollande, en Suisse, dans l’Empire, en Italie. La suprématie, qui est une conséquence du traité, en est la condition essentielle de durée. Il n’était d’ailleurs ni dans les goûts de la nation française ni dans le caractère du Premier Consul d’en rien abandonner. Bonaparte, au contraire, ne songeait qu’à l’étendre et à en procurer à la France tous les avantages avec toute la gloire. « Ce n’est certes pas, » disait, en septembre 1795, Merlin à la Convention, parlant au nom du Comité de Salut public ; « ce n’est certes pas pour rentrer honteusement dans nos anciennes limites que les armées républicaines vont, avec tant d’audace et de bravoure, chercher et anéantir au-delà de ce fleuve redoutable les ennemis de notre liberté. » Ce n’était pas pour livrer l’Allemagne à la Prusse, l’Italie à l’Autriche et la Méditerranée aux Anglais que Bonaparte avait vaincu à Marengo, et Moreau à Hohenlinden.

Enfin, comme en 1797, après Campo-Formio, la paix ne serait qu’un armistice continental tant que l’Angleterre ne l’aurait pas ratifiée.

L’Angleterre était aussi victorieuse sur les mers, aux Antilles, aux Indes, que la France sur le continent ; mais, malgré la suprématie que ses flottes exerçaient ; malgré la conquête des colonies de la France et de la Hollande, la suppression de toute concurrence de ces deux nations ; malgré le monopole du commerce, la fructueuse contrebande dans l’Amérique espagnole ; malgré les progrès de Wellesley dans l’Inde et l’immense empire qui s’y ouvrait ; malgré la prise de Malte, la prise imminente de l’Egypte, l’Angleterre s’estimait humiliée parce que la France était glorieuse, malheureuse parce que la France n’était pas ruinée, vaincue parce qu’elle n’avait pas chassé la France des Pays-Bas et de l’Italie, et qu’elle ne dominait pas seule la Méditerranée.

Mais l’Autriche transigeait et, en Russie, Paul Ier inclinait à la paix, à l’entente, à l’alliance peut-être avec la France. La France n’allait-elle pas, pour en finir, reprendre le dessein de descente qui épouvantait l’Angleterre ? Il suffisait d’une nuit obscure, de vingt-quatre heures de vent d’est pour renouveler l’aventure de Guillaume le Conquérant. Bonaparte sans doute pouvait disparaître. Il n’était, au surplus, qu’un homme ; un homme peut mourir, et il ne manquait point à Londres de chouans de bonne volonté pour solliciter la destinée et devancer la nature. Mais Bonaparte vivait.

Etait-ce le moment de lui offrir, par une suprême victoire, les moyens de consolider son gouvernement ? Etait-il politique de concentrer sur soi toutes les passions de ce peuple français encore ardent des guerres civiles, encore enflammé de la Révolution ? de faire l’union des Français par la haine commune de l’ennemi héréditaire ? La sagesse conseillait de surseoir, de ramasser ses bénéfices, d’exploiter ses conquêtes, de payer ses dettes, de remplir son trésor ; de laisser la République, tous les ennemis du dehors étant hors de combat, à l’ennemi intérieur : les factions, l’humeur changeante, l’inquiétude nationale ; d’attendre l’inévitable mécontentement de l’Europe, de renouer des alliances, et de profiter de l’infirmité industrielle du continent, de la supériorité des mécaniques anglaises pour se procurer d’immenses débouchés.

Or, l’Angleterre en avait besoin. C’est l’époque, en effet, d’une large et profonde transformation économique et sociale du royaume. La classe gouvernante, la gentry, a modifié depuis un siècle la constitution de la propriété : divisée au XVIIe siècle, la propriété s’est concentrée, au XVIIIe, en domaines de jouissance, en parcs, en chasses énormes. Les grands propriétaires ont évincé les petits et, du même coup, la culture disparaissant, chassé vers les villes les cultivateurs sans emploi. Tout ce peuple qui ne travaille plus la terre se jette dans les fabriques, car, dans le même temps où l’Angleterre cesse d’être agricole, elle devient industrielle et déploie un merveilleux essor. La machine à vapeur décuple la puissance manufacturière et, tirant sa force des mines, décuple la valeur des mines. L’Angleterre souterraine ouvre un trésor plus fécond que toute la fécondité des prairies et des labours ; les forêts enfouies et endormies se réveillent plus productives que les forêts de verdure. Les villes s’entourent d’une banlieue d’usines. Une classe de citadins qui tournait à la plèbe romaine devient un élément de production. Les capitaux mobilisés par les banques vont supplanter la propriété foncière.

La paix, croit-on, va ouvrir sur le continent un exutoire colossal à cette surabondance de sève et, par suite, tenir en activité croissante cette gigantesque machine à fabriquer et à exporter. La France, en particulier, qui aspire aux jouissances de la vie, au bien-être, au luxe, peut devenir le plus fructueux de ces débouchés. La paix, habilement exploitée, sera la plus productive des spéculations. Le traité de paix serait accompagné d’un traité de commerce, placement à gros intérêts des bénéfices de la guerre.

Les banquiers, les négocians, les fabricans découvrirent tout à coup, dans la paix, une source de profits plus abondans que ceux qu’ils tiraient de la guerre ; alors ils demandèrent la paix. Le petit peuple la réclamait à grands cris, les cris horribles de la misère et de la faim ; disposé, comme tous les malheureux, à prendre tout changement pour un bien et, pour une fête publique, toute occasion de se retourner sur sa litière.

Demander la paix, c’était vouloir la retraite de Pitt. Pitt ne faiblissait pas ; obstiné, soutenant les émigrés, fomentant la guerre civile, préparant un débarquement à Brest, armant une flotte redoutable pour écraser les neutres dans la Baltique, une autre pour porter en Égypte un corps d’occupation ; « par haine passionnée de la France, » par haine raisonnée de Bonaparte, qu’il jugeait plus odieux que la Terreur et estimait plus funeste que toute la Révolution réunie. Mais le roi George, dans ses intervalles lucides, n’éprouvait la supériorité de ce grand ministre que pour s’impatienter du joug. Cet Allemand, hautain et grossier, se fit tout à coup peuple, par jalousie de Pitt. Pitt se vit abandonné ; à aucun prix, il ne voulait signer la paix. La paix, d’ailleurs, serait sa revanche. Maladif, criblé de dettes, il éprouvait aussi le besoin de se retirer, de se refaire, d’attendre.

Le Parlement se réunit le 2 février 1801. Lord Fitz-Gerald déposa une demande d’enquête sur « les causes de l’effondrement des efforts de la politique anglaise. » Pitt prononça un de ses plus puissans discours, moins l’apologie de sa politique passée que le programme de sa politique à venir, le programme du lendemain de la paix, gros des luttes futures : « La question est de savoir si nous devons permettre que la marine de nos ennemis soit pourvue d’hommes et de vivres ; si nous devons permettre qu’on apporte des munitions et des provisions dans les ports dont nous faisons le blocus ; si nous devons permettre que des nations neutres, en arborant un pavillon sur un sloop ou sur une barque de pêche, puissent transporter les tissus de l’Amérique du Sud dans les ports de l’Espagne ou les matériaux de constructions maritimes à Brest et à Toulon… On parle de la destruction de la puissance maritime de la France ; mais croit-on sérieusement que la marine eût souffert comme elle l’a fait, si, depuis le commencement de la guerre, on n’avait pas agi d’après le même principe ? Dans la ruine du continent, dans le désappointement de nos espérances sur ce point, que serait devenue la sécurité de notre pays, sans sa prépondérance maritime ? Si, une fois, elle disparaissait, l’esprit public disparaîtrait aussi. »

Pitt donna sa démission. Addington le remplaça, avec Hawkesbury aux Affaires étrangères : ministre inconnu de l’Europe, qu’il ne connaissait pas ; ministère de cour et d’opinion qui n’avait d’autre raison d’être que sa docilité aux passions du public et aux caprices du roi. Mais, si bornés que fussent ces ministres et si déférens envers la nouvelle majorité des Communes, ils demeuraient, à l’égard du continent, hautement et simplement anglais. Ils voulaient la paix fructueuse. Pour l’obtenir, ils poussèrent hardiment en avant et occupèrent, comme le faisait Bonaparte, des positions offensives, déconcertant les desseins de l’adversaire.

Le plus redoutable de ces desseins, — après la descente, — c’était la ligue des neutres, préface d’une coalition du continent entier, du blocus de l’Angleterre, investie dans son île, paralysée en son être et menacée de ruine par ce commerce et cette industrie mêmes qui étaient pour elle l’objet fondamental de la guerre aussi bien que de la paix. Paul Ier, revenant à la grande tradition de Catherine, avait renouvelé, avec le Danemark, la Suède, la Prusse, la fameuse ligue de 1780[2]. Il s’agissait de tuer cette ligue en son germe, par un coup de terreur. Pitt avait disposé la flotte ; dès que la mer fut libre, Addington l’envoya dans la Baltique. L’Angleterre allait montrer comment elle entendait conclure et exploiter la paix : c’était la domination des mers par ses vaisseaux et le monopole du marché européen pour son industrie. Il lui fallait la sujétion des neutres, l’ouverture de leurs ports, le privilège de la navigation des grands fleuves ; elle y arrivait par son élément, la mer, par sa force vive, ses flottes. En même temps, le 21 mars, lord Hawkesbury écrivit au diplomate français Otto, envoyé à Londres pour traiter d’un échange de prisonniers, que le gouvernement anglais serait disposé, si la France était dans les mêmes intentions, à ouvrir des négociations pacifiques.


II

Il fallait, en revanche, à la France, privée de marine, que le commerce neutre fût libre, que la mer fût ouverte, que les embouchures des grands fleuves fussent fermées aux Anglais ; elle y arrivait par le seul élément dont elle disposât alors, la terre, et par sa force réelle, les armées. Pour conclure la paix, telle qu’il la veut, et l’exploiter dans l’intérêt de la France, Bonaparte tâche de rompre d’avance et de rendre, en tout cas, inefficace toute coalition que l’Angleterre essaierait de renouer.

Les ressources de la politique ne sont point infinies. Celles qui s’offraient à Bonaparte, en 1801, étaient les mêmes qu’avaient aperçues, en 1793, les promoteurs de la guerre ; qui s’étaient imposées au Directoire, en 1797, après Campo-Formio : une descente en Angleterre, ou la coalition du continent contre les Anglais.

On va voir Bonaparte, en cette seconde tentative de réduire les Anglais à la paix continentale de la France, esquisser et tenter toutes les combinaisons qui devaient remplir les douze premières années du siècle : l’Allemagne étant soumise, c’est l’occupation de Naples, la domination de l’Espagne, la conquête du Portugal et l’alliance russe. L’année 1801 vit un premier Tilsitt, né des mêmes nécessités que le second et qui en découvre déjà la chimère et les infirmités.

L’intérêt pour Bonaparte de conclure la paix, la paix splendide, dans les « limites naturelles, » et de l’exploiter pour la suprématie et la prospérité de la France, ne se discute pas : c’est l’évidence même. C’était sa raison d’être au pouvoir ; c’était la garantie de son gouvernement. La paix partout : dans la société, par le Code civil ; dans les âmes, par le Concordat ; la réorganisation du travail, de l’industrie, du commerce, du crédit de la France ; voilà le programme du Consulat, et l’avenir du Consul. La France a perdu sa marine et ses colonies : la paix seule lui peut permettre de reconstituer sa marine et de porter aux colonies cette exubérance guerrière et conquérante, désormais inutile en Europe. Mais, en cette conception même de la paix, Bonaparte se trouve, dès l’abord, plus séparé de l’Angleterre, par plus de rivalités, plus de jalousies et plus de conflits irréductibles que par cette guerre qu’il s’agit de suspendre : la guerre pour la possession des Pays-Bas. Au fond, la lutte ne fera que continuer. L’Angleterre a défendu dans les Pays-Bas ses débouchés ; les Pays-Bas perdus, elle entend se procurer, en France même, des débouchés nouveaux, et, par la concurrence de ses produits, écraser le marché, étouffer dans son germe l’industrie française renaissante. La France a voulu les Pays-Bas pour étendre ses côtes, développer sa marine, s’élancer sur les mers ; elle veut la paix pour travailler, refaire sa fortune. La condition de la paix, pour l’Angleterre, sera un traité de commerce ; pour la France, un tarif de prohibition ; pour l’Angleterre, l’Inde et l’Afrique interdites à la France, le resserrement de la France dans ses limites nouvelles, en attendant le refoulement dans les anciennes ; pour la France, l’effort à sortir de ses limites et à se porter aux colonies. Enfin, la Méditerranée. Voilà ce qui fait, pour des années, la lutte irrémédiable et la paix illusoire.

La grande chimère de Bonaparte est d’avoir cru cette paix possible, et de l’avoir cru jusqu’aux dernières catastrophes. Cette chimère, qui trahit chez ce grand réaliste un côté de spéculation dans l’espace, un fond de mathématicien et d’idéologue sans quoi, d’ailleurs, il n’eût pas été complètement de son siècle et ne l’eût point dominé, — c’est l’idée a priori, qu’il y a une limite, une fin logique, un système coordonné et définitif dans les choses humaines ; que la raison de l’homme peut concevoir ce système, et la main de l’homme le disposer ; c’est le postulat, que toutes les questions posées en Europe peuvent être résolues ; que tant de luttes qui déchirent cette Europe peuvent se terminer au profit de la France, pour sa plus grande gloire et sa plus grande prospérité. Il s’agit de la rendre arbitre de l’Europe et de lui conserver l’arbitrage. Il s’agit d’acquérir assez de puissance réelle, d’exercer assez de prestige pour organiser ce chaos, redresser, labourer ces terres bouleversées, les distribuer selon un ordre naturel, réunir ou séparer les peuples selon leurs affinités particulières et selon l’intérêt de l’ensemble ; de les associer à une destinée commune, de les gouverner selon une même direction ; le type de l’État sera la République française ; l’intérêt commun, l’indépendance commerciale, industrielle, maritime du continent ; la direction, la politique française : pax romana. Les rois en ont formé le rêve ; les révolutionnaires l’ont agité. Les pièces de l’édifice sont incohérentes, sans doute, et disloquées ; mais il n’est que de les ajuster ensemble, et l’ouvrage se ramène à exécuter en Europe ce qui a été accompli en France par la Constitution de l’an VIII. Finir la guerre est, aux yeux de Bonaparte, une opération du même ordre que finir la Révolution. Il n’y est besoin ni de plus de génie ni peut-être de plus de temps que pour réorganiser l’administration en France, les départemens, les routes, les finances, la justice, et achever la rédaction du Code civil. Toutefois, au puissant levier dont il dispose il faut un point d’appui. Il croit l’avoir trouvé, ce sera la Russie.

Il la cherche depuis des semaines et voilà qu’elle vient, qu’elle se donne. En janvier 1801, à l’heure opportune, à l’heure où Pitt lâche la partie, Bonaparte reçoit ces mots de Paul Ier : « Me voici prêt à vous écouter et à m’entretenir avec vous. » Un plénipotentiaire suit le courrier qui porte la lettre : il arrivera dans quatre jours, dans dix on sera d’accord ! Bonaparte se juge maître des choses, et tout lui paraît consommé. Il dévore cette paix qu’il n’a pas encore signée avec l’Angleterre ; il escompte cette alliance qu’il n’a pas encore conclue avec la Russie. Il voit la République française le premier État du monde ; la « grande nation » représentant la Rome antique ; et, dans cette « paix française » de l’Europe, il se voit le créateur, le régulateur de l’immense machine à gouverner le monde, le premier citoyen de l’univers !

Tout s’ébranle, s’éclaire, s’ordonne, se cristallise comme par un éclat électrique, en sa pensée, dans l’espace de vingt-quatre heures[3]. « La paix avec l’Empereur n’est rien en comparaison d’une alliance qui maîtrisera l’Angleterre et nous conservera l’Égypte. » — « Ils tentent un débarquement en Égypte ! L’intérêt de toutes les puissances de la Méditerranée, comme de celle de la Mer-Noire, c’est que l’Égypte reste à la France. Le canal de Suez, qui joindrait les mers de l’Inde à la Méditerranée, est déjà tracé ; c’est un travail facile et de peu de temps. » Du coup, l’armée d’Egypte ressuscite et reprend la marche interrompue par les remparts de Saint-Jean-d’Acre : « Les armées de la République sous les murs de Prague, de Vienne et de Venise ne prouvent à l’Europe que ce qu’elles lui ont déjà prouvé ; l’armée d’Orient assise sur la Mer-Rouge, la Syrie et l’Afrique, excite toutes les espérances, toutes les curiosités et toutes les sollicitudes. L’Anglais tremble et frémit. Abandonné de l’Europe, en guerre ouverte avec la Russie qui se trouve aujourd’hui notre meilleure amie, il se trouve environné de craintes. » La route des Indes va s’ouvrir ; les Russes tourneront l’Angleterre par la Perse ; la France les attaquera de front par la Mer-Rouge, les tournera aussi par la route du Cap ; elle occupera Madagascar et s’y retranchera. Dans l’autre hémisphère, il voit la Louisiane, récupérée, rayonner sur le Mexique, les Antilles, la Guyane. Et, dans le temps même où Pitt pose les principes du despotisme maritime de l’Angleterre, il y oppose le droit des neutres. De part et d’autre, c’est le mot d’ordre de la guerre jusqu’en 1813 : « Le temps est venu où les puissances maritimes doivent se prononcer ; il ne peut plus y avoir de milieu : ou de fermer leurs ports aux Anglais, ou de s’attirer toute la disgrâce du gouvernement français. »

C’est comme un premier éclair de la fameuse lettre à Alexandre, du 2 février 1808 ; et voici le premier coup de ce qui sera, en 1808, la révolution, puis la guerre d’Espagne. Il faut que les Espagnols se mettent en campagne, délogent les Anglais du Portugal : « Il faut bien que la République leur ôte le seul allié qui leur reste sur le continent[4]. » Bonaparte exige des Portugais la fermeture de leurs ports aux Anglais, 15 ou 20 millions, la Guyane. Ils refuseront : l’Espagne les y obligera. Si l’Espagne s’y refuse, malheur à elle ! Il agira lui-même et énergiquement. Mais, si elle se montre docile, il se montrera généreux : le duché de Toscane à l’infant de Parme, avec le titre de roi d’Etrurie, le royaume de Naples, au besoin. Mais qu’ils arment, qu’ils fournissent des vaisseaux ! « Je trouve honteux pour la monarchie espagnole que deux vaisseaux en bloquent sept devant Cadix. Ce ne sont plus ces fiers Castillans qui soumirent le Nouveau Monde. » « Il faut absolument, à quelque prix que ce soit, que nous devenions maîtres de la Méditerranée. » Cependant, la Russie entraînera la Prusse. La France formera des armées sur les côtes, en Hollande, en Bretagne, en Corse. « Alors l’Angleterre sera sans aucune communication avec le continent. Les trois puissances alliées, la France, l’Espagne et la Hollande, doivent profiter de la circonstance pour frapper quelque coup qui fasse changer l’aspect de la guerre[5]. »

Les Espagnols s’exécutent. Le 29 janvier 1801, ils s’engagent à envahir le Portugal ; le 21 mars, Bonaparte fait un roi d’Étrurie avec l’infant de Parme ; il réunit Parme et Plaisance à la République et recouvre la Louisiane. Le 28, il signe la paix avec le roi de Naples et s’assure le droit d’occuper ce royaume avec 10 000 hommes « pour mettre un frein aux usurpations maritimes de l’Angleterre. » Les Français seront à Otrante et à Brindes « pour se rendre en Égypte. » C’est Murât qui, à la tête de son armée, a décidé l’affaire. Ferdinand fut si terrifié du panache et si charmé, à la fois, de la belle humeur du beau-frère du Consul, qu’il exprima le vœu de le voir chargé de la négociation. Il y trouverait, écrivit Murât, non moins inconscient de l’avenir que ce Bourbon, « une preuve certaine de l’intention que vous avez de le maintenir dans le royaume de Naples ! » Voilà donc Bonaparte en mesure sur les côtes de la Méditerranée. Quant à l’Égypte, disait-il à l’envoyé russe Kolytchef, le 28 mars, « c’est le prix du sang le plus pur des Français… C’est la seule possession au moyen de laquelle la France puisse parvenir à balancer un jour l’énorme pouvoir maritime des Anglais aux Indes… Les Turcs, dans l’épuisement où ils sont, que peuvent-ils nous opposer ? Nous en ferons ce que nous voudrons… »


III

Il le disait, le 28 mars ; mais, depuis quatre jours, « une attaque d’apoplexie » avait subitement enlevé l’empereur Paul, et, le 31 mars, le ministre tout-puissant alors du nouvel empereur écrivait à Kolytchef : « Sa Majesté désire vous voir adopter dans vos conversations avec le Premier Consul toutes les politesses dues au premier personnage d’une grande puissance, sans néanmoins vous départir dans la moindre chose des principes de fermeté qui peuvent seuls obtenir aux négociations qui vous sont confiées un succès désiré. » Le succès, c’était la révision du traité « extorqué » par Murât au roi de Naples. « En cas de refus ou de réponse évasive et dilatoire, Votre Excellence s’abstiendra de traiter sur quoi que ce soit avec le gouvernement français, jusqu’à nouvel ordre. » Et c’en fut fait du blocus de l’Angleterre, de l’immense mouvement tournant par les Indes, de l’expédition d’Espagne, de l’Egypte, de la Méditerranée, de la chimère de l’alliance russe, jusqu’en 1807, jusqu’au radeau de Tilsitt qui ne fut qu’un postiche de théâtre sur des bâtons flottans, à la dérive du fleuve.

C’en est fait, du même coup, de la ligue des neutres. Le parti « anglomane » triomphe à Pétersbourg, et l’Angleterre notifie, brutalement, de quelle façon elle entend imposer son amitié. Le 2 avril, Nelson bombarde Copenhague et, malgré leur défense désespérée, réduit les Danois à capitulation. Le coup retentit à Stockholm, à Pétersbourg. C’est la terreur maritime. L’Angleterre, pour contraindre Bonaparte à la paix anglaise, le bloque dans le continent et supprime la concurrence du commerce des neutres. Bonaparte, pour contraindre les Anglais à la paix française, se pousse, se retranche sur le continent et en interdit les abords au commerce anglais. Au monopole, il répond par la prohibition ; il obligera les neutres à fermer leurs ports à l’Angleterre. Mais il lui faut être maître de l’Italie et avant tout s’assurer les passages. Par considération de Paul Ier, il avait retardé la réunion du Piémont, inévitable depuis la création de la Cisalpine ; le 12 avril, il apprend la mort du tsar ; le 13, il prend un arrêté, qu’il antidate du 2 pour y enlever toute couleur de circonstance, et par lequel il organise le Piémont en subdivisions militaires qui forment chacune une préfecture ; il y installe la justice et le fisc français.

Il harcèle les Espagnols. Le 6 juin, les Portugais, très ménagés par Godoy et Lucien, plus collectionneur que diplomate en sa lucrative et somptueuse ambassade, signent un traité à, Badajoz. Bonaparte le juge insuffisant. Leclerc entre en Espagne avec un corps d’armée, et, le 29 septembre, le Portugal capitule. Par un traité signé à Madrid, il s’engage à fermer ses ports aux Anglais et à céder à la France une partie de la Guyane portugaise. L’Espagne a cédé la Louisiane ; depuis 1795, la République possédait, en droit, sinon en fait, l’île entière de Saint-Domingue. Et voilà un empire colonial qui se dispose, dans cette grande ouverture du golfe du Mexique, bordé de pays en révolution et de peuples en incertitude : Bonaparte y découvre un théâtre à grandes diversions, une compensation à la perte désormais imminente de l’Egypte et à l’ajournement des desseins sur la Méditerranée.

Il manquait à ce nouveau dessein les Antilles, station indispensable que détenaient les Anglais ; il y manquait surtout la mer libre : c’était le moment de réclamer la paix, puisque la révolution en Russie ne permettait plus de la dicter. Bonaparte écrivit à Talleyrand, le 17 septembre 1801, de mettre les ministres anglais en demeure de s’expliquer. Il exigeait l’évacuation de Malte et la restitution des Antilles : pour les îles et colonies, espagnoles ou hollandaises, que l’Angleterre entendrait garder, il ne « s’y opposait pas ; » rien de plus. « Il serait absurde de vouloir qu’il disposât de ce qui ne lui appartient pas ; il ne le ferait pas, quand les flottes anglaises seraient mouillées devant Chaillot ! » « Il faut, concluait-il, que les préliminaires soient signés dans la première semaine de vendémiaire, — du 20 septembre au 2 octobre, — ou que les négociations soient rompues. »

Il se mettait loin de compte avec les Anglais. Le 26 juin, Hawkesbury avait notifié à Otto les prétentions britanniques : évacuation de l’Egypte, évacuation du royaume de Naples, restitution de Nice et du Piémont au roi de Sardaigne, rétablissement du grand-duc de Toscane, l’Italie ramenée à ses anciennes divisions, évacuation du Portugal par les Espagnols. L’Egypte, sans doute, allait être évacuée ; mais les Français tenaient toujours garnison dans le royaume de Naples, la Toscane formait le royaume d’Étrurie, le Portugal était subjugué et le Piémont annexé, en fait, à la République.

L’Angleterre était seule maîtresse des mers ; mais la France tenait le continent. Différer davantage, c’était s’exposer à une descente, à la fermeture des ports, à la cessation du commerce européen. Il ne restait qu’un moyen d’arrêter Bonaparte, lui donner cette paix qu’il réclamait si impérieusement. Toutefois, en signant des préliminaires, les ministres anglais n’entendaient nullement reconnaître les nouveaux établissemens de la République. Ils se réfugièrent dans l’équivoque et s’arrêtèrent à cet expédient : restreindre les préliminaires aux seuls articles indispensables, ainsi que l’on fait en un armistice, où les positions respectives ne sont déterminées que sur le front des deux armées et sur les points de contact immédiat, le reste, c’est-à-dire tous les espaces, en arrière, sur les côtés, et tous les mouvemens qui s’y opèrent, demeurant imprécis et abandonné à l’imprévu.

Bonaparte avait le même intérêt à écarter de la convention des articles qui eussent rendu la signature impossible. Il voulait la paix ; il voulait aussi la réunion du Piémont, clef de l’Italie, et il savait que l’Angleterre n’y donnerait jamais son consentement explicite. Il savait que l’Angleterre réclamerait un traité de commerce, et il était bien décidé à le refuser. Ajourner lui suffisait. Il se figurait que la paix, si incertaine qu’elle fût, paraîtrait si douce, puis si nécessaire aux peuples, que les gouvernemens n’oseraient de longtemps la rompre. Dans l’intervalle, étant maître du continent et arbitre de l’Allemagne, il organiserait l’Europe de telle sorte que toute coalition contre la France y deviendrait chimérique ; bien plus, si l’Angleterre menaçait de reprendre la lutte, il coaliserait le continent contre l’Angleterre. Si, par corruption ou cabale, l’Angleterre entraînait quelque puissance dans sa querelle, il écraserait cette alliée des Anglais par la masse de toutes les autres puissances, alliées de la République.

Il lui importait donc assez peu que la convention de Londres reconnût telles limites ou telles dépendances à la République. Raisonnant sur les dispositions du peuple anglais aussi gratuitement et sur des renseignemens aussi erronés que faisaient les ministres anglais à propos de la France, il se flattait de trouver dans l’opinion, dans le parti libéral, dans les commerçans, gens intéressés et à courte vue, des auxiliaires plus ou moins inconsciens de sa politique, qui s’opposeraient à tout retour de Pitt aux affaires et à toute reprise des hostilités.

Cette disposition commune à ne rien déterminer, définir ou approfondir facilita singulièrement les choses. Mais on ne s’entendit, en réalité, que sur un malentendu. On ne rédigea qu’une convention trouée, en quelque sorte, où la paix s’échappait entre toutes les lignes, qu’on ne négociait que dans l’arrière-pensée de la rompre, qu’on ne devait ratifier que dans les restrictions mentales.

Ces préliminaires, conclus très vite, préparèrent une trêve trompeuse et courte. Ils excluaient de l’entente superficielle les causes profondes de discorde qui avaient amené et entretenu la guerre ; ils passaient sous silence les conflits qui avaient rendu la paix si longtemps impossible et qui, subsistant, la devaient si vite détruire.

Ces préliminaires fallacieux furent signés à Londres le 1er octobre 1801. L’Angleterre devait, à la paix, garder Ceylan prise à la Hollande, la Trinité prise à l’Espagne. Elle posséderait le Cap, en condominium avec les Hollandais. Elle restituerait les autres colonies conquises sur la France et sur ses alliés. Malte serait rendue aux chevaliers, sous la garantie d’une grande puissance. Les points occupés par les Anglais sur les côtes de l’Adriatique et de la Méditerranée seraient évacués. L’Egypte serait restituée aux Turcs. L’intégrité du Portugal serait garantie ; l’indépendance des îles Ioniennes reconnue. La France évacuerait Naples et les États romains. La question des pêcheries de Terre-Neuve serait réservée. Rien sur le commerce. Rien sur les limites de la France, telles que la paix de Lunéville les avait reconnues ; rien sur Saint-Domingue ni sur la Louisiane ; rien sur le Piémont, ni sur l’établissement des Français à Flessingue, ni sur l’occupation militaire de la Hollande, de la Cisalpine, de la Suisse ; ni sur le Hanovre, ni sur la réorganisation de l’Allemagne.

N’étant lié par rien, Bonaparte s’accommoda de façon à se présenter aux négociations de la paix définitive le plus avantageusement qu’il pourrait. le 6 octobre, il organisa les troupes coloniales « pour les îles d’Amérique ; » le 8, il ordonna l’envoi à Saint-Domingue de douze vaisseaux avec 7 000 hommes et manda à Leclerc de se rendre « en toute diligence à Paris, avec ses aides de camp. » Le même jour, 8 octobre, il scella, par un traité en forme, signé à Paris, avec Markof, le nouvel ambassadeur d’Alexandre, la paix qui, en fait, était rétablie depuis plusieurs mois avec la Russie. Il admit Alexandre à partager, au moins pour le prestige, l’arbitrage de l’Allemagne ; il lui concéda l’évacuation de Naples « dès que le sort de l’Egypte serait décidé ; » mais, sur l’article du Piémont, il ne voulut entendre parler d’aucune restitution : une indemnité à étudier, « à l’amiable et de gré à gré, » tout au plus. Comme Markof faisait observer que toute l’Europe s’opposerait à cette usurpation, il s’attira cette réplique : « Eh bien ! qu’elle vienne le reprendre ! »


IV

La nouvelle des préliminaires fut accueillie à Londres avec les éclats d’une joie exubérante. C’en était fait des cauchemars de l’invasion ! L’Angleterre allait pouvoir dormir en sécurité, se réveiller sans frisson à l’annonce possible d’un débarquement de Bonaparte. Les affaires allaient reprendre. Le marché français paierait aux produits anglais une prime qui vaudrait toutes les plus fortes contributions de guerre. « Notre commerce, écrivait lord Minto, alors ambassadeur à Vienne, va pénétrer jusqu’en France même et fleurir à Paris. » Enfin, c’était Paris même qui se rouvrait aux ennuyés et aux curieux, l’Italie aux affamés de soleil, à la tribu errante des mélancoliques qui se mouraient de spleen en leurs châteaux embrumés. Tous les oiseaux captifs au pays du brouillard secouaient leurs ailes humides et se disposaient à prendre leur vol vers les régions de joie et de clarté.

Lorsqu’un des aides de camp de Bonaparte, le colonel Lauriston, arriva, porteur des ratifications, l’enthousiasme tourna au délire. La foule détela les chevaux, traîna la voiture, aux cris de : Vive Bonaparte ! Les Anglais s’écrasaient sur le passage pourvoir, en son brillant uniforme, cet officier républicain qui tenait de si près au grand homme, pacificateur de la France et du monde. Mais, les chevaux de Lauriston conduits à l’écurie, son carrosse sous la remise, les marchands de la Cité retournés à leurs comptoirs, les politiques à leurs clubs et à leurs gazettes, le contenu des préliminaires commença de transpirer. « C’est une paix dont tout le monde est content, bien que personne n’en soit fier, » disait, avant d’en connaître les articles, l’auteur des Lettres de Junius. C’est une paix, pouvait-on dire, le lendemain, dont tout le monde est honteux et dont personne ne voudrait plus. Quoi ! la France gardait l’Escaut, Anvers, ces Pays-Bas pour lesquels on s’était battu cent ans autrefois ; pour lesquels, au temps de Louis XIV, « il passait tout d’un trait, aux Communes, que les Anglais vendraient jusqu’à leurs chemises ; » pour lesquels on avait dicté au Grand Roi le traité d’Utrecht et le traité des barrières, recommencé la lutte en 1740, en 1755 ! puis, au-delà de ces Flandres, contestées avec tant d’acharnement, la gardienne postée par l’Angleterre, la Hollande, passant au service français, retournant les barrières contre les Anglais, et Flessingue et Amsterdam ! et toute la rive gauche du Rhin aux Français, le Piémont, la Cisalpine, la Ligurie ! Et l’Angleterre restituait ses conquêtes, les Antilles, les comptoirs de l’Inde ; elle ne gardait que Ceylan et la Trinité, des dépouilles de vassaux, de Hollandais et d’Espagnols ! aucune dépouille opime, aucun lambeau de France !

Enfin, et c’était le comble, pas un article sur le commerce, de sorte que tout l’intérêt de la paix, l’envahissement du marché continental, s’évanouissait. Bonaparte demeurait maître souverain du régime des douanes et des entrepôts sur cette immense étendue de côtes, et, ce régime, il l’imposerait aux alliés de la République ; il prohiberait les produits anglais ; il rétablirait, grâce à cette prohibition, et la marine et l’industrie françaises. Au lieu des immenses débouchés qu’elle attendait, l’Angleterre verrait le continent fermé ; une lutte de tarifs plus ruineuse que la guerre, et cette perte sèche, la suppression de la contrebande de l’Amérique espagnole !

Les gens d’affaires et c’était tout le monde dans la Cité, se déclarèrent trahis, pire encore, frustrés de tous les bénéfices qu’ils escomptaient déjà. Dans cette nation laborieuse et orgueilleuse, où le patriotisme et le négoce se confondent, le patriotisme, par jalousie et avidité, redevint belliqueux. Il s’éleva des clubs, des gazettes, des libelles, un cri de déception furieux, une immense réclamation contre le gouvernement. Ceux mêmes qui avaient le plus fermement soutenu le ministère refusèrent de croire à tant d’effacement, à tant d’abnégation de la part des successeurs de Pitt. Les ministres tombèrent, dans l’opinion, de toute la hauteur des spéculations que l’opinion avait engagées sur la paix.

Edouard Cook, homme d’État et publiciste, ancien sous-secrétaire d’État au département de la Guerre, ami particulier de Castlereagh, lui adressa une lettre ouverte qui fit tapage et trouva de profonds échos : « La guerre, disait-il, eût été préférable à une paix qui ruinera l’Angleterre, anéantira ses finances, renversera sa puissance sur terre et sur mer. Nous permettons à la France, accrue des Pays-Bas, de former un système politique et commercial avec la Hollande, l’Espagne, la Suisse, l’Italie ; nous lui rendons le commerce des Antilles ; voilà soixante-dix millions de livres engloutis ! Nous avions des traités de commerce avec tous ces pays, nous n’en avons plus qu’un seul, avec Naples ! La France va monopoliser le trafic qui nous échappe, ruiner notre industrie qui émigrera avec ses capitaux, car l’argent n’a pas de patrie. La guerre, au contraire, maintiendrait notre monopole commercial, notre suprématie aux colonies ; elle ménagera des débouchés immenses à nos produits ! L’Espagne touche à la banqueroute ; qu’elle saisisse le Portugal, elle nous livre le Brésil ! Trois ans de guerre prolongée nous seraient moins onéreux que cette paix, et la France ne les pourra soutenir, car elle n’a ni crédit ni finances ! »

Ainsi raisonnait ce politique réaliste et, avec lui, tout ce qui, en Angleterre, faisait de la prospérité et de l’extension du pays l’article unique de la Grande Charte extérieure, l’article unique des Droits de l’homme anglais.

L’événement montra que ce calcul était juste : treize ans de guerre acharnée menèrent l’Angleterre à son but : la Hollande rétablie en la garde des Pays-Bas, les barrières d’Utrecht relevées, les Français chassés de l’Allemagne et de l’Italie, la marine française anéantie, l’industrie et le commerce anglais dominant la moitié du monde, et l’Angleterre plus riche, avec sa dette de milliards, que la France, en ses années de triomphe, avec les tributs de l’Europe conquise.

Assaillis par cette tempête, les ministres se dérobèrent péniblement, invoquant les circonstances atténuantes. « Ils ont vu, écrivait un Russe, que les grandes puissances qui pouvaient, comme l’Autriche et la Prusse, faire rentrer la France dans ses anciennes limites n’ont jamais songé qu’à leur haine mutuelle… et à leur propre agrandissement ; que l’Angleterre, nonobstant ses grandes et continuelles victoires, ne pouvait, du côté de terre, faire rentrer les Français dans leur limites ; l’objet de la guerre n’existait plus ; il fallait la finir. » La raison le disait, avec les ministres ; mais les Anglais n’y consentaient qu’en se hérissant, en se ramassant sur leurs reins, les coudes au corps, prêts à la boxe. Que les Français n’en abusent point ! disait Nelson, sinon, je l’espère, l’Europe s’armera. « C’est avec plaisir que j’irais risquer ma vie pour renverser cette puissance démesurée et abhorrée de la France ! » On sait comment il mourut, quatre ans après, à Trafalgar.

Fox ne se trouvait plus d’accord avec personne, illusionné sur la République française, comme pouvaient l’être, en France, tel opposant libéral, Benjamin Constant, par exemple, ou Mme de Staël, sur les Anglais, leur constitution, leur parlement, leur modération, leur goût et leur besoin de la paix, nécessaire, en théorie, à la liberté autant qu’au commerce. Il eut le courage de son opinion. « On peut dire que la paix est glorieuse pour la République française et pour le Premier Consul, dit-il dans un banquet, le 11 octobre. Cela n’est-il pas juste ? La France a résisté à une confédération de tous les grands royaumes de l’Europe… Quelques personnes se plaignent de ce que nous n’avons pas atteint le but de la guerre. Assurément, nous ne l’avons pas atteint, et je n’en aime que mieux la paix. »

Il y eut une première escarmouche aux Communes, le 29 octobre, à propos de l’adresse. Mais Windham se déclare en deuil. Il ne partage pas les espérances du public : « Le découragement le plus amer, l’abattement le plus profond, m’envahissent. Je déclare que mes honorables amis qui, dans un moment d’imprudence et de faiblesse, ont apposé leur signature à ce fatal traité ont signé l’arrêt de mort de leur pays ; ils lui ont porté une blessure dont il pourra languir plusieurs années ; je ne conçois pas comment il pourra guérir. » L’adresse de félicitations officielles fut votée, mais l’infirmité de la paix était découverte, et le débat reprit, cette fois très vif, lorsque le texte de la convention fut soumis au Parlement.

On chercha les articles secrets, l’article sur le commerce, le fondement de toute paix anglaise, et on ne les trouva point. « Calamité véritable, paix précaire et dangereuse ! » déclara Spencer, aux Lords, le 3 novembre. Aucun des objets de la guerre n’a été atteint. Grenville renchérit : « L’Angleterre est comme une forteresse qui a perdu ses ouvrages extérieurs. » « La puissance nouvelle de la France est comparable à celle de l’ancienne Rome, déclara l’évêque de Rochester ; supérieure même : une population immense, à la disposition d’un gouvernement plus actif, plus énergique que ne le fut celui de Rome sous le plus puissant des Césars ; une étendue merveilleuse de côtes, du Texel à Brest, qui mettra l’Angleterre en un danger formidable le jour où la France aura une flotte. » Addington ne put invoquer que la nécessité, la capitulation du continent : « Une nouvelle coalition est, en ce moment, impossible. » La convention fut approuvée par 114 voix contre 10 ; mais le Parlement, désenchanté, devenait hostile.

Aux Communes, le même jour, la discussion, plus violente, fut plus significative encore. Hawkesbury montra les avantages de la paix : Ceylan, la Trinité ; sous ce rapport, ce traité valait celui d’Utrecht. Sans doute la France était agrandie, mais la Russie, l’Autriche, la Prusse s’étaient accrues aussi par les partages de la Pologne. Pitt tourna le débat à l’apologie de sa politique : il est regrettable que l’Angleterre ne garde point Malte ; mais le jacobinisme est vaincu, dépouillé de son prestige ; il a prouvé que le despotisme militaire est sa conséquence naturelle ! — Plusieurs membres s’étonnent du silence gardé sur le Piémont : les ministres se taisent. On s’indigne. « Agissons d’après le même principe, s’écrie Thomas Grenville, signons le traité définitif, et, dans douze mois, nous aurons la guerre avec la France[6] ! » Le 4 novembre, Windham prononça son réquisitoire : « La France a certainement le pouvoir de nous détruire ; nous espérons qu’elle n’en a pas l’intention. Nous sommes un peuple conquis, Bonaparte est aussi bien notre maître qu’il l’est de l’Espagne, de la Prusse. » Puis, évoquant Messaline et alléguant Juvénal : — Croire que la France, lassata sed non satiata, va s’arrêter, se reposer, c’est ignorer le propre de l’ambition, en particulier de l’ambition française. Croire que Bonaparte ne fera pas de nouvelles conquêtes est une extravagance. « La guerre ne dépend ni des conventions qui seront signées entre les deux gouvernemens, ni des actes d’hostilité qui pourraient se produire entre les deux peuples, soit sur terre, soit sur mer ; elle repose tout entière sur la survivance ou la disparition de ce dessein fixe, enraciné dans les cœurs français, et que nous n’avons aucune raison de croire abandonné : détruire à jamais la puissance de ce pays. » Dessein d’autant plus redoutable, que, « si les Français ont conquis le monde, c’est par des qualités par lesquelles ils méritaient de le conquérir. » Et il montra, comme une leçon, comme une menace, « la grandeur des desseins des révolutionnaires, la sagesse de leurs plans, leur suite dans l’exécution, leurs mépris des petits obstacles. » Le traité fut approuvé ; mais ces cris d’indignation, ces cris de revanche portaient loin Ils allaient accompagner sur le continent lord Cornwallis, que le ministère envoyait pour négocier cette paix, décorée du titre ironique de « définitive, » et que lord Fitz-William, exprimant la pensée de la plupart de ses compatriotes, avait qualifiée de « trêve précaire et trompeuse. »


V

Paris n’étala point de ces reviremens. Il se montra froid dès l’abord, et le resta. La critique, réduite aux murmures guettés, étouffés par la police, la critique sans tribune, sans journaux, « fructidorisée, » depuis 1797, se traduisait par la réserve, l’absence d’enthousiasme. Il y eut de la satisfaction, sans doute, la satisfaction de voir la fin de quelque chose, mais tout juste assez pour faire diversion à la nouvelle de la capitulation d’Alexandrie et de l’évacuation de l’Egypte qui fut connue presque en même temps[7]. Les étrangers, surpris, mais charmés, notent avec empressement ces symptômes d’impopularité du Consul. « Paris, écrit l’envoyé prussien, Lucchesini, n’a manifesté ni sensibilité, ni reconnaissance pour ce bienfait. » « La nouvelle de la paix, mande Markof, n’a pas influé favorablement sur les effets publics. » Et cependant, quel programme de gouvernement a jamais égalé, en promesses, offert en espérances, ce que déroula, en faits accomplis, le discours prononcé par Bonaparte, le 19 brumaire an IX — 10 novembre 1801, et le compte qu’il rendit à la nation, le 22 novembre, sous la forme d’un exposé de la situation de la République. « Français ! vous l’avez enfin tout entière, cette paix que vous avez méritée par de si généreux efforts ! » Les limites naturelles, la ceinture des républiques alliées, le Piémont formant notre 278 division militaire, les colonies acquises ou restituées : « la France jouira de la paix, refera sa marine, réorganisera ses colonies, recréera tout ce que la guerre a détruit. Portons dans les ateliers de l’agriculture et des arts cette ardeur, cette constance, cette patience qui ont étonné l’Europe dans toutes les circonstances difficiles. Unissons aux efforts du gouvernement les efforts des citoyens, pour enrichir, pour féconder toutes les parties de notre vaste territoire. » Industrie, marine, colonies, ce sont les articles fondamentaux de ce grand acte de la paix : « le spectacle de nos jouissances, » dit Bonaparte.

Cette proclamation et cet exposé forment ainsi la contrepartie des harangues prononcées au Parlement anglais ; ce que Bonaparte annonce comme les effets essentiels de la paix, ce sont les conséquences que, déjà, les Anglais en redoutent le plus.

Et ce sont celles qu’attendent les Français. Si splendide que soit cette paix, elle ne fait que répondre à l’orgueil national. Les esprits, en France, n’étaient pas alors à la modestie, même à la modération. Ils y sont venus plus tard, après la catastrophe, dans l’histoire écrite, lorsque, tout étant perdu des conquêtes de la République et de l’Empire, chacun, en son cabinet et devant son écritoire, se forgeant rétrospectivement une Europe et une France selon ses désirs, faisait aisément le sacrifice des conquêtes les plus lointaines pour conserver les plus proches, et, selon ses goûts, abandonnait l’Italie et la Méditerranée pour le Rhin, ou l’arbitrage et la reconstitution de l’Allemagne pour l’Italie et la Méditerranée. Les choses, dans l’histoire vécue, ne se sont pas présentées de la sorte : l’option eût été impopulaire, et, d’ailleurs, le choix ne fut jamais libre. La République n’était pas seulement fière, elle était superbe. Toute concession passait pour un recul, tout recul pour une trahison, aux yeux de ces héritiers des conventionnels ; des passions révolutionnaires, ils n’en avaient guère conservé que deux : l’esprit de suprématie en Europe, l’esprit antichrétien en France. Contracter avec le Pape sur les arrangemens de la religion en France leur paraissait une capitulation de la souveraineté du peuple ; évacuer un territoire occupé par les armées françaises leur semblait une capitulation de la grandeur nationale.

Cet orgueil n’était que l’expression passionnée d’un instinct juste. La guerre le démontrait depuis dix ans : céder sur un point équivalait à tout perdre. La politique non plus que la guerre républicaine ne comportait la retraite : elle voulait l’offensive partout et toujours. Dès que la République se retirait, la coalition se reformait sur ses pas. Enfin, les Français de ce temps-là conservaient l’étrange illusion que les peuples conquis, réunis ou alliés à la « grande nation, » étaient, par cela seul, des peuples affranchis. Les restituer à leurs anciens maîtres ou les livrer, républiques débiles, indigentes, anarchiques, aux entreprises de ces maîtres, semblait une honteuse infraction aux plus nobles engagemens de la Révolution. Bonaparte pensait, sur cet article, comme le premier de ses généraux et comme le dernier de ses grenadiers ; le plus factieux des opposans du Tribunat était aussi infatué que le Premier Consul de la fierté des anciens conventionnels.

Chez Bonaparte, le calcul s’ajoutait, et la connaissance des affaires européennes. Il savait, mieux que personne, à quelles conditions avait été obtenue cette paix républicaine : il y avait fallu la défaite, l’accablement, la dispersion de la vieille Europe ; les uns battus et cependant indemnisés comme l’Autriche, les autres, comme la Prusse et les Allemands, gagnés et gorgés de sujets ; enfin, la complaisance de la Russie. Ces combinaisons compliquées, cet immense effort nécessaire pour obtenir la paix, ne l’étaient pas moins pour la conserver. Qu’un seul anneau vînt à se rompre, de Naples au Texel, il faudrait aussitôt remettre le fer au feu et ressouder la chaîne par le même marteau qui l’avait forgée.

« La paix, écrivait le clairvoyant Lucchesini, n’est favorable à la conservation de sa puissance qu’autant qu’elle deviendra générale. » Il était donc résolu, malgré l’opposition du Parlement, à l’imposer aux Anglais, à l’emporter d’assaut, et, une fois signée, il les obligerait à la respecter, en les isolant, en leur interdisant toute coalition nouvelle. Il n’en avait qu’un moyen, celui qui l’avait conduit au degré de puissance où il était et qu’il voulait perpétuer : après la guerre irrésistible, il organiserait la paix formidable. Les cinq mois qui s’écoulent entre la signature des préliminaires et celle du traité définitif présentent comme un raccourci de l’histoire de l’Empire : ils en manifestent les conditions, ils en montrent les nécessités, ils en découvrent aussi le paradoxe.

L’une des premières mesures était de s’établir aux colonies d’Amérique, à la Louisiane, à Saint-Domingue, dans la Guyane accrue des territoires portugais. Mais il fallait des vaisseaux, Bonaparte en réclame de l’Espagne. Il en réclame aussi pour contenir les Anglais dans la Méditerranée, les en expulser, s’il le peut. L’Espagne refuse. Pesant leurs charges, considérant leur trésor, vide, leurs colonies, nourricières de la métropole, envahies par la contrebande anglaise, travaillées par la révolte, Charles IV et son peuple aspirent au repos. Ils ont fait, pensent-ils, assez de sacrifices à la République régicide qui ne les a payés qu’en créant le roitelet d’Étrurie. Mais Bonaparte les secoue, poursuivant la terrible partie engagée par le Comité de Salut public, continuée par le Directoire, et qu’il ne gagnera un instant, en 1808, que pour se perdre lui-même. L’Espagne, enchaînée par un gouvernement vénal, contre ses intérêts, sa sécurité, sa dignité même, traînée à la remorque, ballottée par le remous, dans le sillage, cherche à couper les câbles, à dériver vers la côte, pour s’y échouer sur les bas-fonds. Bonaparte parle en maître, exige, menace. « Vous direz, mande-t-il à Talleyrand[8], vous direz à M. Azara, — l’envoyé d’Espagne à, Paris, — que, par les traités, les vaisseaux nous doivent servir ; que je les ferai partir de force ; qu’il s’expose ni plus ni moins à ce que je m’empare de toute la flotte… Il faut que l’escadre soit à la voile avant dix jours. » Et ce sera le ton, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de flotte espagnole, à Trafalgar. Il soupçonne, il accuse Godoy de tripoter sous-main avec les Anglais quelque accord qui permette aux galions de passer, à l’Espagne de désarmer. L’ambassadeur officiel, Lucien, ne s’occupe que de grossir son trésor de pierres précieuses et d’augmenter ses galeries de tableaux. Bonaparte le rappelle et le remplace par un général, Gouvion Saint-Cyr, qui saura parler. « Je désire, écrit-il le 1er décembre à ce général, que vous fassiez connaître à Leurs Majestés mon extrême mécontentement de la conduite injuste et inconséquente du prince de la Paix… Tout ce qu’il a pu faire contre la France, il l’a fait. Si l’on continue dans ce système, dites hardiment à la reine et au prince de la Paix que cela finira par un coup de tonnerre. »

En même temps, l’Italie. L’exposé du 22 novembre a notifié deux faits à l’Europe ; le Piémont ne sera pas rendu au roi de Sardaigne, les Légations ne seront pas rendues au Pape. Le Piémont formera une division militaire française, les Légations seront incorporées à la Cisalpine. Lucchesini écrivait, le 26 novembre : Les trois républiques, cisalpine, ligurienne et Lucques, « sont destinées pour faire partie d’une grande république italique qui, d’après un ancien projet, devait aller jusqu’à la mer Adriatique, aux Alpes de la Carniole et à Trieste. » L’ancien projet appartenait au Directoire, et Bonaparte avait dû, à Campo-Formio et à Lunéville, en déchirer cette page magnifique : Venise, ses lagunes, ses côtes de l’Adriatique, ses îles. Il n’attachait que plus d’importance à fortement constituer le reste, à y assurer la domination française, à y rendre impossible tout retour agressif de l’Autriche. C’est l’ouvrage que prépare, pour la Cisalpine agrandie, la grande consulte d’Italiens que Bonaparte réunit alors à Lyon ; il s’agit d’établir à Milan la citadelle politique de la France en Italie. Cet ouvrage devra précéder la paix définitive avec l’Angleterre ; implicitement, au moins, cette paix le consacrera. Et c’est ainsi que va s’entamer la négociation du traité « définitif. »

La paix semée sur de tels labours ne pouvait produire qu’une récolte de guerres nouvelles. Avant même qu’elle germât sous terre, le germe en était vicié. Et cependant, à coups de faux et à coups de serpe, on prétendit la moissonner. C’est qu’à Paris comme à Londres, cette illusion de la paix paraissait nécessaire au gouvernement des hommes ; que c’était la saison des sacrifices aux dieux ; et qu’il fallait, au moins en quelques jours de fête, rendre cet hommage indirect au travail et à l’humanité.


ALBERT SOREL.

  1. J’ai consulté, pour ces études, outre les correspondances des Affaires étrangères, la correspondance de Napoléon, les correspondances publiées par la Société d’histoire de Russie, les archives Woronzof, MM. Boulay de la Meurthe, Bailleu, Bertrand, Lecestre, Pallain ; les notes de Malmesbury ; le recueil de Hansard ; les lettres de Whitworth et de Cornwallis ; les mémoires de Thibaudeau, Rœderer, Miot, Norvins, Meneval, Gourgaud, le roi Joseph, Mme de Staël, Villemain ; les ouvrages de Lefebvre, Thiers, Michelet, Frédéric Masson, du Casse, comte de Martel, Ernouf, Henri Prentout, Léonce Pingaud, Legrand ; de Sybel, Oncken, Fournier, de Martens, Browning, Stanhope, Seeley, Green, Mahan, Bernhardi, Roloff ; les études de MM. Philippson, Caudrillier, J. Potrel, Buchholz.
  2. Traités des 16 et 18 décembre 1800. Pétersbourg.
  3. Lettres à Talleyrand, 20 janvier ; à Joseph, 21 janvier ; — Cf. à Menou, 15 janvier ; à Forfait, 13 janvier ; arrêté du 20 janvier 1801.
  4. A Talleyrand, 7, 21 janvier ; 4, 13 février 1801 ; à Lucien, février 1801.
  5. « L’alliance de la Hollande offre un résultat peut-être le plus intéressant de tous, celui d’exclure les Anglais du continent… L’Angleterre devient fort embarrassée de ses denrées… et les Anglais se trouvent vaincus par l’abondance comme ils ont voulu vaincre les Français par la disette… Nous désirons fort que (l’Espagne) sente comme nous l’importance d’un traité qui, suivi bientôt de l’accession du Portugal, pourrait fermer à notre ennemi commun les portes du continent européen, depuis Gibraltar jusqu’au Texel, chasser les Anglais de la Méditerranée. » — Le Comité de Salut public : Instructions de Noël à la Haye, août 1795 ; Instructions à Barthélémy, 27 août ; 4 septembre 1795, minute de Sieyès et minute revue par Sieyès.
  6. Il ne se trompait pas. On verra dans une étude suivante comment la guerre faillit éclater en octobre et novembre 1802.
  7. Elle avait eu lieu le 27 juin 1801.
  8. 30 octobre 1801.