La Nouvelle Littérature française - Les Romans de M. Victor Cherbuliez

La Nouvelle Littérature française - Les Romans de M. Victor Cherbuliez
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 69 (p. 482-501).
LA
NOUVELLE LITTERATURE
FRANCAISE

LES ROMANS DE M. VICTOR CHERBULIEZ.

M. Victor Cherbuliez, dans ceux de ses écrits qui se rapportent à la pure esthétique, aime à placer ses idées sous le patronage d’un nom illustre. Autour de Phidias, il a groupé toutes ses pensées sur l’art et l’éducation de la Grèce et sur les conditions nécessaires de la beauté harmonieuse ; autour du Tasse, toutes ses pensées sur Rome, l’Italie et la renaissance du XVIe siècle. Je veux suivre son exemple, et en tête des pages que je vais lui consacrer il me plaît de placer le grand nom de Léonard de Vinci.

De tous les grands artistes de la renaissance , nul n’a exprimé d’une manière plus saisissante que Léonard de Vinci la noble métamorphose que cette révolution féconde fit subir à l’âme humaine et la condition antithétique qu’elle lui imposa. Si vous ne l’avez observé par vous-même, la critique moderne, se sera chargée de vous faire remarquer l’énigme qui se laisse lire sans se laisser deviner sur tous les visages des figures du maître. Cette énigme a un double caractère ; elle est douloureuse, elle est souriante, et de ce contraste il se dégage une expression bizarrement pathétique, formée également de joie et de souffrance, de bonheur et de tristesse. Toute la candeur de l’innocence est sur ces visages, toute la science amère de l’expérience y est aussi. On croirait à des êtres naïfs, si une ironie profonde ne se jouait dans leur sourire ; on croirait à des êtres corrompus, si tant de bonté ne se mêlait à la lumière de leur regard. Ce mystère qui séduit et inquiète en eux à la fois contient toute l’histoire de la renaissance, le retour ardent à la nature à travers les corruptions d’une civilisation raffinée et par l’effort d’une science enthousiaste. Ce sont des âmes vieilles d’expérience, ayant depuis longtemps porté le deuil de toute virginité morale, qui ont découvert une fontaine de Jouvence, s’y sont plongées, et ont retrouvé dans ses eaux quelque chose de la naïveté qu’elles n’avaient plus ; mais cette fontaine de Jouvence n’a pas eu pour elles les vertus du Lethé : tout en redevenant naïves, elles n’ont pas perdu l’expérience, et en retrouvant la nature elles n’ont pas oublié la civilisation. C’est par l’étude qu’elles ont reconquis la naïveté, c’est par la curiosité qu’elles ont reconquis la simplicité ; leur âme est double, et c’est cette dualité qu’expriment ces sourires mystérieux qui ont tant fait écrire d’ingénieux commentaires à ceux des critiques de notre temps qui sont sensibles aux nuances de la beauté.

Ce contraste profond qui caractérise les personnages de Léonard de Vinci s’est toujours présenté à mon esprit toutes les fois qu’il m’est arrivé de réfléchir aux conditions que notre âge moderne impose et imposera de plus en plus à la littérature d’imagination. Et nous aussi, il nous faudra faire la même délicate expérience que les personnages de Léonard de Vinci, si nous voulons que nos imaginations portent les mêmes fleurs dont les imaginations des siècles passés se couvraient spontanément au printemps de chaque génération nouvelle ; nous aussi, nous aussi, nous devrons retrouver la nature par l’art, la naïveté par l’étude, et pénétrer les secrets de la poésie par une curiosité passionnée. Ce n’est que par des greffes habiles et patientes que nous pourrons faire reverdir ces puissances aujourd’hui languissantes de l’imagination et de la passion, ce n’est que par une excessive culture que nous pourrons entretenir en nous la sève poétique et lui rendre sa libre circulation. Les âges de l’ignorance inspirée sont à jamais passés ; celui même qui est né de nos jours avec le don de poésie est obligé de mériter son inspiration par l’assiduité de son labeur, et de la conquérir à la sueur de son intelligence. Pareilles aux tuniques flottantes qui enveloppaient sans les cacher les formes du corps, les anciennes sociétés laissaient de toutes parts transparaître la nature et la beauté : les voyait alors qui voulait, et de cette contemplation facile et familière naissait une naïveté d’inspiration qu’il serait vain d’espérer aujourd’hui. Alors, pour être poète, il suffisait d’être né avec une âme musicale et des yeux sensibles à la beauté ; mais dans nos sociétés plus compliquées les cloisons se sont multipliées ; ce n’est qu’à la dérobée, par échappées, par éclairs, qu’il nous est donné d’apercevoir la nature. Pour contempler la beauté, il ne suffit plus au poète comme autrefois de soulever ses voiles, il lui faut littéralement les arracher et les mettre en pièces. D’autre part, à mesure que le temps avance, le génie humain laisse sur sa route de nouveaux échantillons de beauté poétique, et les intelligences, familières avec les œuvres d’un passé toujours plus long, deviennent plus exigeantes avec chaque génération. Les exigences du public réclament donc encore un autre effort de la part du poète ; s’il veut se faire écouter seulement avec une complaisance distraite, il lui faut forcer l’attention par l’imprévu de ses combinaisons et la nouveauté de ses accents. Refaisant pour son instruction personnelle tout le chemin déjà parcouru par ses prédécesseurs, il faut que, sans s’arrêter à aucune des stations que chacun d’eux a occupées, il pénètre plus avant qu’aucun dans ce pays de la beauté aux aspects infinis, qu’il décrive des régions sinon plus grandes au moins plus inconnues, dût-il se résigner à ne décrire que la majesté d’un steppe nu ou la mélancolie d’un marécage. Peu importe qu’il n’égale pas les splendeurs créées par ses devanciers, pourvu qu’il découvre à son tour des terres nouvelles.

Un grand savoir peut donc seul répondre à des difficultés si nombreuses ; mais ici se présente une objection qu’on a déjà faite très souvent, et qui n’a jamais été résolue d’une manière satisfaisante. Trop de savoir est fatal à l’imagination, et le poète qui se charge d’une trop lourde érudition paralyse l’essor de son inspiration. Voit-on en effet qu’on commence par attacher des poids aux pieds d’un aigle lorsqu’on veut qu’il prenne son vol, ou qu’on verse plusieurs charretées de terreau En l’endroit d’où une source doit s’élancer, lorsqu’on veut qu’elle jaillisse ? Le jeu libre et spontané des facultés, voilà ce qui constitue le poète, et comment sa liberté s’exercera-t-elle, s’il commence par la comprimer ? Ajoutez qu’il y a dans l’ignorance une hardiesse et une franchise que rien ne remplace. Celui qui ne sait pas a pour lui tous les bénéfices de l’audace, et l’audace est la moitié de l’inspiration. La science au contraire enseigne la circonspection et la prudence, vertus fort recommandables sans doute, mais qui sont essentiellement contraires si celles que l’imagination aime à choisir pour ses auxiliaires. L’ignorance respecte l’originalité du poète, car elle n’interpose pas entre son esprit et ses visions les souvenirs de ses lectures. Celui qui ne sait pas n’est pas exposé à prendre ses réminiscences pour des inventions personnelles et à succomber involontairement au péché de l’imitation. L’ignorance respecte enfin la confiance du poète en lui-même, car elle ne le désespère pas par la connaissance d’œuvres admirables qu’il sentirait ne pouvoir égaler.

Certes cette objection a sa valeur, pourtant elle est plus spécieuse qu’elle n’est fondée. Ce savoir littéraire que les conditions de notre temps exigent des hommes d’imagination est une épreuve plus qu’un obstacle, et servira dans l’avenir à distinguer les véritables vocations poétiques des vocations incomplètes. Les très grands poètes seront seuls capables de supporter sans fléchir un pareil fardeau, sous lequel succomberont tous ceux à qui, dans, les âges passés, la seule ignorance, prêtait des ailes, et qui ne devaient leur génie qu’au sommeil de leur mémoire. Il n’y aura peut-être plus autant de poètes que par le passé, mais rien n’empêche qu’il n’y en ait d’aussi grands. On l’a vu, en ce siècle même par l’exemple de la dernière littérature originale qui se soit produite, celle de l’Allemagne, et surtout par l’exemple de son plus illustre représentant, type accompli du poète tel que le veulent les besoins de l’âge nouveau. Ne serait-il pas vrai d’ailleurs que cette objection tirée des inconvénients d’un trop grand savoir est fondée sur une fausse appréciation de l’influence qu’exercent sur le génie individuel les connaissances acquises, sur une fausse image de leur emploi et de leur destination ? Ceux qui présentent cette objection, prenant certaines expressions métaphoriques pour une réalité, se représentent sans doute le cerveau du poète comme un appartement que le savoir est chargé de décorer et de meubler, comme une sorte de musée particulier qu’un trop grand luxe de connaissances menacerait de faire dégénérer en magasin de bric-à-brac ou en grenier d’antiquaire. Expression métaphorique pour expression métaphorique, celle qui prétend que la science nourrit l’esprit est plus près de la réalité que celle qui veut qu’elle le meuble ; car le savoir enrichit l’imagination, non comme une collection d’objets mobiliers enrichit une demeure, mais comme une nourriture succulente enrichit le corps. Une chimie spirituelle analogue à celle qui régit les combinaisons des corps physiques décompose, transforme et recompose les connaissances qui sont soumises à son action ; ce qui était tout à l’heure un fait historique se dissout, perd tout caractère concret et se trouve réduit à l’état d’abstraction métaphysique ; ce qui était idée pure et nue, simple monade, mathématique, sort de son état d’abstraction et, mue par les lois d’une affinité mystérieuse, se combine, avec un fait d’ordre matériel et se crée un corps par agglutination ; une épineuse théorie philosophique toute sèche va se couvrir de fleurs comme un buisson ; un système entier va se fondre en une seule image légère comme une vapeur, et par opposition une simple métaphore va devenir le principe générateur d’un système. Il n’est pas une des connaissances du poète qui ne subisse une métamorphose et qui ne lui rende un service inattendu, toujours différent de celui qu’elle aurait du logiquement lui rendre ; c’est l’histoire qui lui enseigne la philosophie, ce sont les sciences exactes qui l’initient jeux et aux couleurs des images, ce sont les peintures de la volupté qui l’instruisent à la sagesse, et souvent ce sont les paroles de la sagesse qui lui révèlent la science de la volupté.

Les anciens avaient fixé à neuf le nombre des muses ; ils croyaient avoir compté pour toujours les inspiratrices de l’imagination et de l’intelligence humaines, et depuis eux le monde s’était habitué à considérer la famille comme complète ; mais voilà que, par une sorte de miracle inattendu de fécondité, à un âge ou l’on croyait qu’elle n’enfanterait plus, la vieille Mnémosyne a mis au jour une dixième fille, qui s’est appelée Crineis ou muse de la critique. Le sort des enfants derniers-nés est généralement net et tranché ; ils sont les plus favorisés ou les plus négligés de tous, et quand ils ne jouent pas dans la famille le rôle de Benjamin, ils jouent celui de Cendrillon. Ce dernier sort a été celui de cette dixième déesse, qui est cependant plus qu’aucune de ses sœurs la véritable muse de l’âge moderne, et qui est bien plus encore destinée à être celle des âges à venir. Comme toutes les grandes choses, elle est née obscurément, sans que personne pût se douter que l’imagination humaine allait trouver la plus puissante inspiratrice qu’elle ait eue depuis la très ancienne date de la naissance de Clio, la muse de l’histoire. Condamnée comme Cendrillon aux labeurs pénibles et aux besognes ingrates, son influence ne semblait pas destinée à sortir jamais de l’enceinte des écoles et des collèges ; elle paraissait réservée au rôle modeste de conseillère et de ménagère de quelques professeurs et érudits plutôt qu’à devenir, comme ses sœurs, la déesse et la reine de ces âmes princières qui s’appellent les grands poètes et les grands artistes. Trier des papiers, comparer des textes, annoter des éditions, fixer des points douteux de philologie et d’histoire, tel était le lot modeste qui lui était assigné malgré les prodigieux efforts entrepris pour révéler son mérite et sa vraie portée par Lessing, lorsque le plus grand poète de notre âge l’épousa en noces secrètes, et en fit l’inspiratrice assidue de sa longue et glorieuse carrière. Cette qualité de muse que nous attribuons à la critique, Goethe est le premier qui la lui ait reconnue. Le premier en effet, il appliqua ces grands principes qui furent la règle de toute sa poétique : l’intelligence est le vrai fondement de l’admiration et de l’amour ; par conséquent ce qui nous donne le plus profondément l’intelligence des choses est aussi ce qui nous en révèle le mieux la réelle beauté. Or l’office de la critique consistant précisément à nous donner l’intelligence véritable des choses, elle est donc une source de poésie, -— la plus féconde et la plus vive de toutes peut-être. Le poète de nos âges d’extrême civilisation, guidé et soutenu par la critique, est tout semblable à ces personnages de Léonard de Vinci qui ont eu la joie de retrouver la nature, abolie en eux par une vie sociale raffinée. La critique découvre la nature, puisqu’elle donne la connaissance vraie des choses ; elle la remplace, puisqu’elle peut faire jaillit l’admiration et l’amour d’autres sources que de ces sources naïves de l’instinct auxquelles est réduit le poète des époques primitives. Qui ne sait combien Goethe avait deviné juste et quels champs inconnus la critique ouvrit à son inspiration ? L’Orient, la Grèce, le moyen âge allemand, l’art classique à la façon française, le drame shakespearien, la vie pratique et active même de notre siècle d’industrie, elle lui fit tout comprendre, et réalisa en sa personne ce miracle de tirer vingt poètes d’un seul poète ; car chacune des formes de poésie dont elle livrait le secret à sa curiosité fut comme un facteur par lequel elle multiplia ses dons naturels. Sans doute ce mariage de la poésie et de la critique n’a pas été aussi intime chez tous les poètes de notre âge qu’il l’a été chez Goethe ; mais il en est bien peu qui n’en aient compris la nécessité et qui ne l’aient plus ou moins contracté. Sur quel fondement repose cette riche littérature allemande, la dernière-née des grandes littératures d’imagination, sinon sur la critique ? Qu’y a-t-il au fond de notre littérature romantique française, sinon une question de critique ? Que sont la plupart des poètes anglais contemporains ? Des critiques émus. Qu’est-ce que le plus grand poète de l’Italie moderne, le noble et malheureux Leopardi ? Un critique enflammé. A la vérité, j’aperçois dans notre siècle deux poètes qui ne doivent rien qu’à leur seule nature : Lord Byron et Lamartine ; mais ce ne sont que deux exceptions éclatantes, et qui sait jusqu’à quel point ils n’ont pas plutôt perdu que gagné à leur abstention de tout commerce avec la critique ? Qui sait si ce n’est pas dans cette abstention qu’il faut chercher le secret de la monotonie qu’on a reprochée à leur inspiration d’ailleurs si grande ?

Cette alliance nécessaire et féconde, aucun des jeunes talents récemment venus à la lumière ne l’a prêchée d’une manière plus heureuse que M. Victor Cherbuliez, car cette alliance, qui chez tout autre écrivain est indirecte ou cachée, est chez lui aussi évidente et aussi directe que possible. Critique, c’est l’imagination qu’il a choisie pour conseillère et pour guide. Il a aimé à transporter dans les travaux de l’érudition sa hardiesse primesautière, ses procédés brusques et vifs, sa mobilité à l’irrégularité séduisante, tantôt rapide comme le désir, tantôt lente comme la rêverie. Il a eu la sagacité de croire à l’imagination lorsque tout jeune elle lui a murmuré à l’oreille ces paroles qu’elle murmure à l’oreille de nous tous, et que si peu ont le génie d’écouter. « Le grand goût, c’est moi seule qui le donne, et quiconque s’adressera à d’autres facultés n’entendra jamais rien aux arts ; ou ne sera jamais qu’un initié de troisième ordre à leurs mystères, car c’est moi seule qui dévoile les secrets des deux choses d’où sort toute poésie, les secrets de la vie et les secrets du rêve. Je révèle comment une chose est belle et vraie par la musique correspondante que j’éveille dans celui qui la contemple ou l’écoute, par les visions correspondantes que je fais surgir dans son âme. Je révèle comment une chose est laide et fausse par la souffrance que j’imprime à sa sensibilité ou la torpeur par laquelle je la glace ; j’enseigne par des battements de cœur, par des mouvements de pouls, par des langueurs, par des extases, et les leçons de ma rhétorique sont des sensations vivantes. C’est parce que mes conseils rencontrent trop d’incrédules que la race des pédants est éternelle ; c’est parce que j’éveille trop de défiance qu’il existe d’honnêtes intelligences qui en sont encore à douter du génie poétique de Shakespeare, ou qui, semblables à cet honnête théologien de ta connaissance, refusent d’entendre parler d’Homère et de Bossuet et les regardent comme des ennemis personnels ; c’est parce qu’ils n’ont pas suivi mes leçons que tu rencontreras des contradicteurs qui t’accueilleront par un léger sourire d’incrédulité lorsque tu leur diras, comme une vérité depuis longtemps banale pour toi, que l’Orlando furioso est sous sa forme à demi plaisante une véritable épopée, et que l’Arioste est peut-être le plus grand peintre de batailles qui ait existé. » M. Cherbuliez a donc cru à l’imagination, et tous ceux qui ont lu les Causeries athéniennes et le Prince Vitale savent combien sa confiance a été récompensée. La critique a rendu à son heure à l’imagination les secours que celle-ci lui avait d’abord prêtés. Si ce n’est pas par la critique que M. Cherbuliez est devenu romancier, c’est par elle au moins qu’il a su marcher d’un pas sûr dans la voie nouvelle qu’il tentait. L’érudition et la critique lui ont aplani ces obstacles qui arrêtent si longtemps ceux qui s’aventurent dans les entreprises pareilles à la sienne avec de moins bonnes armes et des provisions moins nombreuses ; il est entré dans ce pays du roman, non comme l’aventurier téméraire qui n’a, pour lutter contre des difficultés qu’il ne prévoit pas, que ses seules forces, mais comme un pionnier qui s’avance armé de la sape et de la hache, une boussole en poche pour reconnaître son chemin, et un havre-sac garni de provisions pour un long voyage. Il n’a pas eu à faire de faux pas, l’étude lui ayant rendu dès longtemps familiers ces procédés par lesquels les maîtres savent exécuter l’accouchement de leur pensée, et, une fois née, ramener jusqu’au terme de sa croissance en la préservant des erreurs qui pourraient la blesser, la mutiler ou la tuer. Il avait trop lu, trop comparé, il avait, lorsqu’il a abordé la carrière de romancier, une trop longue expérience du métier de l’évocateur littéraire pour se tromper sur les formules des sortilèges, pour balbutier en les employant, pour renouveler enfin d’une manière quelconque les maladresses périlleuses de l’élève sorcier de Goethe. Aussi le balai magique a-t-il obéi à sa voix et accompli son office dès les premiers mots de commandement, tout comme s’il eût été habitué à le servir de longue date.

Une des plus grandes fortunes qui puissent arriver à l’artiste ou au littérateur, c’est de ne pas grandir sous les yeux du public, c’est de se montrer à lui tout formé dès ses premiers jours de manière à éviter la défaveur de ces premiers jugements contre lesquels il est si difficile de réagir, et l’échec de ces succès d’estime qui sont les pires de toutes les défaites, M. Cherbuliez a eu cette fortune pu cette habileté de faire son noviciat à huis clos, derrière les coulisses, et de ne pas donner au public le spectacle de ses tâtonnements. Ce noviciat, pour avoir été secret, n’en a pas moins été long et laborieux, et il est peut-être d’un salutaire enseignement, pour ceux de nos jeunes romanciers et dramaturges qui s’irritent des lenteurs de l’apprentissage, qui pensent, que trop savoir nuit à la liberté de l’imagination, d’en résumer les phases principales.

M. Victor Cherbuliez, il est juste de le dire, a eu bien des chances heureuses, et bien des conjonctions d’astres propices ont présidé à sa fortune littéraire. En premier lieu, il a eu le bonheur de naître d’une famille où les goûts littéraires étaient traditionnels, dans cette ville de Genève, carrefour de la civilisation européenne, où se croisent la France, l’Italie et l’Allemagne, et qui, en dépit de l’antique exclusivisme calviniste, est de tous les centres de culture intellectuelle le plus admirablement situé pour créer des esprits libres et des imaginations cosmopolites. C’est peut-être le lieu du monde qui offre à l’intelligence le plus grand nombre de points de comparaison, et qui lui permet d’observer à fond, le jeu du plus grand nombre de moteurs de la vie morale. Là, le protestantisme se laisse voir et étudier, dans toute la variété de ses contrastes et dans toute la complexité de ses conséquences, — intolérant chez celui-ci comme il l’était chez Calvin, — libre chez celui-là comme chez Servet. Faites deux pas hors du territoire genevois, et Lyon et la Savoie vous offriront le spectacle du catholicisme dans ce qu’il a de plus exalté et de plus pur de scepticisme. Genève, comme dans une grotte à double écho, viennent se répercuter tous les bruits de la pensée allemande et de la pensée française. Là se touchent, se heurtent et se combattent, surtout depuis les réformes d’un novateur audacieux, les deux manières de comprendre et d’interpréter la liberté, l’ancienne et la nouvelle ; là, l’antique autonomie municipale fleurit encore dans le voisinage des grandes démocraties centralisées et disciplinées à la moderne, et de ce poste d’observation le spectateur peut embrasser d’un seul coup d’œil la civilisation du passé et celle du présent. Par une singularité des plus curieuses, Genève est de lieu du monde qui convient le mieux à la fois et aux esprits qui, estimant que les préjugés sont nécessaires à la vie humaine, tiennent à conserver ceux qu’ils ont, et aux esprits qui, estimant qu’ils sont malsains, tiennent à s’en débarrasser, — la ville où l’on a le plus de facilité pour être à volonté soit momier, soit hégélien. C’est dans ce cosmopolitisme ambiant de Genève, qu’il faut chercher l’origine de l’indépendance d’esprit de M. Cherbuliez, indépendance qui n’offre aucun des caractères de l’effort personnel, mais qui se présente comme le résultat lent et naturel de l’éducation et de la vie. Au nombre de ses chances propices, il faut encore compter comme une des plus heureuses la fortune d’avoir eu pour professeur de belles-lettres au Gymnase le charmant et original Rodolphe Töppfer, qui prit son élève en amitié. Pensez un peu en effet à l’accroissement de liberté qui a dû résulter pour l’esprit de M. Cherbuliez du contact d’un esprit aussi plein de saillies et aussi exempt du joug de la routine que celui de Töppfer. Töppfer était un de ces hommes trop rares qui pouvaient le mieux démontrer à son élève la vérité de cette parole de Pascal, sur laquelle ne sauraient assez réfléchir ceux qui ont pour mission d’instruire la jeunesse : « nous nous figurons toujours Aristote et Platon en robe longue et en bonnet carré, tandis que c’étaient d’honnêtes gens aimant à converser avec leurs amis. » Dans les conversations de Töppfer, M. Cherbuliez put apprendre que le pédantisme seul à horreur de la vie et de la nature, mais que la véritable science n’en est jamais séparée. Lorsque de longues années après sa sortie du Gymnase M. Victor Cherbuliez écrira les Causeries athéniennes et le Prince Vitale, il se souviendra des conseils de Rodolphe Töppfer et les mettra à profit. Ne retrouvez-vous pas en effet dans la composition de ces deux livres quelque chose de la libre allure de Töppfer et de son ingénieuse méthode du zigzag, comparable à ces anciens jardins taillés en méandres qui malicieusement vous ramenaient toujours à un point central, et vous clouaient pour ainsi dire sur place tout en vous faisant croire que vous parcouriez un espace indéfini. Il n’est aucun des lecteurs de Töppfer qui ne puisse reconnaître dans les Causeries athéniennes et le Prince Vitale quelques-unes des surprises du gracieux, sortilège dont ils ont éprouvé les effets en lisant la Bibliothèque de mon oncle et les Menus propos d’un peintre genevois.

Tous les enseignements n’ont pas la liberté et la vie de celui d’un Töppfer, mais pour un esprit dont la monade est active et curieuse tous sont instructif à des titres divers, et tel professeur qui n’enseigne pas en éveillant la sympathie peut à son insu enseigner par la révolte qu’il inspire. M. Victor Cherbuliez a fait cette expérience à son très grand profit. A sa sortie du Gymnase, il eut le bonheur (c’est ainsi qu’il faut nommer en effet ces accidents en apparence fâcheux dont le résultat naturel est de créer une réaction qui accroît la vigueur des facultés) de suivre les cours d’un professeur de philosophie qui mettait trop de zèle à vouloir faire de ses élèves des disciples de Reid, Blessé de l’indiscrète insistance avec laquelle on essayait de lui imposer une doctrine qui n’explique rien, et dont la méthode, pour employer le mot très aristocratique, mais très légitime de Voltaire, vous réduit juste au degré de lumière de votre tailleur ou de votre blanchisseuse, M. Cherbuliez fut amené par réaction à s’enquérir profondément de la vraie constitution de l’esprit humain et de ces méthodes innées, organiques, nécessaires qui sont pour l’intelligence ce que les membres et les sens sont pour le corps, et pendant deux années entières il étudia les deux mémorables descriptions qui en ont été données à un si long intervalle l’une de l’autre par Aristote et par Kant. Le premier lui révéla l’engrenage et le mécanisme de la pensée, le second les limites fatales et infranchissables, la nature nécessairement humaine de cette pensée ; c’est ainsi que d’un enseignement qui avait pour but de mater et d’enchaîner la liberté de l’esprit naquit pour le jeune étudiant une nouvelle occasion d’affranchissement.

Que d’études, que de travaux ; quelle dépense d’ardeur intellectuelle en tout sens entre sa sortie de l’université et ses débuts dans la vie littéraire ! Nous trouvons le jeune écrivain d’abord à Paris, où il se partage entre trois passions bien différentes, l’enseignement d’Eugène Burnouf et le sanscrit, le musée du Louvre et la peinture et enfin le théâtre, puis à Bonn, où il fût initié à la philosophie de Hegel, et où il fit un assez long séjour, qui semble lui avoir laissé des souvenirs que nous comprenons sans peine ; Bonn étant une des petites villes du monde où il serait le plus doux de vivre et de mourir. Quel riant repos on peut goûter en face de ce Rhin, à la lenteur paternelle, et majestueuse, et de ce paysage à la fois large et familier, digne de Virgile et de Poussin, qui se déroule le long de ses rives ! Avec quelle ardeur sans fièvre on doit étudiée dans cette gentille université, si nette, si bien rangée, si coquettement enveloppée de robes de verdure et de ceintures de tilleuls ! Et comme on doit bien dormir dans ce petit cimetière, le plus gai que je connaisse, — un cimetière qui vous invite à vous y reposer avec la vivacité gracieuse d’un enfant qui tend les bras vers sa mère! Etudier la philosophie à Bonn pendant le jour, contempler les jeux du crépuscule derrière les riantes collines de son horizon après le travail, et le soir écouter les quatuors de Beethoven, le génie du lieu, en compagnie de dilettanticandides, ce doit être là le bonheur, ou il n’y en a pas en ce monde. Ce séjour, à Bonn fut en plus d’un sens fécond pour M. Cherbuliez, car en même temps qu’il se passionnait pour la philosophie de Hegel, un autre travail inaperçu du jeune écrivain lui-même s’opérait en lui, ce travail latent qui se fait toujours en nous sans que nous y pensions, qui n’est jamais celui auquel nous dévouons notre ardeur, et qui, lorsque les années se sont écoulées, se découvre tout à coup le seul profitable. Ce travail, qui ne nous coûte pas d’autres fatigues que celles des fonctions de la vie, c’est celui qui consiste à entrer jour par jour dans la familiarité des choses qui nous entourent, à en respirer, jour par jour l’âme secrète, à en surprendre les plus fugitifs aspects et les plus délicates nuances. C’est à cette époque qu’il fait sans doute rapporter la formation du germe du comte Kostia dans l’esprit du jeune auteur, car c’est à cette époque qu’il entra dans l’intimité de ces paysages des bords du Rhin dont il a fait la scène de son beau roman.

Mais de toutes les circonstances qui ont favorisé la fortune littéraire de M. Cherbuliez, la plus heureuse est le résultat de sa propre volonté. M. Cherbuliez a eu le bon sens de se refuser à diverses reprises à l’exercice d’une fonction quelconque, même de celles qui semblaient le plus conformes à ses goûts, pour se consacrer tout entier à la littérature. École centrale, école normale, professorat, préceptorat dans les maisons princières, il a successivement refusé toutes ces carrières. A notre avis, il a eu raison ; l’exercice d’une profession, même appartenant à un ordre purement intellectuel, est essentiellement antipathique et funeste à la libre floraison de l’esprit. Aussi le premier devoir de l’homme qui aime sincèrement les choses de l’intelligence, lorsqu’il est assuré contre le besoin par sa condition de fortune, ou qu’une chance heureuse l’en amis à l’abri, doit-il être de se dispenser de tout travail pratique, d’une utilité directe ou introduisant dans l’emploi du temps une régularité mécanique. Le véritable exercice de la pensée, c’est-à-dire cette incessante émanation de rêverie qui s’échappe d’une âme intelligente, et qui est son parfum, sa musique et sa volupté. La vie de l’intelligence demande une activité incessante, mais désintéressée, n’ayant autant que possible aucun but précis. Sans cette condition étrange et anormale, pas d’esprit primesautier et pas d’œuvre originale. Avec une vie dont le temps sera réglé mécaniquement par les exigences des fonctions, vous pourrez aspirer à la gloire d’un professeur illustre, d’un avocat, d’un prédicateur, jamais à celle d’un de ces esprits qui ont fait passer leur âme entière dans leurs écrits, d’un Montaigne par exemple. C’est parce qu’ils connaissent le prix de ce loisir actif que tous les génies originaux l’ont toujours acheté et l’achèteront toujours, au prix même de la pauvreté, de la misère et de la solitude. Ainsi pensa sans doute M. Cherbuliez lorsqu’il refusa un préceptorat qu’on lui offrait pendant son séjour à Bonn, préférant compléter son éducation par des voyages qu’un héritage légué à cet effet lui permettait de faire, et sacrifiant ainsi avec bon sens une occasion de pousser sa personne dans le monde pour y pousser plus avant son intelligence. Un an de séjour à l’université de Berlin le dédommagea de ce sacrifice. Là il se dévoua tout entier à l’étude de Hegel, dont il connut les principaux disciples, et entretint des relations intéressantes avec Schelling, devant lequel, nous dit-il, il avait soin de dissimuler la tendresse que lui inspirait son rival. Cependant la philosophie n’eut pas seule toute l’affection de M. Cherbuliez. Tout bon Allemand avait deux passions avant que l’apparition de M. de Bismarck n’en eût fait naître une troisième moins inoffensive que les deux autres, la philosophie et la musique ; M. Cherbuliez les partagea toutes deux pendant son séjour à Berlin.

Il avait juré de manger jusqu’au dernier sou le petit héritage qui lui avait été légué pour voyager ; il tint parole. Il a visité successivement la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Asie-Mineure, Constantinople et la Grèce, et chacun de ces voyages a plus tard produit son fruit à son heure. Les Causeries athéniennes sont nées en Grèce, le Prince Vitale est né en Italie, le Compte Kostia sur les bords du Rhin, le Roman d’une honnête Femme est le résultat du degré de connaissance que le jeune auteur a acquis de nos mœurs ; Paule Méré est le seul de ses livres qui puisse être revendiqué par Genève.

Voilà bien des études, direz-vous, pour arriver à produire quelques œuvres intéressantes d’imagination, et nous avons peine à croire que ces œuvres n’eussent pas valu tout autant alors même que la jeunesse de l’auteur n’aurait pas été aussi studieuse. Nous admettons facilement que, sans de pareilles études, l’auteur n’aurait jamais si bien raisonné sur l’art de la Grèce et la renaissance italienne ; mais en quoi son savoir si varié a-t-il pu l’aider dans la conception et la composition de ses romans ? A cela on pourrait répondre d’une manière générale que les véritables services que nous rend la science sont comme ceux de toutes les choses de ce monde, de nature indirecte et non directe. Certes il serait impossible de saisir le lien qui existe entre la philosophe grecque ou allemande et des récits ingénieux comme Paul Méré et le Roman d’une honnête Femme. Cependant on est bien forcé d’admettre cette conclusion, que, s’il n’avait pas étudié les philosophes grecque et allemande, l’esprit de M. Cherbuliez serait sensiblement différent de ce qu’il est, et que par conséquent, une œuvre étant toujours en rapport avec l’esprit de son auteur, ses romans, tout en n’ayant rien à démêler avec lesdites philosophies, seraient aussi sensiblement différents ; mais il est au moins un de ces romans dont on peut affirmer avec assurance qu’il n’aurait jamais été écrit sans la connaissance de l’histoire et des maîtres de la poésie : le Comte Kostia. Ici l’influence du savoir de l’auteur sur son œuvre se laisse voir à découvert, et, de même qu’il est facile de reconnaître dans un édifice les traces ses divers personnages qui l’ont habité tour à tour, il est facile de reconnaître dans ce roman les traces des grands poètes qui successivement ont hanté l’imagination de M. Cherbuliez. C’est Shakespeare, c’est Goethe, c’est Jean-Jacques Rousseau ; telle métaphore subtile ou telle peinture des phénomènes naturels vous fait songer à Henri Heine, et à l’intonation de telle tirade de passion vous reconnaissez l’accent et le mouvement lyriques propres à lord Byron. Ajoutez que, sans les connaissances ethnologiques de l’auteur, il n’aurait pas aussi profondément pénétré les secrets de l’âme slave, et n’eût jamais écrit la page tout à fait hors ligne où, par la bouche du comte Kostia, il met la philosophie politique faisandée de Byzance, ennemie de l’enthousiasme et de l’absolu, en contraste avec la philosophie politique idéaliste des Occidentaux, d’où sont sortis ces deux élans à jamais fameux des croisades et de la révolution française.

Le Comte Kostia est, à mon avis, une des plus belles œuvres d’imagination qui aient paru en France depuis plusieurs années ; sans prétendre établir aucune comparaison qui pourrait paraître injuste et exagérée, ni vouloir imposer un goût tout à fait personnel comme un jugement, je dois déclarer que c’est celle qui m’inspire la plus vive sympathie, parce qu’elle est la seule dont la lecture ait eu le privilège de me faire éprouver les mêmes émotions que nous font éprouver les vieux maîtres de la poésie. Ainsi, pour nommer tout de suite une de ces émotions, elle est à peu près la seule qui éveille ce sentiment sans lequel il n’est guère d’œuvre poétique vraiment puissante, le sentiment du mystère. Toute œuvre de nature tragique ou passionnée qui n’éveille pas ce sentiment du mystère, dont l’action, quelque logique qu’elle soit, permet à l’imagination de la suivre sans plus d’hésitation que n’en éprouve un promeneur à parcourir un beau jardin classique aux allées régulières, — dont les personnages laissent apercevoir les limites de leurs caractères et jeter la sonde jusqu’au fond de leurs âmes, manque, — quel que soit son mérite, — de profondeur et de vraie portée poétique, car elle manque de cette qualité qu’on a toujours si mal définie et qu’on appelle l’idéal. Qu’est-ce en effet que l’idéal, sinon ce sentiment du mystère qu’éveille en nous soit la vue d’une figure dont l’expression échappe, aux définitions que les vocabulaires de nos langues humaines mettent à notre usage, soif le spectacle d’une âme passionnée dont les mouvements révèlent l’existence d’une force que nous ignorons, soit encore, pour prendre l’idéal dans ce qu’il a de plus vulgaire et de plus rapproché de la matière, le spectacle d’une action complexe dont le nœud échappe à notre attention, et que nous sentons les puissances divines seules, Providence ou fatalité, capables, de délier ? Une œuvre idéale par excellence, c’est celle qui nous montre une série de faits dont la cause se métamorphose sans cesse sous nos yeux chaque fois que nous essayons de la nommer, et recule toujours devant nous à mesure que nous avançons vers elle, pareille à la nature qui ne nous laisse démêler une de ses obscurités que pour nous en présenter immédiatement une nouvelle : un Œdipe roi, un Hamlet. Puisque je viens de nommer Œdipe roi, je veux emprunter à cette grande œuvre un terme de comparaison qui me permettra de faire saisir avec la dernière exactitude la nature de ce sentiment du mystère qui est l’essence même de toute poésie. Si le spectateur ne partage pas en face d’une œuvre les sentiments du devin Tirésias en face d’Œdipe, s’il n’est pas alarmé des conjectures qui se pressent dans son esprit, si l’inconnu vers lequel il est attiré ne le fait pas trembler, et si les secrets dont il lève graduellement les voiles ne lui apportent pas des émotions de plus en plus solennelles, s’il ne dit pas, lui aussi, à sa manière ce mot d’une si pathétique obscurité que le vieux devin donne pour synthèse à sa certitude et à ses doutes à la fois : « hélas ! hélas ! combien il est terrible de savoir ! » cette œuvre pourra bien être une étude admirable et même se rapporter à la poésie comme la science se rapporte à la nature ; mais elle n’aura pas ce glorieux attribut de toute vraie poésie, qui est de se confondre avec la vie même, car elle péchera contre le privilège de la nature et de la vie, qui consiste précisément dans ce refus obstiné de laisser pénétrer leurs énigmes. Or voilà le sentiment qui règne d’un bout à l’autre du Comte Kostia et qui en fait l’âme et l’unité. Le mystère est partout, dans le drame de l’action, dans l’aspect de la scène, dans les caractères et dans les passions. Tous ces personnages ont des âmes dont les ressorts déconcertent notre jugement, dont les actes sont des révélations successives, et ils nous font marcher de surprise en surprise jusqu’au dénouement, sans que nous puissions apercevoir leurs limites et que nous puissions dire que nous les avons épuisés. Tous donnent à nos conjectures les démentis les plus inattendus et les plus émouvants. A sa première entrée, Stéphane n’est qu’un enfant fiévreux, emporté et pervers. Bientôt ce premier personnage en laisse transparaître un second, mystérieux comme le page de Lara et aussi fait pour provoquer la rêverie et la curiosité que le premier était fait pour provoquer la résistance et la répulsion ; mais ce second personnage n’est pas encore le vrai, et nous découvrons que ce costume masculin n’est qu’un travestissement qui, pareil aux déguisements des belles aventurières de Shakespeare, comprime un cœur de femme tendre, passionné et violent. Notre étonnement est extrême lorsque nous découvrons que sous l’enveloppe grotesque du père Alexis, se cache une âme de confesseur et de martyr, et lorsque ce fantoche comique, rival en gourmandise du singe Solon, se révèle à nous avec une grandeur épique. De la grandeur, il y en a aussi une véritable dans le pauvre serf Ivan, C’est en vain que le comte Kostia, dans son orgueil d’aristocrate, croirait l’assimiler aux animaux de trait et de labour en lui parlant ce langage des coups par lequel on se fait entendre des bêtes ; Ivan affirme son titre d’homme et les droits de son âme par la résignation et l’humilité nobles avec lesquelles il reçoit le châtiment immérité que lui inflige un maître tyrannique. À ce moment, ce serf, ce collègue des brutes, nous fait sentir qu’il a été vraiment racheté de tout le sang de Jésus-Christ. Et quelles révélations successives chez le comte Kostia ! C’est d’abord un sceptique blasé et corrompu par l’habitude du commandement, léger avec profondeur comme le sont souvent les mondains de sa catégorie ; puis c’est un tyran aristocratique dont l’orgueil est le seul mobile, qui considère chez ceux qui l’entourent tout indice d’épanouissement intérieur comme un manque d’égards, qui ne sait lire la déférence que sur des visages pâles de crainte et ne se croit sûr du respect que lorsqu’il impose le tremblement ; enfin ces masques tombent, et l’on voit apparaître une âme malade et malheureuse à l’excès qui nous dévoile un nos secrets les plus noirs et les plus subtils à la fois que puisse contenir la nature humaine. Nous comprenons alors pourquoi le comte Kostia se plaît à imposer la douleur autour de lui. Ce n’est pas par dureté aristocratique, ce n’est pas par représailles contre la destinée et pour venger sur autrui les maux dont il a souffert, par une perversité paradoxale qui rappelle quelques-unes des pratiques superstitieuses les plus atroces de la sorcellerie, le comte Kostia est arrivé à se persuader qu’en imposant la souffrance à un être innocent, il pourrait se débarrasser de la sienne propre. Comme ce roi jaloux d’un des drames de Shakespeare qui, ne pouvant atteindre son rival imaginaire, croit qu’en tuant sa femme il retrouvera au moins la moitié de son repos, le comte Kostia s’est persuadé que s’il peut parvenir à éteindre sur le visage, de sa fille ce sourire qui lui rappelle un visage trop aimé, il pourra guérir et vivre. Jamais adepte des doctrines démoniaques n’inventa de sortilège plus ingénieusement, plus poétiquement pervers, ne comprit avec plus de profondeur le plaisir que doivent donner aux puissances du mal les larmes de l’innocence et le sang des nouveau-nés. C’est monstrueux, et grand à la fois.

Le Comte Kostia est un de ces livres qu’il est presque dangereux de faire, car ils donnent au lecteur le droit de trop attendre de ceux qui le suivent, et ils imposent à l’auteur le difficile devoir de se maintenir à la hauteur où il s’est placé un certain jour. Que d’ingénieuses combinaisons de pensées révèle cet émouvant récit ! A-t-on remarqué par exemple que M. Victor Cherbuliez a trouvé le seul genre de roman que l’imagination aimé à rêver pour la scène où il l’a placé, et les seuls personnages de notre monde moderne qui conviennent à cette scène ? Lorsque vous avez visité les vieux châteaux des bords du Rhin, ne vous est-il pas arrivé plus d’une fois de rêver en vous demandant quels hôtes ils pourraient recevoir aujourd’hui, et quels sentiments pourraient s’y épanouir à l’aise ? C’est à juste titre, se dit-on, qu’ils restent pour la plupart inhabités, ruines poétiques pendant le jour, et la nuit lieu de rendez-vous des revenants et des âmes en peine du passé. Difficilement on imagine un sentimental roman bourgeois se passant entre leurs pittoresques murailles. Où trouver dans notre Europe d’aujourd’hui les âmes capables des passions sauvages que ces sites inspirent, de la franchise de sentiments que cette solitude conseille au cœur qu’elle livre à lui-même ; des crimes grandioses que suggèrent ces épaisses murailles impénétrables et sourdes qui défient l’œil et l’oreille de tout témoin ? Un sourire d’involontaire ironie vient aux lèvres, lorsqu’on apprend parfois, comme cela nous est arrivé, que telle ou telle de ces robustes mesures a été achetées à vil prix, restaurée avec tout le luxe dont nos modernes tapissiers sont capables, par quelque croupier français ou quelque folliculaire parisien, aujourd’hui défunt, enrichi par le chantage et le commerce de louanges sans valeur. On a vraiment peine à comprendre les aigrefins ou les bons vivants de notre moderne civilisation habitant une demeure faite pour servir de scène au Majorat d’Hoffmann, et l’on ne serait pas plus étonné d’apprendre qu’un entrepreneur ingénieux, vient d’acheter la cabane des terribles paysans du Vingt-quatre Février de Werner pour y jouer le Chalet de M. Adolphe Adam. Cependant ces demeures féodales peuvent encore trouver dans notre Europe des hôtes dont les passions et les sentiments s’harmonisent avec leur caractère grandiose et sauvage, et M. Cherbuliez les a distingués et nommés avec une sagacité rare. L’hôte qui convient à un tel séjour, ce n’est pas l’opulent dandy français émasculé par l’épicuréisme de la vie parisienne et les contraintes chaque jour renouvelées qu’impose une société démocratique, ce n’est pas le grand seigneur anglais transformé par les exigences de la vie publique, ce n’est pas même l’aristocrate allemand maté par une bureaucratie tracassière ; c’est le grand seigneur russe, ce possesseur d’âmes vivantes, qui ne possède cependant pas la sienne, à la fois victime et tyran, sans devoirs envers ceux qui sont soumis à son autorité absolue et sans droits contre la volonté absolue qui pèse sur lui d’un poids écrasant, un titan à demi captif, à demi libre, un Encelade dont le cœur serait étouffé sous sa montagne, tandis que ses pieds et ses mains resteraient libres. Voilà le personnage exceptionnel du monde contemporain dont les sentiments peuvent avoir pour cadres les vieux burgs du Rhin, et qui en est, de par les lois de la poésie, le légitime propriétaire.

Les deux autres romans que nous devons à M. Victor Cherbuliez nous introduisent dans une sphère poétique moins haute ! Cependant Paule Méré est aussi un récit très pathétique. C’est encore l’histoire d’un sourire éteint que ce roman, l’histoire d’une âme coupable d’avoir été créée trop bondissante et trop lumineuse, fille de sylphide, sylphide elle-même, et qui pouvait dire, comme la spirituelle Béatrice de Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare : Lorsque je naquis, une étoile dansait. — Hélas ! cette moderne Béatrice, au lieu de rencontrer un Bénédict à l’âme élastique et souple comme la sienne, n’a rencontré qu’un jaloux Claudio dont les défiances lui briseront le cœur. Ce qu’il y a de véritablement tragique dans l’histoire de Paule Méré, ce n’est pas qu’elle soit victime des commérages du monde, c’est qu’elle soit frappée à mort par la main de celui qu’elle aime, armée précisément par ces commérages. Je ne crois pas qu’aucun romancier ait jamais mieux fait ressortir la fatale influence de la jettatura, ni mieux montré comment on peut tuer à distance, sans un geste, sans un mouvement, en laissant tout simplement agir une parole une fois lancée. Un mot a été dit par un méchant ou peut-être par un simple plaisant, et ce mot, répété par des milliers de bouches indifférentes, a fini par devenir une réalité : Et verbum caro factum est. Cependant ce fantôme, dressé devant Paule par la malignité du monde, n’a pas pu, même devenu chair, paralyser la grâce native de sa personne et teindre sur ses lèvres la lumière de son sourire ; mais un jour elle a aimé, et celui-là même qui avait confiance dans sa candeur et qui s’était proposé pour être son vengeur la tue avec les armes de l’invisible assassin contre lequel il s’est élevé. Malgré lui, celui qu’elle aime verra dans les gestes les plus inévitables un indice de culpabilité, dans les démarches les plus innocentes une preuve de trahison ; sa défiance sera aussi tenace que son amour, sera profond, et l’un et l’autre, marchant de compagnie, ne s’arrêteront que sur le tombeau de leur victime. Rarement les crimes du cant et de la calomnie ont été démontrés avec une plus tragique évidence.

Paule Méré nous suggère incidemment une réflexion dont nous ne pouvons nous dispenser de faire part au lecteur, car elle est tout à l’honneur de M. Cherbuliez. Décidément le jeune auteur a une préférence, marquée, pour les âmes charmantes que leurs dons innés de grâce et de légèreté semblent marquer et marquent en réalité pour être les victimes expiatoires de toutes les lourdeurs et de toutes les laideurs de ce bas monde. Sa carrière littéraire est encore bien courte, et voici que par trois fois déjà il s’est constitué l’avocat de ces âmes rares autant que malheureuses ; puissent Torquato Tasso, Stéphanie Kostia, Paule Méré, plaider pour lui contre les faux jugements de la méchanceté et de la sottise, s’il a jamais à les redouter, et puissent nos remerciements lui être une faible compensation des critiques malfaisantes que les hypocrites, — les épaules encore libres de ces chapes de plomb que Dante vit peser sur elles dans cet enfer qui leur est dû et qu’ils obtiendront, — n’auront pas manqué de lui adresser pour avoir osé prendre avec récidive la défense de ce qui fait seul le charme et le prix de la vie !

Des trois récits publiés jusqu’à présent par M. Cherbuliez, le Roman d’une honnête femme est celui que j’aime le moins. La donnée de ce roman est par trop française, et l’on dirait qu’en l’écrivant M. Cherbuliez a pensé surtout à plaire aux Parisiens en leur présentant un sujet qu’ils pussent agréer ; pour nous, qui nous soucions avant tout, lorsque nous lisons un roman, de l’originalité de sa donnée et de ses caractères, nous aimons mieux le jeune auteur quand il est moins Parisien et qu’il reste Genevois. Ce qui manque en effet au Roman d’une honnête femme, c’est un goût, une saveur de terroir quelconque. On sent qu’il a poussé dans l’esprit de l’auteur comme une sorte de plante de terre chaude, par les procédés ingénieux d’une savante horticulture littéraire. Bien des fois déjà, nos auteurs à la mode ont plus ou moins exploité la donnée qui fait le fond du Roman d’une honnête femme. Il s’agit encore de cet irrésistible séducteur du grand monde que ses succès passés poursuivent après son mariage, et qui trouve le châtiment de ces succès dans les jalousies rétrospectives qu’ils éveillent chez sa femme et les déboires qu’ils portent dans son existence. Malheureusement, comme ces déboires sont aussi légitimes que les corrections que s’attire un écolier pour avoir fait indûment l’école buissonnière, ils n’éveillent en nous aucune pitié et n’ont d’attrait que pour notre seule curiosité, qui se plaît à observer quels mouvements distinguent notre nature dans les différentes situations où elle est placée. Il n’est que juste de dire que notre curiosité au moins est satisfaite ; mais notre esprit de justice réclamait davantage, et nous en voulons presque au séducteur marié de s’en tirer à si bon marché, à la jeune femme de ne pas avoir accompli la vengeance à laquelle elle avait droit, et à l’auteur de n’avoir pas placé auprès d’elle un amoureux moins transi que M. Dolfin, caractère bizarre et vrai, fort bien étudié, mais auquel nous aurions préféré, dans l’intérêt d’une morale bien entendue, un simple jeune premier de théâtre sentimental.

Nous devons parler, pour être tout fait complet, du dernier, livre de l’auteur : le Grand Œuvre ou Entretiens sous un châtaignier. Des six volumes que nous devons jusqu’à présent au jeune auteur, c’est à notre avis le moins réussi, C’est une erreur commise avec talent, mais enfin c’est une erreur, pu plutôt c’est la première épreuve d’une œuvre remarquable qui, pour une raison ou une autre n’est pas venue, nettement dans le moule où l’auteur l’a jetée. La vérité, je crois, est que le sujet auquel il a voulu appliquer cette fois les méthodes capricieuses de son maître Töppfer, s’est trouvé trop robuste pour l’étreinte de cette logique en zigzag, et trop large pour le cadre restreint où il a essayé de l’enfermer. Il est des sujets qui, pour être traités comme ils méritent de l’être, ne redouteraient pas l’in-folio, et celui-là, est du nombre. L’auteur a voulu passer en revue les différentes solutions qui ont été données de la fin des sociétés humaines, discuter le fort et le faible de chacune de ces solutions et les embrasser toutes dans une conclusion optimiste issue du syncrétisme hégélien. Pour ce faire, il a choisi trois interlocuteurs dont chacun représente un des trois principes qu’on peut assigner comme moteurs au train des choses d’ici-bas, la Providence, le hasard, la nécessité. Or chacun des interlocuteurs plaide si bien sa cause, possède par de si bons arguments, que l’auteur semble embarrassé de choisir, et que sa conclusion paraît beaucoup moins celle d’un hégélien optimiste que celle d’un sceptique de nature bienveillante. S’il faut dire toute ma pensée, je crois que l’auteur ne s’est embarrassé dans ses conclusions que parce qu’il n’a qu’une foi pleine de doutes aux doctrines qu’il déclare siennes, et son titre le dit assez clairement pour qui sait bien lire : le grand œuvre ! Le grand œuvre ! mais n’est-ce pas le nom que les alchimistes du moyen âge donnaient à la transmutation chimérique qu’ils poursuivaient, et n’y a-t-il pas une ironie cachée dans ce titre qui assimile la doctrine du progrès à la pierre philosophale ? L’auteur voudrait plus croire au progrès qu’il ne peut parvenir à y croire en réalité ; il fait tous ses efforts pour se Convaincre de la perfectibilité des sociétés humaines, et malgré toute sa bonne volonté il ne peut parvenir à constater, dans ce remue-ménage perpétuel de l’humanité qui nous fait croire à une marche en avant, qu’un perpétuel déplacement de forces. L’inexorable nature nous fait toujours payer chacun de nos gains par une perte, et tient la balance des biens et des maux avec autant d’exactitude dans la vie des sociétés que dans la vie des individus. Telle serait au fond, je le crois bien, la doctrine de l’auteur, si un long attachement à des doctrines embrassées autrefois avec la ferveur de la jeunesse ne le poussait à cette autre conclusion que je me permettrai de formuler ainsi : il est vrai que ce que nous nommons progrès n’est qu’une série de déplacements ; mais, comme ces déplacements s’opèrent sur une surface de plus en plus étendue, on peut affirmer que le progrès existe, puisque chacune des évolutions de l’humanité exige pour se déployer une circonférence toujours plus vaste. Nous n’oserions prédire que ce livre satisfera pleinement beaucoup de lecteurs, ni même qu’ils sauront y lire les doctrines que nous venons d’indiquer ; mais, quoi qu’il en soit, le lecteur ne le lira ni sans plaisir, ni sans profit, car il y trouvera, outre un petit roman agréable, quantité de pages éloquentes entre autres celles où son décrits les plaisirs d’imagination qu’ont connues les hommes du moyen âge, et celles consacrées au chronique Orderic Vital, qui peuvent compter parmi les meilleurs que l’auteur ait écrites.

Mais si la perfectibilité est un problème pour l’humanité, elle est une réalité pour les individus ; le progrès, qui peut si difficilement se mesurer chez les nations, se laisse parfaitement saisir dans la vie de chacun de nous, et de cette vérité banale M. Victor Cherbuliez est une preuve éloquente. Depuis ses débuts, nous l’avons vu toujours en travail sur lui-même, accroissant toujours davantage le champ de son observation, désireux d’ouvrir à son imagination des horizons toujours plus vastes et de donner à ses lecteurs les surprises d’émotions toujours nouvelles. M. Cherbuliez a donc prêché par son propre exemple les doctrines qu’il a exposées dans son Grand Œuvre ; ainsi avons-nus l’entière confiance qu’il continuera de nous démontrer par son prochain livre la vérité de la théorie du progrès à la manière de ce philosophe antique qui, pour démontrer la réalité du mouvement, se prit à marcher devant ses interlocuteurs.


ÉMILE MONTÉGUT.