VI


La fin de juillet approchant, monsieur et madame de Fontenay s’occupèrent de leur départ pour le Dauphiné. Sabine flânait tristement dans la maison qu’elle allait abandonner. Elle s’effrayait de quitter Jérôme qui ne la rejoindrait que plus tard, et de s’en aller sans qu’il lui eût dit qu’il l’aimait.

Ce soir-là, qui était la veille de leur départ, monsieur et madame de Fontenay avaient réuni chez eux quelques-uns de leurs amis. Jérôme Hérelle et Pierre Valence étaient là.

Le compositeur Marsan dînait pour la première fois chez Sabine ; on lui faisait honneur. Il était brusque et rogue avec un visage d’une laideur qu’il semblait avoir choisie.

On s’étonnait, en lui témoignant trop d’admiration, qu’il eût lu les derniers livres illustres et visité les musées de Florence ; il apparaissait qu’on comptait sur son inculture comme sur son talent.

Il y avait encore le peintre Louis Laurent qui se taisait, madame d’Aumont, une amie frivole de Sabine, son mari, René d’Aumont, qui bénéficiait du peu de cas exagéré que sa femme faisait de lui, et puis il y avait un officier, Louis de Rozée, cousin de Sabine, grave et silencieux au milieu des autres. C’était un garçon intelligent et spirituel, mais plein des manières de sa caste et qui n’était brillant qu’à part soi, en dehors des possibilités d’échange, de contradiction et de réplique.

On était à table. Sabine, occupée à répondre aux propos de Marsan et de M. d’Aumont, ses voisins, sentait confusément, à sa tristesse intérieure, qu’il allait arriver quelque chose que sa raison ne pouvait point porter : sa séparation d’avec Jérôme.

Comme elle regardait de temps en temps le jeune homme, elle s’aperçut que madame d’Aumont, qui était placée à côté de lui, était jolie.

Elle s’en apercevait graduellement à la déception qu’elle éprouvait de ne point lui trouver de ces légers défauts où la jalousie se rassure, et dont on parle ensuite avec aisance et satisfaction, sans que l’invraisemblance de la critique puisse être soupçonnée d’envie.

Sabine eût donné un peu de son existence pour que cette femme devint laide, tout de suite, et elle s’épouvantait de la voir sourire avec sa bouche de rosée tiède et ses dents de cœur d’amande, à l’ombre de ses cheveux de bourre blonde, abondants et rêches, enroulés et tordus comme les longs fils du maïs.

La soirée se passait en causeries mêlées dans le salon lumineux et plein de fleurs. Il y avait, chez eux tous, ce détachement, cette mollesse, que donnent l’été et les prochains départs.

Jérôme Hérelle se mit au piano et chanta. Le musicien Marsan, assis auprès de lui, écoutait d’un air compétent et spécialiste qui semblait arrêter la musique au passage, la prendre pour lui seul et la peser.

Pierre Valence, attentif, avait son visage de lutte silencieuse où il paraissait être le dompteur de lui-même.

L’autre groupe plus à l’écart, dans la fumée de tabac, s’entretenait avec madame d’Aumont qui riait en renversant la tête, l’âme et le visage dénoués.

Sabine, assise seule sur un petit canapé, les deux bras jetés à côté d’elle et se tenant un peu soulevée sur ses mains, écoutait et regardait Jérôme. Enivrée de lui, elle souriait ; mais ce n’était pas un sourire vraiment, c’était une bouche que la douleur déchirait sur les dents…

Jérôme chantait comme les enfants jettent des cris, de toute la force de sa vie, d’une manière qui semblait l’exalter et l’épuiser ; et c’était singulièrement émouvant chez cet être délicat et vif, ce désordre et cette violence dont il semblait qu’il allait mourir.

La nuit avançait. Sabine voyait que tous ses hôtes s’en allaient et que Jérôme se disposait à les suivre.

Henri de Fontenay qui s’était plaint tout le soir d’un aigu mal de tête était parti se coucher.

Alors, comme Sabine reconduisait jusqu’au vestibule madame d’Aumont, elle donna à Jérôme, à voix basse et rapide, avec une brusque décision, un sentiment de nécessité inexorable, l’ordre de rester au salon et de l’attendre.

La maison étant vide et silencieuse, Sabine rentra dans ce salon où Jérôme l’attendait. On y respirait encore la chaleur passionnée d’une soirée de musique. Les lumières des bougies, battues par le vent venu des fenêtres ouvertes, clignaient et pliaient. Les touffes de roses parfumaient lourdement.

La pendule sonore dispersait le temps, le temps de la nuit, plus mystérieux…

Sabine ne savait plus ce qu’elle voulait dire à Jérôme ; elle avait une sorte de honte et de surprise à être là, avec sa coiffure un peu défaite et descendant sur son cou nu, avec sa robe de dentelles et de soie traînante, où ses pieds se prenaient.

Elle se sentait confuse et misérable. Jérôme était comme elle, nerveux et pâle. Il lui dit en tremblant un peu :

— Sabine, vous devriez aller vous reposer, il est tard, vous partez demain.

Et puis il se passa la main sur le front comme s’il voulait en arracher une pensée pesante, une douleur, et Sabine crut qu’il pleurait.

Alors elle le pressa contre elle d’une terrible tendresse ; et ils restèrent un instant immobiles, comme endormis dans un sommeil violent, jusqu’à ce que, les yeux fermés, Sabine sentit se dénouer l’étreinte du jeune homme ; et sans se regarder, sans se parler, la force morte en eux, ne comprenant rien l’un à l’autre, ils se quittèrent lentement…

Le lendemain, dans la clarté de sa raison revenue, Sabine se rappelait quel élan l’avait portée vers Jérôme. Élan si farouche et d’une ardeur si sombre qu’elle n’en avait pas éprouvé la volupté.

Ce qu’elle avait cherché en cet instant, contre le cœur de cet enfant, c’était le goût de son âme faible et fuyante ; elle n’avait eu, appuyée à lui, que cette idée de l’attacher à elle, de le prendre et de le garder. Elle l’avait aimé d’une mâle et maternelle tendresse, et, à l’âpreté douloureuse de cet effort, elle comprit qu’elle ne connaîtrait point avec lui de certitude et d’apaisement.

— Ah ! qu’on ait pu donner le nom de l’ amour à de brèves et sensuelles défaillances, quelle stupeur, quand elle pressentait bien maintenant qu’on ne goûtait point, dans la passion, de mollesse et de plaisir. Elle était entrée dans un combat perfide, où, si blessée elle-même, elle serait pourtant celui des deux qui lutte, qui s’acharne et qui veut. Elle aurait chaque jour à regagner cet être mobile, cet esprit ondoyant et distrait, qui, aux heures des allusions, échappait aux questions pressantes comme on se défait d’une étreinte, avec une sorte de rudesse et de glissement.

Elle comprit que jamais elle n’aurait auprès de cet ami un instant de détente et d’abandon. Ce qu’elle eût désiré, ce qu’elle espérait candidement, c’était de le tenir un jour endormi contre elle, et de goûter ainsi, à la faveur du repos de cette âme, la plénitude possible de la sécurité et du pouvoir.

Elle se disait tout cela encore, le soir, quand, jetée dans un fauteuil de son wagon, elle regardait, par la portière du train, fuir les petites maisons jardinières des tristes banlieues de Paris.

Elle souffrait de son mari, distrait et amusé ; et puis, elle s’endormit, de ce sommeil lucide et raisonneur qui ne délie point les tourments de l’âme, mais leur donne, dans les rêves, de plus hésitants et lointains visages.

Elle s’éveilla au matin, l’esprit tout endolori, elle essayait de ne pas se réveiller, de ne plus se réveiller, pour ne pas retrouver sa pensée qui commençait de s’éclairer, qui se levait comme l’aube grise du jour de pluie qu’il faisait. Mais l’arrêt du train, des voix vives au dehors, le bruit des portières ouvertes par où entrait l’air mouillé, l’avertirent de son arrivée. Elle s’habilla, descendit aidée d’Henri, et gagna, par le quai de la gare, la petite place de terre trempée où stationnaient quelques voitures. Contre une haie de feuillage vert, des rosiers frêles et frileux tremblaient. Les montagnes au loin étaient dures et tristes, trop rapprochées par l’atmosphère.

Sabine retrouva, sans plaisir cette fois, cette terre vive du Dauphiné, imbibée de sources sourdes à peine visibles, devinées seulement par la mouillure des herbes étendues.

Ces chemins bosselés et vallonnés, ces soulèvements des plaines herbeuses, ces bourgs roulés au creux du terrain gênaient sa pensée lasse et avide de clair espace. Elle vit ce qu’elle promènerait au bord de ces routes, sous l’amer feuillage des noyers, de regrets, d’impatience et de désir.

Quand elle fut dans sa chambre elle s’appuya à la fenêtre, pensa à la douceur du passé monotone, aux joies d’autrefois, à ce qu’elle avait encore en elle d’enfantin l’autre été, et à jamais perdu, car le poison coulerait désormais le long de l’avenir.

Elle regardait la pluie.

Et elle écoutait tomber, sur le petit toit de zinc qui avançait sous sa fenêtre, le bruit des gouttes d’eau disparates.