Société d’éditions publications et industries annexes (p. 70-89).

La journée s’était écoulée morne et désespérément longue pour la jeune fille : c’était la première fois, depuis la mort de son père, que les circonstances la mettaient seule, face à face avec ses souvenirs et son chagrin…

Un à un, elle s’était remémoré dans tous leurs détails les événements douloureusement tragiques auxquels elle avait été mêlée depuis plusieurs semaines, et les sombres pressentiments, qui l’avaient agitée si péniblement la veille, l’avaient assaillie, le soir venu, avec plus de force encore…

Vainement, avait-elle tenté de se raisonner, de se démontrer l’inanité de semblables papillons noirs, s’efforçant de les chasser au loin : c’était autour d’elle comme une brume de poix dans laquelle elle s’enlisait à chaque instant davantage, au fur et à mesure que s’écoulaient les heures…

Enfin, avec une répugnance qu’elle avait eu grand’peine à surmonter, elle s’était mise au lit…

Mais le sommeil l’avaient fuie : une à une, elle avait entendu sonner les heures à la grande horloge de bois dont le balancier troublait seul le silence de la salle du rez-de-chaussée…

Enfin, de lassitude, elle avait fini cependant par céder au sommeil…

Brusquement, elle s’éveilla et, d’un mouvement machinal, dressée sur son séant, tendit l’oreille…

Sur le sol durci du sentier, devant le chalet, un pas lourd venait de résonner…

Puis, ce fut le bruit d’une clé que maladroitement on cherchait à introduire dans la serrure…

Aussitôt, elle eut l’instinct d’un accident survenu aux excursionnistes et qui les ramenait plus tôt qu’il n’avait été prévu…

Le cœur étreint par l’angoisse, elle sauta à bas du lit et courut à la fenêtre, qu’elle ouvrit violemment…

Au-dessous d’elle, dans l’obscurité profonde, se dessinait une silhouette, immobile sur le seuil.

— C’est vous, monsieur Routier ? interrogea-t-elle d’une voix hésitante…

La silhouette, au même moment, ouvrait la porte qui, presque repoussée brutalement, claqua…

La jeune fille sortit alors de sa chambre, et, penchée sur la rampe de l’escalier, répéta sa question…

Alors, une voix rude, qu’elle eut grand’peine à reconnaître, répondit :

— Non… c’est moi… Heldrick… Ne vous dérangez pas…

Elle faillit pousser une exclamation de terreur, tellement ses pressentiments la saisirent à la gorge…

Ce n’était pas M. Routier !… Pourquoi n’était-ce pas lui ?…

Vivement, de ses mains tremblantes, elle se vêtit sommairement et descendit l’escalier…

Il fallait qu’elle sût le motif de ce retour inattendu et de l’absence du compagnon de M. Heldrick.

Celui-ci, au moment où elle apparaissait sur le seuil, lui tournait le dos : debout devant le buffet, il avalait un grand verre d’eau-de-vie qu’il venait de se verser…

Brusquement retourné, il considéra un moment la jeune fille d’un air singulier et balbutia :

— Vous m’excuserez… Mais il fait un tel froid dans la montagne que, vraiment, j’avais besoin de me réchauffer…

D’un geste las, il avait laissé glisser sur le plancher la lourde charge qu’il portait sur le dos : déjà dans un coin se trouvaient son piolet et sa carabine, déposés en entrant…

Et il demeura là, regardant la jeune fille avec des regards étranges que paraissait troubler déjà la lampée d’alcool qu’il venait d’avaler d’un trait… Puis, comme gêné par la stupeur de Fridette, il détourna la tête…

— Vous êtes seul ? interrogea-t-elle… et M. Routier ?… et le chien ?…

Il s’assit lourdement, les jarrets comme subitement coupés :

M. Routier m’a quitté… oui… il a voulu, malgré mes avis, pousser jusqu’à un passage dangereux en cette saison, à cause des avalanches… Et, ma foi, comme je n’ai pas pu lui faire entendre raison, je l’ai laissé agir à sa guise…

— Vous n’auriez pas dû vous séparer de lui ! clama-t-elle, affolée…

M. Heldrick, chez lequel, sous l’influence de l’alcool, une certaine excitation commençait à se manifester, asséna sur la table un coup de poing violent et gronda :

— Qui vous dit que je l’aie abandonné ?… C’est lui, au contraire, qui m’a quitté… Moi, je l’ai attendu pendant onze heures, au risque de périr de froid, à l’endroit où nous nous étions quittés !… Au bout de ce temps, comme je gagnais la mort au milieu de la neige, je suis revenu… pensant d’ailleurs qu’il s’était débrouillé tout seul et que je le retrouverais ici…

Sa réponse sentait l’insincérité et, comme le regard de la jeune fille pesait à nouveau sur lui, pour faire diversion, il empoigna la bouteille d’eau-de-vie et se versa une nouvelle rasade, qu’il lampa d’un trait.

— Bast, fit-il, ne vous inquiétez pas… Il reviendra…

Il se leva péniblement, titubant presque, car l’alcool, tombant dans son estomac vide, avait produit un effet quasi foudroyant, et elle le regardait en silence traverser avec peine la salle.

— Bonsoir, bafouilla-t-il, je vais me coucher…

Il avait gagné sa chambre, dont, maladroitement, il réussit à ouvrir la porte, et il disparut avant qu’elle eût eu la présence d’esprit de lui demander de plus amples explications…

Alors elle remonta l’escalier, à regret, les jambes lourdes, la poitrine étreinte, et longuement, longuement, avant de s’endormir, elle agita dans son cerveau les différentes éventualités qui pouvaient se présenter.

Assurément, les choses pouvaient s’être passées comme le lui avait succinctement raconté M. Heldrick, et André, victime de son imprudence, s’étant égaré dans la montagne, avoir été contraint d’accepter l’hospitalité dans quelque étable… Aussi convenait-il de ne rien mettre au pire et d’attendre au lendemain pour donner à l’excursionniste le temps de rallier le chalet de la Weisse Frau…

Ce sont là incidents qui se voient fréquemment en montagne, et Fridette en était trop avertie pour s’émotionner outre mesure, lorsque la réflexion eut atténué la première impression — franchement mauvaise — qu’avait produite sur elle l’attitude du Hollandais… Et elle se réservait de l’interroger plus longuement le lendemain, lorsqu’il aurait ses esprits.

Main au matin, lorsqu’elle descendit, M. Heldrick n’était plus au chalet…

D’ailleurs, il était tard : s’étant endormie fort avant dans la nuit, la jeune fille avait fait la grasse matinée, et elle supposa qu’inquiet, lui aussi, il avait dû aller à la recherche de son compagnon…

Ce fut dans l’attente de son retour que s’écoula la journée, plus longue, plus morne que la précédente, alourdie en outre par l’angoisse, plus poignante au fur et à mesure que s’écoulaient les heures…

Le soir tomba, et les étoiles s’allumèrent une à une au ciel, la lune monta à l’horizon et rien… personne…

Alors, ce fut la pleine nuit, et, incapable de se mettre au lit, Fridette, accoudée à sa fenêtre, guetta les bruits mystérieux de la montagne…

Comme onze heures sonnaient à l’église de Kandersteg, il y eut au loin, sur le sentier qui descendait du Grosshorn, un bruit de pas claquant sur le sol durci…

Un espoir gonfla le cœur de la jeune fille… dont les regards se braquèrent sur le point où le sentier fait un coude brusque et d’où seulement se pouvaient apercevoir les nouveaux arrivants…

Une seule silhouette apparut… et cette silhouette n’était pas celle qu’elle attendait…

Cramponnée à la barre d’appui, c’est à peine si elle eut la force de demander, quand M. Heldrick atteignit le seuil du chalet :

— Pas de nouvelles ?…

Il ne répondit même pas et entra, faisant claquer la porte derrière lui…

Interdite, elle s’apprêtait à descendre l’interroger lorsqu’elle entendit un double tour de clé grincer dans la serrure, lui démontrant ainsi l’inutilité de toute tentative de conversation…

Elle demeurait là, comme figée, n’osant faire un mouvement ; en bas les lourdes chaussures de M. Heldrick se mirent à battre le plancher de la salle basse, et cette promenade ininterrompue, au milieu du grand silence de la nuit, prenait une allure tellement impressionnante, tellement sinistre que la jeune fille n’osait plus bouger…

Oui… oui… Elle avait peur… peur terriblement, irraisonnablement !…

Au point qu’ayant, sur la pointe des pieds, gagné un fauteuil, elle s’y blottit, ayant fini par mettre ses mains sur ses oreilles, pour fuir ce martelage hallucinant, odieux…

Brusquement, il cessa et, pendant un long moment, un silence de plomb enveloppa le chalet…

Puis s’entendit un grincement produit par les pieds d’un siège qu’on repoussait pour se lever.

Le Hollandais allait-il donc recommencer son impressionnante promenade ?…

Non ; tout doucement, l’oreille de Fridette surprit sa marche glissante sur le plancher de la salle ; ensuite, avec mille précautions, la clé crissa dans la serrure et la porte de la salle tourna sur ses gonds avec un petit bruit particulier que la jeune fille connaissait bien.

Fridette, redressée, écoutait les pas feutrés qui maintenant gravissaient l’escalier : le buste penché en avant, les yeux fixes, elle eût voulu pouvoir de ses regards traverser l’épaisseur des planches pour suivre dans son ascension celui qui montait…

C’est à elle qu’il en avait !… Elle le pressentait, et elle se bâillonna instinctivement les lèvres pour retenir le cri d’angoisse prêt à en jaillir…

Maintenant il était sur le palier !…

La jeune fille se souvint alors que, la veille, elle avait — tellement était grand son trouble — oublié sa clé à l’extérieur de la serrure…

Elle était donc à la discrétion du visiteur !…

Mais, subitement, elle se souvint que sa porte était munie d’un verrou et, ses pieds nus glissant sur le plancher, sans bruit, elle gagna la porte ; alors, silencieusement, elle poussa le verrou…

Il était temps : sur le palier, l’autre approchait et, retenant sa respiration, elle attendit le moment où le visiteur allait constater l’inutilité de sa tentative…

Un long moment, il s’immobilisa, tout contre la porte, cherchant sans doute à s’assurer si elle dormait…

Puis, tout à coup, à sa grande surprise, elle perçut le déclic prudent de la clé dans la serrure…

M. Heldrick venait de l’enfermer !…

Ensuite, à pas de loup, comme il l’avait monté, il redescendit l’escalier…

Et elle demeurait là, sans souffle, sans mouvements, faisant appel à toute sa volonté pour dompter l’épouvante qui, de seconde en seconde, la gagnait davantage…

Pendant une partie de la nuit, elle écouta le bruit de la marche cadencée à travers la salle, car, une fois en bas, M. Heldrick avait recommencé sa promenade…

De temps à autre, il s’arrêtait : le silence se faisait durant quelques instants ; après quoi, son manège reprenait…

Soudain, elle n’entendit plus rien…

Alors, intriguée, apeurée davantage, elle s’agenouilla sur le plancher, cherchant à surprendre quelque indice de ce qui se passait au-dessous d’elle…

Maintenant, elle entendait comme des gémissements rauques qui trahissaient la souffrance ou l’effroi.

Saisie de compassion, elle appliqua sa bouche contre le plancher.

— Monsieur Heldrick, appela-t-elle, avez-vous besoin de soins ?… Montez m’ouvrir !… Je pourrai m’occuper de vous ?…

En guise de réponse, parvinrent à la malheureuse d’affreuses invectives qui mirent le comble à son épouvante…

Qu’est-ce que cela voulait dire ?… Était-il devenu subitement fou ?…

Et elle était seule dans le chalet !… enfermée !… à la disposition de cet homme !…

Coûte que coûte, cependant, car elle était d’âme énergique, il lui fallait savoir à quoi s’en tenir : à l’aide d’un couteau, elle pratiqua dans le plancher de sapin une ouverture assez grande pour lui permettre de glisser un regard dans la salle du rez-de-chaussée…

Ce qu’elle vit l’épouvanta davantage encore…

M. Heldrick était assis devant la table : près de lui, il avait une bouteille d’eau-de-vie dont il portait, à tout moment, le goulot à ses lèvres…

Quand il avait bu, il demeurait figé dans la même attitude, comme hypnotisé par une vision qui se dressait devant lui et que, de ses bras agités avec violence, il tentait d’écarter…

— Non !… non !… grondait-il d’une voix gutturale… va-t’en !… va-t’en !…

Son masque avait quelque chose d’effrayant à regarder, convulsé, sinistrement éclairé de ses prunelles dans lesquelles lui aient un éclair de folie…

Et Fridette pensa que c’était bien cela : M. Heldrick était foui fou d’alcool !…

Une bave frangeait ses lèvres que contractaient de sourds gémissements.

Elle eut alors comme l’impression qu’il pouvait la voir et, pour se mettra hors de sa portée, elle se redressa d’un bond.

Au bruit, il se leva lourdement ; alors une angoisse affreuse s’empara d’elle : le fou allait monter pour enfoncer sa porte et la tuer peut-être…

Désespérément, elle traîna sur le seuil de sa chambre une table, une commode, des chaises, improvisant en quelques secondes une barricade solide et susceptible d’opposer aux efforts du misérable une résistance suffisante.

Après quoi, obéissant quand même à une invincible curiosité, elle s’agenouilla de nouveau sur le plancher, la face penchée vers l’ouverture.

Son épouvante s’accrut de ce qu’elle vit…

Armé de son fusil, M. Heldrick rôdait le long de la muraille, comme s’il eût surveillé un ennemi que son instinct lui faisait pressentir à l’extérieur…

Un moment, il s’arrêta contre la porte, le cou tendu en avant, prêtant l’oreille à un bruit que, seul, il entendait, car autour du chalet tout était silencieux.

Soudain, il poussa les verrous intérieurs et amena, comme elle venait de le faire elle-même, un lourd bahut en travers de la porte…

Ainsi barricadé, il se mit à crier d’une voix qui n’avait rien d’humain :

— Va-t’en !… mais va-t’en donc !…

Il s’adressait à quelqu’un du dehors… à quelqu’un qu’il sentait s’efforcer de vouloir forcer l’entrée du chalet : même, à un certain moment, il s’arc-bouta au buffet, pour renforcer la barricade.

Mais, tout à coup, il poussa un cri, bondit jusqu’à une fenêtre, l’ouvrit et poussa le volet qui claqua contre la muraille…

Ensuite, passant par la baie l’extrémité de son fusil, il ajusta longuement et fit feu…

Fridette demeura affolée par ce geste. Que se passait-il donc ? Qui était là ?… Sur qui venait-il de tirer ?…

Une seconde fois, il brûla une cartouche et, de nouveau, l’écho de la détonation roula sinistrement à travers la montagne.

M. Heldrick referma ensuite le volet, puis la fenêtre ; après quoi, il déposa son arme dans un coin et vint s’effondrer devant la table.

Là, il se versa une large rasade d’eau-de-vie, qui le laissa un long moment inerte, hébété…

C’est alors que l’idée vint à Fridette d’aller regarder au dehors.

Sur la pointe des pieds, elle gagna la fenêtre de sa chambre, l’ouvrit sans bruit et se pencha dans la nuit ; mais elle eut beau écarquiller les yeux, elle ne vit rien.

Alors, incertaine mais angoissée, elle rejoignit son poste d’observation : M. Heldrick buvait à même la bouteille ; son arme, prête au coup de feu, était allongée sur la table, à portée de sa main…

Puis, elle le vit soudain se renverser sur le dossier de son siège, la tête inclinée sur sa poitrine : il était vaincu par l’alcool.

La jeune fille demeurait là, le regardant, se demandant ce qu’elle allait devenir avec ce fou !…

Et voilà que, tout à coup, elle entendit au dehors un bruit léger… Quelqu’un était là, qui paraissait chercher à entrer dans le chalet, et, tout de suite, la pensée d’André Routier lui vint à l’esprit…

Elle allait se précipiter vers la fenêtre ; mais elle resta immobile, regardant M. Heldrick, dont le buste venait de se redresser et qui faisait de vains efforts pour se mettre sur ses jambes…

Mais ses jarrets, coupés par l’alcool, refusaient de se raidir et, il demeurait là, le cou tendu, la face menaçante, tandis que sa main cherchait à atteindre son fusil…

Elle, comme hypnotisée, attendait…

Cependant, du dehors monta ce bruit qui, tout d’abord, avait attiré son attention et celle, en même temps, de M. Heldrick… Alors, incapable de dominer plus longtemps son angoisse, elle gagna la fenêtre…

Effectivement, il y avait là, dans l’ombre, contre la porte du chalet, quelqu’un dont il était impossible même de distinguer la silhouette, mais qu’elle entendait parfaitement bien.

Tout bas, par crainte d’exciter la colère du fou :

— Monsieur André, appela-t-elle… Est-ce vous ?…

Le bruit cessa, et un gémissement s’éleva que, tout de suite, elle reconnut.

— Fellow !… murmura-t-elle.

Cette fois, un aboi joyeux lui répondit, et elle se sentit la poitrine comme soulagée d’un poids énorme…

— Fellow ! recommença-t-elle toute joyeuse, mon vieux Fellow !…

L’animal se mit à gratter de nouveau avec acharnement, et aussitôt une crainte la prit que le fou ne lui tirât dessus…

Elle courut jusqu’à la meurtrière pratiquée dans le plancher et regarda : M. Heldrick avait réussi à se dresser ; il tenait son arme à la main, mais il ne pouvait quitter le fauteuil auquel il se cramponnait ; son instinct l’avertissait qu’il s’écroulerait au premier pas qu’il ferait en avant.

De ce côté-là, donc, Fridette était tranquille ; tant qu’il serait terrassé par l’ivresse, le fou ne serait pas à craindre.

Alors, vivement, elle improvisa à l’aide de ses draps et de sa couverture une corde dont elle attacha une extrémité à la barre d’appui de sa fenêtre : après quoi, se laissant glisser, elle gagna le sol…

Une fois là, sans réfléchir davantage, elle se lança dans la montagne, entraînant Fellow bondissant de joie…

Et elle allait… elle allait, dans le noir, titubant aux pierres du sentier, s’accrochant aux arêtes vives des roches, mais continuant sa course, avec cette idée fixe en tête : chercher du secours, à tout prix.

Quand elle atteignit enfin, au petit jour, le gasthaus d’Eschinensee, les tenanciers enlevaient leurs volets…

On imagine leur stupeur en voyant arriver à une pareille heure et dans un semblable état la nièce de leurs vieux amis Bienthall…

Mais elle était dans un tel état de trouble que, pendant les premiers instants, il lui fut impossible de rien se rappeler.

Subitement, la vue de Fellow, gravement assis devant elle, acheva de l’affoler. Elle venait de remarquer, au collier de l’animal, le foulard de soie que, quelques jours auparavant, elle avait donné à André Routier : celui-ci l’y avait attaché comme un appel désespéré…

Les vieillards, mis au courant, furent d’avis qu’il fallait agir sans tarder…

— Il y a des troupes cantonnées non loin d’ici, dans la montagne… les chefs ne demanderont pas mieux que d’intervenir pour mettre cet infortuné monsieur dans l’impossibilité de causer un malheur et pour aller à la recherche du jeune homme…

Moins d’un quart d’heure plus tard, ils atteignaient un col où un capitaine se hâtait d’organiser la défense : l’exemple de la Belgique, si sauvagement envahie, excitait les Suisses à ne pas s’endormir naïvement dans la foi des traités…, et les pioches, les pelles, la mine jouaient activement contre le roc…

L’officier, séance tenante, prit ses dispositions et, quelques instants plus tard, une dizaine d’alpins, porteurs de cordes, de piolets, de civières, se mettaient en route, sous les ordres d’un sous-officier, pour la Weisse Frau.

Fridette avait proposé que Fellow servît de guide ; aussi aurait-elle voulu qu’on partît de suite à la recherche d’André ; mais le sous-officier, dans la vie civile, appartenait au corps des guides d’Andermatt et était expert en la matière ; il déclara que, pour faciliter les recherches de l’animal, il fallait le ramener à son point de départ, c’est-à-dire au chalet…

C’est de là que, quarante-huit heures plus tôt, il s’était lancé dans la montagne, en compagnie de celui qu’il fallait retrouver : c’était de là que devait partir sa quête…

D’ailleurs, quand bien même cette théorie n’eût pas été basée sur une longue expérience, il importait de gagner tout d’abord la Weisse Frau.

Ou bien M. Heldrick était véritablement fou, et il fallait s’assurer de lui, avant qu’il ne se jetât dans la montagne où il serait plus difficile de le rejoindre… Ou bien sa surexcitation, due à l’abus de l’alcool, n’était que passagère, et quand elle aurait disparu, il serait possible de l’interroger sur les conditions dans lesquelles il s’était séparé de son compagnon…

Dans l’intérêt même d’André, mieux valait adopter cette façon de procéder qui ferait gagner un temps précieux.

Fellow marchait en tête de la petite troupe, la queue en panache, le museau levé, humant l’air, comme s’il eût compris le rôle qui lui était réservé…

Quand on arriva à proximité du chalet, la jeune fille recommanda la prudence.

Pendant qu’elle parlait avec le sous-officier, Fellow s’était rué vers le chalet, poussant des abois furieux.

Soudain, un volet s’ouvrit, claquant avec force contre le mur, et dans l’encadrement de la fenêtre apparut la haute silhouette de M. Heldrick, le fusil à l’épaule…

Une détonation éclata et, atteint par une balle, Fellow roula sur le sol…

Sans se soucier du danger, Fridette courut à l’animal et, agenouillée sur le sol, s’efforça de s’assurer de la gravité de la blessure…

Presque aussi brusquement qu’ils s’étaient ouverts, les volets se refermèrent et le silence se fit…

Tandis que deux hommes aidaient Fridette à transporter Fellow à l’abri de la fusillade, le sous-officier se concertait avec ses hommes pour s’emparer sans trop de risques du fou !…

Une partie du petit détachement s’embusqua soigneusement non loin de la porte, la surveillant, pour s’opposer à toute tentative de sortie du meurtrier.

Pendant ce temps, le reste des soldats contournaient le chalet et, escaladant par des moyens de fortune le mur jusqu’au toit, pratiquaient sans bruit, au milieu des tuiles, une ouverture par laquelle ils se glissaient à l’intérieur du grenier…

Silencieusement, ensuite, ils descendirent l’escalier ; arrivés contre la porte de la salle, ils se tapirent immobiles, attendant que ceux du dehors se fussent conformés aux instructions du chef…

Ces instructions étaient simples : elles consistaient à occuper l’attention de l’adversaire, en simulant subitement une attaque contre une des fenêtres…

Les autres, alors, enfonceraient la porte intérieure de la salle dans laquelle ils feraient irruption sur les derrières de l’ennemi ; celui-ci, surpris, se laisserait capturer, sans que l’on eût à déplorer aucune perte…

Mais Fridette qui, Fellow une fois pansé sommairement, était venue les rejoindre, leur expliqua que ce plan avait peu de chances de réussir, vu que la porte se renforçait à l’intérieur d’une solide barricade improvisée par le fou et contre laquelle les assaillants se heurteraient.

— Diable ! grommela le sous-officier, voilà qui se présente mal ?…

Mais la jeune fille, se faisant suivre sans bruit par les soldats, remonta l’escalier et les conduisit dans sa chambre :

— Regardez ! fit-elle en montrant au sous-officier la petite ouverture qu’elle avait pratiquée dans le plancher, vous vous rendrez mieux compte de l’état de la place qu’il s’agit d’emporter…

En un instant, quelques planches furent enlevées au parquet de façon à former une ouverture suffisante pour livrer passage à un homme…

Cela n’alla pas, comme on peut l’imaginer, sans que Heldrick, aussitôt qu’il eut surpris la manœuvre, ne s’efforçât de l’interrompre, en envoyant dans le plafond des coups de feu…

Mais comme il était obligé de faire face en même temps à l’attaque qui venait de l’extérieur, le sous-officier et ses hommes purent arriver à leurs fins sans dommage aucun : il s’agissait bien entendu de s’emparer du malheureux vivant.

Il y avait là, en ce qui concernait Heldrick, non seulement une question d’humanité, mais aussi un intérêt capital relativement à André Routier ; si l’on voulait savoir du fou ce qu’il était advenu de son compagnon, il était indispensable qu’on lui laissât la vie sauve…

Profitant d’un moment où le dément s’occupait à recharger son arme, un alpin se laissa tomber sur lui, par l’ouverture pratiquée au milieu du plancher…

Surpris, Heldrick roula à terre.

Avant qu’il eût pu se redresser, il était garrotté solidement et mis dans la complète impossibilité de nuire… Alors, on débarricada la porte et on entra.

Le prisonnier, assis sur un fauteuil, était véritablement effrayant à regarder, avec son masque convulsé, dans lequel les yeux roulaient pleins de rage, tandis que de ses lèvres jaillissaient les pires injures…

Vainement tenta-t-on de lui arracher quelque renseignement sur son compagnon d’excursion ; il fut impossible d’obtenir de lui autre chose que des paroles incohérentes, coupées parfois de cris de terreur.

En désespoir de cause, on cessa de l’interroger.

— Maintenant, déclara le sous-officier, occupons-nous de l’autre. Avez-vous un objet ayant appartenu au voyageur ?…

Presque aussitôt, la jeune fille tendit au sous-officier une casquette qu’elle était allée prendre au portemanteau.

Alors, on se dirigea vers l’endroit où Fellow reposait, tout dolent de la blessure sur laquelle les soldats avaient sommairement appliqué leur pansement individuel…

L’animal, dès qu’on lui eut présenté la casquette, la flaira, huma l’air et se redressa sur ses pattes ; puis, la casquette aux dents, il se mit en route…

Derrière lui venaient le soldat qui le tenait en laisse, puis la jeune fille avec le sous-officier ; enfin, fermant la marche, le petit détachement avec les différents impédiments nécessaires au sauvetage…

Seuls, deux hommes étaient demeurés au chalet pour surveiller le fou…

Fellow, quoique assez grièvement atteint, marchait ferme, paraissant n’avoir aucune hésitation sur la direction à suivre…

Sans une défaillance, le nez collé au sol, il allait, retrouvant imperturbablement les traces que les deux excursionnistes et lui-même avaient laissées l’avant-veille sur le sentier…

Et, à chaque pas fait en avant, Fridette sentait son âme se contracter d’angoisse, à la pensée qu’un miracle allait peut-être lui permettre de sauver celui qu’elle aimait…

Car elle l’aimait !… cela maintenant était indéniable : durant les dernières heures écoulées, sous l’influence de l’anxiété, l’amour avait atteint en elle son apogée, ainsi que, dans l’atmosphère surchauffée d’une serre, une plante exotique, subitement en pleine croissance, fait, en quelques minutes, s’épanouir une fleur merveilleuse.