La Musique en Allemagne

La Musique en Allemagne
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 31 (p. 159-190).
LA
MUSIQUE EN ALLEMAGNE

L’exposition universelle de 1878 aura permis de constater, une fois de plus, la supériorité de la France pour tout ce qui a trait aux arts du dessin. Dans cette lutte courtoise à laquelle nous avions convié tous les peuples, ce sont encore nos peintres, nos architectes et surtout nos sculpteurs qui remportent le prix. Excepté chez quelques nations de l’extrême Orient, les industries qui confinent à l’art copient, pour la plupart, les créations de nos principaux fabricans et ne trouvent de vie qu’à les imiter. L’Allemagne, qui d’abord avait refusé cette occasion de rapprochemens entre elle et nous, s’est depuis ravisée et nous a envoyé un choix des œuvres les plus remarquables de ses artistes contemporains. Grâce au talent de MM. Menzel, Knauss, Piloty, Leibl, André et Oswald Achenbach, grâce aussi à l’heureux aménagement de la salle qu’ils occupaient, il est permis de dire que l’art allemand a tenu honorablement sa place au Champ de Mars. Mais le succès de l’Allemagne eût été plus marqué, s’il lui avait été possible de montrer l’ensemble des ressources dont dispose chez elle la musique, qui, pour la première fois, avait été associée à cette grande fête du travail humain.

La supériorité que nous avons dans les arts du dessin, nos voisins en effet la possèdent pour la musique. Tout ce qui y touche les intéresse. Elle est pour eux, par excellence, un art national, et les travaux mêmes dont elle est l’objet montrent quelle part elle a dans leur vie et leurs préoccupations. Les théories esthétiques de leurs philosophes ont surtout en vue la musique. Après Mattheson, Forkel et Schubart, c’est F. Hand et Thibaut qui essaient d’en analyser les principes ou d’en tracer les lois ; c’est Hegel qui les expose, assez arbitrairement du reste, dans ses cours professés à Berlin, dont Mendelssohn fut un des auditeurs assidus ; récemment enfin, c’est le professeur viennois Hanslick qui, cherchant à réagir contre l’enthousiasme de commande et les sentimentales divagations de certains critiques, s’attache à démontrer que, réduite au simple élément du mouvement mélodique, la musique occupe encore un domaine assez vaste et assez riche. En l’étudiant à son tour au point de vue physiologique, un des savans dont l’Allemagne s’honore le plus justement, Helmholtz, laisse comme involontairement paraître, derrière la précision voulue du langage scientifique, une âme ouverte à ses beautés les plus élevées. La musique est goûtée par des poètes tels que Schiller et Goethe, et des créations comme le Violon de Crémone ou les pages émues sur le Don Juan de Mozart montrent assez à quel point un Hoffmann en savourait le charme.

A côté des philosophes, des savans et des écrivains, on voit des compositeurs : Weber, Mendelssohn, Schumann et Hiller entre autres, s’appliquer, avec l’autorité qui leur appartient, à servir encore de leur plume l’art dans lequel ils s’illustrent par leurs œuvres. Sans parler des travaux concernant l’histoire générale de la musique, de consciencieuses monographies, parues dans ces derniers temps, ont mis en pleine lumière les époques et les hommes les plus célèbres. Les biographies de Bach par Spitta, de Händel par Chrysander, de Haydn par Pohl, de Mozart par Otto Jahn, de Beethoven par Thayer, de Weber par son fils Max de Weber, etc., sont des études définitives que le public français aurait intérêt à connaître. La publication et la révision des textes de tous les maîtres classiques de l’Allemagne ont été également l’objet de soins attentifs, et, parmi les nombreux témoignages de ce culte respectueux, il convient de citer en première ligne cette magnifique édition des œuvres de Bach, qui comprend déjà vingt-cinq volumes, véritable monument élevé en l’honneur de ce fécond et prodigieux génie. Par leur luxe, par la supériorité de leur gravure sur tous les travaux du même genre, par leur correction ou leur bon marché, ces publications forment une des spécialités les plus renommées de la typographie allemande. Dans toutes les grandes villes, à Leipzig en particulier, il se fait, dans cette seule branche de la librairie, un mouvement d’affaires considérable, et certains éditeurs sont connus du monde entier pour l’importance de leurs entreprises et l’étendue de leurs relations.

A ne le considérer que dans ses abords et ses dépendances, on peut déjà juger ce qu’est en Allemagne ce vaste domaine de la musique. Il nous a paru qu’il y aurait quelque intérêt à y pénétrer et à passer successivement en revue les diverses manifestations de cette activité musicale. Cet examen nous procurera l’occasion naturelle de plus d’un retour sur nous-mêmes et permettra de signaler plus nettement ainsi les progrès que nous aurions à faire et les innovations qu’il semblerait utile de voir acclimater chez nous.

I

Le théâtre, en Allemagne, offre au voyageur une précieuse ressource pour l’emploi de ses soirées. Il y peut trouver, sans grande dépense et sans fatigue, sur la scène ou même dans la salle, le sujet d’intéressantes et faciles observations. D’abord les représentations n’ont point cette longueur qui en écarte souvent chez nous les hommes d’étude ; elles commencent tôt, et à dix heures, au plus tard, elles sont terminées. Dans les petites résidences, des trains spéciaux permettent aux spectateurs venus des localités voisines de regagner leurs foyers le soir même. La simplicité des toilettes et des habitudes favorise singulièrement aussi la fréquentation du théâtre. On s’y rend sans apprêt, en tenue de ville ; des jeunes filles y viennent sous la conduite d’amis ou même seules, et leurs servantes les attendent à la sortie. Les salles de spectacle répondent à cette simplicité. Jusqu’à ces derniers temps, c’étaient des édifices de modeste apparence, d’un éclairage douteux et sans grand luxe à l’intérieur. Les constructions récentes et plus ornées, telles que l’Opéra de Vienne et celui de Dresde, sont loin cependant de prétendre rivaliser avec les dorures et les magnificences de notre grand Opéra. La mise en scène des théâtres allemands est d’ailleurs convenable, et de grands progrès ont été réalisés depuis quelques années sous ce rapport. Avant la guerre de 1870, pour toutes les œuvres importantes qu’on avait à y monter, on devait recourir au talent de nos décorateurs parisiens ; on trouve maintenant à Vienne, à Berlin, à Dresde, à Munich, à Cobourg, des praticiens qui, sans avoir un goût aussi sûr et une aussi complète entente de leur art, possèdent cependant une habileté réelle et se sont acquis une juste réputation.

Si tous ces élémens accessoires d’une représentation théâtrale n’ont pas de l’autre côté de la frontière l’importance et la valeur qu’on leur attribue chez nous, en revanche sur les grandes scènes de l’Allemagne l’interprétation des chefs-d’œuvre des maîtres est l’objet du soin le plus louable. Elle offre un légitime intérêt à tous ceux qui pensent qu’en pareille matière c’est le souci de la musique surtout qui importe. On ne trouve pas toujours, il est vrai, même dans les théâtres les plus renommés, ces ténors dont les appointemens équivalent à une liste civile, ni ces chanteuses, ces étoiles, comme on les appelle, dont les caprices ne sont égalés que par leur ignorance musicale, mais on y voit des artistes aimant leur art, des musiciens consommés, interprètes respectueux des œuvres confiées à leur talent. A côté d’eux, à leur exemple, les rôles secondaires sont remplis avec conscience. Grâce à une direction intelligente et ferme, grâce à des traditions acceptées, c’est à faire valoir les œuvres elles-mêmes que s’appliquent les efforts de tous, avec le plus judicieux emploi des moyens qui peuvent concourir à leur parfaite exécution.

Le public, s’il en était besoin, veillerait au maintien des principes et protégerait lui-même ses plaisirs. Son attitude aussi mérite d’être notée. Toute tentative nouvelle, pour peu qu’elle soit sérieuse, rencontre de sa part une attention et même une patience qui, dans bien ides cas, nous l’avouons, peuvent sembler excessives. Non-seulement la claque est chose inconnue en Allemagne, mais, dans la plupart des grands théâtres, il n’est point d’usage d’interrompre la suite d’une scène ou même d’un acte par des applaudissemens. On ne risque point d’y voir le chanteur ou la chanteuse dont le talent tient en suspens tout un public s’avancer vers la rampe pour le remercier de ses bravos par une révérence ou par un sourire, au moment le plus pathétique et sans aucun respect de l’illusion scénique. Un bénéfice peut-être plus précieux encore de cette réserve du public, c’est qu’au lieu de chercher à provoquer violemment son attention et de forcer, comme on dit, la note pour se mettre eux-mêmes en évidence, les exécutans s’habituent à ménager les effets qu’ailleurs ils prodiguent à tout moment. Sans prétendre à ces enthousiasmes frénétiques par lesquels trop souvent on récompense le ténor à la mode de ses contorsions et de ses cris, un chanteur allemand aspire à cette satisfaction plus haute d’exprimer dans leur plénitude les créations des maîtres, de s’effacer pour reporter sur celles-ci toute la lumière. Il vise au grand art et ne s’en laisse pas détourner par les suggestions d’une inquiète et vaniteuse personnalité. On l’oublie trop en effet, le public et les artistes sont solidaires. Les triomphes les plus bruyans ne sont pas toujours les plus enviables, et les démonstrations tapageuses de certains succès témoignent autant contre ceux qui s’y livrent que contre ceux qui les provoquent.

Aussi bien, pour être plus discrètes, les marques d’approbation ne manquent pas, en Allemagne, aux exécutans. Après chaque acte et à la fin de la pièce, quand la toile tombe, les applaudissemens peuvent librement éclater et les acteurs qui en sont jugés dignes sont rappelés. Ces marques de la satisfaction générale ainsi exprimées ont une signification plus précieuse, puisqu’elles s’adressent à l’artiste non plus pour tel air de bravoure, pour tel détail de son rôle, mais pour l’intelligence et le talent dont il a fait preuve dans l’interprétation de l’ensemble. Ce qui pour lui vaut mieux encore que des démonstrations limitées le plus ordinairement chez nous à l’étroite enceinte du théâtre, c’est la position qui souvent lui est faite en Allemagne, l’estime où l’on y tient la plupart des artistes. Fixés parfois depuis longtemps dans la même ville, ils y sont en possession de la sympathie ou même de la considération publique. On fraie avec eux ; on les connaît autrement que par la chronique de leurs scandales et de leurs aventureuses existences. Non que nous prétendions que tous soient exemplaires et que les coulisses germaniques n’aient point aussi leurs mystères. Mais en somme, et mettant à part quelques artistes appartenant presque exclusivement à l’élite parisienne, le personnel du théâtre se trouve chez nous, surtout en province, dans des conditions de culture intellectuelle et morale inférieures à celles qui lui sont faites chez nos voisins.

Bien des choses, on le voit, concourent, au-delà du Rhin, à faire du spectacle un plaisir élevé, général, et qui a sa place dans la vie nationale. C’est à la composition même du répertoire lyrique qu’il faut surtout attribuer, croyons-nous, cette fréquentation et aussi les habitudes et l’éducation qui en résultent. La richesse de ce répertoire constitue, au point de vue musical, une des plus grandes supériorités de l’Allemagne, une des plus enviables, puisqu’elle amène et explique les autres. Sans craindre de voir, pendant une année entière, un petit nombre d’opéras, toujours les mêmes, tenir l’affiche, les abonnés (et cela même fait qu’ils sont nombreux) sont assurés de parcourir dans une saison le cercle presque entier des chefs-d’œuvre de l’art musical. En six mois, sur chacune des grandes scènes, à Vienne, Dresde, Berlin et Munich, vingt-cinq ou trente ouvrages différens se succèdent, empruntés à tous les temps et à toutes les écoles. Ce sont : les opéras de Gluck, le Fidelio de Beethoven ; Mozart avec Idoménée, la Clémence de Titus, l’Enlèvement au Sérail, la Flûte enchantée, les Noces et Don Juan ; Weber avec Euryanthe, Oberon, Freyschütz ; la Vestale et Fernand Cortès de Spontini ; Lodoïska et les Deux Journées de Cherubini ; Joseph de Méhul ; les opéras de Meyerbeer, de Rossini, de Verdi ; des opéras comiques tels que le Maçon, le Chalet, le Pré aux Clercs, la Dame blanche, etc. ; enfin les productions récentes dont la place est naturellement réservée, en un mot, un choix de toutes les créations auxquelles les génies ou les talens les plus divers ont donné la vie[1].

On conçoit aisément quelles facilités de comparaison et par conséquent quel ressort cet intelligent éclectisme procure à l’éducation musicale d’une nation. Outre le profit qu’en retire le goût public, ce renouvellement incessant du répertoire tient en éveil les chanteurs, les intéresse à l’étude de leur art, développe chez eux la mémoire en même temps que la souplesse de talent que demande l’exécution d’œuvres de styles si différens. Aussi sont-ils capables d’apprendre et de jouer en peu de temps des ouvrages considérables qui chez nous, pour être montés, exigent des efforts bien autrement longs et pénibles.

La gestion des théâtres se lie naturellement de près à une telle situation et contribue à la maintenir. Disons-le tout d’abord, ce n’est pas au profit qu’elle vise, et des subventions très larges sont généreusement accordées par les villes, par les souverains ou par l’état[2]. Dans les capitales, l’administration de l’Opéra est confiée non pas à un industriel cherchant surtout à gagner de l’argent, mais à un intendant, grand personnage réputé pour son goût. Son traitement est fixe, et il n’a par conséquent rien à voir à la recette ; mais en revanche il doit se préoccuper d’élever le niveau de l’art. Sous la haute direction de l’intendant, avec des attributions, égales et des appointemens pareils, deux maîtres de chapelle, deux artistes ayant fait leurs preuves et choisis pour leur talent et leur instruction musicale, se partagent la besogne. Ils sont, à tour de rôle, chargés de présider à l’étude des pièces qui figurent au répertoire. S’agit-il d’une œuvre nouvelle, présentée à l’intendant pour être jouée sur le théâtre qu’il dirige ? La partition est transmise successivement par lui aux deux capellmeisters, dont chacun doit séparément lui adresser un avis motivé sur le mérite de l’œuvre proposée. Si les deux consultations concordent, elles sont ratifiées par l’intendant ; en cas de partage, celui-ci décide, et s’il conclut à l’acceptation, celui des deux sous-directeurs qui a opiné dans le même sens est chargé de présider aux répétitions en se concertant avec l’auteur. Cette façon de procéder, si elle ne préserve pas entièrement des abus, présente du moins des garanties pour les compositeurs. Au lieu de les abandonner sans merci à l’ignorance d’un directeur complètement étranger aux choses de l’art, elle remet le jugement de leurs œuvres à deux de leurs pairs, placés eux-mêmes sous la dépendance et le contrôle d’un grand seigneur ami des arts et qui, s’il comprend bien sa mission, avec l’aide du souverain et les ressources dont il dispose, a de singulières facilités pour la remplir convenablement.

Quelquefois le souverain lui-même intervient par ses goûts propres ou ses caprices et se mêle personnellement à la direction. On sait par exemple la place que tient le théâtre dans les préoccupations du roi de Bavière et les étrangetés qu’il môle à la satisfaction de s’a passion, quand, au fond des retraites les plus sauvages, ou à Munich même, devant une salle brillamment illuminée, mais complètement vide, il fait exécuter pour lui seul ses opéras préférés. Sans tomber dans ces bizarreries, la plupart des princes allemands fréquentent assidûment le théâtre, et, sans aucun apparat, assistent presque chaque soir aux représentations. Entre les diverses cours, il s’établit ainsi une sorte d’émulation qui tourne au profit même de l’art, et, à côté des capitales, des villes de moindre importance, de petites résidences princières, comme Stuttgart, Manheim, Darmstadt, Weimar, Cassel, Carlsruhe, rivalisent d’efforts et de sacrifices, ont chacune leur indépendance, en matière de spectacles bien entendu, et n’attendent le mot d’ordre de personne pour monter les ouvrages importans dont elles désirent avoir la primeur.

Après l’éloge que nous venons de faire du nombre et de l’éclat des grandes scènes que l’on compte en Allemagne, de la richesse de leur répertoire et des qualités d’exécution qu’on trouve sur la plupart d’entre elles, il nous faut, malgré toutes ces ressources et ces causes de supériorité, constater une pénurie à peu près complète dans la production contemporaine de créations lyriques chez nos voisins. A peine, depuis Weber, peut-on citer quelques œuvres allemandes qui soient restées au répertoire. C’est pour Paris que Meyerbeer, tout Berlinois qu’il fût, a réservé ses créations les plus importantes, trouvant chez nous plus de facilités pour satisfaire des exigences qui, il faut bien le reconnaître, ne portaient pas toujours uniquement sur la musique.

Il y avait cependant là une place à conquérir, et le maître qui aurait donné à l’Allemagne un opéra national eût été assuré, en flattant l’amour-propre de ses compatriotes, de rencontrer leurs sympathies. Si glorieux que fût le rôle cependant, personne ne l’appris. Des artistes, à d’autres égards justement célèbres, se sont vainement essayés dans ce genre. Mendelssohn, avec toute sa science des ressources de l’orchestre et de la voix humaine, n’a guère laissé que des chœurs, des fragmens ou des ouvertures pour des pièces qui n’ont jamais été faites[3]. La Geneviève de Schumann n’a été conservée à la scène qu’à cause du nom de l’auteur, et quant à son Manfred, l’idée de l’y transporter a été, selon nous, tout à fait malencontreuse. Il ne faut rien moins que la longanimité d’un public allemand pour supporter au théâtre ce manque absolu d’action et la longueur de ces vagues mélopées péniblement reliées entre elles par les plus emphatiques déclamations. Jusqu’à ces derniers temps, c’est à peine si quelques opéras de demi-caractère s’étaient maintenus sur l’affiche, et malgré le succès qu’ont récemment obtenu la Croix d’or d’Ignace Brull, les Folkunger de Kretschmer, la Reine de Saba de Goldmarck et surtout l’Armin d’Hofmann, il est permis de dire que les principales œuvres de Gounod, d’Ambroise Thomas, de F. David, de Réber et de Bizet sont plus connues de l’Allemagne et s’y jouent plus souvent que celles des auteurs allemands. C’est à relever sur ce point l’art de son pays et à renouer pour lui la tradition interrompue depuis Weber que s’est appliqué un compositeur de notre temps, aussi connu pour son talent que pour l’éclat de ses prétentions. A raison du bruit qui s’est fait autour d’elle, une telle tentative mérite qu’on s’y arrête. Nous essaierons de la caractériser et, en nous tenant à égale distance des séides et des détracteurs de parti pris, nous invoquerons largement, pour l’apprécier, l’appui et l’autorité des maîtres de la critique allemande.


II

Nous n’avons pas à raconter la vie et les débuts de Richard Wagner : l’étude qui lui a été consacrée ici même il y a quelques années[4] nous dispense de ce soin. Mais le caractère et l’importance de la reforme annoncée par lui s’étant depuis ce moment singulièrement accentués, ses œuvres récentes nous permettent d’apprécier plus complètement aujourd’hui la valeur de ses doctrines. Nous rappellerons donc sommairement que Wagner est né à Leipzig en 1813, et que l’attention ne fut guère attirée sur lui que par le succès de Rienzi, donné à Dresde en 1842, et la représentation du Vaisseau Fantôme[5]à Berlin. Dans ces deux opéras, le compositeur suit encore la voie tracée par Weber et Meyerbeer, avec moins de succès qu’eux cependant ; il y a plus de bruit et moins d’idées. Nommé maître de chapelle de la cour à Dresde, Wagner y fait exécuter en 1844 le Tannhœuser, où ses tendances de novateur se manifestent pour la première fois. En 1849, obligé de fuir à cause de la part qu’il avait prise à l’échauffourée révolutionnaire, il s’exile en Suisse et y séjourne plusieurs années. C’est là qu’il compose son Lohengrin, joué en 1850 à Weimar, grâce à l’amitié et au dévoûment de Liszt, alors maître de chapelle de cette ville. L’amnistie lui ayant permis bientôt après de rentrer en Allemagne, le compositeur y devient le favori du jeune roi de Bavière et donne successivement à Munich Tristan et Iseult et les Maîtres chanteurs. Son dernier grand ouvrage est cette tétralogie des Niebelungen, dont il a écrit à la fois, le poème et la musique, et qui en 1876 a fait à Bayreuth sa retentissante apparition.

Entre temps, Wagner avait publié coup sur coup plusieurs brochures, telles que Opéra et Drame, et d’autres encore dans lesquelles il exposait ses idées. Hâtons-nous de dire que tous ces pamphlets ne sont écrits qu’en vue de sa glorification personnelle et respirent un souverain dédain pour tout ce qui a existé avant lui, Voici, en gros, et aussi fidèlement qu’il est possible de le démêler dans ces diverses publications, le programme de Wagner : « L’opéra tel qu’on l’a compris jusqu’à présent est une erreur. Le rôle de la musique y est excessif. On en a fait l’élément principal aux dépens du drame, qui n’est plus qu’un accessoire. Il importe de rendre à celui-ci toute son importance et de lui donner une puissance d’expression à la fois supérieure et plus conforme à la vérité. En supprimant ces duos interminables, ces ensembles qui arrêtent la marche de l’action et cette répétition oiseuse de paroles qui ne s’accorde ni avec le bon sens ni avec la réalité, on aura enfin créé le drame lyrique et, dans cette création qu’attendait notre temps, tous les arts fondus en un tout homogène se réuniront pour former l’œuvre de l’avenir, » Telle est, dégagée des abstractions ou des formules incompréhensibles qui s’y mêlent, la théorie exposée par Wagner et qui dans les représentations de Bayreuth a trouvé enfin sa complète manifestation.

Nous avions vu à Munich des peintres qui ne peignaient pas, il était naturel qu’il vînt un musicien allemand pour répudier et proscrire la musique. Tannhœuser et Lohengrin en renferment encore trop au gré de leur auteur et, soit dit en passant, pour beaucoup de bons juges c’est ce qui les sauvera de l’oubli : c’est par ces deux ouvrages que Wagner lui-même survivra. Au travers de mille récits d’une longueur jusque-là inusitée, on y rencontre des morceaux de maître : ainsi l’introduction instrumentale de Lohengrin, l’apparition du héros traîné par le cygne et le finale du premier acte ; au second acte, la marche des fiançailles ; l’entracte suivant, le duo du troisième acte, etc., tout cela est de belle et bonne musique, mais de la musique, en somme, qui, avec un certain accent d’originalité, se rapporte cependant à toutes les saines traditions de l’art. Wagner ici a fait un peu comme tout le monde, c’est-à-dire qu’il a construit des morceaux composés de phrases et de périodes, avec retour obligé du dessin mélodique une fois donné.

On ne saurait nier, nous le reconnaissons sans peine, les abus, la routine et la banalité de coupe d’un grand nombre d’opéras italiens qui, la virtuosité des chanteurs y aidant encore, en viennent à n’être plus que des concerts sur la scène. Mais la fadeur doucereuse ou l’éclat artificiel de certaines formes convenues, les fioritures et les roulades hors de saison, les airs de bravoure stéréotypés, toutes ces traditions surannées d’un art trop facile ont fait leur temps. Il n’était pas besoin d’une révolution pour nous délivrer de procédés d’expression aussi factices et dont on ne s’accommode plus guère aujourd’hui, même en Italie.

Avec cet orgueil personnel qui va jusqu’à méconnaître entièrement ce qu’ont fait ses devanciers, Wagner croit-il naïvement avoir le premier découvert les vraies conditions du drame lyrique ? On le supposerait à voir l’ingénuité de ses affirmations. Avancer par exemple que chez Gluck, dont cependant il se rapproche par tant de côtés, « c’est l’air qui forme un tout achevé, tandis que l’unité musicale devrait résider dans la scène entière, celle-ci n’étant elle-même qu’une partie dans la grande unité du drame, » n’est-ce pas se donner gratuitement le beau rôle aux dépens d’autrui ? Mais, sans défendre Gluck, qui nous paraît pourtant dans chacune de ses œuvres avoir tenu quelque compte de l’ensemble, nous ne voyons pas ce qu’à ce point de vue on peut trouver à reprendre au Freyschütz ou, dans un autre genre, au Barbier. Que serait-ce si nous en appelions au grand nom de Mozart ? En quoi, chez lui, l’unité est-elle sacrifiée à ces types si nombreux, si variés, si admirables de vie et de poésie tout à la fois qu’on rencontre dans son œuvre : le grand prêtre dans la Flûte enchantée ; Chérubin, Suzanne, Figaro, dona Anna, Leporello, le Commandeur, don Juan et tant d’autres encore auxquels il a communiqué le souffle et l’immortalité de son génie ? Sont-ce là des personnages abstraits, peu conséquens avec eux-mêmes, qui se démentent un seul instant ? Nuisent-ils en rien au drame où ils sont engagés, ne lui communiquent-ils pas plutôt une puissance et une énergie singulières ? Et ce drame lui-même qui se poursuit avec eux, qui passe en revue tous les milieux, fait intervenir toutes les conditions, qui met aux prises toutes les passions humaines ; ces voix tour à tour tendres, caressantes, gaies, bouffonnes, menaçantes, effarées ou terribles, qui seules ou groupées, par leurs contrastes ou leur harmonieuse union, nous peignent les nuances les plus fugitives ou les plus profondes des sentimens les plus divers ; cet orchestre qui les soutient et les renforce, qui tantôt s’efface devant elles et parfois exhale seul ses admirables mélodies ; toutes ces combinaisons de la science mises au service de l’inspiration et du génie, tout ce monde enfin qui vit d’une vie si pleine et si haute, n’est-ce pas la réalisation du plus vaste et du plus beau programme qui se puisse rêver, et tout cela n’est-il pas dans Don Juan ? Il est vrai que l’œuvre parle ici d’elle-même et qu’il n’est pas besoin des explications de l’auteur pour savoir ce qu’il a voulu dire.

A la place de cet art si élevé et si simple, si mesuré et si libre, quel art nouveau prétend-on nous donner ? On ose objecter, le croiriez-vous ? qu’il est contraire à la vérité absolue de voir deux ou plusieurs personnes chanter à la fois sans s’écouter l’une l’autre ; qu’il est absurde de répéter des phrases et des périodes déjà entendues, et bien d’autres choses encore. Belles découvertes assurément ! Mais sans ces conventions tacitement admises de tout temps par l’auditeur bénévole, l’opéra est-il possible ? Si vous refusez au compositeur le charme du développement des phrases mélodiques, la puissance de la polyphonie, l’art de l’agencement des voix, la surprise frappante du retour d’un motif ramené par une modulation inattendue, si vous lui ôtez enfin tout ce qui est la condition même de l’art, il n’y a plus d’art, et avec le drame musical ainsi compris, la musique cesse d’être nécessaire.

Or Wagner, poussant à bout son système, a supprimé dans ses derniers ouvrages tous les élémens, toutes les ressources que nous venons d’énumérer. Voyons si ce qu’il nous donne en échange vaut ce que nous perdons. Nous ouvrons la partition de Siegfried, un des ouvrages de la tétralogie[6] ; qu’y trouvons-nous ? Durant les trois longs actes, pas un duo, pas un quatuor, pas un ensemble, pas un finale ; jamais deux voix qui chantent en même temps sur la scène. En revanche, du récit, toujours du récit ; de la déclamation soutenue par les accords de l’orchestre, orchestre merveilleux, il est vrai, et d’une puissance de coloris singulière ; mais enfin que devient la musique en cette affaire ? Elle soutient et colore le récit, nous le voulons bien, mais ce récit ne serait-il pas plus naturel et s’entendrait-il moins bien sans la musique ? Est-ce donc assez pour elle que de se borner à peindre, à accentuer chaque geste, chaque mot de l’acteur ? nous n’osons plus dire du chanteur, car ce n’est pas notre moindre grief contre Wagner que le rôle subalterne, auquel il réduit la voix humaine, en chargeant le plus souvent l’orchestre de moduler tous les sentimens dont il refuse à celle-ci l’expression. Ne s’est-on pas avisé d’ailleurs de lui imputer à honneur l’absence de la mélodie, laquelle ne revient que rarement, comme pour nous faire mieux comprendre « que les sentimens les plus divins n’illuminent la vie de l’homme que de rayons fugitifs. » Éloge étrange, en vérité, de vouloir ériger en principe ce qui n’est que pauvreté et de faire de nécessité vertu !

Parlerons-nous encore de cette autre idée, par trop enfantine, de caractériser chaque personnage par un bout de phrase orchestrale qui le présente au spectateur, qui le précède, l’annonce chaque fois qu’il entre en scène, et qui s’attache à lui comme la robe de Nessus, puérilité qui rappelle un peu ces étiquettes naïves qu’on voit sortant de la bouche des gens dans les œuvres des enlumineurs ou des peintres du moyen âge.

Non, s’il y a quelques réformes à introduire dans l’opéra, elles ne doivent pas être ainsi poussées à l’extrême. Ce n’est pas une rénovation que nous propose Wagner, c’est une destruction. Rendons justice d’ailleurs au caractère énergique de l’artiste, à cette ténacité indomptable, à cette conviction de fer qui n’a jamais fait au public la moindre concession. Accordons-lui la vérité et la force du récitatif, une puissance d’action remarquable à certains momens ; par-dessus tout, un talent d’orchestration tout à fait hors ligne et par lequel il aura exercé une influence considérable sur les compositeurs de notre temps. Mais tout cela ne donne pas une œuvre et ne compense pas l’insupportable monotonie de ses derniers opéras, ni la fatigue énorme qu’ils imposent à ceux qui les écoutent ou qui les exécutent.

La tension partout, l’effort toujours, voilà ce qui domine dans cet art surexcité qui n’admet ni repos, ni relâche, et qui semble avoir pour tâche principale de déconcerter les auditeurs en excitant violemment leur attention pour la tromper sans cesse. Par un seul côté, Wagner est resté naïf ; nous voulons dire par cet orgueil en quelque sorte inconscient avec lequel il rapporte tout à lui-même et croit qu’en lui seul résident les destinées et l’avenir de l’art. Toute son esthétique n’est qu’à son profit, et derrière ses pompeuses théories il abrite, sans aucun embarras, l’apologie de ses propres œuvres. Sur ce point, Wagner est intraitable, et l’on imaginerait difficilement toutes les conditions, tous les sacrifices qu’il a réclamés comme nécessaires à l’accomplissement de sa mission.

Qu’on ne s’y trompe pas cependant, il y a plus de calcul et d’habileté qu’on ne croirait derrière cet apparent dédain du public. La façon cavalière dont on traite celui-ci cesse d’être dangereuse quand on s’est assuré d’avance certains concours avantageux et quelques amitiés bien choisies. S’il le prenait de haut avec la foule, Wagner n’avait pas négligé de se ménager des protecteurs. Ceux qu’il enrôlait ainsi à son service étaient flattés de devenir les apôtres du nouveau culte. Plus la chapelle était exiguë, plus les abords en étaient difficiles, et plus on se pressait pour y entrer. Le maître réservait pour ses adeptes une puissance de séduction dont ceux qui l’ont approché s’accordent à vanter le charme. Né et élevé sur les planches, Wagner est toujours resté comédien, non-seulement par son entente des choses du théâtre, mais par la variété des ressources qu’il sait mettre en œuvre pour arriver à ses fins. Les combinaisons auxquelles il a recours font parfois, il est vrai, plus d’honneur à la souplesse de son esprit qu’à la rectitude de son caractère. C’est ainsi qu’on l’a vu tour à tour démocrate ardent et favori d’un souverain, cherchant un peu partout ses appuis, rêvant un art universel, mais se rabattant à propos sur un art national, après avoir vainement essayé de franchir les frontières de sa patrie[7].

Le terrain et le moment étaient singulièrement propices à l’épreuve qu’a tentée Wagner, L’Allemagne, fière de son unité récente, ne pouvait qu’être sympathique à l’éclosion d’une forme d’art nouvelle, née chez elle et qui prendrait pour tâche unique de célébrer ses gloires. Grâce à tant de complicités, le maître put impunément multiplier ses exigences ; toutes allaient être satisfaites, et son opiniâtre volonté devait triompher des difficultés de toute nature qu’il avait, comme à plaisir, accumulées lui-même autour de son œuvre.

A jour dit, le 13 août 1876, l’attention du monde musical était attirée vers cette petite ville de Bayreuth, appelée, pour peu de temps du reste, à sortir de son calme séculaire. Sur un terrain que la ville avait libéralement offert s’élevait le théâtre construit au moyen de souscriptions publiques et dans lequel la tétralogie devait inaugurer « les représentations modèles. » A l’appel de Wagner, les donateurs, les amis, les critiques, des musiciens, des peintres, des curieux et quelques grands personnages étaient accourus dans ce coin écarté. Loin du bruit et des agitations du monde, faisant trêve pour quelques jours à leurs occupations, ils allaient trouver les conditions de recueillement requises par le maître pour l’audition de son œuvre. Les dispositions matérielles du nouveau théâtre concouraient elles-mêmes à préserver les auditeurs de toute distraction : l’orchestre était invisible, et dès que commençait la musique, la salle restait plongée dans une obscurité complète. Sans pouvoir s’égarer sur les toilettes ou les minois des spectatrices, tous les regards étaient forcément ramenés sur la scène. L’ensemble des précautions prises contre l’inattention du public était rigoureux et complet. On voulait préparer dignement celui-ci à l’initiation qui l’attendait, et pour cela on le tenait à merci, on l’isolait, on le mettait pour ainsi dire en retraite. Le dévoûment professionnel et le désintéressement des nombreux exécutans n’avaient pas fait défaut à l’entreprise. Au fond de cette cave où il était relégué, l’orchestre contenait dans ses rangs les instrumentistes les plus distingués de l’Allemagne. Sur la scène, des chanteurs consommés s’étaient pendant longtemps consacrés à la tâche ingrate d’apprendre et à l’obligation difficile de retenir les parties confiées à leurs soins[8]. Rien d’ailleurs n’avait été épargné ; les décors étaient des peintres les plus habiles, les machines du meilleur faiseur, et plusieurs des monstres qui devaient jouer leur rôle dans les représentations avaient été commandés en Angleterre.

Qu’on fasse le compte de tous ces efforts, de tous ces dévoûmens, de toutes ces dépenses. Tout cela avait été réclamé au profit d’une idée ou plutôt au profit d’un homme et par cet homme lui-même. Wagner était bien le héros de la fête. C’est pour lui qu’on s’était dérangé, qu’on avait-travaillé, qu’on avait payé surtout, et les choses étaient disposées de telle sorte que l’honneur devait être pour lui seul. Il avait présidé lui-même à la construction de ce théâtre dont il avait choisi l’emplacement. Il était à la fois le poète et le compositeur ; il avait dirigé les répétitions et réglé la mise en scène. Avec son infatigable activité, avec sa volonté opiniâtre et son très réel talent d’organisateur, il avait suffi à tout ; il ne devait partager avec personne la gloire du triomphe. Jamais, que nous sachions, une telle situation n’avait été faite à aucun compositeur.

Le moment était venu de montrer que tant de preuves de confiance et de sympathie n’avaient pas été sollicitées et obtenues en vain. Malgré tout, le public ; en somme, était bien disposé. La plupart se trouvaient engagés par leurs sacrifices mêmes ; ils ne voulaient pas avoir été dupes d’un entraînement irréfléchi, être venus jusque-là pour renoncer à saluer l’avènement de l’art nouveau promis par le réformateur et auquel ils avaient largement prodigué les moyens d’expansion qui leur avaient été demandés. Mais aussi, dans ces conditions, force était de réussir sous peine de voir tourner contre soi toutes les déceptions et de porter seul le poids des responsabilités assumées.

Ce que furent ces représentations, nous n’avons pas à le rappeler. Prétendre avec des sujets exclusivement fantastiques soutenir pendant quatre jours l’attention et l’intérêt, c’était assurément une difficile gageure. Les légendes compliquées, incohérentes, qui allaient être offertes comme une expression accomplie du drame moderne, sont aussi loin des beautés de la mythologie ancienne que des aspirations de la vie de notre temps. Elles, comportaient cependant une part de sauvage et mystérieuse grandeur. Mais le merveilleux, malgré les libertés qu’il autorise, est un genre forcément restreint. Pour être supportable, il exige une délicatesse de touche et d’invention dont Mendelssohn et Weber en musique, et Shakspeare dans la littérature dramatique ont laissé des modèles qui rendent les comparaisons dangereuses. En s’autorisant des libertés reçues en pareille matière pour se laisser aller aux invraisemblances et aux caprices les plus étranges, sans avoir toujours la poésie pour excuse, en négligeant tout enchaînement logique et multipliant comme à plaisir les impossibilités ; en appuyant lourdement là où il aurait fallu glisser, en risquant, sous prétexte de comique, des plaisanteries qui n’étaient que triviales et dont l’allitération ou d’excessives familiarités avec la langue faisaient le plus souvent les frais, en hasardant enfin pour nous peindre l’amour, comme dans sa Walkyrie par exemple, des scènes d’un cynisme et d’une crudité extrêmes, Wagner montrait assez qu’il manquait des qualités requises pour se tirer avec honneur des données bizarres qu’il avait choisies. Il visait au grandiose et au sublime, il n’esquivait pas toujours le ridicule[9].

Si du moins la musique avait racheté des taches qui sautaient aux yeux les moins exercés, on eût été indulgent ; mais parce qu’on y retrouvait la plupart des défauts du poème, elle ne faisait guère que les accentuer encore. On y reconnaissait sans doute le talent habituel du compositeur, cette richesse d’instrumentation, cette entente des sonorités, cette science de l’orchestre et de la déclamation qui lui appartiennent ; mais à la longue, de tels mérites, si grands qu’ils fussent, s’effaçaient devant l’absence complète de mélodie ou la puérilité de certaines harmonies descriptives, et surtout devant les longueurs interminables de récitatifs qui se succèdent incessamment et dont Wagner semble vouloir épuiser pour nous la monotonie. L’abus des combinaisons matérielles et l’intempérance des procédés ne font que rendre plus évident chez lui le manque d’inspiration. A quoi servait de briser des formes conventionnelles, nous le voulons bien, mais admises dans l’art parce qu’elles s’accordent avec son développement le plus libre, si c’était pour les remplacer par d’autres conventions offrant à l’expression musicale de bien moindres ressources ? En quoi ces prétendues entraves avaient-elles paralysé l’originalité des maîtres, et qu’avait-on gagné à s’en affranchir ?

Une des impressions les plus naturelles qu’on éprouve en écoutant les œuvres des grands compositeurs, c’est le désir de voir se prolonger les jouissances qu’on goûte à les entendre. Le sentiment que ces jouissances sont fugitives, et qu’on va bientôt les perdre n’est pas la moindre marque de l’admiration qu’ils nous inspirent. On n’a ni ces satisfactions, ni ces craintes avec Wagner. Comme le remarquait le critique de la Gazette d’Augsbourg, « la résignation est la plus utile des vertus pour son auditoire. » Quelles que soient d’ailleurs sa patience, et sa bonne volonté, elles ne sauraient tenir devant les épreuves qui l’attendent. Cette mélopée impitoyable qui se poursuit incessamment avec des raffinemens cruels de longueur et de tapages finit par avoir raison des attentions les plus héroïques. Non, quoi qu’en ait dit un bon juge[10] en appréciant avec une sanglante impartialité ces prétendues fêtes de Bayreuth, non ce n’est pas là « de l’ennui sans phrase ; » c’est tout au contraire de l’ennui lentement distillé à haute dose, un ennui dont il faut traverser tous les cercles : lasciate ogni speranza, voi ch’intrate. On attend, on soupire vainement après quelque mélodie ; on accueillerait avec reconnaissance les moindres bribes d’un chant simple, facile, élémentaire. On rêve de Haydn et de Mozart, comme on doit rêver d’eau dans le désert, Quand on sortait de ces séances (chacune ne durait guère moins de six heures !) dans un état de prostration intellectuelle et physique bien explicable, le seul contentement qu’on pût connaître c’était d’avoir brisé sa chaîne, de respirer librement à l’air et de chercher dans le silence un repos qu’on avait trop bien mérité !

En vain quelques rares fanatiques, amis imprudens du maître, doués sans doute d’une force de résistance supérieure, essayèrent ils discrètement, non de combattre, mais d’atténuer ces impressions franchement accusées de lassitude et de déconvenue. A ceux qui objectaient cette vieille prétention des auteurs incompris que pour juger cette musique et pour oser en parler il fallait l’entendre plusieurs fois afin de la connaître à fond, il était trop aisé de répondre que pour entendre deux fois un ouvrage il faudrait du moins qu’une première audition en inspirât le désir. Une telle perspective eût exaspéré même les plus doux. Aussi, quand le dernier jour des représentations, avec cette robuste admiration de lui-même que rien ne peut entamer, Wagner s’adressant à la foule réunie ne trouva à lui dire que ces paroles : « Et maintenant que vous avez vu ce que nous pouvons, il vous suffit de vouloir ! quand vous l’aurez voulu, alors nous aurons un art allemand ! » le propos parut dur. Après tant de sacrifices, de dérangemens et de fatigues, au lieu de remercîmens, c’étaient de nouvelles réclamations qui se produisaient en vue de réclusion encore une fois différée du grand art. Cette fois la mesure était comble ; l’épreuve fut réputée suffisante. La cause était jugée sans appel. Alors commencèrent dans la presse, dans les revues, dans les brochures, ce qu’on peut appeler les représailles de l’ennui. Le moment était venu de s’affranchir des exigences de l’insatiable réformateur, de lui dire ses vérités et de mettre à nu un orgueil aussi persistant. L’homme qui ne s’était fait aucun ? scrupule de saper les gloires les mieux établies allait subir à son tour toutes les sévérités qu’il avait si audacieusement provoquées.

Depuis, Wagner a vainement essayé de se relever de cet échec ; mais les représentations de Bayreuth n’ont plus été renouvelées. En Angleterre, où il a cru pouvoir tenter la fortune, il a complètement échoué. On a monté isolément, il est vrai, plusieurs des œuvres détachées de la tétralogie, et à Weimar, à Rotterdam, à Munich et Leipzig elles ont été accueillies avec sympathie. Mieux avisé, le maître eût encouragé ces exécutions partielles d’un ensemble dont la totalité excède les forces humaines. Mais intraitable comme il l’est, il a pensé que sa dignité ne devait pas se prêtera de pareils accommodemens, et aux avances qui récemment encore lui venaient de Kœnigsberg, où on se proposait de monter la Walkyrie, il a répondu qu’il n’accorderait l’autorisation demandée qu’après le dépôt d’une caution considérable comme garantie de la représentation des trois autres parties de la tétralogie. Il est plus que douteux que de telles prétentions soient désormais satisfaites. On sait trop maintenant que pour les « représentations modèles » il faudrait un public et des exécutans « modèles » : exécutans et public font aujourd’hui défaut.

S’il était bon que l’expérience fût ainsi menée jusqu’au bout afin de dissiper les illusions obstinées, il n’est pas mauvais non plus que, de temps à autre, quelqu’un de ces réformateurs à outrance surgisse pour remettre en question toutes choses. N’y eût-il dans leurs tentatives et leurs théories qu’une étincelle de vérité, on peut compter qu’elle se fera jour. Et puis on connaît plus complètement après eux le prix des œuvres des maîtres ; quelle que fût l’admiration qu’on ressentait pour elles, un musicien comme Wagner nous les fait mieux aimer encore. Mais ce n’est pas là précisément la démonstration qu’il entendait faire.


III

Il s’en faut que le théâtre soit en Allemagne la seule et surtout la plus complète expression de l’art musical. Partout chez nos voisins cet art est présent et, sous toutes les formes, il se mêle à leur vie. Depuis la chanson populaire, le Lied, cette émanation spontanée et le plus souvent anonyme de leur génie lyrique, jusqu’aux compositions les plus élevées de l’art classique, toutes ses manifestations peuvent largement se produire. C’est par des chants qu’auprès de son berceau ou à l’école dès ses premiers pas hors de la maison paternelle l’enfant reçoit, et qu’il exprime bientôt lui-même ces sentimens naissans de piété envers Dieu, de respect pour ses parens, d’amour pour son pays qu’on s’efforce ainsi d’exciter et de développer en lui. Plus tard, au temple, à l’atelier, à la caserne, le jeune homme retrouve la musique : elle a sa place aux plus humbles foyers, et jusque dans les hameaux les plus reculés, il n’est pas rare que les membres d’une même famille se réunissent le soir pour chanter en parties ou pour interpréter les trios et les quatuors des vieux maîtres. Dans les centres de quelque importance, ces divers élémens d’exécution se groupent et se fortifient. Les moindres bourgs possèdent une société chorale et un orchestre. Ouvriers, étudians, soldats, musiciens de profession, hommes et femmes du monde, tous ont leur société musicale, leur Verein avec ses jours et ses lieux de réunion, et ces diverses associations, en voisinant de village à village, de ville à ville, couvrent comme d’un vaste réseau l’Allemagne entière.

C’est là, on le voit, un élément énergique de culture et d’action pour un peuple, et longtemps avant les succès politiques et militaires de la Prusse, on peut dire que l’unité de l’Allemagne était déjà affirmée et préparée par la musique. Que de fois pendant les tristes jours de l’occupation étrangère, dans les rues désertes de nos villes ou sur nos routes vides de leurs défenseurs, nous avons pu comprendre la singulière puissance de cet art, le plus communicatif de tous, alors que s’élevaient dans le silence les chants mâles et franchement rythmés de nos vainqueurs, scandés encore par la régularité de leurs pas pesant sur notre sol !

Outre les théâtres des grandes capitales, soutenus, comme nous l’avons dit, par les souverains, on rencontre souvent jusque dans les plus petites résidences des princes ayant à leur solde des orchestres complets et dont plusieurs ont acquis une réputation méritée. En dehors de ces libéralités intelligentes, les centres importans, les cités riches et commerçantes telles que Hambourg, Brème, Francfort, Leipzig, etc., se donnent elles-mêmes et sans marchander les jouissances auxquelles elles tiennent. Pendant la saison d’hiver, des concerts périodiques, régulièrement organisés, attirent chaque année un public nombreux par l’attrait de programmes variés, sur lesquels les productions contemporaines figurent à côté de celles des maîtres.

On se ferait difficilement une idée de la quantité des œuvres orchestrales ou vocales que, dans une ville comme Leipzig par exemple, un amateur a l’occasion d’entendre. Sur le répertoire dû la saison dernière, nous ayons relevé les indications suivantes ; des symphonies de Beethoven, Haydn, Mozart, Schubert, Mendelssohn, Brahms et Wolkmann ; la Forêt de Raff ; des ouvertures de Beethoven, Mendelssohn, Cherubini ; le Manfred de Schumann, le Sardanapale de Bœhme, Pierre-Obin d’Oscar Wolk, le Prométhée de Liszt, des cantates avec chœurs de Max Bruch, des mélodies norvégiennes de Svendsen, le ballet des Sylphes de Berlioz, la Danse macabre de Saint-Saëns, etc., sans parler des morceaux exécutés par des solistes. Avec la série des vingt-deux concerts donnés par abonnement au Gewandhaus, et plusieurs séances de musique sacrée, cette saison d’hiver présente un total de soixante-dix concerts. Ajoutez-y la musique religieuse qui, dans cette même ville de Leipzig, n’est pas moins dignement représentée. C’est surtout à l’église Saint-Thomas, où Bach fut pendant vingt-sept ans organiste, qu’on s’attache à conserver dans leur pureté les nobles traditions d’un art dont il a été le plus éloquent initiateur. Là, chaque dimanche au moins, l’orgue et les chœurs redisent avec un soin respectueux et une rare perfection quelques-unes de ses innombrables productions, messes, psaumes ou cantates, inspirations austères et grandioses dans lesquelles, sous l’apparente uniformité du style fugué, se cachent des merveilles d’invention, de science et de sentiment. Combien, parmi les meilleurs, sont venus puiser à cette source abondante et pure ! Mozart d’abord, qui, arrivé à l’apogée de sa gloire, s’écriait en entendant pour la première fois un motet de Bach : « Grâces au ciel ! voilà du nouveau, et je trouve là quelque chose à apprendre ; » puis Beethoven qui, nourri de cette moelle, proclamait hautement tout ce qu’il devait à Bach et professait pour lui un véritable culte. Après eux, c’est Mendelssohn, c’est Schumann et bien d’autres encore qui, à leur exemple, sont venus demander au maître d’Eisenach le secret de ses fortes ordonnances, de cette simplicité constante qu’il a dans la grandeur, et de la clarté qu’il garde à travers les combinaisons les plus complexes.

Mais ce n’est pas à Leipzig seulement, c’est dans toute l’Allemagne que la musique religieuse est en honneur. Le culte protestant, après avoir trouvé en elle un puissant auxiliaire au moment de la réforme, s’est attaché à lui maintenir son caractère élevé et sérieux. A côté des temples, les églises catholiques à Cologne, à Dresde, à Munich, soutiennent dignement la comparaison, et plus d’une fois nous avons pu apprécier le talent avec lequel leurs maîtrises exécutent des compositions sacrées et des messes de Palestrina, Pergolèse, Haydn ou Mozart.

Nous ne saurions entrer dans le détail des sociétés établies en Allemagne pour l’exécution des grandes œuvres symphoniques ou vocales. Toutes les villes de quelque importance étant très richement pourvues sous ce rapport, l’énumération, même fort abrégée, des ressources dont elles disposent, nous entraînerait beaucoup trop loin. Mais il convient de faire ici une place à l’association rhénane comme étant de toutes la plus ancienne et la plus puissante.

Fondée en 1848, cette association relie entre elles les villes de Cologne, Aix-la-Chapelle et Dusseldorf pour dès festivals qui, tous les ans à la Pentecôte, durent trois jours et attirent alternativement dans chacun de ces centres un public nombreux. Des exécutans sévèrement choisis parmi les artistes et les amateurs les plus distingués des trois villes et d’autres localités environnantes, comme Bonn, Barmen et Elberfeld, se consacrent pendant le temps nécessaire à l’étude d’œuvres désignées à l’avance par un comité spécial. Chanteurs et instrumentistes se réunissent à diverses reprises pour des répétitions partielles, et enfin pour les répétitions générales deux ou trois jours avant la fête, dans la ville même où elle doit avoir lieu. Ces répétitions sont déjà de vrais concerts auxquels il est permis d’assister moyennant une faible rétribution. Le public peut ainsi se familiariser avec des œuvres importantes qu’il est bon d’entendre plusieurs fois pour les mieux apprécier. D’un autre côté, les maîtres de chapelle, les compositeurs allemands ou étrangers invités à la fête et qui veulent se former ou s’instruire trouvent là, partitions en mains, un sujet d’études et un échange d’observations mutuelles qui fixent le sens de l’interprétation des maîtres et constituent une tradition intelligente et sûre.

On comprend l’intérêt qu’offrent de pareilles réunions. Des œuvres longues et difficiles à exécuter avec les seules ressources de chaque ville peuvent être rendues dans leur intégrité en groupant le personnel musical des trois cités. Ce personnel ne se compose point, comme chez nous, de choristes rétribués, exécutans de hasard rassemblés pour une fois, manquant la plupart de l’éducation musicale la plus élémentaire ; ce sont de vrais musiciens, préparés de longue main à leur tâche, hommes ou femmes appartenant à toutes les classes de la société, qui viennent s’asseoir sur les mêmes bancs, réunis par un même amour de l’art. Les solistes, jaloux et fiers de se produire dans de pareilles conditions, ont été triés parmi les cantatrices ou les premiers sujets des théâtres allemands. Aux pupitres de l’orchestre et modestement confondus avec les artistes locaux, on peut voir des virtuoses venus de tous les points de l’Allemagne, ainsi qu’en témoigne la liste complète du personnel insérée au livret. Ce livret, qui donne le programme de la fête, est précédé d’un historique sommaire des festivals précédens et d’indications critiques puisées aux meilleures sources, sur les œuvres qui seront exécutées. Dans cette rapide revue, on remarque un grand nombre de compositions de Händel : des psaumes, des oratorios tels que Samson, Salomon, Josué, Jephté, Israël en Égypte, le Messie ; des symphonies, des messes ou des oratorios de Beethoven, Mozart, Cherubini, Mendelssohn, Schumann, Hiller, etc. ; les Saisons de Haydn ; des opéras, des cantates ou des fragmens de Gluck, de Bach, de Spontini, etc. Riess, Mendelssohn, Onslow et Spontini figurent parmi ceux qui ont successivement dirigé l’orchestre, car à l’inverse de ce qui se passe chez-nous, il est d’usage que les auteurs conduisent eux-mêmes l’exécution de leurs ouvrages, et les meilleurs chefs d’orchestre de l’Allemagne ont été presque toujours aussi ses compositeurs les plus remarquables.

L’an dernier, à Cologne, le programme comprenait les Saisons de Haydn et le Requiem de Verdi qui, conduit par le maestro lui-même, a reçu, comme à Paris, le plus chaleureux accueil. Cette année, le cinquante-cinquième festival a eu lieu à Dusseldorf, sous la direction du célèbre violoniste Joachim, directeur de l’école supérieure de musique de Berlin, avec le concours de chanteurs et de chanteuses des théâtres de Dresde, Berlin, Munich et Schwerin. Le premier jour, outre deux chœurs de Händel, on a exécuté le Faust entier de Schumann, œuvre un peu confuse et languissante dans laquelle le musicien s’est épuisé à rendre les abstractions les plus nuageuses, du poème de Goethe. L’Orphée de Gluck, selon nous, mieux fait pour le théâtre que pour de telles solennités, et une symphonie de Brahms, qui a eu les honneurs de la fête, ont rempli la seconde journée. Ainsi qu’il est d’usage, le troisième jour a été consacré plus spécialement à mettre en relief le talent des virtuoses présens.au festival. Cette année, après le grand air de Joseph, une romance de Schumann et d’autres morceaux de chant, des applaudissemens unanimes ont salué l’admirable exécution, d’un concerto de Viotti par Joachim. Ces. divers, fragmens étaient encadrés entre une cantate avec chœurs et orchestre de J. Tausch, la troisième ouverture de Léonore et celle du Songe d’une nuit d’été.

Il faut avoir assisté à une de ces fêtes pour comprendre à quel point la musique en Allemagne est un art national, et l’on se ferait difficilement une idée de l’aspect imposant d’une salle comme celle du Gurtzenich de Cologne à pareils jours. Une foule immense, quatre mille personnes environ, remplit cette salle et les tribunes. Ce public, dont l’éducation est faite, assiste attentif et respectueux à l’admirable interprétation, des chefs d’œuvre des plus grands génies. L’estrade est occupée par le double chœur et par l’orchestre que domine un orgue établi dans la galerie supérieure. Les solistes, placés au premier rang, se groupent, de chaque côté du pupitre du maître de chapelle. Un même esprit, un même amour de l’art anime cette année d’exécutans, et l’on ne peut rien rêver au-dessus de la superbe sonorité et du merveilleux ensemble des chœurs. Jamais la moindre incertitude dans l’attaque ; jamais le moindre écart. La sûreté des intonations est égale à la précision du rythme, et les mouvemens les plus rapides sont abordés et soutenus avec un talent et un sens musical qui confondent l’imagination.

Nous ne saurions oublier, pour notre part, l’impression profonde qui nous attendait à Cologne, à ce festival de 1865 dans lequel l’Israël en Égypte de Händel nous apportait comme la révélation d’un art que nous n’avions pas soupçonné. Dès les premières mesures on subissait la domination du maître dont le souffle puissant anime et remplit toute cette grande épopée. Tirant ses moyens d’action du texte même qu’il a choisi, Händel a su trouver des accens tour à tour mélancoliques et douloureux pour peindre la captivité des Juifs ; élevés ou touchans pour nous dire leurs prières ; terribles quand il s’agit de nous montrer la désolation de l’Égypte ou la destruction des armées de Pharaon ; doux et tendres enfin, lorsqu’il a voulu chanter la bonté paternelle de Dieu pour son peuple. On songe à peine que certaines cadences du compositeur ont vieilli, qu’il se complaît un peu trop aux récitatifs et qu’il y a quelque monotonie dans la terminaison de ses phrases, tant on est entraîné par son irrésistible force ! Quelle variété dans les motifs ! quelle richesse inépuisable de combinaisons dans les rythmes et les timbres ! Quel ordre, quelle ampleur et quelle clarté jusque dans les fugues austères d’un dessin si large et si net, d’un enchaînement si rigoureux, d’un développement si naturel et qui, après avoir successivement ébranlé les diverses masses des instrumens et des voix, les rassemblent et les pressent d’un mouvement croissant pour aboutir enfin à l’expansion majestueuse et libre de la pensée exprimée dans toute sa plénitude et sa beauté ! C’est en de tels momens qu’on voit éclater toute la puissance d’un art qui traverse ainsi les foules pour les associer, subjuguées et émues, aux créations et à la vie supérieure du génie !


IV

Ce simple exposé suffit, croyons-nous, pour accuser des différences assez profondes entre nos voisins et nous-mêmes relativement à la situation de l’art musical. Nous ne voulons plus que brièvement montrer en quoi il nous serait bon et souvent facile de les imiter.

Pour la production contemporaine de la musique dramatique nous n’avons jusqu’ici rien à leur envier. C’est vers le théâtre que se sont presque toujours tournés les compositeurs français, et quant aux compositeurs étrangers, plusieurs, parmi les plus grands, non-seulement ont apporté à la France les créations auxquelles ils tenaient le plus, mais sont même venus, ou s’y fixer momentanément, ou y vivre tout à fait. Sans remonter bien haut, la liste en serait longue, et les noms de Grétry, de Cherubini, de Spontini, de Meyerbeer et de Rossini se presseraient sous notre plume. Aujourd’hui encore, tandis que nos opéras, nos opéras-comiques et même nos opérettes sont représentés sur la plupart des scènes de l’Allemagne, nous ne trouverions de notre côté que peu d’emprunts à faire à ses compositeurs vivans. Il en serait tout autrement s’il s’agissait de son répertoire classique, et sur ce point elle nous fournit des exemples dont nous aurions fort à profiter. Nous avons montré quelle était, pour ses principales scènes, la richesse et la variété de ce répertoire, tandis que notre grand Opéra vit pendant toute une année sur cinq ou six œuvres dont la présence sur l’affiche se perpétue à satiété, avec une déplorable monotonie.

A tout prendre d’ailleurs, l’exécution musicale dans son ensemble nous paraît généralement supérieure en Allemagne. On s’y attache de plus près à rendre avec leur esprit et le style qui leur est propre les créations des maîtres ; on sacrifie moins à cette manie de l’effet partout et à outrance qui, de notre temps, envahit peu à peu tous les arts. L’orchestre de notre Opéra, il est vrai, est excellent ; mais, malgré des progrès notables, l’infériorité de ses chœurs est encore trop réelle. Quant aux solistes, outre la nécessité pour eux de remplir un vaisseau aussi vaste, ils ont une tendance de plus en plus manifeste, encouragée du reste par l’auditoire, à forcer les nuances. Ce respect intelligent des œuvres dont l’interprétation leur est confiée, cette modération et cette savante gradation d’effets, qui font les vrais artistes, sont trop souvent remplacés chez nous par un besoin impérieux de briller et d’attirer sur soi l’attention. Trop souvent encore, le volume de la voix importe plus que sa qualité, et avec un tel régime peu d’années suffisent à détruire les talens qui promettaient le plus et à tuer les organes les mieux timbrés et les plus résistans.

En Allemagne, nous l’avons dit, le théâtre n’est ni une fatigue, ni une dépense ; il a ses habitués ; il leur offre un délassement, un plaisir délicat et accessible aux petites bourses. Chez nous, à l’Opéra, la plus nombreuse partie de l’auditoire se compose d’un personnel flottant de provinciaux et d’étrangers pour lesquels l’exhibition du monument, l’aspect de la salle et le fameux escalier sont la principale affaire. Quant aux abonnés, la mode, le désœuvrement ou les charmes du ballet les attirent, à certains jours consacrés, bien plus que le goût de la musique elle-même. Dans l’état actuel des choses, le nom d’Académie nationale de musique ressemble plus à une satire qu’à une désignation. Ce sont en effet les arts du dessin, l’architecture, la peinture[11], les décors, les costumes qui dominent dans ce coûteux édifice élevé à l’honneur de la musique. Elle y figure comme un accessoire, mais plus que les oreilles, les yeux y trouvent leur satisfaction.

Nous conviendrons sans peine que, pour l’entente de toutes les ressources scéniques, le luxe et le goût qui règnent à l’Opéra surpassent de beaucoup ce qu’on peut trouver à cet égard sur les plus grands théâtres de l’Europe, et nous n’entendons nullement, dans un accès de puritanisme hors de saison, qu’il faille nous dépouiller de ces splendeurs et prêcher le retour à la simplicité antique. Nous ne ferons même aucune difficulté d’avouer que tout ce qui peut rehausser l’éclat d’une représentation nous paraît, à sa place à l’Opéra ; mais à la condition, encore une fois, que tout cela reste subordonné à la musique, car tout cela ne compense pas pour nous le manque d’un répertoire, et c’est un répertoire que nous réclamons. Si donc la maison est ainsi montée, si ses conditions de vie sont telles qu’elle ne puisse se soutenir qu’avec la subvention énorme de l’état, nous ne demandons pas qu’on la lui supprime, mais nous pensons qu’à raison de ce qu’il donne, l’état doit intervenir dans le contrat. C’est son droit et son devoir de se constituer le gardien des intérêts supérieurs de l’art et de faire de l’Opéra pour la musique lyrique ce qu’est le Conservatoire pour la musique instrumentale, ce qu’est le Théâtre-Français pour la littérature dramatique. Il faut que tous les chefs-d’œuvre que l’admiration publique a consacrés et rendus classiques composent son répertoire. C’est ainsi que les Allemands comprennent la mission de leurs grands théâtres, et c’est pour cela que ceux-ci remplissent un rôle utile dans le mouvement de culture générale de la nation. Il est étrange, en vérité, que, même pour quelques-unes des productions de nos propres compositeurs, nous ayons plus de chances de les entendre à l’étranger que sur la scène française, et il n’est pas moins étonnant de voir d’autres œuvres se maintenir chez nous sans qu’un mérite assez éclatant justifie pour elles ce privilège, mais uniquement, sans doute, parce qu’elles comportent un déploiement plus complet des pompes de la mise en scène.

Le moment nous paraît venu d’opposer formellement sur ce point la ferme volonté de l’état au bon plaisir des directeurs. Il nous semble même que, pour l’avenir, les intérêts de l’art sont en ce cas d’accord avec ceux d’une gestion intelligente. Quand la période de pure curiosité sera épuisée pour la France et pour l’Europe, il est à désirer qu’on apprenne à revenir à l’Opéra pour autre chose que pour la salle. Il est donc prudent de prévoir et de préparer dès maintenant un mode d’exploitation du monument qui soit plus en rapport avec sa vraie destination : celle d’y exécuter de bonne musique, Nous ne nous faisons pas illusion, ce n’est point là l’affaire d’un jour. Un répertoire comme celui que nous rêvons ne s’improvise pas, mais il est facile, après tout, d’en dresser le programme. Il y a même, pour cela, chez nous, cette simplification que le théâtre de l’Opéra-Comique, recevant aussi une subvention assez respectable de l’état, peut être également astreint à l’obligation d’avoir un répertoire, obligation qui ne serait pour lui ni très lourde, ni tout à fait en dehors de ses habitudes. La liste des chefs-d’œuvre lyriques dont la représentation incomberait à l’Opéra étant ainsi allégée d’autant, on devrait graduellement marcher vers le but qui est pleinement atteint dans les principaux théâtres de l’Allemagne : parcourir dans l’espace d’une année le cercle à peu près complet de ces chefs-d’œuvre. Il appartiendrait à un ministre vraiment soucieux des grands intérêts qui lui sont confiés de se proposer une telle rénovation.

On se plaint à juste titre du développement qu’a pris chez nous l’opérette, de sa tendance à remplacer l’opéra-comique, cette création toute française, et l’on a plus de raison encore de se plaindre du flot toujours montant des cafés-concerts, des grossières trivialités ou des inepties graveleuses qui s’y débitent. Il serait difficile d’imaginer en effet les trésors de bêtise et de cynisme qui, au nom de la gaîté française, se dépensent dans des établissemens dont le répertoire spécial nous paraît relever de la police des mœurs plus que de l’art musical. Parfois ces gaillardises épicées, après avoir fait le tour de la France, vont s’égarer jusqu’au fond de l’Allemagne, aggravées encore par le ton et les gestes de leurs interprètes et comme soulignées par l’air impudent et malin qu’ils prennent là-bas pour lancer leurs polissonneries. C’est pour la vertu sermonneuse de nos voisins une facile occasion de triompher de la dépravation de notre race et, après s’être régalés de ces turpitudes, de s’indigner au nom du goût et de la moralité également outragés.

On a montré ici même[12] les tristes effets qu’amène chez nous une telle licence. Pernicieuse pour l’art, elle n’a rien à voir avec la vraie liberté, puisque, sans aucun contrôle, elle remet souvent les intérêts d’un nombreux personnel au premier venu, s’il lui a pris fantaisie de s’improviser directeur d’une semblable entreprise. Sans insister sur les nécessités de répression dont la loi confère le soin à l’autorité, il nous semble que c’est par la bonne musique qu’il convient aussi de lutter contre cet envahissement et de parer à la dépression de goût qu’il amène. Si on leur assure un répertoire, nos deux Opéras subventionnés reprendront la situation élevée qu’ils doivent avoir, celle que le Théâtre-Français occupe vis-à-vis des autres théâtres. Ils auront, comme lui, pour mission de relever et de maintenir intactes les grandes traditions, et nous osons affirmer que le concours du public ne leur fera pas défaut. On objectera peut-être que le rôle que nous réclamons pour eux, le Théâtre-Lyrique l’a rempli naguère, et qu’il s’est ruiné à ce jeu. Il nous sera permis de répondre que cette ruine n’est aucunement imputable à l’exécution des chefs-d’œuvre de Mozart et de Weber, puisque pour ces représentations classiques l’affluence n’a jamais cessé d’être grande et que, sur ces recettes d’une salle comble, le prélèvement des droits était moins considérable que pour des pièces modernes. Depuis ce temps d’ailleurs, et la tentative du Théâtre-Lyrique y a contribué pour sa part, le goût du public s’est encore épuré. Nous n’en voulons pour preuve que la faveur constante dont jouit maintenant la musique symphonique à Paris et la facilité qu’on y trouve pour entendre ses plus remarquables productions.

Sous ce rapport, notre capitale ne craint la comparaison avec aucune des villes les mieux partagées de l’Allemagne. La supériorité d’exécution des concerts du Conservatoire est consacrée, même à l’étranger, par l’admiration de tous, et nulle part ailleurs on ne rencontrerait à un tel degré cette perfection, cet art exquis de mettre en relief toutes les beautés des œuvres de&maîtres et d’en faire ressortir les plus délicates nuances avec une pureté de goût et une largeur de style irréprochables. Tout cela est aussi vrai que rebattu, et c’est, croyons-nous, parce que la Société des concerts n’avait rien à redouter pour sa vieille réputation que, comme le faisait observer un bon juge[13], elle ne devait pas s’effacer au moment même où la plupart des orchestres étrangers se rendaient à l’appel de la France. S’il ne lui convenait pas d’affronter l’immensité de la salle du Trocadéro avec l’obligation, d’ailleurs incompréhensible, de restreindre ses programmes aux œuvres de compositeurs français et vivans, pourquoi n’avoir pas donné chez elle, au Conservatoire même, et avec son répertoire habituel, une série de concerts supplémentaires durant l’exposition ? C’était là comme un devoir patriotique auquel, nous osons le croire, elle n’aurait eu garde de se soustraire si on lui avait fait comprendre qu’il s’agissait pour elle de soutenir l’honneur musical de la France.

A côté des concerts du Conservatoire, on sait l’heureuse influence qu’ont eue sur l’éducation du goût public les concerts populaires dus à l’intelligente initiative de M. Pasdeloup. Leur succès désormais assuré montre ce que vaut une idée juste quand elle est poursuivie avec énergie et dévoûment. Après ces deux orchestrés, il convient de citer celui qui, consacré à l’exécution d’œuvres contemporaines, a, cette année même, sous l’habile direction de M. Colonne, fait brillamment ses preuves. Il en faudrait mentionner d’autres encore et, avec eux, les nombreuses sociétés de quatuors que nous possédons à Paris. Les unes sont déjà anciennes et réputées, comme celle des derniers quatuors de Beethoven, qui a révélé à l’Allemagne elle-même des œuvres que jusque-là elle avait jugées inexécutables. Des sociétés plus jeunes marchent dignement sur leurs traces ; d’autres enfin, ayant élargi le cadre ordinaire de ces sortes d’associations, peuvent, grâce à l’adjonction de pianistes, de chanteurs ou même d’instrumentistes plus nombreux, se mouvoir dans un cercle musical plus étendu et donner une grande variété à leurs séances.

Cet ensemble de ressources dont dispose la musique instrumentale ne laisse rien à désirer à Paris. Mais sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, hélas ! Paris c’est à peu près toute la France, et derrière une capitale qui regorge, un grand pays tout entier vit presque complètement privé des jouissances qu’il pourrait se donner. A part un très petit nombre d’exceptions, on se ferait difficilement une idée de l’extrême pénurie qui est le lot de la province, même dans quelques-unes de ses villes les plus importantes. Le compte ne serait pas long de celles qui possèdent un orchestre à peu près en état d’aborder, vaille que vaille, l’exécution des symphonies classiques. La plupart se ruinent à soutenir un théâtre auquel elles imposent l’obligation ridicule de jouer à la fois l’opéra, l’opéra-comique, le drame et la comédie, avec un personnel d’acteurs à plusieurs fins et forcément surmenés. Et notez que dans beaucoup de ces villes l’existence d’une modeste société de quatuors ne peut pas toujours être régulièrement assurée faute d’élémens suffisans, faute aussi parfois d’un auditoire assez nombreux.

De temps à autre, il est vrai, sous la conduite d’un entrepreneur de concerts et annoncée à l’avance par de pompeuses affiches, une de ces bandes de musiciens enrégimentés qui exploitent la France par tranches successives viendra s’abattre sur la cité déshéritée, et y suivre de point en point le programme formidable qu’elle a exécuté la veille et qu’elle exécutera le lendemain dans la ville la plus voisine. Il a été combiné avec soin pour satisfaire les goûts probables d’un public de province. On y a donc mis un peu de tout : des morceaux à effet, des romances langoureuses, le traditionnel concerto de piano, voire quelque trio classique écourté pour la circonstance et encadré, comme si on demandait grâce pour lui, entre des variations brillantes et une chansonnette comique. Et c’est là souvent tout ce qu’on peut entendre de musique dans nos grandes villes. On y cultive cependant à force le piano, et vous seriez confondu de ce qui s’y dépense annuellement pour procurer aux jeunes filles un de ces jolis talens dits d’agrément dont il y a longtemps déjà Tæpffer parlait avec une si spirituelle justesse. Plaignez les professeurs qui sont voués à cette ingrate occupation, ceux du moins qui, dans de telles conditions, ont pu garder encore quelque amour de leur art. Combien, et des meilleurs, ont senti peu à peu se refroidir en eux la flamme de leur jeunesse et, découragés par l’indifférence générale, lassés par l’absorbant métier auquel le marchandage des pensions et des couverts les condamne sans répit, combien en viennent à ne plus rien réserver de leur vie pour la satisfaction de leurs goûts les plus chers.

N’est-ce pas là une situation déplorable, humiliante, si on la compare à celle de l’Allemagne et aux ressources dont disposent chez elle les plus petites localités ? Et notez que jusqu’ici notre rapprochement n’a eu trait qu’à la musique instrumentale. Que serait-ce s’il s’agissait de la musique chorale ! Il est vrai que, sur ce point, Paris n’est guère mieux partagé que la province. Malgré de généreux efforts, les tentatives réitérées de MM. Pasdeloup, Bourgault-Ducoudray, Lamoureux et d’autres encore n’ont pu jusqu’à présent aboutir à fonder une de ces fortes associations que l’Allemagne possède en si grand nombre. À peine quelques sociétés chorales ayant un but spécial et un personnel restreint ont-elles réussi à s’assurer une existence modeste[14]. Rien de grand ni de durable n’a pu vivre jusqu’ici, rien qui égale les élémens que possèdent à côté de nous des villes de trente à quarante mille âmes ; rien à plus forte raison qui approche de cette association rhénane dont nous avons parlé et dont le fait suivant peut suffire à montrer l’active et puissante organisation. L’an dernier, pendant le festival de la Pentecôte qui avait lieu à Cologne, quelques personnes désireuses de rendre hommage à un compositeur de cette ville, M. Max Bruch, qui, jeune encore, est déjà célèbre[15], proposèrent d’exécuter une de ses productions récentes : les Scènes de l’Odyssée. L’idée fut accueillie ; on se mit aussitôt à l’œuvre. Les parties de l’orchestre, des chœurs et des solistes étant distribuées, furent apprises sur-le-champ, et on pressa les répétitions. Huit jours après, l’œuvre, admirablement interprétée par cinq cents exécutans qui avaient gratuitement offert leur concours, recevait un accueil enthousiaste du public et rapportait à la fois honneur et profit à son auteur. Cette rapidité d’action, les ressources, le désintéressement et l’éducation musicale qu’elle suppose, tout cela est bien loin de nous et nous paraît à peine croyable.

Sans prétendre atteindre d’emblée pareils résultats, il semble que du moins il y ait lieu de réagir contre notre infériorité, puisqu’elle nous condamne à ignorer bien des œuvres importantes et qui comptent parmi les plus grandioses que l’art musical ait produites. Les grandes compositions d’orchestre peuvent désormais être connues du public, grâce aux occasions suffisamment nombreuses qu’il a de les entendre. Pourquoi n’irait-on pas demander à la musique chorale des jouissances nouvelles et d’un ordre tout aussi élevé ? avec les Saisons et la Création de Haydn, avec les Messes et le Requiem de Mozart, la symphonie avec chœurs de Beethoven, les nombreux oratorios et les cantates de Bach, de Händel et de Mendelssohn, avec beaucoup d’autres œuvres encore, son répertoire est assez riche pour que de longtemps il n’y ait pas à craindre de l’épuiser. Si l’on est en peine des ressources nécessaires pour essayer une semblable épreuve, pourquoi le directeur de l’Opéra, par exemple, ne profiterait-il pas des élémens qui sont à sa disposition, local, orchestre et chœurs renforcés pour la circonstance, afin de donner chaque hiver quelques séances consacrées à de pareilles auditions ? Nous pouvons juger de l’accueil qui leur serait fait d’après le succès qu’ont obtenu à diverses reprises non-seulement des fragmens des maîtres que nous venons de citer, mais récemment encore le Requiem de Verdi et plusieurs compositions de Berlioz. Sans parler de l’intérêt même de l’art, il y a là, à notre avis, une exploitation facile à tenter et dont le profit nous paraît certain.

Mais ce ne sont pas seulement les jouissances du public parisien que nous aurions en vue, c’est la culture de la musique chorale elle-même dans les masses et par toute la France que nous voudrions voir propagée chez nous. Il faut l’avouer cependant, presque tout reste à faire dans ce sens, et nous comprenons que, plus d’une fois déjà, des hommes résolus et dévoués à cette tâche s’y soient épuisés, à voir l’insuccès de leurs efforts, à entendre les cris qui sortent de nos cabarets et les vociférations discordantes qui, sous prétexte de louer le Seigneur, retentissent dans les églises de nos villages, on serait tenté d’accepter comme irrémédiable cette prétendue incapacité qu’auraient les hommes de notre race à rencontrer la justesse toutes les fois que, réunis, ils s’avisent de chanter. Hâtons-nous d’ajouter que ce qui a été fait jusqu’ici dans nos écoles et dans nos lycées ne nous paraît pas de nature à modifier une aussi fâcheuse disposition.

C’est cependant pour la combattre qu’avait été fondée, il y a plus de cinquante ans déjà, l’institution des orphéons. L’entreprise était aussi patriotique que morale, à la condition toutefois que l’exécution répondît à la grandeur de l’idée. L’impulsion donnée, il semblait d’ailleurs que rien ne fût plus facile que de diriger le mouvement. On n’avait qu’à choisir, comme il était naturel, parmi tant d’immortelles créations des maîtres celles qui par leur caractère élevé, par la franchise des mélodies et du rythme, par la noble simplicité des combinaisons, pouvaient le mieux convenir à ces masses chorales qu’on prétendait former et instruire. Il n’en fut pas ainsi. Les orphéons, pour leur malheur, trouvèrent leurs pourvoyeurs attitrés dans les rangs de ces compositeurs méconnus auxquels ni le théâtre, ni les morceaux de concerts, ni les romances n’avaient pu faire une notoriété. Pour ceux-ci l’aubaine était inespérée : ils allaient avoir des interprètes et un public. Mais la tentative aurait mérité d’être prise de plus haut.

C’est une opinion trop commune que, pour vulgariser, il faut amoindrir, et en fait d’art comme en fait de littérature, il y aurait fort à dire à cet égard. Est-il rien de pire par exemple que quelques-unes de ces publications qui, par leur bon marché ou à raison des sujets qu’elles traitent, affichent sur leur couverture la prétention de s’adresser aux masses ? Répandre, sous prétexte de morale, ces petites nouvelles bien niaises, ces fadeurs sentimentales dans lesquelles vertu n’est guère-que synonyme d’ennui, c’est tourner en dégoût ou tout au moins rendre inutile une ardeur de lire qui, bien dirigée, est une des forces vives de notre temps. Il en va de même à propos d’art, et alors que, désireux de se soustraire à de grossiers plaisirs, des hommes de bonne volonté, des ouvriers, se groupaient entre eux pour consacrer à la musique les rares loisirs de vies absorbées par le travail, il était juste de leur donner des satisfactions dignes d’eux. Les œuvres les mieux faites, les œuvres les plus expressives n’auraient pas été de trop dans ce cas. A leur place, ce furent des pauvretés musicales sans nom, les plaintes du vent ou le bruissement du zéphir, ou bien des imitations puériles de cloches, de tambours et de locomotives qui, presque exclusivement, défrayèrent le répertoire de nos sociétés chorales. Toutes ces merveilles formaient les programmes de concours dans lesquels ils s’agissait de paraître avec honneur et de compléter, par un appoint suffisant de médailles, la parure des bannières des associations. Les concours devenaient ainsi facilement un prétexte à pèlerinages bachiques et à mesquines rivalités entre sociétés voisines. Ce qui aurait dû être un instrument de moralisation et de culture se tournait en occasions de déplacemens, de paresse et de dépenses, et l’on pouvait se demander si les masses pour lesquelles, avec les meilleures intentions du monde, on avait imaginé ces dangereuses distractions n’en recueillaient pas, en somme, plus de dommage que de profit.

Tout cela a trop longtemps duré, et, trop souvent détournée de ses véritables voies, la musique, considérée comme moyen d’éducation populaire, a perdu chez nous l’influence moralisatrice que, mieux qu’aucun autre art, elle est propre à exercer. Certes l’étude du dessin offre une utilité plus directe : dans presque toutes les professions, elle devient une cause de progrès et de supériorité, et la culture du goût sous ce rapport se traduit pour un pays par un accroissement de la fortune publique. Mais, à son tour, la musique chorale doit être plus qu’une distraction offerte à toutes les classes d’une nation et, pour paraître moins immédiate, son utilité n’est pas moins réelle. Elle excelle en effet à faire naître et à développer ces sentimens de générosité, de dévoûment et d’enthousiasme qui sont la force d’un peuple. Elle les prend à leur source et renvoie leur écho au plus profond de notre être. Elle a pour cela des ressources admirables, et loin d’être, comme les autres arts, condamnée à l’immobilité, elle agit et se transforme sans cesse avec ses contrastes, avec la simultanéité des accords ou la combinaison des rythmes les plus variés. Au moyen de ces formes animées, elle sollicite les esprits les plus inertes et, en leur communiquant son propre mouvement, elle évêque en eux ces pensées confuses, complexes, indicibles, qui dorment au fond de chacun de nous. Elle prête à toutes une représentation qui s’adresse aux natures les plus diverses parce qu’elle respecte la pleine liberté de notre âme et la convie à une muette et intime collaboration. Aussi, comme l’éloquence, elle a le don de pénétrer les foules et de les faire vibrer à l’unisson. Elle les rend plus fortes, plus courageuses ; elle les exalte au moment du danger ou les soutient durant l’épreuve et, entre les mains des maîtres, elle devient un des instrumens de sociabilité les plus énergiques parce qu’elle mêle les hommes par la plus active et la plus étroite union.

Qu’avons-nous fait, que faisons-nous encore d’une pareille force ? Et cependant notre race est loin d’être, comme on l’a dit, réfractaire à la musique chorale. On trouve chez nous autant qu’ailleurs des voix timbrées, étendues, souples et capables d’intonations correctes. Que de fois, dans les salles d’asile de village, nous avons entendu les petits enfans attaquer avec ensemble et justesse des chants assez compliqués. Si, après être sortis de l’asile, garçons et fillettes étaient encore exercés chaque jour, pendant quelques instans, à la classe, on arriverait, nous n’en doutons pas, à cultiver leur mémoire et leurs aptitudes musicales. Mais tout cesse brusquement avec l’entrée à l’école, et quant aux élèves de nos lycées, l’emploi de leur temps est si rempli et si disputé que la musique peut à peine en obtenir quelques momens. Chez nos voisins au contraire, elle continue d’avoir sa place marquée dans l’éducation scolaire. Qui s’attendrait par exemple à trouver au fond du duché de Saxe-Meiningen, à Salzungen, dans une petite ville qui ne compte pas quatre mille âmes, une maîtrise composée de jeunes enfans dont l’instruction musicale est si complète qu’ils arrivent à chanter avec une rare perfection des œuvres chorales de Bach, de Scarlatti, de Mendelssohn ? En regard de cette lueur de poésie qui s’allume et brille ainsi jusque dans les plus humbles demeures et les moindres bourgades de l’Allemagne, quelle part chez nous le travail et le continuel souci des intérêts matériels laissent-ils aux manifestations de l’art dans la vie de nos campagnes ? Il importe que nous profitions de ces enseignemens et que nos enfans, eux aussi, reçoivent par la musique un complément de culture qui, en se développant, permettrait d’associer la nation tout entière à de pures et nobles jouissances.

Il y a donc là un progrès à faire et, avec ceux dont nous avons déjà proposé la réalisation, il nous a paru que nous devions le signaler. Est-il besoin de le dire d’ailleurs, c’est la France surtout que nous avions en vue dans cette courte étude sur les ressources musicales dont dispose l’Allemagne. Les comparaisons que devait provoquer un pareil examen naissaient en quelque sorte d’elles-mêmes, et bien souvent des traits défectueux que nous n’aurions pas songé à relever chez nous ont frappé plus vivement notre esprit dès que nous avons eu franchi la frontière. Ces imperfections, nous n’avons pas hésité à les confesser ici. De même que l’Allemagne met tous ses efforts à se relever de l’infériorité où elle est vis-à-vis de nous, pour ce qui touche aux arts du dessin et à leurs, applications, nous devons de notre côté chercher à l’égaler sous le rapport musical. Grâce à Dieu, la disproportion nous semble moindre. Fût-elle plus grande, nous ne croyons pas qu’il fallût nous y résigner et nous retirer de la lutte. Les plus sûres conquêtes sont encore celles que l’on fait sur soi-même : elles ne causent point de larmes et n’amassent point de haines. C’est de celles-là que nous sommes jaloux pour la France. Nous savons trop ce que coûtent les autres et ce qu’elles valent pour les souhaiter jamais à notre pays.


EMILE MICHEL.

  1. Comme preuve de cette variété des spectacles lyriques, citons ici los affiches d’une seule semaine dans deux capitales. À l’Opéra de Berlin : Freyschütz, la Croix d’or d’Ignace Brull, Guillaume Tell, le Prophète, le Faust de Gounod, celui de Spohr et Joseph de Méhul. À Munich : Tannhœuser, Lohengrin, Fidelio, Joseph de Méhul et Manfred de Schumann.
  2. C’est ainsi qu’à Aix-la-Chapelle, la salle et l’orchestre sont donnés par la ville. Avec la salle, Cassel ainsi que Wiesbade reçoivent 225,000 francs ; Hanovre et Brunswick, 300,000 francs ; à Cobourg, à Weimar, à Gotha, à Darmstadt et Schwerin, les théâtres sont exploités aux risques de la cassette des princes et nécessitent de fortes subventions. Outre la salle et l’orchestre, l’Opéra de Dresde touche une subvention de 675,000 francs ; celle de Berlin est de 450,000 francs, avec garantie pour les déficits possibles.
  3. Le Retour dans la patrie et les Noces de Gamache, œuvres de sa jeunesse, ne sont pas restées au théâtre ; mais on exécute quelquefois encore des fragmens de Loreley, qui d’ailleurs n’a pas été terminé.
  4. Voyez, dans la Revue du 15 avril 1889, le Drame musical et l’œuvre de R. Wagner, par M. Ed. Schuré.
  5. Der fliegende Hollœnder, littéralement : le Hollandais volant.
  6. Nous disons tétralogie et non, comme on le dit souvent, trilogie ; le cycle des Niebelungen comprend en effet quatre ouvrages distincts : Rheingold, la Walkyrie, Siegfried et Götterdœmmerung.
  7. Ce n’est pas sans deniers regrets que Wagner a renoncé aux succès hors de l’Allemagne. Dans le ridicule vaudeville intitulé : une Capitulation, il abonné une triste preuve du mécompte cuisant que lui a laissé son échec à Paris, lorsque, pour Venger les blessures de son amour-propre, il s’est acharné contre la France vaincue, la poursuivant, Jusqu’après les écrasemens de la commune, de plaisanteries dont la lourdeur et la grossièreté donnent la mesure de son goût et de sa générosité naturelle.
  8. Cette difficulté est telle qu’il a fallu renoncer à jouer un des opéras de Wagner : Tristan et Iseult. Quand les chanteurs étaient à grand peine parvenus à en apprendre un acte, ils l’oubliaient en passant à l’étude de l’acte suivant.
  9. Ajoutons que quelques-uns des monstres ou des animaux mécaniques qui composent la ménagerie des Niebelungen ne fonctionnèrent pas avec la gravité ou la régularité nécessaires, et que le char traîné par deux béliers ainsi que l’ours procurèrent à l’auditoire quelques momens de douce gaieté. Récemment encore, à Leipzig, le chanteur qui remplissait le rôle de Siegfried a été échaudé par un jet d’eau bouillante qu’au lieu de vapeur le dragon lui a lancé.
  10. Nüchterne Briefe aus Bayreuth ; par R. Lindau.
  11. Même à ce point de vue, il nous sera cependant permis de faire nos réserves et de déplorer que l’œuvre d’art la plus remarquable de l’Opéra, une de celles qui honorent le plus notre école contemporaine, nous voulons dire la décoration da foyer par M. Baudry, Soit non-seulement malt vue, mais, ce qui est pis, condamnée à une détérioration prochaine.
  12. La Liberté des théâtres et des cafés-concerts, par M. Albert Delpit, dans la Revue du 1er février 1878. Il y a aussi et en grand nombre des cafés-concerts en Allemagne, mais généralement leur caractère est tout autre que chez nous. On y peut entendre, très convenablement exécutés, des fragmens de symphonie et des ouvertures de maîtres classiques qui, sur les programmes, alternent avec des morceaux d’un genre moins sérieux, des valses de Strauss, un « pot-pourri sur Mademoiselle Angot, » etc.
  13. Voyez, dans la Revue du 1er août 1878, les Concerts du Trocadéro, par M. Blaze e Bury.
  14. Il n’est que juste de citer cependant, mais comme une honorable exception, l’excellente société chorale fondée et dirigée depuis une vingtaine d’années par M. Guillot de Sainbris : encore a-t-elle conservé un caractère en quelque sorte privé, et, s’il lui arrive parfois de donner des concerts payons, c’est toujours au profit d’œuvres de bienfaisance.
  15. Cette année encore, au printemps, une nouvelle œuvre de Max Bruch : la Cloche (de Schiller), cantate avec chœurs et solos, a été montée et exécutée avec le plus grand succès à Cologne.