La Muse gaillarde/Conte pour le jour des Turcs

La Muse gaillardeAux éditions Rieder (p. 117-119).
◄  Jane Avril
Orientale  ►



CONTE
POUR LE JOUR DES TURCS


Un seigneur turc ayant perdu
Tout l’or qu’il avait en partage
Par suite d’un malentendu
Dans un tripot de haut étage,

Se vit, du jour au lendemain,
À des Grecs plus chiroplastiques
Obligé de passer la main
Et réduit à bouffer des briques…


Un jour qu’il était à crier
Contre le Ciel et le Prophète,
Un ami l’envoya prier
À je ne sais plus quelle fête.

« Hélas ! dit-il à sa moitié,
Il ignore notre misère.
J’accepterais bien volontiers,
Mais je manque du nécessaire.

« Qu’est-ce que mon ami dirait
De me voir arriver sans page ?
Avec raison il trouverait
Que je manque vraiment d’usage. »

« Eh bien, moi je t’en servirai,
Lui dit sa femme, sois tranquille ;
En garçon je m’habillerai
Et prendrai l’allure virile. »

Les voilà partis, arrivés.
Et si bien reçus par leur hôte,
Les pauvres ! qu’ils croyaient rêver,
Aucun bon soin ne leur fit faute.

Depuis longtemps ils n’avaient vu
Une telle magnificence,
Comme ils n’avaient mangé ni bu
Vins et mets de cette éloquence !


Quand le dernier os fut rongé,
Il était des heures tardives ;
Ils voulurent prendre congé
Ainsi que les autres convives.

Mais le patron prit son ami
À part et lui dit : « Elle est forte !
Quoi ! sans avoir chez moi dormi
Tu voudrais repasser ma porte ?

« Pas du tout. Je veux, s’il te plaît,
Qu’en mon lit tu dormes ton somme,
Et que, de même, ton valet
Repose avec mon majordome. »

Ce qui fut fait. Le lendemain
Quand ses hôtes si pitoyables
Se furent remis en chemin,
Non sans des salams préalables :

« Ah ! dit-il, le pauvre garçon,
Que mon camarade de chambre !
Il n’a pas même un caleçon,
Et nous sommes en plein Décembre ! »

« Oh ! le mien est plus pauvre encor,
Dit le majordome — on veut croire —
Même qu’il détient un record…
Car il n’a même pas… d’histoires ! »